Hypallage
L’hypallage (substantif féminin) est une figure de style et de rhétorique qui consiste en la construction d’expressions où deux termes (mots) sont liés syntaxiquement alors qu’on s’attendrait à voir l’un des deux rattaché à un troisième.
Le cas le plus simple d’hypallage est l’adjectif. Exemples :
« La chambre est veuve »
— Apollinaire - Alcools - Hôtels
« Quand Octobre souffle… son vent mélancolique »
— Baudelaire - Les Fleurs du mal – La servante au grand cœur
L’utilisation des adjectifs « veuve » et « mélancolique », qui ne s’appliquent sémantiquement qu’aux personnes et non à des éléments concrets, constitue une hypallage et initie ici des métaphores.
Étymologie
Du grec ancien ὑπαλλαγή / hypallagế « échange ». On trouve le mot comme figure de rhétorique chez l’historien et rhéteur du Ier siècle av. J.-C. Denys d'Halicarnasse dans Composition des mots. Cette figure était connue des auteurs latins sous le même vocable.
Si quelques auteurs lui ont autrefois donné le genre masculin, « hypallage » est aujourd’hui unanimement rétabli dans le genre féminin. L’erreur vient du fait que la terminaison « -age » est faussement interprétée comme le suffixe habituel qui forme des substantifs masculins (affinage, ménage, voisinage, etc.). Mais pour ce mot issu du grec, il s’agit de la transcription des trois dernières lettres du mot ὑπαλλαγή, où les lettres A et G font partie du radical du verbe signifiant « échanger ».
DĂ©finition
L'hypallage est une construction où deux termes d'un même nœud syntaxique seraient incompatibles sur le plan sémantique sans l'inversion[1] d'un des deux premiers termes avec un troisième terme in absentia, ou in praesentia dans un second nœud syntaxique. C'est un procédé de caractérisation insolite, qui attribue à un mot ce qui conviendrait logiquement à un autre. Pierre Fontanier ne lui consacre pas de lignes particulières. Sanctius[2] est le premier connu à classer l’hypallage parmi les tropes[3].
Hypallage double
C'est une des figures latines par excellence et Virgile emploie fréquemment cette construction. Celle-ci a l’avantage, grâce à la souplesse de la syntaxe du latin, d’aider souvent à la prosodie et à la métrique. Le vers suivant montre un exemple classique de permutation entre deux paires sémantiques:
« Ibant obscuri sola sub nocte per umbram. »[4] [Ils avançaient, obscurs dans la nuit solitaire, à travers l’ombre]
- l’adjectif « solitaire » n’est pas tout de suite un caractère adapté à la nuit et l’expression normale aurait été : ils avançaient seuls dans une nuit sombre. L’obscurité profonde qui masque le décor apporte une solitude. La compénétration des sensations a fait mieux sentir sans doute aux lecteurs latins que les personnages sont perdus dans l’immense obscurité de la nuit qui les garde d’être découverts et avec laquelle ils se confondent.
Baudelaire, auteur de facture classique, en montre un exemple de mĂŞme Ă©quilibre[5]:
« J’aspire, volupté divine !
Hymne profond, délicieux !
Tous les sanglots de ta poitrine. »
— Baudelaire, Madrigal triste
- la relation « volupté divine » passerait pour conventionnelle si elle n’avait un répondant avec le moins habituel « hymne profond et délicieux ». Pris isolément, les deux segments appartiennent à la métonymie. Mais, à les voir rapprochés, on lirait plus logiquement : « volupté profonde et délicieuse » et « hymne divin ». Le procédé est sous-tendu par la norme ou la logique en arrière-plan, ce que Michel Ballard nommait la « collocation »[6]
Moins discrets que le précédent petit « blasphème » baudelairien, on note chez des poètes « humoristes » des échanges souriants :
« Un vieillard en or avec une montre en deuil »
— Jacques Prévert
Exemple (emprunté à Henri Suhamy) tiré de la langue anglaise :
« With rainy marching in the painful field. »
— Shakespeare, Henry V
La traduction d’une langue étrangère est souvent complexe à mener à bien. Peut-on s’en tenir au littéral : D’une marche pluvieuse sur un champ douloureux ? (en termes rétablis : D’une marche pénible sur une terre détrempée. S. Monod en donne une version[7]: À marcher sous la pluie dans la glèbe besogneuse, où le premier segment de l’hypallage est effacé mais le second conservé avec le vocable « glèbe » plus relevé, choisi pour mieux se marier avec un adjectif abstrait.) peut-être avec Une marche pluvieuse dans un champ de douleur.
Hypallage simple
La figure porte sur une seule combinaison, un seul segment de phrase :
« Inter sacra deum nocturnique orgia Bacchi... »[8]
- littéralement : au milieu des sacrifices divins et les orgies du nocturne Bacchus.
- qu’on peut rétablir facilement par : orgies nocturnes consacrées à Bacchus.
Jean Racine a employé un procédé similaire, assez proche de la métonymie :
« Les habitants de l'orgueilleuse Rome » (au lieu des habitants orgueilleux de Rome).
- si l’inversion des mots simplifie parfois la versification, l’inversion du sujet peut en même temps amplifier un simple adjectif.
« Comme passe le verre au travers du soleil. »
— Paul Valéry, Intérieur
- ce n’est plus le soleil qui passe au travers du verre. La transparence des deux substances est marquée par l’inversion, et la lumière et le verre, l’un à travers l’autre, se confondent.
Enfin, un exemple d'expression populaire:
« L'équipe marqua le seul but du match sur un coup de pied arrêté. »
- on peine à découvrir sans connaître le langage sportif ce qui est réellement « arrêté », puisque le « coup de pied » est lui-même un mouvement ; mais il a reçu par concision le qualificatif qui conviendrait au jeu qui a été arrêté pour donner l'occasion d'un coup de pied de pénalité.
Hypallage et métonymie
L’hypallage simple est de loin la plus rencontrée en français. Les Latins avaient déjà constaté que l’aspect de cette figure se rapprochait d’une métonymie particulière : « ... les grammairiens appellent métonymie ce que les rhéteurs appellent hypallage » (Ciceron, De orator, 27,93). En réalité, la métonymie (ou plus généralement la métaphore) est l’un des principaux constituants de l’hypallage mais si elle a elle-même l’aspect d’une inversion (contenu-contenant, etc.) elle est utilisée d’une façon indirecte, détournée, et défie parfois « le degré de tolérance » du lecteur.
« l'odeur de ton sein chaleureux »[9] : il s'agit du sein de l'amante chaleureuse. Dans le même poème, on peut citer "île paresseuse" et "rivages heureux". Les attributions d’un caractère à une partie du corps au lieu de la personne, à une chose d’un état moral qu’elle est seulement propre à inciter, sont des synecdoques ou métonymies qui restent tout de même classiques.
« Ôte-moi d’un doute, connais-tu bien Don Diègue ? »[10] : c’est un raccourci qui facilite d’abord l’hémistiche et qui est issu d’un simple changement de point de vue : « sortir soi d’un état de doute » pour « ôter le doute de soi ». Cet usage de l’inversion n’est pas exceptionnel dans la langue comme l’exemple suivant :
« Rendre quelqu’un à la vie. » : locution qui est déjà exprimée par « rendre la vie à quelqu’un ». Si l’une est plus familière, elle n’est pas plus naturelle que l’autre puisque cette expression est figurée. D’un côté, la vie est une chose qu’on donne à quelqu'un et, de l’autre, elle est ce qu’une personne reçoit. L’une et l’autre qui se comprennent sans distorsion, sont plus proches de la métonymie et ne sont pas typiquement des hypallages dont la caractéristique est de se baser sur des alliances plus audacieuses.
Hypallage et catachrèse
C’est la catachrèse qui rappelle le mieux la singularité des images de l’hypallage « in absentia ». Dans les deux figures, les domaines entre les deux choses que l’on rapproche se trouvent a priori assez éloignés. Leur distinction ne se fait pas facilement mais on constate que plus l’hypallage est elliptique, c’est-à -dire que l’adjectivation se fait in absentia (le comparé n’est pas nommé), plus elle se rapproche de la catachrèse. Mais à l'inverse de cette figure, on doit se souvenir du terme sous-entendu : « un boulot transpirant (Jacques Audiberti); l'absence frétillante [d'un caniche] (Raymond Queneau)[11] ».
« Déchirer la nuit gluante des racines. »
- où l’étrange adjectif « gluante », attribué à la nuit, se rapporte après coup aux racines.
« It was one of those flabby, corpulent midsummer days. »
— William Boyd[13]
- la transcription ne peut être tout à fait littérale : C’était une de ces journées molles et corpulentes d’été (lourdaudes et molles comme un corps d’obèse...).La littérature anglaise utilise depuis longtemps sans contrainte de telles constructions qui sont devenues des constantes de la langue anglo-saxonne.
« ... driver, firemen and guard quenched their smoky thirsts. »
— P. Kavanagh[13]
- on doit évidemment écarter en français l’alliance sibylline : « soifs enfumées » et traduire modestement : « soifs provoquées par les fumées » (altérés par les fumées, ils étanchaient leur soif).
« Le long du vif ruisseau sableux je cueillerai
La menthe, dont l'odeur s'écrase sous les doigts. »
— Francis Jammes, La jeune fille nue
- dans le dernier vers, ce n’est certes pas l’odeur qui peut être écrasée sous les doigts mais la menthe elle-même. On note que cet effet est amorcé par une ellipse hardie : « ...dont l’odeur s’exhale quand on l’écrase...»
« Quel spectacle de voir un flambeau qui se plaint; une torche qui crie; un homme qui s'éteint; une clarté meurtrière; une flamme sanglante... »
— Pierre Le Moyne
- dans son Histoire de la langue française, F. Brunot avait signalé ces expressions baroques[14] qui décrivaient le martyre des Chrétiens brûlés au cirque par Néron, en rappelant que leur hardiesse avait été vivement critiquée en leur temps. C'est le type d’image qui fait hésiter entre l’hypallage et la catachrèse volontaire. On peut, en effet, discerner que le cri, la plainte appartiennent à la victime qui brûle et non au feu lui-même. On peut donc considérer que le martyr a précédemment été assimilé à un objet en flamme et il semble opportun de donner à cette image fixée dans l’esprit les caractéristiques de l’humain.
« ...
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres; »
— Paul Valéry, Le Cimetière marin
- l’ombre tremble-t-elle sur le marbre ? comme le dit Morier qui n’est pas le seul à donner cette explication : « ...l’ombre des feuilles, agitées par le vent, remue sur les tombes... Effet d’optique d’abord. ». Cet effet visuel est celui d’une chose en mouvement avec un objet immobile. En quelque sorte, l’effet des trains en gare mais qui paraît ici mal ajusté.
- Malgré une distanciation calculée, une image doit garder sa précision ou au moins écarter toute ambiguïté. À moins de supposer une quelconque transfiguration poétique mais improbable, l’absence presque totale de végétation parmi les tombes de ce cimetière, sinon tout en haut, plus éloigné de la mer et au feuillage limité, peut faire préférer une autre hypothèse. Il existe un autre effet d’optique qui peut être invoqué pour ces tombes inondées de lumière: la pierre (tout comme le sol bitumé des routes) tremble sous l’air surchauffé de l’été par effet de mirage. Et les ombres peuvent être ces habitants ensevelis et très présents dans le poème, dont « l’argile rouge a bu la blanche espèce »[15].
Notes et références
- selon un schéma proche de celui du chiasme
- Franciscus Sanctius Brocensis, dit Sanctius, auteur d’ouvrages en latin sur la rhétorique latine au XVIe siècle, dont De arte dicendi (1558).
- Quitte ou double sens, p. 239
- Virgile, Énéide, VI, 268.
- cité par Georges Molinié, p. 165
- M. Ballard, p. 263.
- citée par M. Ballard, p. 267
- Virgile, Georgiques, IV, 520.
- Baudelaire, Parfum exotique (Les Fleurs du Mal)
- Pierre Corneille, Le Cid
- cités in Quitte ou double sens p.241
- cité par M. Aquien, Lexique des termes littéraires
- cité par M. Ballard
- citées in Anthologie de la poésie baroque, Jean Rousset, 1970
- La typographie de l’ouvrage de Morier donne d’ailleurs par erreur le vers avec « ombre » au singulier.
Sources et bibliographie
- (fr) Paul Bogaards, Ronald Landheer, Johan Rooryck, Paul J. Smith, Quitte ou double sens,
- (fr) Michel Ballard (trad. de l'anglais), Versus : la version réfléchie, T1, Gap/Paris, Ophrys, , 356 p. (ISBN 2-7080-1088-3)
- Pierre Pellegrin (dir.) et Myriam Hecquet-Devienne, Aristote : Œuvres complètes, Éditions Flammarion, , 2923 p. (ISBN 978-2081273160), « Réfutations sophistiques », p. 457.
- Quintilien (trad. Jean Cousin), De l'Institution oratoire, t. I, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Budé Série Latine », , 392 p. (ISBN 2-2510-1202-8).
- Antoine Fouquelin, La Rhétorique françoise, Paris, A. Wechel, (ASIN B001C9C7IQ).
- César Chesneau Dumarsais, Des tropes ou Des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, Impr. de Delalain, (réimpr. Nouvelle édition augmentée de la Construction oratoire, par l’abbé Batteux.), 362 p. (ASIN B001CAQJ52, lire en ligne)
- Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, (ISBN 2-0808-1015-4, lire en ligne).
- Patrick Bacry, Les Figures de style et autres procédés stylistiques, Paris, Belin, coll. « Collection Sujets », , 335 p. (ISBN 2-7011-1393-8).
- Bernard Dupriez, Gradus, les procédés littéraires, Paris, 10/18, coll. « Domaine français », , 540 p. (ISBN 2-2640-3709-1).
- Catherine Fromilhague, Les Figures de style, Paris, Armand Colin, coll. « 128 Lettres », 2010 (1re éd. nathan, 1995), 128 p. (ISBN 978-2-2003-5236-3).
- Georges Molinié et Michèle Aquien, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, LGF - Livre de Poche, coll. « Encyclopédies d’aujourd’hui », , 350 p. (ISBN 2-2531-3017-6).
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