Anacoluthe
Une anacoluthe (ou anacoluthon) est une rupture dans la construction syntaxique d'une phrase[1]. Il peut s'agir soit d'une maladresse involontaire de style, soit d'une figure de style utilisée délibérément pour prendre des libertés avec la logique et la syntaxe afin de sortir des constructions habituelles du discours écrit ou parlé. Toute anacoluthe, volontaire ou non, produit une perturbation de la compréhension immédiate.
En tant que faute de construction de la phrase, l'anacoluthe se caractérise par une rupture logique dans le propos, une ambiguïté involontaire sans bénéfice stylistique.
En tant qu'audace de style, l'anacoluthe peut se justifier par une formulation inattendue mais puissante. Ce procédé est alors surtout l'apanage de la poésie ou d'un ouvrage à prétention poétique s'autorisant des licences, c'est-à -dire des libertés dans la maniÚre d'écrire ou de versifier.
Si l'on se réfÚre aux anciens ouvrages d'érudition rhétorique, la conception de l'anacoluthe a été loin de faire l'unanimité au cours du temps. Certains exemples font référence à des termes de figure admis par les uns ou omis par les autres[2].
Ătymologie
Le mot anacoluthe, substantif fĂ©minin en français, vient directement du grec ancien áŒÎœÎ±ÎșÎżÎ»ÎżÏ ÎžÎŻÎ± / anakolouthĂa, formĂ© du prĂ©fixe privatif áŒ(Îœ)- / a(n)- et du nom áŒÎșÎżÎ»ÎżÏ ÎžÎŻÎ± / akolouthĂa (« suite, cortĂšge »), lui-mĂȘme dĂ©rivĂ© de l'adjectif áŒÎșÏÎ»ÎżÏ ÎžÎżÏ / akĂłlouthos : « qui suit », donc suivant et suiveur, voisin, adjoint, postĂ©rieur ; lequel est parfois substantivĂ© et peut donner alors : compagnon, assistant, servant (de messe), successeur, et bien sĂ»r acolyte[3], dont il est l'origine directe[4]. Anacoluthe signifie donc littĂ©ralement « qui ne suit pas »[5]. Toutefois, le terme grec Ă©quivalent, passĂ© au latin sous cette forme : ÇnÇcĆlĆ«thÇn[6] est lui-mĂȘme du genre neutre.
Anatole Bailly le trouve chez le rhĂ©teur Denys d'Halicarnasse (Ier siĂšcle av. J.-C.) avec le sens : « inconsĂ©quent, sans suite dans le raisonnement » ; chez le grammairien Apollonios Dyscole (IIe siĂšcle) avec le sens de « forme irrĂ©guliĂšre » ; enfin chez DiogĂšne LaĂ«rce (IIIe siĂšcle) comme terme signifiant « n'est pas en sĂ©quence logique », sous la forme nominative áŒÎœÎ±ÎșÏÎ»ÎżÏ ÎžÎżÎœ / anakĂłlouthon que nous lui connaissons[7]. Ce terme devrait grammaticalement ĂȘtre masculin ; mais le fĂ©minin lui a Ă©tĂ© attribuĂ©, sans doute par contamination par les autres figures de style dont les noms sont majoritairement au fĂ©minin.
Usages dans l'Ă©crit
Présentation
L'anacoluthe Ă©tait tout d'abord â par le passĂ© et encore souvent aujourd'hui â analysĂ©e comme une faute de raisonnement ou une erreur de grammaire[8]. Son emploi comme figure de style est de ce fait dĂ©licat, la langue française Ă©tant assez pointilleuse quant « au non-respect de l'ordre syntaxique normal »[9], si bien que se trouve parfois trĂšs tĂ©nue la frontiĂšre entre l'erreur de syntaxe involontaire, l'emploi volontaire mais maladroit de la rupture syntaxique et, enfin, le choix dĂ©libĂ©rĂ© de lâanacoluthe comme figure de style pour un effet de sens communicable et une expressivitĂ© poĂ©tique accentuĂ©e, s'affranchissant victorieusement des rĂšgles communes ; peut-ĂȘtre pour les renouveler ; et en tout cas sĂ»rement pour « [...] transforme[r] en beautĂ© les faiblesses » par « l'alchimie poĂ©tique », selon le vĆu d'Aragon dans sa prĂ©face Ă son recueil Les Yeux d'Elsa[10].
Mais l'anacoluthe n'a été répertoriée qu'au XVIIe siÚcle[2], non comme erreur mais comme figure de style, et sera donc exposée dans ce sens, à partir de citations, pour en éclairer la signification et en expliquer le style.
L'anacoluthe
Déjà au début du XIXe siÚcle le grammairien Pierre Fontanier considérait que l'anacoluthe « n'avait plus cours »[11], en ce sens qu'elle n'était déjà plus considérée comme une faute. Elle consistait en une ellipse du « corrélatif d'un mot exprimé », c'est-à -dire une omission d'un élément nécessaire à la compréhension du texte, afin de produire un effet de raccourci. Exemple, l'anacoluthe du distique suivant :
« Ma foi, sur l'avenir bien fou qui se fiera :
Tel qui rit vendredi dimanche pleurera [tel celui qui ritâŠ]. »
â Jean Racine, Les Plaideurs
La disparition de lâĂ©lĂ©ment corrĂ©latif, celui, qui vient simplifier la syntaxe sans ternir le sens de la phrase, ne constitue plus une singularitĂ© : cette ellipse a Ă©tĂ© depuis longtemps assimilĂ©e par la langue moderne et n'est pas Ă considĂ©rer comme une rupture de construction.
Mais ces effets de "jeux avec la langue" revĂȘtent des formes diffĂ©rentes, parfois proches, parfois Ă©loignĂ©es de l'anacoluthe selon la figure de style Ă laquelle on a affaire. C'est ce qui est examinĂ© ci-aprĂšs.
Le zeugma
Cette figure, proche de l'anacoluthe, est une rupture syntaxique, mais d'une façon beaucoup moins radicale[12].
ⶠC'est le cas avec les constructions oĂč le verbe s'applique Ă la fois Ă un groupe nominal complĂ©ment d'objet et Ă une proposition subordonnĂ©e :
« Ah ! savez-vous le crime et qui vous a trahie ? »
â Racine, IphigĂ©nie
« Lâusage courant voudrait que l'on rĂ©pĂšte "savez-vous". En effet, l'association d'un nom (le crime) et d'une proposition relative (qui vous a trahie) sans la rĂ©pĂ©tition du verbe n'est pas autorisĂ©e dans la structure classique »[13]. Cet exemple montre bien d'ailleurs la proximitĂ© du zeugma avec l'anacoluthe, car il peut aussi s'analyser comme une ellipse de l'Ă©lĂ©ment corrĂ©latif : « Savez-vous le crime et [celui] qui vous a trahie ? ». Par cette entorse, bien sĂ»r volontaire, Racine attire l'attention du spectateur sur la trahison et sur l'Ă©motion accompagnant cette rĂ©vĂ©lation et cette interrogation, les sentiments apportant ainsi leur dĂ©sordre jusque dans la syntaxe.
ⶠC'est aussi le cas avec les constructions oĂč le verbe s'applique Ă une proposition infinitive et Ă une proposition conjonctive :
« Elle lui a demandé de faire ses valises et qu'il parte immédiatement »
Ces constructions ne heurtent plus vraiment, sinon dans la langue chùtiée, et sont presque passées dans la langue courante.
Lâinversion
Dans sa forme stylistique, elle est surtout rencontrĂ©e en poĂ©sie versifiĂ©e classique oĂč l'usage s'en est Ă©tabli depuis l'origine, soit pour sa commoditĂ© de prosodie ou de rythmique, soit pour mettre en valeur un membre de phrase. La figure est principalement limitĂ©e aux inversions grammaticales « sujet-verbe », « sujet-complĂ©ments » et « verbe-complĂ©ments ».
ⶠExemple avec compléments de nom :
« Que les temps sont changés ! SitÎt que de ce jour
La trompette sacrée annonçait le retour,
Du temple, orné partout de festons magnifiques,
Le peuple saint en foule inondait les portiques ;... »
â Jean Racine, Athalie, Acte I, scĂšne I (rĂ©plique de Abner Ă Joad)
- Deux inversions de mots signifiant "le retour de ce jour" et "les portiques du temple" mettent en relief le jour et le temple au cours de cette fĂȘte religieuse.
- La seconde inversion est la conséquence de celle des 3e et 4e vers « Le peuple saint en foule inondait les portiques / Du temple, orné... »
L'écrivain Serge Koster souligne l'expressivité renforcée que provoquent ces inversions en affirmant :
« Lâhyperbate, ou renversement, inversion [ NDLR : attention, quoique proches et se recoupant, l'inversion et l'hyperbate sont nĂ©anmoins des figures distinctes ] : les classiques ont une prĂ©dilection pour cette figure qui, changeant le cours banal de lâordre grammatical, accorde les exigences mĂ©triques et le suspens du sens. Voici lâofficier Abner dans Athalie, (I, 1) : il annonce au grand prĂȘtre Joad sa participation Ă la cĂ©rĂ©monie oĂč lâon cĂ©lĂšbre la loi donnĂ©e sur le mont SinaĂŻ. Pas un vers oĂč lâinversion des complĂ©ments ne mobilise des pouvoirs qui forcent lâattention de lâauditeur[14]. »
ⶠExemple avec l'inversion verbe-sujet :
« Il viendra quand viendront les derniÚres ténÚbres. »
â Victor Hugo
- La métrique du vers, redoublée par l'inversion finale, met l'accent sur le dernier mot, et souligne l'atmosphÚre tragique, sombre et funeste de ces ténÚbres ultimes.
ⶠExemple avec l'inversion verbe-complément, qui ici est un artifice pour permettre la rime " rajeunie / vie " :
« Un certain loup, dans la saison
Que les tiĂšdes ZĂ©phyrs ont lâherbe rajeunie,
Et que les animaux quittent tous la maison,
Pour sâen aller chercher leur vie, [...] »[15]
â Jean de La Fontaine, Le Cheval et le Loup. Livre V, fable 8
La tmĂšse
La tmĂšse, du grec ÏÎŒáżÏÎčÏ : tmĂȘsis (« coupure »), est une figure de construction appelĂ©e Ă©galement « disjonction morphologique » qui consiste Ă sĂ©parer deux Ă©lĂ©ments de phrase habituellement liĂ©s en y intercalant un ou plusieurs autres mots.
Citons deux types de disjonctions :
- disjonction syntaxique :
« Les hommes parlent de maniĂšre, sur ce qui les regarde, qu'ils n'avouent d'eux-mĂȘmes que de petits dĂ©fauts. »
â La BruyĂšre, Les CaractĂšres
« Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para... »
â MallarmĂ©, Prose pour des Esseintes
- disjonction sémantique :
« Et ils mangÚrent des pommes bien vieilles de terre (cité par Georges Molinié)[16]. »
- Quand la tmÚse s'applique à un mot composé ou à une locution, par exemple, l'effet est aléatoire ou prétend à l'humour. Le procédé est bien représenté dans la poésie hermétique.
« Tambour et gifles battantes »
â Marcel Cressot, Le style et ses techniques
- L'exemple cité, que le rhétoricien Henri Morier appelle un attelage, consiste « à compléter l'un des termes d'une locution par un seconde terme qui en rompt le caractÚre stéréotypé et renouvelle l'expression », ici « tambour battant »[17].
Mais si certaines de ces phrases ont un but humoristique, elles risquent la lourdeur.
Il faut cependant signaler l'importance de la tmĂšse dans la poĂ©sie italienne. Selon le linguiste Mauro Candiloro, « dans la tradition poĂ©tique italienne, la tmĂšse est Ă©troitement liĂ©e Ă la rime, en ce sens que les mots sont tronquĂ©s pour garantir la rime. Câest pourquoi on classe la « rime en tmĂšse » parmi les « rimes techniques » de la poĂ©sie italienne[18]. »
Le solécisme
Un solécisme est une « faute dans les déclinaisons, dans les conjugaisons ou dans les constructions. »[19].
- Exemple connu (et fréquemment usité) de faute syntaxique dans une correspondance : le sujet sous-entendu de la proposition circonstancielle et celui de la proposition principale sont différents.
« Dans l'attente de votre réponse, veuillez agréer, Monsieur⊠»
- Au lieu de :
« Dans l'attente de votre réponse, je vous prie d'agréer, Monsieur⊠»
- Assez courante, cette faute engendre souvent des imprécisions ou des maladresses. Par exemple :
« Bien connus des services de gendarmerie, les gendarmes ont perquisitionné au domicile de trois jeunes Avranchais »
â La Gazette de la Manche du , dans Le Canard EnchaĂźnĂ© du
- On peut également commettre un solécisme (erreur logique) en subordonnant un complément circonstanciel au mauvais groupe de mots.
« En raison d'un bagage oublié, l'incident est terminé mais le trafic reste perturbé sur l'ensemble de la ligne. »
- Pour démontrer les dangers du solécisme, on peut citer par exemple celui, assez malencontreux, de l'écrivain Robert Sabatier :
« Bien rincé, la mémé mettait le beurre dans la baratte. »
â Les allumettes suĂ©doises, Robert Sabatier
- Ici, le fait que beurre est masculin, alors que mĂ©mĂ© est fĂ©minin, Ă©vite une mauvaise interprĂ©tation. Le lecteur rĂ©tablit de lui-mĂȘme le sens de la phrase en considĂ©rant "beurre" comme sujet de la phrase[20].
- On imagine lâambiguĂŻtĂ© si l'on remplaçait "la mĂ©mĂ©" par "le pĂ©pĂ©".
- On peut rattacher Ă cette faute la construction dĂ©licate avec la locution « sâĂȘtre vu » + lâinfinitif, oĂč la tentation est forte de placer par concision le pronom rĂ©flĂ©chi « s' » comme complĂ©ment du verbe Ă lâinfinitif, alors qu'il n'est que son sujet. GĂ©nĂ©ralement, le contexte sauve le sens.
« Il sâest vu dĂ©cerner le premier prix. »
- Au lieu de :
« Il s'est vu recevoir le premier prix. »
- Normalement, dans le premier cas, on devrait traduire quâil sâest vu lui-mĂȘme en train de dĂ©cerner un prix. Mais il est sĂ»r que le sens voulu Ă©tait quâil a vu un prix qui lui a Ă©tĂ© dĂ©cernĂ©. « Se voir » correspond Ă une « vision de soi faisant une action » et non la « vision dâun fait qui se rĂ©alise pour soi ».
- On peut y ajouter les phrases construites de façon trop raccourcie et qui en deviennent ambiguës :
« Elle est vivement Ă©prise du jeune homme [musicien] et lâappelle pour lui donner des leçons. »
â Revue de Paris, (1835)
- Comme souvent, le contexte permet de deviner qui donne les leçons. Mais selon une rĂšgle fondamentale du français, ce devrait ĂȘtre le sujet principal.
- La phrase non ambiguĂ« aurait dĂ» ĂȘtre :
« Elle est vivement Ă©prise du jeune homme [musicien] et lâappelle pour qu'il lui donne des leçons. »
- Si les deux sujets sont de mĂȘme sexe, lâambiguĂŻtĂ© ne peut ĂȘtre levĂ©e qu'en disant :
« Il est vivement Ă©pris du jeune homme [musicien] et lâappelle pour que ce dernier lui donne des leçons. »
- Il y a aussi des ellipses et des raccourcis familiers :
« C'était un de ces jeux qu'on prenait plaisir avec. »
« Ma gonzesse, celle que j'suis avec. »
â Renaud, Ma gonzesse, 1979
- L'anglais utilise volontiers ce type de construction : It was one of these games we had fun with. My chick, the one I'm with.
- Néanmoins, fait rarissime, on trouve une tournure adverbiale - que l'on peut toutefois considérer comme une inversion - chez La Fontaine :
« Il avait dans la terre une somme enfouie
Son cĆur avec, n'ayant d'autre dĂ©duit
Que d'y ruminer jour et nuit. »
â Jean de La Fontaine, L'Avare qui a perdu son trĂ©sor. Livre IV, 20)
Le barbarisme
Le barbarisme est briÚvement évoqué ici dans le but de le différencier du solécisme précédemment décrit.
Un barbarisme est une faute de langue qui enfreint les rÚgles de la morphologie (la forme employée n'existe pas), non celles de la syntaxe (c'est alors un solécisme : la forme existe mais est utilisée d'une maniÚre grammaticalement incorrecte). Il consiste à importer dans une langue donnée des formes qui sont usuelles dans une langue étrangÚre ou d'utiliser un mot de façon incorrecte ou encore d'utiliser un mot inexistant[21].
Exemples :
- recouvrir la vue pour recouvrer la vue : "recouvrir" mot existant mais mal utilisé ;
- abrévier pour abréger : "abrévier" mot inexistant ou inventé.
Lâanastrophe
Cette figure de mots, « variante dâhyperbate mais qui inverse lâordre habituel des mots »[22], impose un changement de l'ordre habituel des termes ou des segments de la phrase; elle est principalement utilisĂ©e en poĂ©sie. Elle ne doit pas changer le sens des mots. GĂ©nĂ©ralement, un sujet, une apposition (procĂ©dĂ© qui permet de qualifier un nom par un mot ou un groupe de mots sans lien ni verbe) ou un complĂ©ment d'objet ou une subordonnĂ©e sont anticipĂ©s, c'est-Ă -dire Ă©noncĂ©s bien avant la fin de la phrase, le verbe ou les termes subordonnĂ©s concernĂ©s.
« Qui voudra connaßtre à plein la vanité de l'homme n'a qu'à considérer les causes et les effets de l'amour. [...]
Le nez de Cléopùtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. »[23].
â Blaise Pascal, PensĂ©es
On discerne classiquement une bizarrerie dans cette pensée attribuée à Pascal. Mais malgré l'anticipation du sujet qui précÚde immédiatement la proposition, la connexion par le pronom de rappel, « il », se fait naturellement et le sens n'est pas compromis. Tout au contraire, cette « antéposition » apporte une suspension qui retient l'attention et met l'esprit en attente.
Ce procĂ©dĂ© est courant dans la langue parlĂ©e : « Tu ne sais pas la derniĂšre avec Henri⊠son professeur de maths lui a demandé⊠». Ainsi, on peut transcrire : « Le nez de ClĂ©opĂątre⊠[â Oui, qu'a-t-il ? â] S'il eĂ»t Ă©tĂ© plus court⊠»[24].
Notons cependant que cette citation est classiquement analysée de plusieurs maniÚres :
- soit comme une anacoluthe du fait du changement de sujet grammatical : "Le nez" remplacé par "la face du monde" ;
- soit comme une anastrophe du fait de l'inversion de lâordre habituel des mots : dĂ©placement du sujet "Le nez de ClĂ©opĂątre" en tĂȘte de phrase ;
- soit comme une prolepse du fait de l'anticipation de mots positionnés avant leur place normale dans la phrase : "Le nez de Cléopùtre".
Précisons cependant que, selon Patrick Bacry, « l'anacoluthe est si proche de la prolepse que la différence entre les deux figures est « fort ténue »[25].
« Ătroits sont les vaisseaux, Ă©troite notre couche.
Immense lâĂ©tendue des eaux, plus vaste notre empire
Aux chambres closes du désir. »
â Saint-John Perse, Amers, « Strophe »
Ici les mots « Ătroits / Ă©troite / Immense / vaste » sont inhabituellement positionnĂ©s avant les noms qu'ils qualifient respectivement.
« Toutes les dignités que tu m'as demandées,
Je te les ai sur l'heure et sans peine accordées. »
â Pierre Corneille, Cinna
Dans l'exemple ci-dessus, le complément en « antéposition » se rapporte cette fois au complément d'objet direct du verbe de la principale et met naturellement « en avant » les faveurs multiples accordées (= « tu te rappelles tout ce que tu m'as demandé⊠eh bien, je t'ai tout accordé »).
Ce procédé est bien connu des linguistes : il s'agit de la thématisation, qui, en français, est caractéristique de la langue parlée (ou d'un dialogue théùtral) et bien souvent considérée comme une maladresse lorsqu'on la trouve dans le langage écrit (sauf s'il s'agit d'un dialogue).
L'anacoluthe comme connexion logique remplaçant la cohérence syntaxique
Dans ce type de construction, la syntaxe de la langue n'est pas respectĂ©e et il est donc demandĂ© au lecteur d'Ă©tablir lui-mĂȘme les liens entre les diffĂ©rentes parties de la phrase en s'appuyant sur le contexte.
ⶠChez Paul Valéry :
« Ătourdie, ivre d'empyreumes,
Ils mâont, au murmure des neumes,
Rendu des honneurs souterrains. »
â Paul ValĂ©ry, La Pythie
C'est ce que le rhĂ©toricien Jean-Jacques Robrieux appelle « Une anacoluthe archaĂŻsante, car rappelant la syntaxe latine »[26]. Ici il y a rupture entre les mots « Ătourdie, ivre d'empyreumes » et le pronom « mâ » auxquels ils se rapportent. En effet, la phrase poĂ©tique s'analyse ainsi :
- le sujet du verbe principal « ont » est masculin pluriel, « ils » (les hommes),
- le complĂ©ment dâobjet indirect, du verbe principal, est le pronom « mâ » (La Pythie), fĂ©minin singulier,
- donc, le participe passĂ© « Ă©tourdie » est dit apposĂ©, c'est-Ă -dire sĂ©parĂ© et placĂ© avant le pronom personnel « mâ ».
Une construction syntaxique normale serait : « Ils (les hommes) mâont rendu des honneurs souterrains, (sous le) au murmure des neumes, (Ă moi la Pythie qui suis) Ă©tourdie et ivre d'empyreumes »
ⶠChez Félix Leclerc :
« Moi, mes souliers ont beaucoup voyagé⊠»
â FĂ©lix Leclerc
Un pronom personnel dĂ©tachĂ© en dĂ©but de phrase, « moi ». Ce mot isolĂ© dâune phrase incomplĂšte (« moi, en ce qui me concerne⊠») nâa pas de lien direct avec les souliers, sauf Ă prendre la partie pour le tout (synecdoque), ici « les souliers » pour le « moi ». Il sâagit dâune tournure familiĂšre pour attirer lâattention sur un propos dont on sera le centre (thĂšme annonçant le prĂ©dicat) : lâĂ©quivalent de « quant Ă moi ». Cela rappelle le leitmotiv, en langage enfantin, dâun sketch ancien de Fernand Raynaud : « Moi, mon papa, il a un vĂ©lo. »
Mais câest la formulation « mes souliers » qui apporte surtout de lâintĂ©rĂȘt au vers du chansonnier. Au lieu dâĂ©crire directement : « Moi, jâai des souliers avec lesquels jâai beaucoup voyagĂ©. », un lien est suggĂ©rĂ© entre la personne et lâobjet (une hypallage[27]), mettant en Ă©vidence ces objets intimes comme faisant corps avec elle, illustrant ainsi le marcheur qui a mĂ»ri au cours du long voyage de la vie.
ⶠChez Blaise Pascal :
« Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large quâil ne faut, sâil y a au-dessous un prĂ©cipice, quoique sa raison le convainque de sa sĂ»retĂ©, son imagination prĂ©vaudra ; »
â Blaise Pascal, PensĂ©e
« Exemple dâanacoluthe ou construction brisĂ©e. Le sujet de la phrase, comme on le voit, ne tombe directement sur aucun verbe[28]. »
ⶠChez Stendhal :
« Ah ! jeune téméraire, dit Norbert, il y a trop de voitures, et encore menées par des imprudents !
Une fois par terre, leurs tilburys vont vous passer sur le corps ;
ils nâiront pas risquer de gĂąter la bouche de leur cheval, en lâarrĂȘtant tout court. »
â Stendhal, Le Rouge et le Noir
Cet extrait, citĂ© par Henri Morier[17], est donnĂ© par lui comme une faute grossiĂšre. Pourtant, dans le contexte, le sens est conservĂ© malgrĂ© tout car il est difficile de se figurer dâentrĂ©e que ce sont les tilburys (voitures Ă cheval) qui sont jetĂ©es « par terre ». Le sujet est simplement rappelĂ© par le « complĂ©ment de nom » suivant. Il sâagit dâun style direct familier (câest un personnage, Norbert, qui parle Ă Julien) sur les dangers de la circulation. Câest une sorte de mise en garde et le raccourci (une fois [que vous ĂȘtes] par terreâŠ) qui exprime la rapiditĂ© du danger ne laisse pas le temps Ă une interprĂ©tation diffĂ©renciĂ©e. LâincohĂ©rence syntaxique est transcendĂ©e par une « logique intuitive ».
ⶠChez Baudelaire, dans un de ses plus célÚbres poÚmes, on trouve une utilisation de l'anacoluthe dont la réussite poétique est bien reconnue par les effets de sens qu'elle produit :
« Le PoÚte est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempĂȘte et se rit de lâarcher ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de gĂ©ant lâempĂȘchent de marcher. »
â Baudelaire, LâAlbatros, Les Fleurs du Mal.
Cette fois, le sujet est annoncĂ© par un participe passĂ© (« exilé⊠») qui se rattache Ă la fois au sujet de la principale (le PoĂšte) et au complĂ©ment d'objet direct de la principale suivante (l'empĂȘche) dont le sujet (ses ailes) apparaĂźt sous forme dâune synecdoque de son propre personnage, lâoiseau (« prince des nuĂ©es »). La correction syntaxique "normĂ©e" voudrait que ce participe passĂ©, se rapportant au sujet de la premiĂšre principale, soit aussi rapportĂ© au sujet de la seconde, et non pas Ă son complĂ©ment d'objet ; d'autant qu'accordĂ© au masculin singulier, « exilĂ© » devrait se rapporter Ă l'albatros (ou au poĂšte dont il est presque l'allĂ©gorie), et non au sujet fĂ©minin pluriel « ses ailes »[29].
On devrait donc avoir une construction du type : « Le PoĂšte est semblable Ă l'albatros qui vole trĂšs bien [sous-entendu : grĂące Ă ses grandes ailes] ; or, lorsqu'il est exilĂ© sur le sol [...] celui-ci a justement des ailes de gĂ©ant qui cette fois l'empĂȘchent de marcher »[29]. Ce qui revient Ă remplacer une audace syntaxique Ă l'effet poĂ©tique indĂ©niable par une phrase normĂ©e, plus "correcte" et explicite mais aussi d'une grande platitude.
Au cĆur de l'effet poĂ©tique de cette derniĂšre strophe, l'anacoluthe met l'accent volontairement sur les ailes (qui de plus interviennent par surprise en tĂȘte de ligne), et redouble la mise en valeur du thĂšme par sa place en dĂ©but de vers : ses ailes sont en effet si immenses qu'elles Ă©clipsent le personnage principal, l'albatros, au point mĂȘme de le remplacer (par la synecdoque)[29]. Ce qui rend plus cruelles et injustes les moqueries de l'Ă©quipage, qui ne comprend rien Ă la science infinie du vol et Ă la beautĂ© des hautes altitudes dont l'albatros est le « prince » grĂące Ă ses ailes, devenues ridiculement longues et encombrantes quand il s'agit de marcher au sol ; de mĂȘme que les gens se rient de la maladresse sociale du poĂšte, lequel vit grĂące Ă son gĂ©nie dans un autre monde plus altier que le leur, et auquel ils n'auront jamais accĂšs. « Cette rupture syntaxique reflĂšte donc la rupture quâopĂšre le poĂšte avec la sociĂ©tĂ© »[5].
ⶠUn autre exemple connu, est issu de lâĆuvre du poĂšte JosĂ©-Maria de Heredia :
« Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misÚres hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d'un rĂȘve hĂ©roĂŻque et brutal.
[...]
Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
Lâazur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil dâun mirage dorĂ© ;... »
â JosĂ©-Maria de Heredia, Les conquĂ©rants
Ce sont Ă©videmment les "routiers et capitaines", et non pas lâazur, qui espĂšrent. Le sujet de « espĂ©rant » nâest rappelĂ© que par le complĂ©ment dâobjet du verbe principal "leur sommeil" [sommeil dâeux qui espĂ©raient...]. La logique est maintenue dans le sens que lâazur nâa pas de sentiment ni d'intention et que le "vrai sujet" est lâĂ©lĂ©ment principal du poĂšme (ce sont donc en fait les conquĂ©rants qui espĂšrent, mais eux aussi qui Ă l'Ă©vidence s'enchantent eux-mĂȘmes de la beautĂ© du ciel tropical et qui l'associent dans leurs rĂȘves Ă l'Eldorado, ce « mirage dorĂ© »). Or ce sens est immĂ©diatement perceptible, câest une sorte d'association logique entre le sens propre et le sens figurĂ© (syllepse) qui allĂšge le vers (plus allusif) sans nuire Ă la comprĂ©hension.
Lâanantapodoton
Lâanantapodoton, variante dâanacoluthe, aussi appelĂ©e particula pendens, est une figure de style dans laquelle, un des termes dâune expression alternative manque dans la phrase[30].
Elle se construit principalement Ă partir de corrĂ©lations connues : tantĂŽt... tantĂŽt..., plus... plus..., les uns... les autresâŠ, soit... soit..., ou... ou..., dâune part⊠dâautre part, etc.
C'est souvent une facilitĂ© dâĂ©criture ou de versification qui laisse Ă l'auditeur ou au lecteur le soin de complĂ©ter, de rĂ©tablir ou de passer outre l'alternative. Mais son effet peut parfois s'apparenter Ă celui d'un trait d'humour, car la suppression de l'autre branche de l'alternative, laissant en suspens l'attente qu'on en a, renforce le caractĂšre affirmatif ou au contraire souligne l'aspect exagĂ©rĂ© et pĂ©remptoire Ă©ventuellement contenu dans la premiĂšre option.
ⶠExemples :
« Pour les uns, câest un grand homme, mais ça se discute. »
« Les uns, dirait-on, ne songent jamais à la réponse silencieuse de leur lecteur. »
â Paul ValĂ©ry
La suite attendue de lâĂ©noncĂ© ("pour les autres...", "les autres..."), qui devrait venir en symĂ©trie, est sous-entendue. Il sâagit dâopinions dont l'alternative n'est pas indispensable, la comprĂ©hension se faisant naturellement par le raisonnement.
Exemple cité par Morier[17] :
« Ainsi je cours de course debridée
Quand la fureur en moi sâest desbordĂ©e...
Elle me dure ou le cours du soleil, [une journée]
[on attendrait ici l'autre branche de l'alternative : « ou celui de... », qui finalement ne vient pas]
Quelquefois deux, quelquefois trois... »
â Ronsard, PoĂšmes
ⶠAutres exemples qui apparentent éventuellement l'usage de cette figure à un trait d'humour :
- « Dâune part, tu vas te taire. ». (On attendrait que la phrase se poursuive avec « dâautre part... »)[30]. L'usage, ici, de la figure de l'anantapodoton, par l'effet d'attente déçue qu'il provoque, renforce avec humour l'aspect pĂ©remptoire et injonctif, sans rĂ©plique, de la formule : « il n'y a pas d'autre option, tu dois te taire absolument » ou mĂȘme « tu vas te taire et puis tu vas te taire, en un mot : tais-toi ! ». Un peu comme dans cet autre trait : « pile je gagne, face tu perds » (il n'y a pas vraiment d'alternative : tu ne peux pas gagner, les "dĂ©s" sont pipĂ©s, la rĂšgle du jeu est scĂ©lĂ©rate... Mais ici il s'agit plutĂŽt d'un sophisme que d'une figure rhĂ©torique).
- « Quelle différence y a-t-il entre une cigogne? ». (On attendrait que la phrase se poursuive avec « et une... »). Parfois la figure est redoublée dans les réponses humoristiques que l'on peut donner à cette fausse devinette qui frise l'humour absurde et le nonsense humour anglais :
« â Quelle diffĂ©rence y a-t-il entre une cigogne?
(RĂ©ponse 1) : â Aucune : elle ne sait ni voler !
(RĂ©ponse 2) : â Et bien, il y en a une qui a deux pattes, et l'autre oui !
(RĂ©ponse 3) : â Elle a les deux pattes pareilles, surtout la droite... ».
- Autre exemple dans la mĂȘme veine :
« â Quelle diffĂ©rence y a-t-il entre un tuyau d'arrosage et une enclume ?
(RĂ©ponse) : â Aucune : ils sont tous les deux en caoutchouc, (sauf l'enclume)... ». (Ici, l'effet comique rĂ©side dans la nĂ©gation brutale et absurde d'une alternative et d'une diffĂ©renciation pourtant Ă©videntes, lesquelles sont subrepticement rĂ©tablies pour finir).
OĂč le sujet est aussi complĂ©ment d'agent
« Le vieillard eut raison lâun des trois jouvenceaux
Se noya dĂšs le port, allant Ă lâAmĂ©rique ;
Lâautre, afin de monter aux grandes dignitĂ©s,
Dans les emplois de Mars servant la RĂ©publique,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés ;
Le troisiĂšme tomba dâun arbre
Que lui-mĂȘme il voulut enter;
Et pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter. »
â La Fontaine, Le vieillard et les trois jeunes hommes, Livre XI, 8
Les deux derniers vers de cet extrait d'une fable de La Fontaine sont habituellement citĂ©s comme exemple dâanacoluthe[31] - [30] - [22].
La logique syntaxique aurait en effet exigĂ© que le sujet pronominal de la principale, « il », ne soit pas le complĂ©ment dâagent nominatif (sujet) de la proposition subordonnĂ©e prĂ©cĂ©dente. Pourtant, cette expression nâest pas taxĂ©e de solĂ©cisme (une faute) mais d'anacoluthe (figure de style). Le sens est prĂ©servĂ© car le vieillard (sujet singulier) ne peut ĂȘtre confondu avec les trois jeunes hommes (complĂ©ment pluriel), et le nom « vieillard » prĂ©cĂšde immĂ©diatement le pronom « il » qui le reprĂ©sente dans la proposition suivante.
Le poÚte a tenté ici une expression audacieuse pour les besoins de la rime[32].
L'anacoluthe comme cohérence psychologique remplaçant la cohérence syntaxique
Dans ce type de construction, la syntaxe de la langue n'est pas respectée et c'est le contexte psychologique qui donne son sens à la phrase poétique.
Une phrase commencée, oubliée
Pour Henri Bonnard « il y a anacoluthe quand une construction commencée est oubliée et fait place à une autre »[33], exemple :
« à ciel ! plus j'examine, et plus je le regarde,
C'est lui. D'horreur encor tous mes sens sont saisis. »
â Jean Racine, Athalie
La correction rĂ©clamerait : « plus il me semble que câest lui⊠»[12]. C'est cette action de s'interrompre en parlant ou de cesser de parler (nommĂ©e aposiopĂšse) qui caractĂ©rise cette anacoluthe.
Si on replace les vers dans le contexte de la piÚce : Athalie est en train d'examiner Eliacin, qui est en fait Joas, son petit-fils disparu. Soudain, elle reconnait Joas (qui est sous-entendu dans le vers, car elle est trop absorbée par son examen), elle ne termine pas sa phrase et exprime un « C'est lui. ». La cohérence psychologique a remplacé la cohérence syntaxique.
Enthymémisme
Pierre Fontanier a tenté de définir une nouvelle figure : l'enthymémisme[34]. Le raisonnement du syllogisme (enthymÚme) y cÚde la place à la logique expresse d'un fort sentiment (amour, indignation, mépris, inquiétude, etc.) puis assortie d'une conclusion jaillissante (exclamation ou interrogation exclamative). Cette figure accompagne la plupart des exemples d'anacoluthe de cette catégorie. Mais il semble que sa définition, si elle est intéressante et détermine bien ce procédé, n'ait pas été reprise.
L'exemple suivant montre une liaison abrupte de deux groupes syntaxiques (asyndÚte) et le vers est construit sur une double ellipse, une sur chaque hémistiche.
« Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidÚle ? »
â Racine, Andromaque.
En effet « « Inconstant » et « FidĂšle » renvoient tous les deux à » tâ » et pas à « je » »[31].
« [Puisque] je t'aimais [quand tu étais] inconstant, [imagine combien] je t'aurais aimé [si tu avais été] fidÚle ! »
Les deux procédés, assortis d'un « enthymémisme », s'unissent pour créer un raccourci saisissant de la passion exaltée d'Hermione. Cependant, il n'y a pas offense à la syntaxe et le sens est conservé.
« Captive, toujours triste, importune Ă moi-mĂȘme,
Pouvez-vous souhaiter qu'Andromaque vous aime ? »
â Racine, Andromaque
Là encore : interrogation brusque du second vers. On trouve aussi une sorte d'anastrophe dans le premier vers mais avec une apposition qui se rattache au sujet d'une subordonnée trÚs lointaine. Racine aurait pu inverser facilement les deux vers. Pourtant, il aurait manqué un trait psychologique.
Une Ă©nallage accentue l'expression. Le premier segment est Ă la premiĂšre personne et, dans le vers suivant, le sujet qui s'y rattache est Ă la troisiĂšme personne. Lors de son entretien avec Pyrrhus, Andromaque s'Ă©panche d'abord, puis se voyant trop intimiste (« Ă moi-mĂȘme ») devant le vainqueur qui la retient prisonniĂšre, elle coupe court avec une interrogation « enthymĂ©mique » afin de reprendre son personnage officiel : Andromaque, princesse otage de guerre, veuve du hĂ©ros Hector.
« Vous voulez que ce Dieu vous comble de bienfaits,
Et ne l'aimer jamais ? »
Un mouvement d'indignation encore illustrĂ© par un enthymĂ©misme, oĂč l'on note aussi un report expressif de l'adverbe « jamais » en fin de phrase. De ce fait, la rupture syntaxique passe bien. Ce procĂ©dĂ© est surtout employĂ© en poĂ©sie oĂč la concision est souvent recherchĂ©e. Le mĂ©lange d'une conjonctive et d'une infinitive est gĂ©nĂ©ralement proscrit, surtout en prose, Ă cause d'une dissymĂ©trie souvent inĂ©lĂ©gante, quoiqu'il soit dĂ©sormais acceptĂ© dans la langue familiĂšre.
AposiopĂšse
Cette figure de style consiste à suspendre le sens d'une phrase en laissant au lecteur le soin de la compléter.
« La douceur de sa voix, son enfance, sa grùce,
Font insensiblement à mon inimitié
Succéder⊠Je serais sensible à la pitié ? »
Cette fois, il s'agit comme d'un monologue intérieur et la ponctuation indique clairement que le propos n'est pas continué (aposiopÚse) à cause d'un sentiment soudain qui envahit le personnage et que ce dernier va exprimer avec davantage d'émotion par un enthymémisme.
Usages dans la culture contemporaine
Culture populaire
« Anacoluthe » est un des jurons favoris du capitaine Haddock.
Presse
Dans le journal Le Monde, un lecteur s'est plaint de « cet envahissement dâanacoluthes dont est actuellement victime la presse Ă©crite francophone... » dont il cite l'exemple d'un article paru en intitulĂ© « Celui par qui le VIH arriva⊠» : « SoupçonnĂ© dâĂȘtre un prostituĂ©, la mort de cet adolescent fait Ă©merger Ă nouveau des fantasmes autour du lien entre la maladie inconnue et la dĂ©pravation sexuelle »[35].
En 2015, Mediapart considĂšre que « si lâanacoluthe a de beaux jours devant elle, câest parce que le discours dominant devient Ă la fois de plus en plus pauvre et de plus en plus normatif et autoritaire. Mais ce nâest plus le message qui est autoritaire, câest le medium. »[36].
Notes et références
- DĂ©finition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales
- [PDF] Jean-Louis Dufays, « L'anacoluthe, ou le casse tĂȘte de l'Ă©valuation », Enjeux, no 15,â , p. 125-134 (lire en ligne, consultĂ© le )
- On pourra consulter avec profit, pour l'origine et les sens qu'on donnait au mot "acolyt(h)e" au XVIIIe siÚcle, ce qu'en disait l'Encyclopédie de Diderot, numérisée ici : Edme-François Mallet (pour cet article), « ACOLYTHE », sur encyclopédie.eu (Encyclopédie de Diderot), (consulté le ).
- (grc + fr) « αÎșÏÎ»ÎżÏ ÎžÎżÏ Â», sur Glosbe.com, dictionnaire grec-français (consultĂ© le ).
- Adrian, « Anacoluthe : définition simple et exemples [Figure de style] », sur La culture générale.com, (consulté le ).
- selon la graphie du dictionnaire Gaffiot, Ă consulter en fac-simile ici : FĂ©lix Gaffiot, « ÇnÇcĆlĆ«thÇnâÇnÇctĆrÇum », sur Lexilogos.com, (consultĂ© le ), page 121.
- Catherine Dalimier, Apollonios Dyscole-Traité des conjonctions, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, , 491 p. (ISBN 2-7116-1472-7, lire en ligne) page 314
- Chantal Content. Erreur de syntaxe : lâanacoluthe, Bescherelle, 20/08/2018
- Anacoluthe : infinitifs et participes. Le systĂšme de justice du Canada, 7/01/2015
- Louis Aragon, Les Yeux d'Elsa, Paris, Seghers, coll. « Poésie d'abord », 2012 (réédition), 168 p. (ISBN 978-2-232-12355-9 et 2232123553, lire en ligne), premiÚre page de la Préface.
- Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1821-1830,1977,1996,2009, 505 p. (ISBN 978-2-08-122310-3)
- BenoĂźt Melançon. Anacoluthe toi-mĂȘme ! LâOreille tendue, 22/03/2012
- Axelle Beth, Elsa Marpeau. Figures de style. Librio. E.J.L., 2005, 96 p., pages 65-66 (ISBN 978-22903-4809-3)
- Serge Koster, Racine : une passion française, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », , 200 p. (lire en ligne)
- Jean de La Fontaine, « Le Cheval et le Loup », sur La Fontaine Chùteau-Thierry.net, (consulté le ), vers 1 à 4.
- Georges MoliniĂ© et MichĂšle Aquien, Dictionnaire de rhĂ©torique et de poĂ©tique, Paris, LGF-Livre de Poche, coll. « EncyclopĂ©dies dâaujourdâhui », , 757 p. (ISBN 978-2-253-13017-8)
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- Mauro Candiloro, La poésie de Paolo Volponi comme forme complexe de relation. Linguistique., Lyon, Université de Lyon, , 429 p.
- Pierre Richelet. Dictionnaire de la langue française, ancienne et moderne. Tome III. FrÚres Duplain, Lyon, 1759, 907 p., page 605
- Ăcriture : Gare au sujet ! Mon BestSeller.com, 12/07/2017
- Fawzi Demmane. Le bon usage. Les solécismes 3/11/2011
- Luc Fayard. Les figures de style
- On trouve cette pensĂ©e sous sa forme complĂšte dans l'Ă©dition de 1871 numĂ©risĂ©e dans Wikisources : Blaise Pascal, Ćuvres complĂštes, tome I : PensĂ©es, Hachette, (lire en ligne), Article VI, pp. 273 Ă 284, pensĂ©e n° 46, p. 281, et dont le fac-similĂ© se trouve ici : « Ćuvres complĂštes de Blaise Pascal, page 281 », sur Wikisources (consultĂ© le ), pensĂ©e n° 46.
- L'exemple a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© comme une phrase complĂšte. Pascal a multipliĂ© des notes Ă©parses, non destinĂ©es Ă ĂȘtre publiĂ©es en l'Ă©tat. Les Ă©diteurs ont donc chacun livrĂ© les PensĂ©es avec la ponctuation qu'ils jugeaient la plus adaptĂ©e. Ainsi, l'Ă©dition de la PlĂ©iade (1976) prĂ©sente le segment initial de la phrase comme un intitulĂ© : « Le nez de ClĂ©opĂątre : » Reprendre cette ponctuation (probablement arbitraire) aurait ici Ă©cartĂ© toute discussion.
- Ni-Lu-Hoa Nguyen., Les figures de style, Paris, Ăditions Belin, 1992 in Ni-Lu-Hoa Narration graphique : l'ellipse comme figure et signe peircĂ©en dans la bande dessinĂ©e, MontrĂ©al, ThĂšse UniversitĂ© de MontrĂ©al, , 348 p. (lire en ligne) page 27
- Jean-Jacques Robrieux, Rhétorique et argumentation, Paris, Armand Colin, , 267 p. (ISBN 978-2-200-60301-4, lire en ligne)
- Cette hypallage, figure sur le sens des mots, est imbriquée dans cette anacoluthe, figure sur la construction des phases
- Léon FeugÚre. Morceaux choisis des classiques français. Classe de rhétorique. 1867
- Sandrine Campese, « Projet Voltaire : parlez avec style avec... l'anacoluthe », sur assistante plus.fr, (consulté le ), § 2.
- La culture gĂ©nĂ©rale. Anacoluthe et lâanantapodoton
- Ătudes littĂ©raires-Anacoluthe
- Certains y verront un clin dâĆil du fabuliste, un archaĂŻsme latin (le latin excluant justement le sujet et le complĂ©ment de la proposition subordonnante). On trouve dâailleurs dans le vers un latinisme authentique (dâailleurs rĂ©pĂ©tĂ© au cours de la fable): « il grava » pour « il fit graver »
- Henri Bonnard. Anacoluthe. Grand Larousse de la langue française, 1971, p.162-162. in Josiane Boutet et Pierre Fiala. Les télescopages; Persée, 1986 Lire en ligne
- Bernard SÚve. Le roman comme enthymÚme; Persée, 1982, p.102-115
- Lâattaque-de-lâanacoluthe-gĂ©ante. Le Monde, 26/07/2012
- Bernard Gensane. Aux abris : les anacoluthes sont parmi nous ! MĂ©diapart, 27/08/2015
Annexes
- Pierre Pellegrin (dir.) et Myriam Hecquet-Devienne, Aristote : Ćuvres complĂštes, Ăditions Flammarion, , 2923 p. (ISBN 978-2081273160), « RĂ©futations sophistiques », p. 457.
- Quintilien (trad. Jean Cousin), De l'Institution oratoire, t. I, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Budé Série Latine », , 392 p. (ISBN 2-2510-1202-8).
- Antoine Fouquelin, La Rhétorique françoise, Paris, A. Wechel, (ASIN B001C9C7IQ).
- CĂ©sar Chesneau Dumarsais, Des tropes ou Des diffĂ©rents sens dans lesquels on peut prendre un mĂȘme mot dans une mĂȘme langue, Impr. de Delalain, (rĂ©impr. Nouvelle Ă©dition augmentĂ©e de la Construction oratoire, par lâabbĂ© Batteux.), 362 p. (ASIN B001CAQJ52, lire en ligne)
- Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, (ISBN 2-0808-1015-4, lire en ligne).
- Patrick Bacry, Les Figures de style et autres procédés stylistiques, Paris, Belin, coll. « Collection Sujets », , 335 p. (ISBN 2-7011-1393-8).
- Bernard Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, Paris, 10/18, coll. « Domaine français », , 540 p. (ISBN 2-2640-3709-1).
- Catherine Fromilhague, Les Figures de style, Paris, Armand Colin, coll. « 128 Lettres », 2010 (1re éd. nathan, 1995), 128 p. (ISBN 978-2-2003-5236-3).
- Georges MoliniĂ© et MichĂšle Aquien, Dictionnaire de rhĂ©torique et de poĂ©tique, Paris, LGF - Livre de Poche, coll. « EncyclopĂ©dies dâaujourdâhui », , 350 p. (ISBN 2-2531-3017-6).
- Michel Pougeoise, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Armand Colin, , 228 p., 16 cm à 24 cm (ISBN 978-2-2002-5239-7).
- Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Premier cycle », , 256 p., 15 cm à 22 cm (ISBN 2-1304-3917-9).
- Hendrik Van Gorp, Dirk Delabastita, Georges Legros, Rainier Grutman et al., Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, , 533 p. (ISBN 978-2-7453-1325-6).
- Groupe ”, Rhétorique générale, Paris, Larousse, coll. « Langue et langage », .
- Nicole Ricalens-Pourchot, Dictionnaire des figures de style, Paris, Armand Colin, , 218 p. (ISBN 2-200-26457-7).
- Michel Jarrety (dir.), Lexique des termes littéraires, Paris, Le Livre de poche, , 475 p. (ISBN 978-2-253-06745-0).
- (fr) MichÚle Aquien, Dictionnaire de poétique, LGF,
Articles connexes
Liens externes
- Cnrtl : Anacoluthe
- Office québécois de la langue française
- Notices dans des dictionnaires ou encyclopédies généralistes :