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Anacoluthe

Une anacoluthe (ou anacoluthon) est une rupture dans la construction syntaxique d'une phrase[1]. Il peut s'agir soit d'une maladresse involontaire de style, soit d'une figure de style utilisée délibérément pour prendre des libertés avec la logique et la syntaxe afin de sortir des constructions habituelles du discours écrit ou parlé. Toute anacoluthe, volontaire ou non, produit une perturbation de la compréhension immédiate.

En tant que faute de construction de la phrase, l'anacoluthe se caractérise par une rupture logique dans le propos, une ambiguïté involontaire sans bénéfice stylistique.

En tant qu'audace de style, l'anacoluthe peut se justifier par une formulation inattendue mais puissante. Ce procédé est alors surtout l'apanage de la poésie ou d'un ouvrage à prétention poétique s'autorisant des licences, c'est-à-dire des libertés dans la maniÚre d'écrire ou de versifier.

Si l'on se réfÚre aux anciens ouvrages d'érudition rhétorique, la conception de l'anacoluthe a été loin de faire l'unanimité au cours du temps. Certains exemples font référence à des termes de figure admis par les uns ou omis par les autres[2].

Étymologie

Le mot anacoluthe, substantif fĂ©minin en français, vient directement du grec ancien ጀΜαÎșÎżÎ»ÎżÏ…ÎžÎŻÎ± / anakolouthĂ­a, formĂ© du prĂ©fixe privatif ጀ(Îœ)- / a(n)- et du nom ጀÎșÎżÎ»ÎżÏ…ÎžÎŻÎ± / akolouthĂ­a (« suite, cortĂšge »), lui-mĂȘme dĂ©rivĂ© de l'adjectif ጀÎșÏŒÎ»ÎżÏ…ÎžÎżÏ‚ / akĂłlouthos : « qui suit », donc suivant et suiveur, voisin, adjoint, postĂ©rieur ; lequel est parfois substantivĂ© et peut donner alors : compagnon, assistant, servant (de messe), successeur, et bien sĂ»r acolyte[3], dont il est l'origine directe[4]. Anacoluthe signifie donc littĂ©ralement « qui ne suit pas »[5]. Toutefois, le terme grec Ă©quivalent, passĂ© au latin sous cette forme : ǎnǎcƏlĆ«thǒn[6] est lui-mĂȘme du genre neutre.

Anatole Bailly le trouve chez le rhĂ©teur Denys d'Halicarnasse (Ier siĂšcle av. J.-C.) avec le sens : « inconsĂ©quent, sans suite dans le raisonnement » ; chez le grammairien Apollonios Dyscole (IIe siĂšcle) avec le sens de « forme irrĂ©guliĂšre » ; enfin chez DiogĂšne LaĂ«rce (IIIe siĂšcle) comme terme signifiant « n'est pas en sĂ©quence logique », sous la forme nominative ጀΜαÎșÏŒÎ»ÎżÏ…ÎžÎżÎœ / anakĂłlouthon que nous lui connaissons[7]. Ce terme devrait grammaticalement ĂȘtre masculin ; mais le fĂ©minin lui a Ă©tĂ© attribuĂ©, sans doute par contamination par les autres figures de style dont les noms sont majoritairement au fĂ©minin.

Usages dans l'Ă©crit

Présentation

L'anacoluthe Ă©tait tout d'abord ― par le passĂ© et encore souvent aujourd'hui — analysĂ©e comme une faute de raisonnement ou une erreur de grammaire[8]. Son emploi comme figure de style est de ce fait dĂ©licat, la langue française Ă©tant assez pointilleuse quant « au non-respect de l'ordre syntaxique normal »[9], si bien que se trouve parfois trĂšs tĂ©nue la frontiĂšre entre l'erreur de syntaxe involontaire, l'emploi volontaire mais maladroit de la rupture syntaxique et, enfin, le choix dĂ©libĂ©rĂ© de l’anacoluthe comme figure de style pour un effet de sens communicable et une expressivitĂ© poĂ©tique accentuĂ©e, s'affranchissant victorieusement des rĂšgles communes ; peut-ĂȘtre pour les renouveler ; et en tout cas sĂ»rement pour « [...] transforme[r] en beautĂ© les faiblesses » par « l'alchimie poĂ©tique », selon le vƓu d'Aragon dans sa prĂ©face Ă  son recueil Les Yeux d'Elsa[10].

Mais l'anacoluthe n'a été répertoriée qu'au XVIIe siÚcle[2], non comme erreur mais comme figure de style, et sera donc exposée dans ce sens, à partir de citations, pour en éclairer la signification et en expliquer le style.

L'anacoluthe

DĂ©jĂ  au dĂ©but du XIXe siĂšcle le grammairien Pierre Fontanier considĂ©rait que l'anacoluthe « n'avait plus cours Â»[11], en ce sens qu'elle n'Ă©tait dĂ©jĂ  plus considĂ©rĂ©e comme une faute. Elle consistait en une ellipse du « corrĂ©latif d'un mot exprimĂ© », c'est-Ă -dire une omission d'un Ă©lĂ©ment nĂ©cessaire Ă  la comprĂ©hension du texte, afin de produire un effet de raccourci. Exemple, l'anacoluthe du distique suivant :

« Ma foi, sur l'avenir bien fou qui se fiera :
Tel qui rit vendredi dimanche pleurera [tel celui qui rit
]. »

— Jean Racine, Les Plaideurs

La disparition de l’élĂ©ment corrĂ©latif, celui, qui vient simplifier la syntaxe sans ternir le sens de la phrase, ne constitue plus une singularitĂ© : cette ellipse a Ă©tĂ© depuis longtemps assimilĂ©e par la langue moderne et n'est pas Ă  considĂ©rer comme une rupture de construction.

Mais ces effets de "jeux avec la langue" revĂȘtent des formes diffĂ©rentes, parfois proches, parfois Ă©loignĂ©es de l'anacoluthe selon la figure de style Ă  laquelle on a affaire. C'est ce qui est examinĂ© ci-aprĂšs.

Le zeugma

Cette figure, proche de l'anacoluthe, est une rupture syntaxique, mais d'une façon beaucoup moins radicale[12].

▶ C'est le cas avec les constructions oĂč le verbe s'applique Ă  la fois Ă  un groupe nominal complĂ©ment d'objet et Ă  une proposition subordonnĂ©e :

« Ah ! savez-vous le crime et qui vous a trahie ? »

— Racine, IphigĂ©nie

« L’usage courant voudrait que l'on rĂ©pĂšte "savez-vous". En effet, l'association d'un nom (le crime) et d'une proposition relative (qui vous a trahie) sans la rĂ©pĂ©tition du verbe n'est pas autorisĂ©e dans la structure classique »[13]. Cet exemple montre bien d'ailleurs la proximitĂ© du zeugma avec l'anacoluthe, car il peut aussi s'analyser comme une ellipse de l'Ă©lĂ©ment corrĂ©latif : « Savez-vous le crime et [celui] qui vous a trahie ? ». Par cette entorse, bien sĂ»r volontaire, Racine attire l'attention du spectateur sur la trahison et sur l'Ă©motion accompagnant cette rĂ©vĂ©lation et cette interrogation, les sentiments apportant ainsi leur dĂ©sordre jusque dans la syntaxe.

▶ C'est aussi le cas avec les constructions oĂč le verbe s'applique Ă  une proposition infinitive et Ă  une proposition conjonctive :

« Elle lui a demandé de faire ses valises et qu'il parte immédiatement »

Ces constructions ne heurtent plus vraiment, sinon dans la langue chùtiée, et sont presque passées dans la langue courante.

L’inversion

Dans sa forme stylistique, elle est surtout rencontrĂ©e en poĂ©sie versifiĂ©e classique oĂč l'usage s'en est Ă©tabli depuis l'origine, soit pour sa commoditĂ© de prosodie ou de rythmique, soit pour mettre en valeur un membre de phrase. La figure est principalement limitĂ©e aux inversions grammaticales « sujet-verbe », « sujet-complĂ©ments » et « verbe-complĂ©ments ».

▶ Exemple avec complĂ©ments de nom :

« Que les temps sont changés ! SitÎt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour,
Du temple, orné partout de festons magnifiques,
Le peuple saint en foule inondait les portiques ;... »

— Jean Racine, Athalie, Acte I, scĂšne I (rĂ©plique de Abner Ă  Joad)

Deux inversions de mots signifiant "le retour de ce jour" et "les portiques du temple" mettent en relief le jour et le temple au cours de cette fĂȘte religieuse.
La seconde inversion est la conséquence de celle des 3e et 4e vers « Le peuple saint en foule inondait les portiques / Du temple, orné... »

L'écrivain Serge Koster souligne l'expressivité renforcée que provoquent ces inversions en affirmant :

« L’hyperbate, ou renversement, inversion [ NDLR : attention, quoique proches et se recoupant, l'inversion et l'hyperbate sont nĂ©anmoins des figures distinctes ] : les classiques ont une prĂ©dilection pour cette figure qui, changeant le cours banal de l’ordre grammatical, accorde les exigences mĂ©triques et le suspens du sens. Voici l’officier Abner dans Athalie, (I, 1) : il annonce au grand prĂȘtre Joad sa participation Ă  la cĂ©rĂ©monie oĂč l’on cĂ©lĂšbre la loi donnĂ©e sur le mont SinaĂŻ. Pas un vers oĂč l’inversion des complĂ©ments ne mobilise des pouvoirs qui forcent l’attention de l’auditeur[14]. »

▶ Exemple avec l'inversion verbe-sujet :

« Il viendra quand viendront les derniÚres ténÚbres. »

— Victor Hugo

La métrique du vers, redoublée par l'inversion finale, met l'accent sur le dernier mot, et souligne l'atmosphÚre tragique, sombre et funeste de ces ténÚbres ultimes.

▶ Exemple avec l'inversion verbe-complĂ©ment, qui ici est un artifice pour permettre la rime " rajeunie / vie " :

« Un certain loup, dans la saison
Que les tiĂšdes ZĂ©phyrs ont l’herbe rajeunie,
Et que les animaux quittent tous la maison,
Pour s’en aller chercher leur vie, [...] »[15]

— Jean de La Fontaine, Le Cheval et le Loup. Livre V, fable 8

La tmĂšse

La tmĂšse, du grec Ï„ÎŒáż†ÏƒÎčς : tmĂȘsis (« coupure »), est une figure de construction appelĂ©e Ă©galement « disjonction morphologique » qui consiste Ă  sĂ©parer deux Ă©lĂ©ments de phrase habituellement liĂ©s en y intercalant un ou plusieurs autres mots.

Citons deux types de disjonctions :

  • disjonction syntaxique :

« Les hommes parlent de maniĂšre, sur ce qui les regarde, qu'ils n'avouent d'eux-mĂȘmes que de petits dĂ©fauts. »

— La Bruyùre, Les Caractùres

« Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para... »

— MallarmĂ©, Prose pour des Esseintes

  • disjonction sĂ©mantique :

« Et ils mangÚrent des pommes bien vieilles de terre (cité par Georges Molinié)[16]. »

Quand la tmÚse s'applique à un mot composé ou à une locution, par exemple, l'effet est aléatoire ou prétend à l'humour. Le procédé est bien représenté dans la poésie hermétique.

« Tambour et gifles battantes »

— Marcel Cressot, Le style et ses techniques

L'exemple cité, que le rhétoricien Henri Morier appelle un attelage, consiste « à compléter l'un des termes d'une locution par un seconde terme qui en rompt le caractÚre stéréotypé et renouvelle l'expression », ici « tambour battant »[17].

Mais si certaines de ces phrases ont un but humoristique, elles risquent la lourdeur.

Il faut cependant signaler l'importance de la tmĂšse dans la poĂ©sie italienne. Selon le linguiste Mauro Candiloro, « dans la tradition poĂ©tique italienne, la tmĂšse est Ă©troitement liĂ©e Ă  la rime, en ce sens que les mots sont tronquĂ©s pour garantir la rime. C’est pourquoi on classe la « rime en tmĂšse » parmi les « rimes techniques » de la poĂ©sie italienne[18]. »

Le solécisme

Un solécisme est une « faute dans les déclinaisons, dans les conjugaisons ou dans les constructions. »[19].

  • Exemple connu (et frĂ©quemment usitĂ©) de faute syntaxique dans une correspondance : le sujet sous-entendu de la proposition circonstancielle et celui de la proposition principale sont diffĂ©rents.

« Dans l'attente de votre rĂ©ponse, veuillez agrĂ©er, Monsieur
 »

Au lieu de :

« Dans l'attente de votre rĂ©ponse, je vous prie d'agrĂ©er, Monsieur
 »

Assez courante, cette faute engendre souvent des imprécisions ou des maladresses. Par exemple :

« Bien connus des services de gendarmerie, les gendarmes ont perquisitionné au domicile de trois jeunes Avranchais »

— La Gazette de la Manche du , dans Le Canard EnchaĂźnĂ© du

  • On peut Ă©galement commettre un solĂ©cisme (erreur logique) en subordonnant un complĂ©ment circonstanciel au mauvais groupe de mots.

« En raison d'un bagage oublié, l'incident est terminé mais le trafic reste perturbé sur l'ensemble de la ligne. »

  • Pour dĂ©montrer les dangers du solĂ©cisme, on peut citer par exemple celui, assez malencontreux, de l'Ă©crivain Robert Sabatier :

« Bien rincé, la mémé mettait le beurre dans la baratte. »

— Les allumettes suĂ©doises, Robert Sabatier

Ici, le fait que beurre est masculin, alors que mĂ©mĂ© est fĂ©minin, Ă©vite une mauvaise interprĂ©tation. Le lecteur rĂ©tablit de lui-mĂȘme le sens de la phrase en considĂ©rant "beurre" comme sujet de la phrase[20].
On imagine l’ambiguĂŻtĂ© si l'on remplaçait "la mĂ©mĂ©" par "le pĂ©pĂ©".
  • On peut rattacher Ă  cette faute la construction dĂ©licate avec la locution « s’ĂȘtre vu » + l’infinitif, oĂč la tentation est forte de placer par concision le pronom rĂ©flĂ©chi « s' » comme complĂ©ment du verbe Ă  l’infinitif, alors qu'il n'est que son sujet. GĂ©nĂ©ralement, le contexte sauve le sens.

« Il s’est vu dĂ©cerner le premier prix. »

Au lieu de :

« Il s'est vu recevoir le premier prix. »

Normalement, dans le premier cas, on devrait traduire qu’il s’est vu lui-mĂȘme en train de dĂ©cerner un prix. Mais il est sĂ»r que le sens voulu Ă©tait qu’il a vu un prix qui lui a Ă©tĂ© dĂ©cernĂ©. « Se voir » correspond Ă  une « vision de soi faisant une action » et non la « vision d’un fait qui se rĂ©alise pour soi ».
  • On peut y ajouter les phrases construites de façon trop raccourcie et qui en deviennent ambiguĂ«s :

« Elle est vivement Ă©prise du jeune homme [musicien] et l’appelle pour lui donner des leçons. »

— Revue de Paris, (1835)

Comme souvent, le contexte permet de deviner qui donne les leçons. Mais selon une rĂšgle fondamentale du français, ce devrait ĂȘtre le sujet principal.
La phrase non ambiguĂ« aurait dĂ» ĂȘtre :

« Elle est vivement Ă©prise du jeune homme [musicien] et l’appelle pour qu'il lui donne des leçons. »

Si les deux sujets sont de mĂȘme sexe, l’ambiguĂŻtĂ© ne peut ĂȘtre levĂ©e qu'en disant :

« Il est vivement Ă©pris du jeune homme [musicien] et l’appelle pour que ce dernier lui donne des leçons. »

  • Il y a aussi des ellipses et des raccourcis familiers :

« C'était un de ces jeux qu'on prenait plaisir avec. »

« Ma gonzesse, celle que j'suis avec. »

— Renaud, Ma gonzesse, 1979

L'anglais utilise volontiers ce type de construction : It was one of these games we had fun with. My chick, the one I'm with.
Néanmoins, fait rarissime, on trouve une tournure adverbiale - que l'on peut toutefois considérer comme une inversion - chez La Fontaine :

« Il avait dans la terre une somme enfouie
Son cƓur avec, n'ayant d'autre dĂ©duit
Que d'y ruminer jour et nuit. »

— Jean de La Fontaine, L'Avare qui a perdu son trĂ©sor. Livre IV, 20)

Le barbarisme

Le barbarisme est briÚvement évoqué ici dans le but de le différencier du solécisme précédemment décrit.

Un barbarisme est une faute de langue qui enfreint les rÚgles de la morphologie (la forme employée n'existe pas), non celles de la syntaxe (c'est alors un solécisme : la forme existe mais est utilisée d'une maniÚre grammaticalement incorrecte). Il consiste à importer dans une langue donnée des formes qui sont usuelles dans une langue étrangÚre ou d'utiliser un mot de façon incorrecte ou encore d'utiliser un mot inexistant[21].

Exemples :

  • recouvrir la vue pour recouvrer la vue : "recouvrir" mot existant mais mal utilisĂ© ;
  • abrĂ©vier pour abrĂ©ger : "abrĂ©vier" mot inexistant ou inventĂ©.

L’anastrophe

Cette figure de mots, « variante d’hyperbate mais qui inverse l’ordre habituel des mots »[22], impose un changement de l'ordre habituel des termes ou des segments de la phrase; elle est principalement utilisĂ©e en poĂ©sie. Elle ne doit pas changer le sens des mots. GĂ©nĂ©ralement, un sujet, une apposition (procĂ©dĂ© qui permet de qualifier un nom par un mot ou un groupe de mots sans lien ni verbe) ou un complĂ©ment d'objet ou une subordonnĂ©e sont anticipĂ©s, c'est-Ă -dire Ă©noncĂ©s bien avant la fin de la phrase, le verbe ou les termes subordonnĂ©s concernĂ©s.

« Qui voudra connaßtre à plein la vanité de l'homme n'a qu'à considérer les causes et les effets de l'amour. [...]
Le nez de Cléopùtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. »[23].

— Blaise Pascal, PensĂ©es

On discerne classiquement une bizarrerie dans cette pensée attribuée à Pascal. Mais malgré l'anticipation du sujet qui précÚde immédiatement la proposition, la connexion par le pronom de rappel, « il », se fait naturellement et le sens n'est pas compromis. Tout au contraire, cette « antéposition » apporte une suspension qui retient l'attention et met l'esprit en attente.

Ce procĂ©dĂ© est courant dans la langue parlĂ©e : « Tu ne sais pas la derniĂšre avec Henri
 son professeur de maths lui a demandé  Â». Ainsi, on peut transcrire : « Le nez de ClĂ©opĂątre
 [— Oui, qu'a-t-il ? —] S'il eĂ»t Ă©tĂ© plus court
 Â»[24].

Notons cependant que cette citation est classiquement analysée de plusieurs maniÚres :

  • soit comme une anacoluthe du fait du changement de sujet grammatical : "Le nez" remplacĂ© par "la face du monde" ;
  • soit comme une anastrophe du fait de l'inversion de l’ordre habituel des mots : dĂ©placement du sujet "Le nez de ClĂ©opĂątre" en tĂȘte de phrase ;
  • soit comme une prolepse du fait de l'anticipation de mots positionnĂ©s avant leur place normale dans la phrase : "Le nez de ClĂ©opĂątre".

Précisons cependant que, selon Patrick Bacry, « l'anacoluthe est si proche de la prolepse que la différence entre les deux figures est « fort ténue »[25].

« Étroits sont les vaisseaux, Ă©troite notre couche.
Immense l’étendue des eaux, plus vaste notre empire
Aux chambres closes du désir. »

— Saint-John Perse, Amers, « Strophe »

Ici les mots « Étroits / Ă©troite / Immense / vaste » sont inhabituellement positionnĂ©s avant les noms qu'ils qualifient respectivement.

« Toutes les dignités que tu m'as demandées,
Je te les ai sur l'heure et sans peine accordées. »

— Pierre Corneille, Cinna

Dans l'exemple ci-dessus, le complĂ©ment en « antĂ©position » se rapporte cette fois au complĂ©ment d'objet direct du verbe de la principale et met naturellement « en avant » les faveurs multiples accordĂ©es (= « tu te rappelles tout ce que tu m'as demandé  eh bien, je t'ai tout accordĂ© »).

Ce procédé est bien connu des linguistes : il s'agit de la thématisation, qui, en français, est caractéristique de la langue parlée (ou d'un dialogue théùtral) et bien souvent considérée comme une maladresse lorsqu'on la trouve dans le langage écrit (sauf s'il s'agit d'un dialogue).

L'anacoluthe comme connexion logique remplaçant la cohérence syntaxique

Dans ce type de construction, la syntaxe de la langue n'est pas respectĂ©e et il est donc demandĂ© au lecteur d'Ă©tablir lui-mĂȘme les liens entre les diffĂ©rentes parties de la phrase en s'appuyant sur le contexte.

▶ Chez Paul ValĂ©ry :

« Étourdie, ivre d'empyreumes,
Ils m’ont, au murmure des neumes,
Rendu des honneurs souterrains. »

— Paul ValĂ©ry, La Pythie

C'est ce que le rhĂ©toricien Jean-Jacques Robrieux appelle « Une anacoluthe archaĂŻsante, car rappelant la syntaxe latine »[26]. Ici il y a rupture entre les mots « Étourdie, ivre d'empyreumes » et le pronom « m’ » auxquels ils se rapportent. En effet, la phrase poĂ©tique s'analyse ainsi :

  • le sujet du verbe principal « ont » est masculin pluriel, « ils » (les hommes),
  • le complĂ©ment d’objet indirect, du verbe principal, est le pronom « m’ » (La Pythie), fĂ©minin singulier,
  • donc, le participe passĂ© « Ă©tourdie » est dit apposĂ©, c'est-Ă -dire sĂ©parĂ© et placĂ© avant le pronom personnel « m’ ».

Une construction syntaxique normale serait : « Ils (les hommes) m’ont rendu des honneurs souterrains, (sous le) au murmure des neumes, (Ă  moi la Pythie qui suis) Ă©tourdie et ivre d'empyreumes »

▶ Chez FĂ©lix Leclerc :

« Moi, mes souliers ont beaucoup voyagé  »

— FĂ©lix Leclerc

Un pronom personnel dĂ©tachĂ© en dĂ©but de phrase, « moi ». Ce mot isolĂ© d’une phrase incomplĂšte (« moi, en ce qui me concerne
 ») n’a pas de lien direct avec les souliers, sauf Ă  prendre la partie pour le tout (synecdoque), ici « les souliers Â» pour le « moi Â». Il s’agit d’une tournure familiĂšre pour attirer l’attention sur un propos dont on sera le centre (thĂšme annonçant le prĂ©dicat) : l’équivalent de « quant Ă  moi ». Cela rappelle le leitmotiv, en langage enfantin, d’un sketch ancien de Fernand Raynaud : « Moi, mon papa, il a un vĂ©lo. »

Mais c’est la formulation « mes souliers » qui apporte surtout de l’intĂ©rĂȘt au vers du chansonnier. Au lieu d’écrire directement : « Moi, j’ai des souliers avec lesquels j’ai beaucoup voyagĂ©. », un lien est suggĂ©rĂ© entre la personne et l’objet (une hypallage[27]), mettant en Ă©vidence ces objets intimes comme faisant corps avec elle, illustrant ainsi le marcheur qui a mĂ»ri au cours du long voyage de la vie.

▶ Chez Blaise Pascal :

« Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un prĂ©cipice, quoique sa raison le convainque de sa sĂ»retĂ©, son imagination prĂ©vaudra ; »

— Blaise Pascal, PensĂ©e

« Exemple d’anacoluthe ou construction brisĂ©e. Le sujet de la phrase, comme on le voit, ne tombe directement sur aucun verbe[28]. »

▶ Chez Stendhal :

« Ah ! jeune téméraire, dit Norbert, il y a trop de voitures, et encore menées par des imprudents !
Une fois par terre, leurs tilburys vont vous passer sur le corps ;
ils n’iront pas risquer de gĂąter la bouche de leur cheval, en l’arrĂȘtant tout court. »

— Stendhal, Le Rouge et le Noir

Cet extrait, citĂ© par Henri Morier[17], est donnĂ© par lui comme une faute grossiĂšre. Pourtant, dans le contexte, le sens est conservĂ© malgrĂ© tout car il est difficile de se figurer d’entrĂ©e que ce sont les tilburys (voitures Ă  cheval) qui sont jetĂ©es « par terre ». Le sujet est simplement rappelĂ© par le « complĂ©ment de nom » suivant. Il s’agit d’un style direct familier (c’est un personnage, Norbert, qui parle Ă  Julien) sur les dangers de la circulation. C’est une sorte de mise en garde et le raccourci (une fois [que vous ĂȘtes] par terre
) qui exprime la rapiditĂ© du danger ne laisse pas le temps Ă  une interprĂ©tation diffĂ©renciĂ©e. L’incohĂ©rence syntaxique est transcendĂ©e par une « logique intuitive ».

▶ Chez Baudelaire, dans un de ses plus cĂ©lĂšbres poĂšmes, on trouve une utilisation de l'anacoluthe dont la rĂ©ussite poĂ©tique est bien reconnue par les effets de sens qu'elle produit :

« Le PoÚte est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempĂȘte et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de gĂ©ant l’empĂȘchent de marcher. »

— Baudelaire, L’Albatros, Les Fleurs du Mal.

Cette fois, le sujet est annoncĂ© par un participe passĂ© (« exilé  ») qui se rattache Ă  la fois au sujet de la principale (le PoĂšte) et au complĂ©ment d'objet direct de la principale suivante (l'empĂȘche) dont le sujet (ses ailes) apparaĂźt sous forme d’une synecdoque de son propre personnage, l’oiseau (« prince des nuĂ©es »). La correction syntaxique "normĂ©e" voudrait que ce participe passĂ©, se rapportant au sujet de la premiĂšre principale, soit aussi rapportĂ© au sujet de la seconde, et non pas Ă  son complĂ©ment d'objet ; d'autant qu'accordĂ© au masculin singulier, « exilĂ© » devrait se rapporter Ă  l'albatros (ou au poĂšte dont il est presque l'allĂ©gorie), et non au sujet fĂ©minin pluriel « ses ailes »[29].

On devrait donc avoir une construction du type : « Le PoĂšte est semblable Ă  l'albatros qui vole trĂšs bien [sous-entendu : grĂące Ă  ses grandes ailes] ; or, lorsqu'il est exilĂ© sur le sol [...] celui-ci a justement des ailes de gĂ©ant qui cette fois l'empĂȘchent de marcher »[29]. Ce qui revient Ă  remplacer une audace syntaxique Ă  l'effet poĂ©tique indĂ©niable par une phrase normĂ©e, plus "correcte" et explicite mais aussi d'une grande platitude.

Au cƓur de l'effet poĂ©tique de cette derniĂšre strophe, l'anacoluthe met l'accent volontairement sur les ailes (qui de plus interviennent par surprise en tĂȘte de ligne), et redouble la mise en valeur du thĂšme par sa place en dĂ©but de vers : ses ailes sont en effet si immenses qu'elles Ă©clipsent le personnage principal, l'albatros, au point mĂȘme de le remplacer (par la synecdoque)[29]. Ce qui rend plus cruelles et injustes les moqueries de l'Ă©quipage, qui ne comprend rien Ă  la science infinie du vol et Ă  la beautĂ© des hautes altitudes dont l'albatros est le « prince » grĂące Ă  ses ailes, devenues ridiculement longues et encombrantes quand il s'agit de marcher au sol ; de mĂȘme que les gens se rient de la maladresse sociale du poĂšte, lequel vit grĂące Ă  son gĂ©nie dans un autre monde plus altier que le leur, et auquel ils n'auront jamais accĂšs. « Cette rupture syntaxique reflĂšte donc la rupture qu’opĂšre le poĂšte avec la sociĂ©tĂ© »[5].

▶ Un autre exemple connu, est issu de l’Ɠuvre du poĂšte JosĂ©-Maria de Heredia :

« Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misÚres hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rĂȘve hĂ©roĂŻque et brutal.
[...]
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage dorĂ© ;... »

— JosĂ©-Maria de Heredia, Les conquĂ©rants

Ce sont Ă©videmment les "routiers et capitaines", et non pas l’azur, qui espĂšrent. Le sujet de « espĂ©rant » n’est rappelĂ© que par le complĂ©ment d’objet du verbe principal "leur sommeil" [sommeil d’eux qui espĂ©raient...]. La logique est maintenue dans le sens que l’azur n’a pas de sentiment ni d'intention et que le "vrai sujet" est l’élĂ©ment principal du poĂšme (ce sont donc en fait les conquĂ©rants qui espĂšrent, mais eux aussi qui Ă  l'Ă©vidence s'enchantent eux-mĂȘmes de la beautĂ© du ciel tropical et qui l'associent dans leurs rĂȘves Ă  l'Eldorado, ce « mirage dorĂ© »). Or ce sens est immĂ©diatement perceptible, c’est une sorte d'association logique entre le sens propre et le sens figurĂ© (syllepse) qui allĂšge le vers (plus allusif) sans nuire Ă  la comprĂ©hension.

L’anantapodoton

L’anantapodoton, variante d’anacoluthe, aussi appelĂ©e particula pendens, est une figure de style dans laquelle, un des termes d’une expression alternative manque dans la phrase[30].

Elle se construit principalement Ă  partir de corrĂ©lations connues : tantĂŽt... tantĂŽt..., plus... plus..., les uns... les autres
, soit... soit..., ou... ou..., d’une part
 d’autre part, etc.

C'est souvent une facilitĂ© d’écriture ou de versification qui laisse Ă  l'auditeur ou au lecteur le soin de complĂ©ter, de rĂ©tablir ou de passer outre l'alternative. Mais son effet peut parfois s'apparenter Ă  celui d'un trait d'humour, car la suppression de l'autre branche de l'alternative, laissant en suspens l'attente qu'on en a, renforce le caractĂšre affirmatif ou au contraire souligne l'aspect exagĂ©rĂ© et pĂ©remptoire Ă©ventuellement contenu dans la premiĂšre option.

▶ Exemples :

« Pour les uns, c’est un grand homme, mais ça se discute. »

« Les uns, dirait-on, ne songent jamais à la réponse silencieuse de leur lecteur. »

— Paul ValĂ©ry

La suite attendue de l’énoncĂ© ("pour les autres...", "les autres..."), qui devrait venir en symĂ©trie, est sous-entendue. Il s’agit d’opinions dont l'alternative n'est pas indispensable, la comprĂ©hension se faisant naturellement par le raisonnement.

Exemple cité par Morier[17] :

« Ainsi je cours de course debridée
Quand la fureur en moi s’est desbordĂ©e...
Elle me dure ou le cours du soleil, [une journée]
[on attendrait ici l'autre branche de l'alternative : « ou celui de... », qui finalement ne vient pas]
Quelquefois deux, quelquefois trois... »

— Ronsard, Poùmes

▶ Autres exemples qui apparentent Ă©ventuellement l'usage de cette figure Ă  un trait d'humour :

  • « D’une part, tu vas te taire. ». (On attendrait que la phrase se poursuive avec « d’autre part... »)[30]. L'usage, ici, de la figure de l'anantapodoton, par l'effet d'attente déçue qu'il provoque, renforce avec humour l'aspect pĂ©remptoire et injonctif, sans rĂ©plique, de la formule : « il n'y a pas d'autre option, tu dois te taire absolument » ou mĂȘme « tu vas te taire et puis tu vas te taire, en un mot : tais-toi ! ». Un peu comme dans cet autre trait : « pile je gagne, face tu perds » (il n'y a pas vraiment d'alternative : tu ne peux pas gagner, les "dĂ©s" sont pipĂ©s, la rĂšgle du jeu est scĂ©lĂ©rate... Mais ici il s'agit plutĂŽt d'un sophisme que d'une figure rhĂ©torique).
  • « Quelle diffĂ©rence y a-t-il entre une cigogne? ». (On attendrait que la phrase se poursuive avec « et une... »). Parfois la figure est redoublĂ©e dans les rĂ©ponses humoristiques que l'on peut donner Ă  cette fausse devinette qui frise l'humour absurde et le nonsense humour anglais :
    « — Quelle diffĂ©rence y a-t-il entre une cigogne?
    (RĂ©ponse 1) : — Aucune : elle ne sait ni voler !
    (RĂ©ponse 2) : — Et bien, il y en a une qui a deux pattes, et l'autre oui !
    (RĂ©ponse 3) : — Elle a les deux pattes pareilles, surtout la droite... »
    .
  • Autre exemple dans la mĂȘme veine :
    « — Quelle diffĂ©rence y a-t-il entre un tuyau d'arrosage et une enclume ?
    (RĂ©ponse) : — Aucune : ils sont tous les deux en caoutchouc, (sauf l'enclume)... »
    . (Ici, l'effet comique réside dans la négation brutale et absurde d'une alternative et d'une différenciation pourtant évidentes, lesquelles sont subrepticement rétablies pour finir).

OĂč le sujet est aussi complĂ©ment d'agent

« Le vieillard eut raison l’un des trois jouvenceaux
Se noya dĂšs le port, allant Ă  l’AmĂ©rique ;
L’autre, afin de monter aux grandes dignitĂ©s,
Dans les emplois de Mars servant la RĂ©publique,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés ;
Le troisiùme tomba d’un arbre
Que lui-mĂȘme il voulut enter;
Et pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter. »

— La Fontaine, Le vieillard et les trois jeunes hommes, Livre XI, 8

Les deux derniers vers de cet extrait d'une fable de La Fontaine sont habituellement citĂ©s comme exemple d’anacoluthe[31] - [30] - [22].

La logique syntaxique aurait en effet exigĂ© que le sujet pronominal de la principale, « il », ne soit pas le complĂ©ment d’agent nominatif (sujet) de la proposition subordonnĂ©e prĂ©cĂ©dente. Pourtant, cette expression n’est pas taxĂ©e de solĂ©cisme (une faute) mais d'anacoluthe (figure de style). Le sens est prĂ©servĂ© car le vieillard (sujet singulier) ne peut ĂȘtre confondu avec les trois jeunes hommes (complĂ©ment pluriel), et le nom « vieillard » prĂ©cĂšde immĂ©diatement le pronom « il » qui le reprĂ©sente dans la proposition suivante.

Le poÚte a tenté ici une expression audacieuse pour les besoins de la rime[32].

L'anacoluthe comme cohérence psychologique remplaçant la cohérence syntaxique

Dans ce type de construction, la syntaxe de la langue n'est pas respectée et c'est le contexte psychologique qui donne son sens à la phrase poétique.

Une phrase commencée, oubliée

Pour Henri Bonnard « il y a anacoluthe quand une construction commencée est oubliée et fait place à une autre »[33], exemple :

« Ô ciel ! plus j'examine, et plus je le regarde,
C'est lui. D'horreur encor tous mes sens sont saisis. »

— Jean Racine, Athalie

La correction rĂ©clamerait : « plus il me semble que c’est lui
 »[12]. C'est cette action de s'interrompre en parlant ou de cesser de parler (nommĂ©e aposiopĂšse) qui caractĂ©rise cette anacoluthe.

Si on replace les vers dans le contexte de la piÚce : Athalie est en train d'examiner Eliacin, qui est en fait Joas, son petit-fils disparu. Soudain, elle reconnait Joas (qui est sous-entendu dans le vers, car elle est trop absorbée par son examen), elle ne termine pas sa phrase et exprime un « C'est lui. ». La cohérence psychologique a remplacé la cohérence syntaxique.

Enthymémisme

Pierre Fontanier a tenté de définir une nouvelle figure : l'enthymémisme[34]. Le raisonnement du syllogisme (enthymÚme) y cÚde la place à la logique expresse d'un fort sentiment (amour, indignation, mépris, inquiétude, etc.) puis assortie d'une conclusion jaillissante (exclamation ou interrogation exclamative). Cette figure accompagne la plupart des exemples d'anacoluthe de cette catégorie. Mais il semble que sa définition, si elle est intéressante et détermine bien ce procédé, n'ait pas été reprise.

L'exemple suivant montre une liaison abrupte de deux groupes syntaxiques (asyndÚte) et le vers est construit sur une double ellipse, une sur chaque hémistiche.

« Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidÚle ? »

— Racine, Andromaque.

En effet « « Inconstant » et « FidĂšle » renvoient tous les deux Ă  » t’ » et pas Ă  « je » »[31].

« [Puisque] je t'aimais [quand tu étais] inconstant, [imagine combien] je t'aurais aimé [si tu avais été] fidÚle ! »

Les deux procédés, assortis d'un « enthymémisme », s'unissent pour créer un raccourci saisissant de la passion exaltée d'Hermione. Cependant, il n'y a pas offense à la syntaxe et le sens est conservé.

« Captive, toujours triste, importune Ă  moi-mĂȘme,
Pouvez-vous souhaiter qu'Andromaque vous aime ? »

— Racine, Andromaque

Là encore : interrogation brusque du second vers. On trouve aussi une sorte d'anastrophe dans le premier vers mais avec une apposition qui se rattache au sujet d'une subordonnée trÚs lointaine. Racine aurait pu inverser facilement les deux vers. Pourtant, il aurait manqué un trait psychologique.

Une Ă©nallage accentue l'expression. Le premier segment est Ă  la premiĂšre personne et, dans le vers suivant, le sujet qui s'y rattache est Ă  la troisiĂšme personne. Lors de son entretien avec Pyrrhus, Andromaque s'Ă©panche d'abord, puis se voyant trop intimiste (« Ă  moi-mĂȘme ») devant le vainqueur qui la retient prisonniĂšre, elle coupe court avec une interrogation « enthymĂ©mique » afin de reprendre son personnage officiel : Andromaque, princesse otage de guerre, veuve du hĂ©ros Hector.

« Vous voulez que ce Dieu vous comble de bienfaits,
Et ne l'aimer jamais ? »

— Racine, Athalie

Un mouvement d'indignation encore illustrĂ© par un enthymĂ©misme, oĂč l'on note aussi un report expressif de l'adverbe « jamais » en fin de phrase. De ce fait, la rupture syntaxique passe bien. Ce procĂ©dĂ© est surtout employĂ© en poĂ©sie oĂč la concision est souvent recherchĂ©e. Le mĂ©lange d'une conjonctive et d'une infinitive est gĂ©nĂ©ralement proscrit, surtout en prose, Ă  cause d'une dissymĂ©trie souvent inĂ©lĂ©gante, quoiqu'il soit dĂ©sormais acceptĂ© dans la langue familiĂšre.

AposiopĂšse

Cette figure de style consiste à suspendre le sens d'une phrase en laissant au lecteur le soin de la compléter.

« La douceur de sa voix, son enfance, sa grùce,
Font insensiblement à mon inimitié
SuccĂ©der
 Je serais sensible Ă  la pitiĂ© ? »

— Racine, Athalie

Cette fois, il s'agit comme d'un monologue intérieur et la ponctuation indique clairement que le propos n'est pas continué (aposiopÚse) à cause d'un sentiment soudain qui envahit le personnage et que ce dernier va exprimer avec davantage d'émotion par un enthymémisme.

Usages dans la culture contemporaine

Culture populaire

« Anacoluthe » est un des jurons favoris du capitaine Haddock.

Presse

Dans le journal Le Monde, un lecteur s'est plaint de « cet envahissement d’anacoluthes dont est actuellement victime la presse Ă©crite francophone... » dont il cite l'exemple d'un article paru en intitulĂ© « Celui par qui le VIH arriva
 » : « SoupçonnĂ© d’ĂȘtre un prostituĂ©, la mort de cet adolescent fait Ă©merger Ă  nouveau des fantasmes autour du lien entre la maladie inconnue et la dĂ©pravation sexuelle »[35].

En 2015, Mediapart considĂšre que « si l’anacoluthe a de beaux jours devant elle, c’est parce que le discours dominant devient Ă  la fois de plus en plus pauvre et de plus en plus normatif et autoritaire. Mais ce n’est plus le message qui est autoritaire, c’est le medium. »[36].

Notes et références

  1. DĂ©finition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales
  2. [PDF] Jean-Louis Dufays, « L'anacoluthe, ou le casse tĂȘte de l'Ă©valuation », Enjeux, no 15,‎ , p. 125-134 (lire en ligne, consultĂ© le )
  3. On pourra consulter avec profit, pour l'origine et les sens qu'on donnait au mot "acolyt(h)e" au XVIIIe siÚcle, ce qu'en disait l'Encyclopédie de Diderot, numérisée ici : Edme-François Mallet (pour cet article), « ACOLYTHE », sur encyclopédie.eu (Encyclopédie de Diderot), (consulté le ).
  4. (grc + fr) « αÎșÏŒÎ»ÎżÏ…ÎžÎżÏ‚ », sur Glosbe.com, dictionnaire grec-français (consultĂ© le ).
  5. Adrian, « Anacoluthe : définition simple et exemples [Figure de style] », sur La culture générale.com, (consulté le ).
  6. selon la graphie du dictionnaire Gaffiot, Ă  consulter en fac-simile ici : FĂ©lix Gaffiot, « ǎnǎcƏlĆ«thǒn→ǎnǎctƏrǐum », sur Lexilogos.com, (consultĂ© le ), page 121.
  7. Catherine Dalimier, Apollonios Dyscole-Traité des conjonctions, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, , 491 p. (ISBN 2-7116-1472-7, lire en ligne) page 314
  8. Chantal Content. Erreur de syntaxe : l’anacoluthe, Bescherelle, 20/08/2018
  9. Anacoluthe : infinitifs et participes. Le systĂšme de justice du Canada, 7/01/2015
  10. Louis Aragon, Les Yeux d'Elsa, Paris, Seghers, coll. « Poésie d'abord », 2012 (réédition), 168 p. (ISBN 978-2-232-12355-9 et 2232123553, lire en ligne), premiÚre page de la Préface.
  11. Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1821-1830,1977,1996,2009, 505 p. (ISBN 978-2-08-122310-3)
  12. BenoĂźt Melançon. Anacoluthe toi-mĂȘme ! L’Oreille tendue, 22/03/2012
  13. Axelle Beth, Elsa Marpeau. Figures de style. Librio. E.J.L., 2005, 96 p., pages 65-66 (ISBN 978-22903-4809-3)
  14. Serge Koster, Racine : une passion française, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », , 200 p. (lire en ligne)
  15. Jean de La Fontaine, « Le Cheval et le Loup », sur La Fontaine Chùteau-Thierry.net, (consulté le ), vers 1 à 4.
  16. Georges MoliniĂ© et MichĂšle Aquien, Dictionnaire de rhĂ©torique et de poĂ©tique, Paris, LGF-Livre de Poche, coll. « EncyclopĂ©dies d’aujourd’hui », , 757 p. (ISBN 978-2-253-13017-8)
  17. Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Grands Dictionnaires », 1989,1998, 1360 p. (ISBN 978-2-13-049310-5)
  18. Mauro Candiloro, La poésie de Paolo Volponi comme forme complexe de relation. Linguistique., Lyon, Université de Lyon, , 429 p.
  19. Pierre Richelet. Dictionnaire de la langue française, ancienne et moderne. Tome III. FrÚres Duplain, Lyon, 1759, 907 p., page 605
  20. Écriture : Gare au sujet ! Mon BestSeller.com, 12/07/2017
  21. Fawzi Demmane. Le bon usage. Les solécismes 3/11/2011
  22. Luc Fayard. Les figures de style
  23. On trouve cette pensĂ©e sous sa forme complĂšte dans l'Ă©dition de 1871 numĂ©risĂ©e dans Wikisources : Blaise Pascal, ƒuvres complĂštes, tome I : PensĂ©es, Hachette, (lire en ligne), Article VI, pp. 273 Ă  284, pensĂ©e n° 46, p. 281, et dont le fac-similĂ© se trouve ici : « ƒuvres complĂštes de Blaise Pascal, page 281 », sur Wikisources (consultĂ© le ), pensĂ©e n° 46.
  24. L'exemple a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© comme une phrase complĂšte. Pascal a multipliĂ© des notes Ă©parses, non destinĂ©es Ă  ĂȘtre publiĂ©es en l'Ă©tat. Les Ă©diteurs ont donc chacun livrĂ© les PensĂ©es avec la ponctuation qu'ils jugeaient la plus adaptĂ©e. Ainsi, l'Ă©dition de la PlĂ©iade (1976) prĂ©sente le segment initial de la phrase comme un intitulĂ© : « Le nez de ClĂ©opĂątre : » Reprendre cette ponctuation (probablement arbitraire) aurait ici Ă©cartĂ© toute discussion.
  25. Ni-Lu-Hoa Nguyen., Les figures de style, Paris, Éditions Belin, 1992 in Ni-Lu-Hoa Narration graphique : l'ellipse comme figure et signe peircĂ©en dans la bande dessinĂ©e, MontrĂ©al, ThĂšse UniversitĂ© de MontrĂ©al, , 348 p. (lire en ligne) page 27
  26. Jean-Jacques Robrieux, Rhétorique et argumentation, Paris, Armand Colin, , 267 p. (ISBN 978-2-200-60301-4, lire en ligne)
  27. Cette hypallage, figure sur le sens des mots, est imbriquée dans cette anacoluthe, figure sur la construction des phases
  28. Léon FeugÚre. Morceaux choisis des classiques français. Classe de rhétorique. 1867
  29. Sandrine Campese, « Projet Voltaire : parlez avec style avec... l'anacoluthe », sur assistante plus.fr, (consulté le ), § 2.
  30. La culture gĂ©nĂ©rale. Anacoluthe et l’anantapodoton
  31. Études littĂ©raires-Anacoluthe
  32. Certains y verront un clin d’Ɠil du fabuliste, un archaĂŻsme latin (le latin excluant justement le sujet et le complĂ©ment de la proposition subordonnante). On trouve d’ailleurs dans le vers un latinisme authentique (d’ailleurs rĂ©pĂ©tĂ© au cours de la fable): « il grava » pour « il fit graver »
  33. Henri Bonnard. Anacoluthe. Grand Larousse de la langue française, 1971, p.162-162. in Josiane Boutet et Pierre Fiala. Les télescopages; Persée, 1986 Lire en ligne
  34. Bernard SÚve. Le roman comme enthymÚme; Persée, 1982, p.102-115
  35. L’attaque-de-l’anacoluthe-gĂ©ante. Le Monde, 26/07/2012
  36. Bernard Gensane. Aux abris : les anacoluthes sont parmi nous ! MĂ©diapart, 27/08/2015

Annexes

  • Pierre Pellegrin (dir.) et Myriam Hecquet-Devienne, Aristote : ƒuvres complĂštes, Éditions Flammarion, , 2923 p. (ISBN 978-2081273160), « RĂ©futations sophistiques », p. 457. Ouvrage utilisĂ© pour la rĂ©daction de l'article
  • Quintilien (trad. Jean Cousin), De l'Institution oratoire, t. I, Paris, Les Belles Lettres, coll. « BudĂ© SĂ©rie Latine », , 392 p. (ISBN 2-2510-1202-8).
  • Antoine Fouquelin, La RhĂ©torique françoise, Paris, A. Wechel, (ASIN B001C9C7IQ).
  • CĂ©sar Chesneau Dumarsais, Des tropes ou Des diffĂ©rents sens dans lesquels on peut prendre un mĂȘme mot dans une mĂȘme langue, Impr. de Delalain, (rĂ©impr. Nouvelle Ă©dition augmentĂ©e de la Construction oratoire, par l’abbĂ© Batteux.), 362 p. (ASIN B001CAQJ52, lire en ligne)
  • Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, (ISBN 2-0808-1015-4, lire en ligne).
  • Patrick Bacry, Les Figures de style et autres procĂ©dĂ©s stylistiques, Paris, Belin, coll. « Collection Sujets », , 335 p. (ISBN 2-7011-1393-8).
  • Bernard Dupriez, Gradus, les procĂ©dĂ©s littĂ©raires, Paris, 10/18, coll. « Domaine français », , 540 p. (ISBN 2-2640-3709-1).
  • Catherine Fromilhague, Les Figures de style, Paris, Armand Colin, coll. « 128 Lettres », 2010 (1re Ă©d. nathan, 1995), 128 p. (ISBN 978-2-2003-5236-3).
  • Georges MoliniĂ© et MichĂšle Aquien, Dictionnaire de rhĂ©torique et de poĂ©tique, Paris, LGF - Livre de Poche, coll. « EncyclopĂ©dies d’aujourd’hui », , 350 p. (ISBN 2-2531-3017-6).
  • Michel Pougeoise, Dictionnaire de rhĂ©torique, Paris, Armand Colin, , 228 p., 16 cm × 24 cm (ISBN 978-2-2002-5239-7).
  • Olivier Reboul, Introduction Ă  la rhĂ©torique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Premier cycle », , 256 p., 15 cm × 22 cm (ISBN 2-1304-3917-9).
  • Hendrik Van Gorp, Dirk Delabastita, Georges Legros, Rainier Grutman et al., Dictionnaire des termes littĂ©raires, Paris, HonorĂ© Champion, , 533 p. (ISBN 978-2-7453-1325-6).
  • Groupe ”, RhĂ©torique gĂ©nĂ©rale, Paris, Larousse, coll. « Langue et langage », .
  • Nicole Ricalens-Pourchot, Dictionnaire des figures de style, Paris, Armand Colin, , 218 p. (ISBN 2-200-26457-7).
  • Michel Jarrety (dir.), Lexique des termes littĂ©raires, Paris, Le Livre de poche, , 475 p. (ISBN 978-2-253-06745-0).
  • (fr) MichĂšle Aquien, Dictionnaire de poĂ©tique, LGF,

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