AccueilđŸ‡«đŸ‡·Chercher

Crise du Moyen Âge espagnol

La crise des XIVe et XVe siĂšcles trouve son origine dans les limites du mode de production fĂ©odal europĂ©en Ă  la fin du XIIIe siĂšcle ; il est de plus en plus difficile d'Ă©quilibrer la production alimentaire et la demande de la population. Pour les peuples espagnols, les efforts militaires et de repeuplement de la Reconquista sont lourds et l'expansion territoriale extrĂȘmement rapide. Ainsi, au XIVe siĂšcle, cet Ă©quilibre prĂ©caire est rompu et une crise gĂ©nĂ©rale naĂźt en Europe. Du point de vue historiographique, cette crise du XIVe siĂšcle est considĂ©rĂ©e comme la mort du Moyen Âge et la naissance des États modernes. En Europe occidentale se forme la sociĂ©tĂ© dite d'Ancien RĂ©gime, caractĂ©risĂ©e par le passage d'une Ă©conomie fĂ©odale au capitalisme, une sociĂ©tĂ© d'ordres et des monarchies autoritaires devenant des monarchies absolues. La fĂ©odalitĂ© Ă©volue mais ne disparaĂźt pas avant le XIXe siĂšcle.

Danse macabre de Guyot Marchant, 1486
À la danse mortelle venez, tous les humains
Quel que soit votre rang dans le monde
Celui qui ne veut pas venir amicalement
Il devra venir en mauvaise posture.
Puisque le frĂšre vous a prĂȘchĂ©
Que vous fassiez tous pénitence,
Celui qui n'y met diligence
Par moi est tout espéré.

En Angleterre, les changements prennent une dimension particuliÚre, en permettant l'émergence d'une puissante bourgeoisie d'affaires innovante dans le commerce et l'industrie, lui donnant une avance certaine sur les autres pays européens.

Il convient de prĂ©ciser que la crise est longue, complexe et qu'elle affecte tous les aspects du Moyen Âge (Ă©conomiques, politiques, sociaux et culturels) sans pour autant concerner un seul de ces aspects, il s'agit de phĂ©nomĂšnes interdĂ©pendants. La crise est globale au XIVe siĂšcle. Au XVe siĂšcle, on peut parler d'une amĂ©lioration Ă©conomique et dĂ©mographique, alors que les crises politique et sociale continuent[2].

La crise Ă©conomique

Los panes todos comidos,
y los vedados pacidos,
y aun las huertas de la villa:
tal estrago en esperilla
nunca vieron los nascidos.

Las cibdades son tornadas
rastros e degolladeros,
los caminos e senderos
en despojos a manadas.

Los menudos van perdidos,
los corazones caĂ­dos
dan señal de maravilla;
en España y su cuadrilla
grandes daños son venidos[3].

La crise et le redressement agraire

Une des causes probables de la crise agraire prend racine dans la diminution de la production cĂ©rĂ©aliĂšre, due Ă  une succession de mauvaises conditions climatiques (sĂ©cheresses, pluies hors de saison, Ă©puisement du terrain
). À partir de 1301 on commence Ă  parler des « mauvaises annĂ©es ».

De nombreux textes recueillis au sein des diffĂ©rents royaumes de la pĂ©ninsule, Ă©voquant une grande misĂšre, la faim et une mortalitĂ© extrĂȘmement Ă©levĂ©e, ne cessent d'apparaĂźtre tout au long du XIVe siĂšcle. De dures famines se succĂšdent, celle de 1333 – que les Catalans nomment « lo mal any primer » (premiĂšre annĂ©e du mal) - et surtout celle de 1343, baptisĂ©e « any de la gran fam » (« annĂ©e de la grande faim ») par les Valenciens. Ces famines prĂ©parent sans doute l'arrivĂ©e de la peste noire. Paradoxalement, la forte mortalitĂ© provoquĂ©e par la pandĂ©mie diminue l'incidence des famines, bien qu'en 1374 l'histoire se rĂ©pĂšte avec « la segona fam » (« la seconde faim »)[4].

Pourtant, la situation du « petit » paysan et du paysan moyen n'est pas aussi prĂ©caire que l'on pourrait imaginer. Bien que tout indique qu'ils sont de ceux qui souffrent le plus de la crise, Ă©tant fortement dĂ©pourvus de moyens pour affronter l'inflation et la hausse de la pression fiscale, les donnĂ©es qui ont Ă©tĂ© conservĂ©es dĂ©montrent que la petite propriĂ©tĂ© libre – appelĂ©e alodio (proche Ă©quivalent de l'alleu) – rĂ©ussit trĂšs souvent Ă  subsister[5].

D'autre part, les paysans les plus pauvres qui fuient leurs terres constituent des bandes de mendiants et de bandits, ou se rĂ©fugient dans les villes, et y exercent les travaux les moins rĂ©munĂ©rĂ©s puisqu'ils ne bĂ©nĂ©ficient d'aucune qualification Ă©mise par les « corporations ». Les Concejos (organes locaux de gouvernement) sollicitent des monarques une diminution de la pression fiscale devenue impossible Ă  assumer. Il s'ensuit une lourde restructuration de la campagne : cultures, bois et forĂȘts, terres en friches
 Les propriĂ©taires changent ; les nobles, le clergĂ© et l'oligarchie urbaine prennent possession de nombreuses terres et souvent emploient de rudes mĂ©thodes pour Ă©viter la fuite de paysans[6]. Contrairement Ă  la rĂ©action rĂ©trograde de certains aristocrates, les plus avancĂ©s d'entre eux optent pour des formes d'exploitation plus efficaces : bail, mĂ©tayage, parcellisation, pĂąturages. En fait, mis Ă  part l'Andalousie, les grandes Ă©tendues Ă  monoculture cĂ©rĂ©aliĂšre disparaissent.

C’est prĂ©cisĂ©ment au cours de cette pĂ©riode que se dessine le traditionnel paysage agraire de la pĂ©ninsule, coĂŻncidant avec le « redressement ». Sur la Meseta (plateau qui occupe la majeure partie du territoire espagnol), l’activitĂ© principale reste consacrĂ©e aux cĂ©rĂ©ales, bien que l’apparition de zones destinĂ©es Ă  l’élevage du bĂ©tail, les nouveaux systĂšmes d’exploitation et les villages dĂ©sertĂ©s changent l’aspect du paysage. D’autre part, de vastes surfaces consacrĂ©es Ă  l’exploitation viticole font leur apparition dans certaines rĂ©gions comme le Douro, La Rioja et l’Andalousie.

Toujours en Andalousie, mais vers la fin du XVe siĂšcle, commence Ă  s’étendre la culture de l’olive (surtout dans l’Aljarafe, dans la province de SĂ©ville), phĂ©nomĂšne qui se reproduit en Catalogne (Urgell, Tarragone, EmpordĂ ) et dans les environs de Saragosse (Cinco Villas).

La forte prĂ©sence de paysans morisques faisant preuve d’une grande initiative favorise une importante rĂ©novation de l’agriculture au sein de la Couronne d'Aragon, avec, entre autres, le dĂ©veloppement de l’horticulture intensive. Sur la frange qui va de Barcelone Ă  Alicante et Murcie, nous trouvons des plantes tinctoriales, des mĂ»raies pour la soie, du safran, de la canne Ă  sucre et du riz, la prĂ©sence de ce dernier s’accroissant dans les marĂ©cages de Murcie, de CastellĂłn et de Valence juste aprĂšs la peste noire.

L'expansion de l'Ă©levage ovin

Avant le redressement agraire, les nobles et les riches bourgeois mettent Ă  profit la conjoncture pour remettre d’aplomb leur Ă©conomie grĂące Ă  l’élevage ovin. En fait, depuis le XIIIe siĂšcle, beaucoup de nantis s’y consacrent dĂ©jĂ  pour sa forte rentabilitĂ© – aussi bien pour eux que pour les rois ; mais, durant le XIVe siĂšcle, le dĂ©peuplement provoquĂ© par les crises successives facilite la transformation des terres de labour en pĂąturages. Le commerce de la laine devient la seconde activitĂ© Ă©conomique en Castille. Les nobles et les ordres militaires possĂšdent de vastes prĂ©s au nord (estivages) et domaines au sud (hivernages). Tous les ans, de gigantesques troupeaux de moutons parcourent la pĂ©ninsule du nord au sud, puis du sud au nord (transhumance), causant d’importants dĂ©gĂąts aux cultures. Le roi Alphonse X de Castille fait donc rĂ©diger une sĂ©rie de rĂšglements Ă©tablissant les routes de transhumance : les drailles royales (cañadas reales en castillan) ; puis, en 1273, il crĂ©e la Mesta des bergers (Honrado Concejo de la Mesta de Pastores, organe rassemblant tous les Ă©leveurs de LeĂłn et de Castille, bĂ©nĂ©ficiant d’importants privilĂšges et prĂ©rogatives). Ces privilĂšges sont d'ailleurs accordĂ©s par le roi au dĂ©triment des agriculteurs du petit peuple[7]. Cependant, il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’élevage sĂ©dentaire pour la petite et moyenne paysannerie : on estime que les 5 000 000 tĂȘtes du cheptel de la couronne de Castille Ă  la fin du XVe siĂšcle sont rĂ©parties de façon Ă©quilibrĂ©e entre Ă©levage transhumant et Ă©levage sĂ©dentaire.

Le roi perçoit de nombreux revenus des cañadas : le portazgo (pĂ©age) taxe le parcours ; le servicio affecte le troupeau en soi, et le montazgo s’applique aux pĂąturages.

La noblesse n’est pas en reste : devant la difficultĂ© pour maintenir ses activitĂ©s traditionnelles et le manque de main d’Ɠuvre pour travailler ses terres, elle dĂ©cide – parallĂšlement Ă  l’augmentation de ses possessions – d’investir dans de vastes troupeaux de moutons. Certains grands propriĂ©taires arrivent Ă  possĂ©der un cheptel de 10 000 Ă  15 000 tĂȘtes.

Les petits et moyens Ă©leveurs : gĂ©nĂ©ralement agriculteurs ou groupements de communes (mais Ă©galement membres de l’oligarchie urbaine), ils diversifient leur Ă©conomie en tentant de profiter de la conjoncture favorable au commerce de la laine.

L'artisanat et le commerce

L’élevage ovin est un des Ă©lĂ©ments-clĂ©s du redĂ©marrage Ă©conomique de la Castille, avec l’apparition et le dĂ©veloppement des foires de Medina del Campo ou de Burgos, ainsi que d’autres centres commerciaux de la Meseta (SĂ©govie, TolĂšde, Cuenca). Le moment semble donc venu pour le dĂ©veloppement de la manufacture locale.

Cependant, la guerre de Cent Ans ralentit et parfois interrompt l’exportation de laine anglaise vers le reste de l’Europe, amenant les magnats du tissu europĂ©en Ă  recourir Ă  la laine castillane : Flamands, Français et Italiens offrent beaucoup plus que les drapiers locaux pour la laine mĂ©rinos, de sorte que l’activitĂ© artisanale disparaĂźt peu Ă  peu ou tombe sous contrĂŽle Ă©tranger. La Castille devient un pays sans industrie, dominĂ©e par une aristocratie rurale et dĂ©pendante de l’extĂ©rieur pour tous les produits manufacturĂ©s.

En revanche, la marine marchande de la mer Cantabrique en tire de larges bĂ©nĂ©fices, grĂące aux voyages vers les ports français et flamands (de Bordeaux Ă  Bruges). Les confrĂ©ries de marins, particuliĂšrement la Hermandad de las Marismas (1296) et l’Universidad de Mercaderes (1443), se reconvertissent, dĂ©laissant leurs traditionnelles activitĂ©s de pĂȘche cĂŽtiĂšre et de cabotage, pour devenir la colonne vertĂ©brale de la puissance navale castillane. Alors qu’en 1340 les Castillans doivent demander l’aide des GĂ©nois, des Catalans et des Portugais face Ă  la menace des MĂ©rinides dans le dĂ©troit de Gibraltar, quelques annĂ©es plus tard, la situation est inversĂ©e : en 1372, les Français sollicitent l’aide des Castillans pour dĂ©faire les Anglais Ă  La Rochelle ; puis, Ă  la fin du siĂšcle, ce sont les Catalans qui louent les navires cantabriques pour exercer leur activitĂ© commerciale.

L'Empire d'Aragon sur la Méditerranée, prélude au « siÚcle d'Or catalan ».

La couronne d'Aragon jouit d’une production manufacturiĂšre plus forte, grĂące Ă  une oligarchie urbaine enrichie par le commerce et l’industrie ; celle-ci se sent nĂ©anmoins plus proche de la petite noblesse que de la masse urbaine appauvrie. L’Aragon dispose de surcroĂźt d’un empire au sein de la MĂ©diterranĂ©e, qui lui permet l'accĂšs aux routes commerciales d’Orient. Le royaume peut ainsi affronter la crise Ă©conomique avec de meilleurs rĂ©sultats. Il dĂ©veloppe une puissante industrie lainiĂšre avec des dĂ©bouchĂ©s en Sardaigne, en Sicile et au nord de l’Afrique, Ă  laquelle s’ajoutent le commerce d’épices, l’exportation de fer forgĂ©, de cĂ©rĂ©ales et de cuir.

La peste noire

L'ensemble des nombreuses Ă©pidĂ©mies dont souffre l’Europe au XIVe siĂšcle est connue sous le vocable commun de « peste noire ». En fait, bien que l’on soupçonne qu’il s’agisse d’un ensemble de maladies bactĂ©riennes – gĂ©nĂ©ralement des variantes de la peste pulmonaire, comme la peste bubonique et la peste septicĂ©mique, mais peut-ĂȘtre Ă©galement de l’anthrax staphylococcique – qui sĂ©vissent conjointement, il n’existe pas d’explication dĂ©finitive. Ces maladies arrivent d’Orient, vĂ©hiculĂ©es par les rats qui se trouvent Ă  bord des navires ; on en parle pour la premiĂšre fois en 1348. La peste prend son nom d’un de ses plus terribles symptĂŽmes : des ganglions, appelĂ©s bubons, d’aspect noirĂątre qui, s’ils crĂšvent, suppurent du sang et du pus. Les autres symptĂŽmes sont une forte fiĂšvre, des maux de tĂȘte, des frissons et des vertiges. La plupart des personnes infectĂ©es meurent au bout de deux jours mais certaines guĂ©rissent et s'en trouvent immunisĂ©es.

Apparue dans les zones cĂŽtiĂšres, la peste se rĂ©pand rapidement dans toute l’Europe, touchant plus particuliĂšrement les blessĂ©s des guerres ininterrompues et les plus pauvres et mal nourris. En Espagne, on pense qu’elle apparaĂźt pour la premiĂšre fois dans le port de Palma de Majorque en , d’oĂč elle s'Ă©tend aux cĂŽtes du reste de la couronne d’Aragon () puis, peu Ă  peu, pĂ©nĂštre Ă  l’intĂ©rieur des terres Ă  la faveur des mauvaises rĂ©coltes et des guerres civiles dont souffre la pĂ©ninsule ; en Castille, les donnĂ©es son plutĂŽt rares, mais on sait qu’en octobre l’épidĂ©mie touche la Galice. La peste sĂ©vit de façon rĂ©currente tous les huit ou dix ans (1362, 1371, 1381, 1396
 et ainsi de suite au cours du XVe siĂšcle), bien que chaque fois de maniĂšre moins virulente, peut-ĂȘtre parce qu’elle trouve une population mieux alimentĂ©e ou bien jouissant d’un meilleur systĂšme immunitaire.

Les zones les plus durement frappĂ©es sont aussi les plus peuplĂ©es, en particulier les cĂŽtes maritimes et les villes. La Catalogne perd presque 40 % de sa population lors de ces Ă©pidĂ©mies, toutefois on suppose que ce chiffre dĂ©passe les 60 % pour Barcelone. En outre, l’administration locale est complĂštement dĂ©sorganisĂ©e : quatre des cinq conseillers (consellers) et la plupart des officiers royaux pĂ©rissent, ne laissant aucun candidat pour leur remplacement. Un grand nombre de paysans tentent de fuir, amenant la noblesse Ă  employer la force sous couvert de thĂ©ories affirmant leur supĂ©rioritĂ© de sang ; ceci se gĂ©nĂ©ralise dans toute la couronne d’Aragon Ă  partir de 1370, s’appliquant Ă©galement aux artisans et aux commerçants. Cependant, des Ă©tudes rĂ©centes tendent Ă  rĂ©duire ces chiffres de moitiĂ©[8].

Quant à la Meseta, dont la densité de population est plus faible et les villes plus petites, les conséquences sont moindres : on avance le chiffre de 25 % de décÚs (dont le roi Alphonse XI de Castille mort de la peste noire en 1350).

Une des consĂ©quences indirectes les plus spectaculaires de l’épidĂ©mie est l’abandon de villages entiers[9], tout autant provoquĂ© par l’extermination des habitants que par leur dĂ©sertion. Dans la province de Palencia, on compte jusqu'Ă  82 villages abandonnĂ©s Ă  partir de 1348 et des pestes successives. De fait, ce phĂ©nomĂšne est commun Ă  toute l’Europe occidentale (en France on parlait de villages dĂ©sertĂ©s ; en Allemagne, de wĂŒstungen ; en Angleterre, de lost villages) et connaĂźt son apogĂ©e vers la fin du XIVe siĂšcle et au dĂ©but du XVe siĂšcle. Les villages dĂ©sertĂ©s ne doivent pas ĂȘtre toujours associĂ©s Ă  la peste, qui en est nĂ©anmoins un facteur important, tout comme les famines et les « mauvais traitements seigneuriaux (es) ».

La crise sociale

La « masse sociale » est celle qui rencontre le plus de difficultĂ©s, incapable de surmonter les pĂ©nuries et la hausse des prix. La rĂ©action la plus commune est le dĂ©sespoir, provoquant soit des dĂ©sordres sociaux soit le refuge dans le transcendant. L’ambiance gĂ©nĂ©rale est trĂšs tendue, les diffĂ©rentes strates sociales prennent conscience de leur identitĂ© et luttent fĂ©rocement entre elles. D’un cĂŽtĂ© nous avons les problĂšmes ethnico-religieux et de l’autre ces luttes entre communautĂ©s. Les puissants, qui souffrent aussi des rigueurs de la crise, profitent des circonstances pour renforcer leur position dans la sociĂ©tĂ© et accroĂźtre encore plus la pression qu’ils exercent sur les groupes sans dĂ©fense. Pour cela ils dĂ©terrent de vieilles coutumes fĂ©odales, abandonnĂ©es car Ă©tant trop dures : c’est ce que l’on dĂ©signe comme « mauvaises coutumes seigneuriales » (en espagnol : malfetrĂ­as).

En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, on attribue tous les maux Ă  quelque chĂątiment divin, comme si les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse s'Ă©taient abattus sur Terre, exacerbant ainsi la religiositĂ© populaire, la superstition et le fanatisme. D’une part, prolifĂšrent les rogations, messes et processions de flagellants ; d’autre part, se dĂ©veloppe une tendance Ă  se rĂ©fugier dans le transcendant, Ă  la quĂȘte de nouvelles rĂ©ponses, se dĂ©fiant de l’Église. Le cas le plus extrĂȘme (en Espagne trĂšs minoritaire) est la perte de toute confiance envers la religion mĂȘme : la rĂ©cupĂ©ration de l’idĂ©e du Carpe diem, fidĂšlement reproduite dans le DĂ©camĂ©ron de Boccace. Curieusement, ces deux conceptions (le repentir et la mĂ©fiance envers l’Église) finissent par s’unir – aprĂšs rĂ©flexion thĂ©ologique – au sein de la future RĂ©forme protestante.

De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, les explications superstitieuses et pleines de prĂ©jugĂ©s dominent, comme celle qui, par exemple, assure qu’une comĂšte a empoisonnĂ© l’air. En particulier, la plus grande partie de la population accuse les minoritĂ©s non chrĂ©tiennes morisques et, surtout, juives.

L'antijudaĂŻsme

Les minoritĂ©s religieuses sont continuellement attaquĂ©es. Traditionnellement, on a considĂ©rĂ© que l’Espagne mĂ©diĂ©vale, jusqu’au XVe siĂšcle, connaĂźt un climat de tolĂ©rance religieuse dans lequel cohabitent pacifiquement chrĂ©tiens, juifs et musulmans. Pourtant, tout semble indiquer qu’il existe une authentique sĂ©grĂ©gation religieuse. Tout malheur est gĂ©nĂ©rateur de conflit.

Aux XIVe et XVe siĂšcles, l’antijudaĂŻsme s'installe dans la sociĂ©tĂ© espagnole, ainsi qu'en tĂ©moigne la succession d'Ă©pisodes violents. Lors de la premiĂšre guerre civile de Castille, l’aspirant au trĂŽne Henri de Trastamare exploite l'antijudaĂŻsme latent chez les Castillans afin de s’attacher des partisans : en 1367, ses troupes assaillent les juiveries de Briviesca, d'Aguilar de Campoo et de Villadiego. Ses partisans pillent celles de SĂ©govie, d’Ávila et de Valladolid ; celle de TolĂšde est celle qui souffre le plus. La guerre terminĂ©e, le roi veut rectifier sa politique, mais la haine envers les juifs, profondĂ©ment enracinĂ©e, aboutit aux pogroms de SĂ©ville en 1391. De l’Andalousie, les troubles s’étendent Ă  la Castille (TolĂšde, Madrid, Burgos, Logroño), puis en Aragon oĂč sont mises Ă  sac les juiveries de Barcelone, Palma de Majorque et Valence, entre autres.

Les juifs espagnols sont poussĂ©s, par la crainte et la pression Ă  laquelle ils sont soumis, Ă  se convertir en masse. On attribue souvent Ă  tort ces conversions au mĂ©rite et Ă  l’apostolat de saints hommes comme saint Vincent Ferrier alors qu'elles sont essentiellement dues Ă  la peur. Les conversos (musulmans et juifs convertis au christianisme) ayant agi plus par crainte que par conviction, continuent souvent Ă  professer leur religion originelle en secret, avec pour consĂ©quence une dĂ©rive de l’antijudaĂŻsme vers la haine des « nouveaux chrĂ©tiens ».

Les pogroms continuent (essentiellement Ă  TolĂšde), justifiĂ©s par les activitĂ©s prĂ©tendument hĂ©rĂ©tiques des conversos, et affectent tout autant ceux qui ne s’étaient pas convertis comme lorsque les fidĂšles de Vincent Ferrier – incitĂ©s par ses prĂ©dications incendiaires – assaillent la synagogue Santa MarĂ­a La Blanca de TolĂšde en 1406. En 1408, on oblige les juifs Ă  porter des signes distinctifs ainsi qu’à se reclure dans les juiveries, puis en 1412, la rĂ©gente de Castille, Catherine de Lancastre, interdit la vie en commun entre chrĂ©tiens et juifs ; le roi Alphonse V d'Aragon agit de façon similaire.

Pour autant, les conversos continuent leurs activitĂ©s (haĂŻes par les chrĂ©tiens de « sang pur »), conservent leurs richesses et amĂ©liorent leur position sociale. De plus, n'Ă©tant plus juifs, ils ne rencontrent plus d’entraves, pouvant ainsi se marier avec des « chrĂ©tiens de souche »[10], pouvant parfois accĂ©der Ă  des titres de noblesse ou Ă  de hautes charges au sein de l’administration et de l’Église. Par exemple, l’évĂȘque de Burgos entre 1415 et 1435, Pablo de Santa MarĂ­a est un ancien rabbin dont le nom originel Ă©tait Salomon ha-Levi. Ce personnage, ainsi que son fils Alphonse de CarthagĂšne, sont les plus fĂ©roces ennemis des juifs rĂ©fractaires Ă  la conversion.

En 1449, le connĂ©table de Castille Álvaro de Luna, protecteur de conversos et de juifs, veut lever de nouveaux impĂŽts pour ses campagnes militaires, amenant l’alcalde de TolĂšde – un de ses ennemis – Ă  publier la premiĂšre Loi de puretĂ© du sang (Estatuto de Limpieza de Sangre). Les pogroms rĂ©apparaissent, refrĂ©nĂ©s par Álvaro de Luna en personne, appuyĂ© par l’évĂȘque Lope de Barrientos (es).

Seuls les Rois catholiques savent imposer une politique centralisatrice de « paix sociale » qui met fin aux agressions de la communautĂ© chrĂ©tienne envers les minoritĂ©s religieuses, mĂȘme si les conversos en sont exclus ; ils dĂ©clenchent par ailleurs d’autres troubles non moins importants : aprĂšs la conquĂȘte du royaume de Grenade, ils ordonnent l'expulsion des juifs en 1492, puis celle des morisques en 1502.

BanderĂ­as et mauvaises coutumes seigneuriales

Dans un tout autre ordre de choses, l’oligarchie urbaine – lĂ  oĂč elle existe – se rapproche des intĂ©rĂȘts de la noblesse et s'oppose Ă  la plĂšbe, dĂ©clenchant en rĂ©action des rĂ©voltes urbaines, comme, entre 1436 et 1458, les banderĂ­as des factions de la bourgeoise et de l'artisanat de Barcelone, connues sous les appellations respectives de la Biga et la Busca :

  • La Biga est le groupe de la haute bourgeoisie, importateurs de tissus de luxe qui se nomment eux-mĂȘmes « ciutadans honrats » (honnĂȘtes citoyens) ; ils dominent les organes de gouvernement de Barcelone et souhaitent libĂ©raliser le commerce et monopoliser le gouvernement urbain.
  • La Busca se compose d’artisans aisĂ©s, partisans du protectionnisme commercial afin de prĂ©server leurs affaires et dĂ©sireux de participer au pouvoir municipal.

Les conflits sont parfois violents. Le roi Alphonse V d'Aragon souhaite percevoir les taxes auprĂšs des bigaires (membres de la Biga) et dĂ©cide donc de s’allier - timidement - Ă  la Busca, pour obtenir l’appui du peuple : il accepte ses demandes de dĂ©mocratisation et de rĂ©formes sociales. NĂ©anmoins, les dissensions entre buscaires (partisans de la Busca) – que l’on peut attribuer Ă  leur hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© – permettent Ă  la Biga de reprendre peu Ă  peu le contrĂŽle de la ville.

Le pouvoir Ă©conomique de la noblesse prospĂšre, l'incitant Ă  aspirer Ă  plus de pouvoir politique, et Ă  conspirer contre le pouvoir royal. L'objectif est de maintenir une monarchie capable d’assurer un ordre social faible en vue d’ĂȘtre en mesure de le contrĂŽler. Lorsque Ferdinand de Antequera est couronnĂ© roi d’Aragon, il doit s’appuyer sur les nobles et doit donc les autoriser Ă  recourir aux mauvais usages contre leurs paysans, les Payeses de remensa. Ceux-ci sont attachĂ©s aux terres seigneuriales mais ont le droit de se libĂ©rer moyennant le paiement d'un tribut (la remensa). Leur situation se durcit jusqu’à en devenir insupportable en 1440 ; ils fondent alors une confrĂ©rie pour dĂ©fendre leurs droits : le « Syndicat des Remensas ». Ils s’organisent et s'engagent Ă  payer le tribut stipulĂ© pour recouvrer leur libertĂ© ; cependant, le roi se trouvant Ă  Naples, le Consell de Catalogne les en empĂȘche, ce qui dĂ©clenche des troubles. En 1455, une sorte d'accord est trouvĂ© et le conflit cesse, mais reste latent. La question des remensas finit par se fondre dans les guerres civiles de Jean II d'Aragon et la question ne trouve de solution qu'en 1486 – une fois les guerres civiles terminĂ©es – avec la « sentence de Guadalupe » de Ferdinand II.

On observe le mĂȘme type de troubles en Castille, jusqu’à ce que le roi Pierre Ier tente de freiner les nobles et de favoriser la naissance d’une bourgeoisie industrielle, tout en protĂ©geant les quelques behetrĂ­as et realengos (domaines royaux) qui subsistent. En rĂ©ponse, la noblesse appuie les prĂ©tentions du demi-frĂšre de Pierre, Henri de Trastamare, Ă  qui elle promet le trĂŽne en Ă©change de son engagement Ă  Ă©tablir un pouvoir royal favorisant une noblesse forte. Cette pĂ©riode de guerres civiles est commune Ă  toute l’Europe (en France avec la guerre de Cent Ans et en Angleterre avec la guerre des Deux-Roses).

BehetrĂ­as

Une behetrĂ­a est une communautĂ© de paysans qui, sans jouir de libertĂ©, ont le droit de nĂ©gocier leur soumission avec le seigneur de leur choix afin d’arriver Ă  un accord sur les conditions de leur servitude. Les behetrĂ­as (rĂ©glementĂ©es par Alphonse X de Castille dans les Siete Partidas), sont localisĂ©es au nord de la vallĂ©e du Douro dans la rĂ©gion des Merindades, et sont recensĂ©es par Pierre Ier de Castille dans le livre Becerro de las BehetrĂ­as de Castilla (es), aux alentours de 1352. Auparavant, en 1351, les Cortes (institution reprĂ©sentative de la bourgeoisie et de la basse noblesse) de Valladolid, au motif que les behetrĂ­as sont Ă  l’origine de trop de conflits, demandent leur conversion gĂ©nĂ©rale en domaines seigneuriaux. Le roi, sur le point de cĂ©der, est convaincu par son favori JoĂŁo Afonso de Albuquerque de protĂ©ger la libertĂ© de ses paysans. Cependant, ledit Becerro de las BehetrĂ­as nous informe que beaucoup d’entre elles s’étaient dĂ©jĂ  converties en seigneuries.

Mauvaises coutumes

Les malfetrĂ­as[11] sont les crimes perpĂ©trĂ©s par les nobles contre la plĂšbe ; toutefois des nobles ont habituellement recours aux « mauvaises coutumes », ces usages fĂ©odaux qui avaient Ă©tĂ© abandonnĂ©es parce qu’inhumains et contraires autant Ă  la justice coutumiĂšre qu’à celle des Siete Partidas. Au sein de la couronne de Castille ce genre de transgression, assez courante, est parfois trĂšs sanglante. Une des plus marquantes est celle de Palencia (seule grande citĂ© castillane soumise Ă  un seigneur) : en 1315, ses habitants se soulĂšvent contre leur Ă©vĂȘque Ă  cause les abus qu’ils subissent ; ceux-ci ne cessant point, ils le sĂ©questrent et le maltraitent ; lorsque l’évĂȘque peut s’échapper, il demande Ă  Alphonse XI de Castille que justice lui soit faite, et celui-ci fait condamner Ă  mort trente citoyens. Citons Ă©galement l’épisode de Paredes de Nava, bourgade appartenant au domaine royal cĂ©dĂ© par Henri II de Castille Ă  son beau-frĂšre : les paysans, tenant Ă  leur libertĂ©, assassinent le nouveau seigneur en 1371, ce qui entraĂźne bien Ă©videmment une rĂ©pression trĂšs dure de la part du roi. Plusieurs situations semblables sont attestĂ©es comme Ă  Benavente en 1400, dans la vallĂ©e de Buelna en 1426, Ă  Salamanque en 1453, Ă  Tordesillas en 1474


BanderĂ­as

Les « hommes bons », bourgeois nantis qui constituent l’oligarchie urbaine, s’unissent Ă  la noblesse afin de prospĂ©rer, agissant contre les « gens du commun » (les gens du peuple). Les paysans fuient les campagnes en crise pour se rĂ©fugier dans les villes, oĂč ils forment un groupe de salariĂ©s – sans mĂ©tier reconnu – presque marginalisĂ©, les "petites gens". Beaucoup de villes et de cantons se polarisent, comme Ă  Barcelone dans le cas de la Biga et de la Busca ; avant celles-ci s’étaient dĂ©jĂ  affrontĂ©s les Guix et les Ametller. À Vic, ce sont les Nyerro qui luttent contre les Cadell ; Ă  Saragosse, les Luna contre les Urrea ; Ă  Valence, les Centelles contre les Vilaragut


En Castille, les affrontements les plus connus sont probablement ceux des bandos de Salamanque : celui de San Benito et celui de Santo Tomé. Sous Henri III de Castille, la question des banderías urbaines atteint une telle ampleur que le souverain doit nommer des corrégidors avec mission de pacifier les villes et d'arbitrer les conflits, en représentation du roi.

On assiste en 1465, en Navarre au combat entre Agramonteses et Beamonteses ; puis, au Pays basque, Ă  la rivalitĂ© entre Oñacinos et Gamboinos. MĂȘme le royaume de Grenade souffre de ces banderĂ­as : Zirides et AbencĂ©rages – divisĂ©s en plusieurs factions – s’affrontent lors de luttes fratricides.

Confréries

Les confrĂ©ries (en espagnol : hermandades) sont des communautĂ©s (ou associations) de paysans – autorisĂ©es par la couronne – constituĂ©es pour la dĂ©fense des intĂ©rĂȘts communs ; il arrive que nobles et bourgeois s’y associent pour leurs intĂ©rĂȘts personnels.

L’ñge d’or des confrĂ©ries correspond au rĂšgne d'Henri IV de Castille ; en Galice naĂźt la plus importante de cette pĂ©riode : la Hirmandade, dont les paysans hors de tout contrĂŽle provoquent plusieurs vagues rĂ©volutionnaires connues sous le nom de revueltas hirmandiñas. Les hirmandades galiciennes apparaissent dĂšs le XIVe siĂšcle, mais les plus actives sont celles du XVe siĂšcle ; leur objectif Ă©tant de lutter contre les abus de pouvoir des nobles, elles n'hĂ©sitent pas Ă  attaquer leurs forteresses. ComposĂ©es de paysans pour l'essentiel, elles s'associent tour Ă  tour Ă  des hidalgos, Ă  des membres du clergĂ© d’origine nobiliaire et Ă  des villes entiĂšres. Leur organisation est exemplaire : elles possĂšdent leurs propres bataillons de cent hommes, appelĂ©s cuadrillas, et dĂ©truisent plus de cent trente forteresses fĂ©odales. MĂȘme le roi va utiliser les hirmandiños dans le but d’affaiblir le pouvoir de l’opposition nobiliaire qui se trouvait favorable Ă  son rival Don Alfonso. À partir de 1467, la noblesse se dĂ©sintĂ©resse de la Galice, et, en 1469, l’évĂȘque de Saint-Jacques-de-Compostelle Alphonse de Fonseca, Ă  la tĂȘte d’une coalition castillano-portugaise, met en dĂ©route les hirmandiños, abandonnĂ©es Ă  leur sort par le roi.

À la mĂȘme Ă©poque, en 1464, naissent la ConfrĂ©rie des communes du Guipuscoa et la Sainte ConfrĂ©rie castillane. Deux annĂ©es durant, le roi Henri IV les utilise contre ses ennemis. Or, voyant leurs propres intĂ©rĂȘts relĂ©guĂ©s au second plan, les paysans s’agitent. Puis lorsque le prince Alphonse – ennemi du roi – dĂ©cĂšde, l’opposition signe le « traitĂ© des Taureaux de Guisando », marquant la fin de la confrĂ©rie castillane en 1468, qui est alors dĂ©cimĂ©e par les chevaliers de Salamanque.

En résumé, de la moitié du XIVe siÚcle à la fin du XVe siÚcle, le péninsule ne connaßt pas de répit.

  • D’un cĂŽtĂ©, les nobles de la Couronne de Castille prospĂšrent en prenant successivement parti pour l’un ou l’autre parti, en Ă©change de merçedes (grĂąces), de prĂ©bendes ou de domaines fĂ©odaux ; de cette façon des rĂ©gions qui avaient jusqu’alors Ă©chappĂ© au fĂ©odalisme tombent aux mains des aristocrates sous la forme de mayorazgos[12] : il est question de propriĂ©tĂ©s fĂ©odales reconnues lĂ©galement qui ne peuvent ni ĂȘtre vendues, ni divisĂ©es, le noble qui en est propriĂ©taire ne pouvant jamais en perdre le droit et seul l’aĂźnĂ© de ses fils pouvant en hĂ©riter.
  • De l’autre cĂŽtĂ©, au sein de la Couronne d’Aragon, Pierre IV circonscrit rapidement la force de la noblesse dans ses « juste limites » Ă  la suite de la bataille d'Épila (1348), puis Alphonse V supprime dĂ©finitivement les « mauvaises coutumes », concĂ©dant leur droit de libertĂ© aux serfs en 1457. Depuis, les grands d’Aragon deviennent peu nombreux (comtes de Pallars, comtes d'Urgell, comtes de Cardona et comtes de HĂ­jar). Le vĂ©ritable pouvoir politique catalan retombe entre les mains de la puissante bourgeoisie urbaine. Tout semble conduire vers un royaume aragonais oligarchique et bourgeois – peut-ĂȘtre mĂȘme Ă  une « rĂ©publique couronnĂ©e » – qui ne peut voir le jour dans une Europe en proie Ă  de terribles contradictions sociales.

Le pouvoir politique

Dans une Espagne mĂ©diĂ©vale constamment soumise aux rivalitĂ©s entre couronne et noblesse et aux intrigues de la cour, c’est bien avec la Maison de Trastamare que la crise politique atteint son apogĂ©e tant au cƓur de la couronne d'Aragon qu’au sein de la couronne de Castille. L’affaire est cyclique : afin de consolider ses appuis, le roi en place octroie une grande part du pouvoir Ă  son hĂ©ritier et Ă  ses cadets; Ă  sa mort, ces derniers rĂ©clament de fortes prĂ©bendes et vont jusqu’à provoquer des guerres civiles. Le nouveau roi doit donc de nouveau chercher l’appui de sa famille en lui concĂ©dant des faveurs, rĂ©glant ainsi son propre problĂšme mais condamnant son successeur Ă  connaĂźtre dans la mĂȘme situation.

La couronne de Castille

Le roi Alphonse XI atteint sa majoritĂ© en 1325 et dĂ©cide de consolider le pouvoir monarchique en mettant fin Ă  l’indĂ©pendance des villes et des cortes, mais en s'appuyant sur les nobles pour la pacification du royaume et le combat contre les MĂ©rinides qui menacent le dĂ©troit de Gibraltar. Il rencontre de nombreuses difficultĂ©s, entre autres de continuels soulĂšvements de la noblesse, qu’il rĂ©ussit Ă  surmonter Ă  force d’énergie et de diplomatie. En 1336, il obtient ainsi par un accord la soumission de la noblesse puis dĂ©fait les MĂ©rinides Ă  la bataille du Salado (1340). Alphonse XI meurt 10 ans plus tard de la peste, lors du siĂšge de Gibraltar, au cours de la campagne de Grenade.

La guerre des Trastamare (1366-1369)

Le dĂ©cĂšs prĂ©maturĂ© d’Alphonse XI couronne Pierre Ier, ĂągĂ© de 16 ans ; pour pallier la jeunesse du roi et lui adjoindre une personne de confiance qui le conseille dans son gouvernement (on parle de « privado », « vĂĄlido » ou « favorito » : poste de confident de la plus haute confiance, Ă©quivalent Ă  celui de ministre et qui, sans ĂȘtre officiel, permettait Ă  son reprĂ©sentant de gouverner au nom du roi): JoĂŁo Afonso de Albuquerque l’emporte sur les fils illĂ©gitimes d’Alphonse XI, Henri, son frĂšre jumeau Fadrique, son autre frĂšre Tello et leurs partisans. Au fur et Ă  mesure que le roi affermit son pouvoir, le mĂ©contentement devient gĂ©nĂ©ral contre le privado Albuquerque. Le roi dĂ©cide de se passer de ses services et de gouverner seul, sans aucun vĂĄlido. En outre, il commence Ă  accorder des charges de confiance Ă  l’oligarchie castillane, des marchands et bourgeois prospĂšres mais sans titre, parmi lesquels de nombreux juifs et conversos. Cette politique se rĂ©vĂšle Ă©conomiquement trĂšs positive pour la couronne mais provoque le ressentiment de la noblesse Ă  qui ces charges palatines apportent d'ordinaire richesse et pouvoir.

Les nobles s’organisent autour des demi-frĂšres de Pierre Ier mais sont battus en 1353. Henri se rĂ©fugie en France. Le roi, se sentant tout-puissant, dĂ©cide l'Ă©limination de la noblesse en tant qu’opposition politique : il n’hĂ©site pas Ă  dĂ©poser des ecclĂ©siastiques, Ă  instituer des MaĂźtres d’ordres militaires, Ă  exĂ©cuter les nobles dissidents (entre autres son demi-frĂšre Fadrique), Ă  imposer des tributs, Ă  confisquer des propriĂ©tĂ©s nobiliaires
 Il y gagne ses surnoms: Le Cruel pour ses ennemis, Le Justicier pour ses partisans.

Profitant de ses accords avec l’Angleterre dans le cadre de la guerre de Cent Ans, Pierre Ier attaque la couronne d'Aragon en 1356 (guerre des Deux Pierre). Pierre IV d'Aragon, se sachant en infĂ©rioritĂ© face aux Castillans, fait appel Ă  Henri de Trastamare qui lui apporte l'aide des Grandes compagnies Ă  condition que les Aragonais l'aident en retour Ă  conquĂ©rir le trĂŽne de Castille. Les Aragonais et leurs renforts français entrent victorieusement en Castille et couronnent Henri II Ă  Burgos ; Pierre Ier renforce ses troupes avec l'armĂ©e du Prince Noir et dĂ©fait son demi-frĂšre Ă  la bataille de NĂĄjera (1367). L'impossibilitĂ© de verser les sommes promises aux Anglais et son autoritarisme excessif empĂȘchent nĂ©anmoins Pierre Ier de consolider sa victoire.

Henri II contre-attaque, conquiert une bonne partie du royaume, et ses troupes affrontent celles de Pierre – fortement diminuĂ©es et dĂ©moralisĂ©es – Ă  Montiel en 1369. Pierre est vaincu et se rĂ©fugie dans le chĂąteau voisin, puis est pris par traĂźtrise et assassinĂ© par Henri lui-mĂȘme.

PĂ©riode de consolidation monarchique

Henri II, une fois satisfaites les promesses faites à ses soutiens de la noblesse, tente par tous les moyens de rétablir le statu quo du rÚgne de son grand-pÚre Alphonse XI. Il contente la noblesse et les grandes villes, tout en les maintenant en marge du pouvoir, il refait confiance aux juifs et facilite le redressement aprÚs une si longue guerre.

En revanche, les ambitions hĂ©gĂ©moniques de son fils et hĂ©ritier Jean Ier sur l'ensemble de la pĂ©ninsule conduisent ce dernier Ă  attaquer le royaume de Portugal, et Ă  subir une dĂ©faite Ă  Aljubarrota en 1385. La tentative malheureuse d'invasion du Portugal permet Ă  Jean de Gand, duc de Lancastre et gendre de Pierre Ier, de prendre pied sur le sol de Galice et de s'y faire couronner roi (une maniĂšre dĂ©tournĂ©e de rompre l’appui fourni par les Castillans Ă  la France pendant la Guerre de Cent Ans). La forte rĂ©sistance opposĂ©e par le roi de Castille dĂ©bouche sur un traitĂ© signĂ© Ă  Bayonne en 1388. Le fils de Jean Ier, Henri, se marie avec la fille du duc de Lancastre, Catherine, petite-fille de Pierre Ier le Cruel, en 1387. De cette maniĂšre, Jean Ier peut reprendre la politique de redressement Ă©conomique et de consolidation du pouvoir royal initiĂ©e par son pĂšre.

La mort accidentelle prĂ©maturĂ©e du souverain entraĂźne le couronnement de Henri III Ă  l’ñge de onze ans. AprĂšs une pĂ©riode d'anarchie de 1390 Ă  1393, une fois la majoritĂ© atteinte, le nouveau roi perpĂ©tue la politique initiĂ©e par Alphonse XI et suivie par tous ses successeurs de la maison Trastamare : neutraliser politiquement la noblesse, rĂ©duire les prĂ©rogatives des cortes et des villes, puis renforcer la couronne. Cette politique a cependant un prix : Henri III doit constamment s’appuyer sur son frĂšre Ferdinand de Trastamare, dit d’Antequera, futur Ferdinand Ier d'Aragon, qui devient l’homme le plus puissant de Castille et un personnage incontournable pour le monarque. En 1406, Henri III meurt de maladie et Ferdinand prend le gouvernement en charge. Il attaque le royaume de Grenade et conquiert Antequera, ajoutant son prestige militaire Ă  son pouvoir politique et Ă©conomique.

Álvaro de Luna et les infants d’Aragon

Les enfants de Ferdinand d’Antequera, connus sous le nom gĂ©nĂ©rique des « infants d’Aragon », profitent de tout leur pouvoir ainsi que de la minoritĂ© du nouveau roi Jean II, pour essayer de contrĂŽler la Castille. Ces infants - Jean, duc de Peñafiel et futur roi de Navarre (Ă©galement hĂ©ritier de son frĂšre pour la Couronne d’Aragon), Alphonse, roi d’Aragon, et Henri, comte de Villena et MaĂźtre de l’Ordre de Santiago - comptent avec le soutien du Portugal, de l’Angleterre, de l’Aragon et de la Navarre (mais Ă©galement d’une grande partie de la haute noblesse castillane), laissant la Castille et son roi dans une vĂ©ritable situation d’isolement, avec l’unique soutien de la France.

MalgrĂ© tout, Jean II se prĂ©vaut de l’aide d’un homme de confiance d’une Ă©nergie exceptionnelle : le connĂ©table de Castille Álvaro de Luna. Devenu privado du roi, il expulse les Infants en 1430. Cependant, malgrĂ© une indiscutable fidĂ©litĂ© Ă  la couronne, il agit avec beaucoup d'indĂ©pendance, manquant parfois Ă  la loi de façon arbitraire, se comportant de maniĂšre despotique et, en dĂ©finitive accumulant trop de pouvoir. Le roi, ayant trĂšs peu de caractĂšre, se laisse convaincre qu’il constitue un danger pour son royaume et le bannit en 1439. Les Infants d’Aragon tirent profit de ce faux-pas, attaquent de nouveau la Castille, et emprisonnent le roi en 1443 ; le connĂ©table revient nĂ©anmoins Ă  temps pour leur infliger une sĂ©rieuse dĂ©faite Ă  la premiĂšre bataille d’Olmedo (1445), au cours de laquelle pĂ©rit un des infants : Henri, le comte de Villena. La guerre prend fin avec victoire de la Castille.

Alors qu'Álvaro de Luna se considĂšre quasiment intouchable, il perd de nouveau la faveur du roi Jean II, sous l’influence de sa seconde Ă©pouse Isabelle de Portugal (mĂšre d’Isabelle la Catholique) et de Juan Pacheco qui aspire Ă  devenir le privado du roi. Álvaro de Luna est accusĂ© de l’assassinat d'Alonso PĂ©rez Vivero, jugĂ© Ă  Valladolid et condamnĂ© Ă  mort en 1453. Jean II meurt l’annĂ©e suivante, aprĂšs avoir vu un grand nombre des domaines royaux passer aux mains de la noblesse.

Henri IV et son demi-frĂšre Alphonse (1454-1474)

AprĂšs la premiĂšre bataille d’Olmedo, la rancƓur habite nombre de nobles ayant soutenu Jean II et par la suite Ă©cartĂ©s par le connĂ©table. Cette rancƓur, avivĂ©e par Juan Pacheco, finit par se reporter sur l’hĂ©ritier du trĂŽne. Lorsqu'il est couronnĂ©, Henri IV de Castille n’a presque aucune autoritĂ© morale sur le royaume tant est grande la domination de son entourage. Les premiĂšres annĂ©es du rĂšgne sont fructueuses au niveau Ă©conomique, social et de la politique extĂ©rieure mais la haute noblesse exige sa part, un prix que la monarchie ne peut assumer.

Les opposants au roi se groupent autour de l’évĂȘque de TolĂšde, Alphonse Carrillo, le comte de Haro, l’amiral Henri et le marquis de Santillana. MalgrĂ© les tentatives de ses proches, le roi est incapable d’assumer la responsabilitĂ© d’une guerre contre ces ennemis afin dâ€˜Ă©liminer l’opposition. Cette derniĂšre, constatant cette pusillanimitĂ©, met en scĂšne la Farce d’Ávila en 1465 : un pantin reprĂ©sentant le roi est dĂ©trĂŽnĂ© alors qu’on couronne son demi-frĂšre l’infant Alphonse, qui n’a que onze ans. La couronne de Castille sombra une fois de plus dans l’anarchie jusqu’à ce qu'en 1467, Henri IV se dĂ©cide Ă  combattre ses adversaires et les met en dĂ©route Ă  la seconde bataille d’Olmedo ; peu aprĂšs, son demi-frĂšre et rival, l’infant Alphonse, meurt prĂ©maturĂ©ment (1468). Bien qu'en position de force, le roi nĂ©gocie avec les vaincus qui profitent de cette faiblesse pour offrir le trĂŽne Ă  sa demi-sƓur Isabelle, que sa conception de la monarchie conduit Ă  refuser, ne voulant Ă  aucun moment devenir une marionnette, comme l'avait Ă©tĂ© son frĂšre Alphonse.

Cependant, Isabelle ne nĂ©glige pas l’occasion : tirant parti du manque de caractĂšre du roi, elle obtient qu’il la dĂ©signe comme son hĂ©ritiĂšre au trĂŽne Ă  la place de la propre fille du roi, Jeanne. En contrepartie, Henri IV doit choisir l’époux de la future reine (TraitĂ© des Toros de Guisando, 1468).

Isabelle, qui dispose du soutien secret du roi Jean II d'Aragon, a d’ores et dĂ©jĂ  planifiĂ© son mariage avec son cousin Ferdinand, hĂ©ritier du trĂŽne d’Aragon. L'union est cĂ©lĂ©brĂ©e clandestinement en 1469 Ă  Valladolid, sans l’accord du roi de Castille. Isabelle et Ferdinand Ă©tant cousins, ils obtiennent une bulle pontificale du pape valencien Alexandre VI ; lorsque cette union devient officielle, l’alliance d’Isabelle et de la couronne d’Aragon ne fait plus aucun doute : la menace aragonaise guette une fois encore la Castille, de dont s'alarment mĂȘme les ennemis d’Henri IV ; la guerre civile est inĂ©vitable.

Isabelle de Castille et Jeanne « la Beltraneja » : la deuxiÚme guerre civile castillane (1474-1476)

Le mariage entre Isabelle et Ferdinand rompt le traitĂ© des Toros de Guisando et redonne donc Ă  Jeanne sa place d’hĂ©ritiĂšre du trĂŽne de Castille. Entre-temps, Isabelle se charge de propager la rumeur sur l’impuissance d’Henri IV et d’accuser son Ă©pouse d’infidĂ©litĂ© : Jeanne serait la fille du privado BeltrĂĄn de la Cueva, d’oĂč son surnom de « la Beltraneja ».

À la mort du roi, en 1474, Isabelle se fait couronner reine de Castille avec son mari Ferdinand comme consort. De son cĂŽtĂ©, afin de recevoir son soutien, Jeanne se marie avec le roi Alphonse V de Portugal sur le point de signer une alliance avec la France. Un jeu d'alliance dont dĂ©pend l'avenir d'une grande partie de l'Europe se met en place :

  • Jeanne, Ă©galement rĂ©putĂ©e reine de Castille, avec l’appui du Portugal et de la France.

L'enjeu est de taille: selon le camp qui l’emporterait, le royaume Castille s’unit par dynastie Ă  celui du Portugal ou Ă  la couronne d’Aragon. Le type de monarchie qui en dĂ©coulerait dĂ©pend Ă©galement de l'issue de la confrontation : Isabelle reprĂ©sente une monarchie autoritaire et indĂ©pendante de l’aristocratie alors que Jeanne reprĂ©sente une couronne faible et une noblesse puissante.

La victoire d’Isabelle et de Ferdinand sur les troupes portugaises lors de la bataille de Toro (1476) entraĂźne donc l’union dynastique de la Castille et de l’Aragon, instaurant une paix qui dure jusqu’à l’arrivĂ©e de Charles Quint en 1516.

La couronne d’Aragon

Alors que sous la couronne de Castille (en marge des diffĂ©rences sociales et religieuses), tous les sujets considĂšrent partager la mĂȘme nationalitĂ©, en Aragon existe une profonde diversitĂ© entre les habitants des quatre royaumes : la principautĂ© de Catalogne, le royaume d’Aragon, le Royaume de Valence et le Royaume de Majorque. Cet Ă©tat de fait est Ă  l'origine d’une tradition politique basĂ©e sur les pactes, mais est aussi la raison pour laquelle les conflits y sont plus nombreux – bien que moins destructifs – qu’en Castille.

Pierre le Cérémonieux

Le fils d’Alphonse le BĂ©nin accĂšde au trĂŽne alors que la couronne d’Aragon se trouve disloquĂ©e : le royaume de Majorque refuse de reconnaĂźtre la suzerainetĂ© du nouveau souverain ; le royaume de Valence a Ă©tĂ© remis entre les mains de ses demi-frĂšres, Ferdinand et Jean de Castille. De plus, sa belle-mĂšre LĂ©onore de Castille exerce une forte influence sur les cortes de Barcelone. Enfin, son couronnement dĂ©clenche un sĂ©rieux affrontement entre les cortes catalanes et aragonaises. MalgrĂ© tout, sa participation Ă  la bataille du Salado contre les MĂ©rinides lui gagne l’appui du roi de Castille Alphonse XI, ce qui lui permet de pacifier et unifier son royaume et de se concentrer sur le problĂšme mĂ©diterranĂ©en ; il lui faut faire face Ă  la Peste noire, Ă  la rĂ©bellion de la Sardaigne et aux attaques gĂ©noises. MalgrĂ© ses multiples victoires militaires, la guerre catalano-gĂ©noise se trouve mĂȘlĂ©e au mouvement confus des alliances durant la Guerre de Cent Ans, et ne prend fin qu’au XVe siĂšcle.

Cette inclination de Pierre le CĂ©rĂ©monieux pour les affaires mĂ©diterranĂ©ennes eut pour effet un certain abandon de sa part du royaume d’Aragon, donnant ainsi pied Ă  la noblesse pour se soulever contre lui (1346). Les insurgĂ©s formĂšrent l’Union aragonaise, laquelle ne put ĂȘtre dĂ©faite (aprĂšs maint hauts et bas militaires) qu’à la bataille d’Épila (1348).

Mais cette victoire ne marquait pas la fin de ses problĂšmes : l’accĂšs au trĂŽne de Pierre Ier de Castille et le jeu compliquĂ© d’alliances dues Ă  la Guerre de Cent Ans dĂ©bouchĂšrent sur ce que l’on appelle la « Guerre des deux Pierre » (1356-1365). Le casus belli fut l’alliance entre le roi castillan et les gĂ©nois, ainsi que les disputes frontaliĂšres en Aragon et Valence. MalgrĂ© la vaillance militaire du Pierre aragonais, le Pierre castillan joua ses meilleures cartes, Ă  savoir : la puissance dĂ©mographique de Castille (plus de cinq millions d’habitants, contre le million aragonais) ; l’autoritĂ© de la monarchie castillane sans contrepartie entre les cortes, les villes et la noblesse (au contraire, la couronne d’Aragon devait consulter les cortes de chaque royaume pour chaque levĂ©e ou chaque impĂŽt extraordinaire, ce qui retardait de plusieurs mois le processus de mise en place des troupes). Ces nets dĂ©savantages obligĂšrent Pierre IV d’Aragon Ă  pactiser avec Henri de Trastamare, le demi-frĂšre du roi de Castille qui prĂ©tendait au trĂŽne. Cette Guerre des deux Pierre reprĂ©senta un dĂ©sastre inutile pour chacune des monarchies et dĂ©riva vers la Guerre civile Castillane (voir plus haut).

Les fils de Pierre le CĂ©rĂ©monieux : Jean Ier et Martin l’Humain

Le rĂšgne de Jean Ier (1387-1396) est un triste exemple de mauvais gouvernement, d’indiffĂ©rence, de manipulation et de corruption, le roi allant jusqu’à se voir accusĂ© d’élaborer de fausses invasions dans le but d'obtenir des subsides des cortes. Jean Ier manque en effet de moyens financiers pour sa politique, il dĂ©laisse les problĂšmes de la MĂ©diterranĂ©e et s’entoure de conseillers corrompus. Face aux refus persistants des cortes, il abuse de l'endettement, jusqu'Ă  tomber sous la domination de son usurier Luqui Scarampo auquel il doit jusqu’à 68 000 florins. Ce financier corrompt les conseillers de Jean Ier, par la suite accusĂ©s de percevoir des commissions et d’envoyer le roi chasser afin de le distraire des affaires de palais. Son rĂšgne se caractĂ©rise par l’anarchie sociale et la perte du prestige de la couronne, non seulement au cƓur du royaume, mais aussi Ă  travers toute l’Europe : « Les nĂ©gociants et autres qui voyagent hors de vos royaumes vous raillent, proclamant que le roi n’a point de quoi manger ».

Le rĂšgne de Martin Ier (1396-1410) doit donc ĂȘtre presque entiĂšrement consacrĂ© Ă  remettre de l’ordre dans son pays et dans ses relations mĂ©diterranĂ©ennes. En dĂ©pit de ses efforts (victoire de Sanluri en Sardaigne en 1409, pacification de la Sicile), le dĂ©clin catalano-aragonais en MĂ©diterranĂ©e devient une rĂ©alitĂ©. La Castille est devenue une puissance maritime et ses corsaires interviennent trop dans le commerce catalan. À l’intĂ©rieur au moins, Martin rĂ©cupĂšre le contrĂŽle de nombreux territoires qui avaient Ă©tĂ© perdus, grĂące notamment Ă  leurs propres habitants (car la couronne avait encore beaucoup de problĂšmes financiers), puisqu’à l’époque de nombreux paysans – les remensas – prennent conscience de leur situation et commencent Ă  s’organiser. Finalement, le roi perd son seul fils lĂ©gitime et se trouve sans hĂ©ritier ; il propose son bĂątard Fadrique, qui n'est pas acceptĂ© par les tribunaux. À sa mort, la question de la succession reste posĂ©e et l'Aragon voit s'Ă©couler deux annĂ©es sans monarque, pĂ©riode dĂ©signĂ©e sous le nom d’InterrĂšgne d'Aragon.

Le Compromis de Caspe et la Maison de Trastamare

L’InterrĂšgne et sa rĂ©solution avec le Compromis de Caspe (1410-1412) soulignent les divisions politiques entre les divers royaumes de la couronne d’Aragon. Parmi les nombreux prĂ©tendants Ferdinand de Antequera est celui qui utilise au mieux ses atouts : il dispose d’énormes richesses (Ă  l’inverse des prĂ©cĂ©dents rois de la couronne), obtient le soutien des Valenciens par l'intercession de Vincent Ferrier, occupe le royaume d’Aragon en soutenant le pape BenoĂźt XIII, et divise les Catalans, seuls Ă  pouvoir le rejeter. La maison de Trastamare entre au sein de la couronne d’Aragon.

Cependant Ferdinand Ier ne renonce pas Ă  la rĂ©gence qu’il exerce en Castille. Son autoritĂ© est discutĂ©e par un autre prĂ©tendant au trĂŽne, Jacques II d'Urgell, qu'il Ă©carte rapidement. Son rĂšgne est bref (1412-1416) mais riche de consĂ©quences politiques : son fils (Alphonse) lui succĂšde comme roi d'Aragon, son fils Jean est roi de Navarre puis d'Aragon, son troisiĂšme fils, Henri, est grand-maĂźtre de l’Saint-Jacques de l'ÉpĂ©e et sa fille ÉlĂ©onore Ă©pouse l’hĂ©ritier du trĂŽne portugais. Il pacifie la Sardaigne et la Sicile et signe des trĂȘves avec GĂȘnes, l’Égypte et le Maroc. Lorsqu’est dĂ©cidĂ©e la destitution du pape Luna (BenoĂźt XIII) lors du Concile de Constance, Ferdinand l’abandonne sans Ă©gards. Ferdinand Ier est l’homme le plus puissant de la PĂ©ninsule ibĂ©rique et un des plus influents d’Europe occidentale.

Alphonse V d'Aragon dit le Magnanime (1416-1458), aĂźnĂ© des fils de Ferdinand, dĂ©fend, sans trop de conviction, les intĂ©rĂȘts de ses frĂšres et sƓurs, les Infants d’Aragon, dans leur tentative de prise de contrĂŽle du royaume de Castille. Il est plus intĂ©ressĂ© par la politique mĂ©diterranĂ©enne, Ă©tant lui-mĂȘme un riche nĂ©gociant. L'Ă©chec militaire dans les luttes castillanes le laissent soumis au bon vouloir des cortes catalanes, qui n’avaient jusqu’ici jamais concentrĂ© autant de pouvoir et qui l'obligent Ă  signer les TrĂȘves de Majano avec la Castille (1430). Il s’écarte un temps des affaires castillanes, laissant Ă  son frĂšre Jean la responsabilitĂ© des affaires pĂ©ninsulaires, pour aller Ă  Naples rĂ©clamer le trĂŽne de ce royaume. MalgrĂ© l'absence de victoire militaire, il trouve un accord avec le duc Philippe Marie Visconti de Milan pour se partager l’influence en Italie : « pour Milan le nord, pour Naples le sud ». Alphonse est couronnĂ© Ă  Naples en 1442 ; quelques annĂ©es plus tard, il signe la Paix de Lodi (1454) avec Milan, Florence et Venise, qui crĂ©e un front uni face Ă  des ennemis commun, tels les Français et les Turcs. Alphonse meurt Ă  Naples en 1458, son frĂšre Jean – Ă©galement roi de Navarre – lui succĂšde.

Jean II d’Aragon

Jean II, fils de Ferdinand Ier et frĂšre d'Alphonse V le Magnanime avec lequel il collabore durant de son rĂšgne, avait accĂ©dĂ© au trĂŽne de Navarre par son mariage avec Blanche Ire de Navarre. Il n'est que roi consort et l’hĂ©ritier lĂ©gitime, selon le testament de la reine, est leur fils aĂźnĂ© Charles, prince de Viane. L’ambition habituelle des Trastamare le pousse Ă  se dĂ©faire de son fils pour devenir le souverain de Navarre. Lorsque son Ă©pouse Blanche meurt en 1445, alors que lui-mĂȘme est vaincu par Álvaro de Luna en Castille (perdant Ă  cette occasion ses riches possessions dans ce royaume), il dĂ©cide de s’approprier illĂ©gitimement le trĂŽne et profite des banderĂ­as de Navarre pour se constituer un fort parti. Charles dĂ©clare la guerre Ă  son pĂšre (1451-1461) : il recrute les montagnards de Beaumont (beamontais) et compte sur l’aide du connĂ©table de Castille, Álvaro de Luna. Il est vaincu Ă  plusieurs reprises, alors mĂȘme qu’il se marie avec la castillane Jeanne EnrĂ­quez en 1447, union dont naĂźt le futur Ferdinand le Catholique. Charles meurt en 1461, dans des conditions troubles, probablement par empoisonnement.

En 1458, Ă  la mort de son frĂšre, Jean hĂ©rite de la couronne d’Aragon, malgrĂ© l'opposition catĂ©gorique des cortes catalanes qui exigent qu’il reconnaisse les droits du prince de Viane. Les tensions entre la Navarre et l’Aragon dĂ©bouchent sur la guerre civile catalane (1462-1472). En Catalogne, Jean II obtint le soutien des remensas et des buscaires, ainsi que de nombreux nobles dissidents. Les Catalans n'envisagent pas de dĂ©trĂŽner le roi mais de l'amener Ă  accepter leurs conceptions : la monarchie doit ĂȘtre contrĂŽlĂ©e par les cortes. Cette guerre civile fait s'affronter une conception « moderne » de la monarchie autoritaire (en ce qu’elle dĂ©passait la conception mĂ©diĂ©vale du monarchisme) et l’idĂ©e mĂ©diĂ©vale propre Ă  la Catalogne, d'un gouvernement fondĂ© sur des pactes.

Devant l'impossibilitĂ© de s'accorder avec Jean II, les Catalans cherchent d’autres candidats pour le trĂŽne – « les rois intrus de catalogne » – qui se dĂ©sistent tous : le castillan Henri VI, Pierre de Coimbra, Louis d’Anjou
 Finalement, Jean II triomphe des Catalans qui signent la capitulation de Pedralbes (1472). Afin de pacifier le pays, le roi opte pour la clĂ©mence et reconnaĂźt les privilĂšges et fors catalans.

En Navarre, les banderĂ­as continuent, et les gouvernements et rĂ©gences Ă©phĂ©mĂšres Ă©chouent Ă  stabiliser le royaume. Des annĂ©es plus tard, Ferdinand le Catholique, avec l’appui de son Ă©pouse, fait de ce royaume un protectorat castillan, pour l'annexer dĂ©finitivement en 1512, tout en respectant ses fors ancestraux.

Le royaume de Grenade

Au cours du XIVe siĂšcle, le royaume de Grenade s’est fortement consolidĂ© en tant que petite puissance artisanale et commerciale, possĂ©dant un caractĂšre social et Ă©conomique bien dĂ©fini. Grenade jouit d’un commerce florissant, presque exclusivement contrĂŽlĂ© par les GĂ©nois. Son Ă©conomie repose sur la culture de plantes non alimentaires d’une grande valeur commerciale (mĂ»raies pour la soie, canne Ă  sucre, fruits secs
), qu’ils Ă©changent contre des vivres. Son artisanat est trĂšs apprĂ©ciĂ© Ă  travers toute l’Europe. Leur dĂ©pendance alimentaire les oblige cependant Ă  acheter le blĂ© aux Castillans et aux GĂ©nois Ă  des prix supĂ©rieurs Ă  ceux du marchĂ©. Ce bastion culturel est condamnĂ© Ă  disparaĂźtre et ne doit son sursis qu'aux crises internes de la couronne de Castille. Une fois ces troubles apaisĂ©s, Grenade est irrĂ©mĂ©diablement condamnĂ©e Ă  ĂȘtre conquise. Une des tactiques employĂ©es par les Castillans est prĂ©cisĂ©ment l’embargo commercial, mis en place Ă  l'Ă©poque des Rois catholiques ; avant cela, Grenade connaĂźt diverses Ă©tapes :

Politiquement, Grenade souffre des conspirations continuelles visant le sultan en place : des annĂ©es de trahisons et de conspirations auxquelles s'ajoute Ă  l’intervention d’États plus puissants comme les MĂ©rinides du Maroc, puis les Castillans.

Grenade n'est rĂ©ellement florissante que sous le sultanat de Mohammed V (1354-1359 puis 1362-1391). GrĂące aux parias (tributs versĂ©s les taĂŻfas aux rois chrĂ©tiens pour ne pas ĂȘtre attaquĂ©es) payĂ©s Ă  Pierre Ier de Castille, ce souverain obtient que « ni les maures n’entrent en terres chrĂ©tiennes, ni ceux-ci en terres mauresques pour y faire des choses dont on viendrait Ă  parler » (Chroniques du roi Pierre ). Entre 1359 et 1391, Mohammed V est dĂ©trĂŽnĂ© par ses rivaux, puis remis sur le trĂŽne grĂące au soutien castillan ; ce second rĂšgne apport paix et prospĂ©ritĂ© au royaume de Grenade.

AprĂšs sa mort et pendant la quasi-totalitĂ© du XVe siĂšcle, l’instabilitĂ© politique augmente, aggravĂ©e par les attaques des Castillans dont les nobles cherchent le prestige militaire par la guerre contre Grenade (Ferdinand d’Antequera, Álvaro de Luna
). Au sein mĂȘme du royaume, les AbencĂ©rages et les ZĂ©gris se disputent le pouvoir. SoulĂšvements, coups d’État, assassinats, intrigues de palais se multiplient, divisant la famille royale des Nasrides en deux branches rivales qui alternent sur le trĂŽne. Mohammed IX « le gaucher Â» se trouve au pouvoir en quatre occasions (1419-1427, 1430-1431, 1432-1445, 1448-1453), et en est chassĂ© autant de fois.

Le royaume connaĂźt une seule pĂ©riode de rĂ©mission, momentanĂ©e, sous le sultan Muley HacĂ©n (1463-1482) qui pacifie le pays en rĂ©primant durement la rĂ©volte des AbencĂ©rages, en signant plusieurs trĂȘves avec la Castille, en consolidant l’économie et le commerce. L’intronisation d’Isabelle la Catholique marque la mise en marche de toute la machine de guerre castillane, qui finit par anĂ©antir le dernier royaume musulman de la pĂ©ninsule IbĂ©rique.

Notes

  1. Danzas de la Muerte, poÚme anonyme castillan des environs de l'an 1400 conservé dans un codex de la bibliothÚque de l'Escurial
  2. « Ce soulĂšvement social pose le problĂšme de l’organisation des peuples pĂ©ninsulaires. Entre les uns et les autres s’étaient façonnĂ©es tant de relations qu’il leur Ă©tait impossible de subsister sous la forme politique consacrĂ©e lors du XIIe siĂšcle. Les magnats castillans et aragonais traversent les frontiĂšres pour s’installer au cƓur des problĂšmes politiques de leurs voisins ; les navires biscaĂŻens et andalous constituent l’équipement lĂ©ger de la marine catalane et majorquine de cette pĂ©riode ; face aux attaques françaises, les Barcelonais sont les premiers Ă  s’émerveiller des lances castillanes que leur prince hĂ©ritier pouvait rapporter de SĂ©govie. La monarchie de la Renaissance est en train de se concevoir – sous le signe castillan, non par une quelconque voyance mystique, mais simplement par l’empirisme de sa dĂ©mographie croissante, de la libertĂ© d’action que revendique sa royautĂ© et des ressources qui malgrĂ© la contraction, continuent d’apporter les troupeaux transhumants de la Meseta. » Jaime Vicens Vives, AproximaciĂłn a la Historia de España, chap. “El comienzo de las disensiones hispĂĄnicas”, paragraphe 101
  3. Coplas de Mingo Revulgo, glosadas por Hernando del Pulgar, 1485. BibliothĂšque nationale de Madrid.
  4. (es) Paulino Iradiel Murugarren, « La crisis medieval », Historia de España Planeta, dirigida por Antonio DomĂ­nguez Ortiz, vol. 4 « De la crisis medieval al Renacimiento (siglos XIV-XV) »,‎ 1988 page=27-28 (ISBN 84-320-8374-7), .
  5. (es) Paulino Iradiel Murugarren, « La crisis medieval », Historia de España Planeta, dirigĂ©e por Antonio DomĂ­nguez Ortiz, vol. 4 « De la crisis medieval al Renacimiento (siglos XIV-XV) »,‎ , p. 48-54 (ISBN 84-320-8374-7).
  6. (es) JosĂ© Luis MARTIN MARTÍN, La PenĂ­nsula en la Edad Media, Barcelone), http://www.editorialteide.es/ Editorial Teide, (ISBN 84-307-7346-0), p. 649-652.
  7. (es) Juan Carlos MartĂ­n Cea, El Campesinado Castellano de la Cuenca del Duero. AproximaciĂłn a su estudio durante los siglos XIII al XV, Zamora, Junta de Castilla y LeĂłn, (ISBN 84-505-3624-3), p. 124-132.
  8. (es) Paulino Iradiel Murugarren, « La crisis medieval. », Historia de España Planeta, dirigĂ©e par Antonio DomĂ­nguez Ortiz, vol. 4 « De la crisis medieval al Renacimiento (siglos XIV-XV) »,‎ , p. 18 et 36 (ISBN 84-320-8374-7).
  9. (es) Jacques Heers, Historia de la Edad Media, Barcelone, Labor Universitaria, manuales, (ISBN 84-335-1708-2), p. 224-225 (donne une vision générale des hameaux abandonnés en Europe à cette époque).
  10. NdT : par opposition aux nouveaux chrétiens convertis
  11. NdT : terme vieilli équivalent à « malfaisances »
  12. NdT : proche du Majorat, bien que l’époque diffĂšre

Sources

Cet article est issu de wikipedia. Text licence: CC BY-SA 4.0, Des conditions supplĂ©mentaires peuvent s’appliquer aux fichiers multimĂ©dias.