Influence de la pensée bergsonienne chez Joseph Malègue
L'influence de la pensée bergsonnienne chez Joseph Malègue est soulignée par plusieurs commentateurs, notamment Charles Moeller, Jacques Chevalier, José Fontaine, Jean Lebrec, William Marceau, Léon Émery et d'autres. Dès le titre du livre qu'il consacre au sujet, Marceau parle de « convergence de deux pensées ». Certains estiment que Malègue a parfois anticipé les vues du philosophe.
Beaucoup d'écrivains de cette génération n'ont été influencés par Bergson que par l'état d'esprit lié à sa pensée. Malègue, c'est bien plus : ses lettres et conférences, la présence de Bergson dans ses romans, surtout dans Pierres noires : Les Classes moyennes du Salut, car ici au cœur de l'intrigue, le montrent. Dans Pierres noires, il joue aussi de Durkheim et Bergson (qui s'influencèrent réciproquement également). Sans que ne se perde jamais le caractère de roman du roman. Durkheim n'y est pas nommé. Ni Bergson, alors qu'il l'est souvent dans Augustin ou Le Maître est là.
Malègue , comme romancier, a ceci de commun avec la philosophie de Bergso, que, comme en littérature,les personnes ou personnages y pèsent plus que tout. Chez Bergson, les héros et les saints. Chez Malègue, surtout le personnage central de Pierres noires, Félicien, dont la nature de saint ne se découvre que lentement, obscurément.
Malègue envisageait de faire de Félicien celui qui sauve les âmes médiocres de Peyrenère (la petite cité où se déroule l'action principalement, emblématique de quelque chose de plus vaste). Pour Lebrec, il n'avait pas les moyenss de son ambition. D'où le caractère inachevé de Pierres noires. D'autres pensent que si, malgré cet inachèvement.
Influence de Bergson chez Malègue et son anticipation avant Augustin
Fernand Vial écrit dans la revue américaine Thought[1] :
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Analyses de Chevalier, Marceau, Lebrec
William Marceau cite ce passage [2], qu'il fait suivre immédiatement[2] de la distinction opérée par Jacques Chevalier dans son livre Bergson, Paris, 1926, entre l'influence que Bergson a exercée sur « certains esprits pénétrés des idées du philosophe, parce qu'ils ont lu et relu ses livres » et l'influence qui n'a atteint les autres que forcés « de respirer dans une atmosphère bergsonienne[3]. »
Lebrec explique qu'il arrive à Malègue d'anticiper sur ce que Bergson dira d'une sorte de vérification de la réalité de Dieu à travers l'expérience mystique. Malègue parle en effet de l'ultime expérience de la mort qui pour lui « presse l'homme de se situer, pour la première fois peut-être, dans une perspective de vérité devant Dieu »[4]. Et il est persuadé que la chose pourrait être vérifiée à travers « l'exploration expérimentale que l'on peut faire de l'âme des saints devant leur mort »[5].
Malègue a très tôt l'intuition de cette ligne de recherches. Avant qu'Henri Bremond ne livre au public en 1916 ses premiers témoignages de mystiques français dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France[6].Avant que Bergson, en 1932, dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, « ne mette en relief l'appel que les saints adressent à leurs contemporains du seul fait de leur existence et à la quête expérimentale de Dieu dans l'âme des mystiques[5]. »
Chevalier rappelle en effet que Malègue lui expose le son projet d'étude des phénomènes de la sainteté. Il s'agit d'en tirer une hagiologie susceptible « de toucher expérimentalement l'absolu, en relief ou en creux, dans les états de l'homme, qui est fait pour la sainteté, mais qui a tant de peine à y atteindre et tant de facilité à en dévier[7]. »
Ainsi, dans certaines nouvelles (dont deux significatives avant la parution des Deux sources : L'Orage, en 1903, et La Pauvreté, en 1912), des situations concrètes se voient dénouées par l'intervention d'un saint.Alors que Malègue compose d'autres récits (Celle que la grotte n'a pas guérie en 1935, et Sous la meule de Dieu en 1940 [8]), Bergson, comme l'écrit Lebrec, « fait reposer sur l'action des saints la permanence d'une morale ouverte dans la société. Or, dès ses années d'étudiant, Malègue avait pressenti l'importance de ce rôle[9]. »
Bergson et Malègue ont en commun le rejet du positivisme
Marceau montre que, comme Bergson, Malègue reste très ouvert à la pensée contemporaine, et que son œuvre se ressent de certains courants de pensée, philosophiques ou « plus proprement métaphysiques »[10], ne serait-ce que pour s'inscrire en faux contre eux.
Ainsi, le positivisme, avec lequel il n'est pas d'accord, lui inspire — à rebours, en quelque sorte — des romans que Marceau qualifie d'« antipositivistes »[10]. À l'appui de ce jugement, ce même critique rappelle que pour Malègue, « la pensée tend de plus en plus à déserter la métaphysique pour l'expérimental[11]. » L'allusion vise ici le positivisme et le scientisme, mais va aussi au-delà : Malègue poursuit une quête de l'« absolu dans l'expérimental », mais une « expérience élargie » [11].
En cela, il rejoint Bergson pour lequel l'expérience scientifique reste « terriblement limitée »[12], comme le montre une lettre à William James, où le philosophe précise qu'à son étonnement, le temps scientifique ne s'inscrit pas dans la durée qu'au contraire, l'approche positive tend à éliminer[13]. D'où il ressort que « le temps de la science n'est pas celui de l'existence »[12]. En effet, le temps de l'existence auquel Bergson affecte le mot « durée », est le temps vécu et « comme tel, donné là où il est vécu, dans la conscience[12]. », façon de dire que le réel ne se limite pas à ce qui est appréhendé par l'expérience scientifique, la science restant aveugle à cette forme de « durée »[12].
C'est au nom des valeurs spirituelles de l'existence que l'homme est capable d'atteindre[14]; que Malègue aussi bien que Bergson se sont opposés à la philosophie positiviste de leur époque.
D'ailleurs, le père d'Augustin lui-même donne quitus de cette interprétation, lorsqu'il affirme qu'on « [o]n ne se passe pas d'idéalisme religieux. Des deux formes de la pensée, l'esprit scientifique et les certitudes morales, ces gens suppriment la seconde et étendent la première à tout l'Être[15]. »
À ce positivisme s'oppose un positivisme « nouveau », ouvert à l'expérience spirituelle
William James est emblématique de ce positivisme d'un genre nouveau.
Émile Poulat montre que cette rupture avec le positivisme demeure à certains égards paradoxale. En effet, l'essai de Bergson sur les données immédiates de la conscience paraît la même année que L'Avenir de la métaphysique fondée sur l'expérience d'Alfred Fouillée[16]. Poulat distingue alors deux sortes de positivisme : « [l]e premier positivisme, c'était la fin de l'âge théologico-métaphysique au profit de la science ; le nouveau positivisme, c'est la science se posant des questions métaphysiques, théologiques »[17], en somme, le secret de l'expérience des grands mystiques, ce qu'il appelle leur « expérience théopathique »[18], Saint Jean de la Croix[19] par exemple, auquel Bergson accorde beaucoup d'importance[20]. Thibaud Collin parle lui, chez Malègue de « positivisme sipritualiste »[21]. Il le situe dans l'épisode de la conversion in extremis d'Auugustin au sanatorium de Leysin, épisode sur lequel cette page reviendra.
L' « hagiologie » imaginée par Malègue en relève
Yvonne Pouzin, épouse du romancier, rappelle également l'ambition princeps de son mari, à la fois écrivain et penseur : depuis toujours, il songe à créer une hagiologie, c'est-à-dire une « science des saints » ou « de la sainteté », et rêve qu'elle devienne susceptible d'instrumentaliser la liberté à la façon dont la psychologie le fait de la biologie ou de la physiologie. Fruit d'une intuition de jeunesse, avec sa part de chimère sans doute, comme elle le concède [22], cette science nouvelle permet à la théologie de s'échapper du champ strictement conceptuel pour rejoindre le domaine expérimental[22].
Autour d’Augustin ou Le Maître est là
L'Éden. La danse et la beauté des femmes
Chevalier rapporte avoir vu sur le bureau de Bergson l'exemplaire dédicacé d'Augustin ou Le Maître est là, « bourré de marques et de feuilles intercalées »[23], et cite l'éloge du philosophe : « c'est un livre tout à fait remarquable dont le seul défaut pour les lecteurs pressés – pour des lecteurs français – est d'être trop long : ce qui explique qu'on n'en ait point parlé comme on aurait dû le faire et comme il le mérite »[23]. En réponse aux remerciements que Bergson lui a adressés, Malègue, quant à lui, fait directement état de sa dette intellectuelle et rappelle : « J'ai voulu exprimer — et là je n'avais pas encore pour me guider Les Deux Sources —, que pour qui cherche Dieu la fameuse preuve expérimentale, elle est dans l'expérience mystique à la fois éclatante et enveloppée, sans quoi nous vivrions en Éden[24]. ». Sa référence à l'Éden implique que dans cette hypothèse, Dieu serait évident et la foi superflue. En Éden, selon la théologie chrétienne,les humains disposent de dons préternaturels comme l'immortalité, l'absence de souffrance, la science infuse,la vision de Dieu.
L'expression se retrouve dans Augustin ou Le Maître est là, notamment lorsque Augustin offre ses services de professeur de philosophie à Anne de Préfailles qui prépare la création d'écoles sur le modèle de Madeleine Daniélou. Il explique qu'il ne saurait le faire que de manière professionnelle, car, selon lui « le surajouté doit l'être par l'auditeur » ;
Anne répond que sans cela, il n'y aurait pas de foi, et Mgr Hertzog ajoute que cette dernière est un don de Dieu, sur quoi Augustin conclut que si Dieu était « évident », « l'humble manière qu'a notre pauvre pensée de [Le] connaître serait changée, et [réapparition de l'Éden], le croyant vivrait en Éden[25]. »
Bergson se voit directement mis à contribution dans une scène illustrant son intuition que la danse est liée à l'essence de la beauté féminine.
Augustin, qui a lu Bergson et l'Essai sur les données immédiates de la conscience[26], garde en l'esprit l'analyse de l'auteur sur cet art. Bergson, en effet, s'y penche sur la grâce qui s'accommode plus des courbes que des lignes brisées.
Selon lui, la ligne courbe : « change de direction à tout moment, […] chaque direction nouvelle étant indiquée dans celle qui la précédait ».
Enfin, il fait intervenir un nouvel élément, le rythme qu'accompagne la musique. Les retours périodiques qu'impose la mesure deviennent « autant de fils invisibles au moyen desquels nous faisons jouer cette marionnette imaginaire. […] Il entrera donc dans le sentiment du gracieux une espèce de sympathie physique […] [qui] vous plaît elle-même par son affinité avec la sympathie morale[27]. »
De fait, lors d'une conversation avec Anne et sa tante, les évolutions de moustiques voletant en lignes brisées à la surface de l'eau évoquent pour les deux spectatrices une forme de grâce, à quoi Augustin, reprenant Bergson, rétorque que la vraie grâce émane des lignes courbes, à l'instar des danseuses dont le déroulement des gestes et des pas répond — ne serait-ce qu'en apparence — aux désirs des spectateurs, grâce gratuite, comme la beauté humaine, elle-même offerte —involontairement ou inconsciemment « offrande de bonheur »—, à ceux qui la contemplent[28].
L'expérience libérée du positivisme s'élargit à l'expérience religieuse comme celle d'Augustin à Leysin
Lebrec insiste sur « l'effet libérateur » exercé par Bergson à la suite de penseurs tels Ravaisson, Lachelier et Boutroux : il écrit que, par un puissant effort, Bergson a libéré la méthode positive des sciences « de l’ornière où elle s’embourbait », la réconciliant avec l’exigence métaphysique, désormais portée sur le terrain de l’expérience[29]. En écho, il rappelle la dédicace de Malègue adressée à Bergson lors de l'envoi en 1933 de son Augustin ou Le Maître est là, l'assurant « de la gratitude intellectuelle que tous ceux de [sa] génération [lui] doivent[29]. »
Joseph Malègue exprime cet état d'esprit de manière romanesque : alors que le héros fait face à la mort dans son roman Augustin, où le Maître est là, un dialogue s'instaure entre Augustin et Largilier à Leysin : « Lui aussi, Augustin, jadis avait senti son cœur sollicité par la sainte Humanité de Jésus. […] Dans le cristal adamantin des dogmes, c'était la facette qui frappait l'âme moderne, scientifique et mystique ensemble. […] Curieux pont suspendu entre la douleur et la question biblique, les entrelacs des lois positives le supportaient comme des filins »[30] [31] - .
Sur ce lit de mort, Augustin rédige un article intitulé Deux devancements pratiques de la certitude : il y évoque le pari de Pascal[32] et ce qu'il appelle une « confession de semi-incrédules », catégorie à laquelle il appartient depuis qu'il a perdu la foi à l'École Normale Supérieure[33].Moeller explique que, face à l'exégèse rationaliste, « c'est la divinité de Jésus qui lui faisait difficulté, non celle de Dieu[33] ». De fait, Augustin, après la perte de la foi chrétienne, a continué à croire — ou à adhérer — à la vague idée d'un Dieu abstrait, celui du déisme, coupé du monde et indifférent à son égard, mais déductible logiquement.
Aujourd'hui, cependant, alors que Largilier insiste sur la divinité du Christ (« Loin que le Christ me soit inintelligible s'il est Dieu, c'est Dieu qui m'est étrange s'il est le Christ »[30]), Augustin entrevoit que pour l'esprit moderne, « scientifique et mystique ensemble », la nature humaine de Jésus (Dieu), « subissant les déterminismes de la douleur » et du « mécanisme social des expositions historiques lacunaires »[30], constitue un « curieux pont suspendu entre la douleur et la question biblique[30]. » - .Cette pensée, dont l'originalité consiste à rassembler le « scientifique » et le « mystique », se retrouve, selon Moeller, « dans toute l'œuvre de Bergson[34] ».
Moeller, qui reprend « presque littéralement » selon ses dires [35], l’aphorisme de Bergson sur Maine de Biran[36], poursuit : « Ce tour d'esprit de Bergson, qui essaye de rejoindre les réalités métaphysiques sur le chemin de l'expérimental, s'épanouit tout naturellement dans le domaine de la mystique : la vie du mystique révèle, dans l'entrelacement d'une destinée apparemment humaine, une présence transcendante ; c'est une image de l'humanité même de Jésus[34]. ».
C'est dire qu'Augustin, alors que son ami lui propose la confession, n'obéit nullement à une pulsion irrationnelle, mais est bel et bien induit en tentation d'y consentir par le truchement d'un raisonnement[34].
C'est ici que se place précisément l'expérience religieuse d'Augustin la plus significative, au moment où Largilier prononce les mots rituels de l'absolution : « Agenouillé, il se prosterna en pensée, tomba à terre, fit un cercle par terre, sa tête touchant ses genoux, écrasé, d'un anéantissement sans nom. Il était le grain de sable des textes bibliques, un grain de sable conscient qui eût devant lui tout le rivage, toute la mer, et, par-delà, la planète ; et par-delà encore, l'énormité démente de l'espace, et dans le suprême au-delà, le Roi de tous les Absolus, ou selon la formule qu'il aimait : « Celui qui s'est fait Dieu »[30]. » ; Malègue ajoute : « Il put encore murmurer : « preuves expérimentales... expérimentales »[30] ».
Dernier critique à avoir étudié cette scène en 2023, Thibaud Collin écrit à propos de ces derniers mots : « Telle est la manière propre à Malègue de rendre manifeste « le positivisme spiritualiste » qu’appelait de ses vœux Ravaisson dans son Rapport. Par là, il figure de manière romanesque la force performative de certaines paroles qui viennent de plus loin et de plus profond que celui qui les profère[38]. »
Moeller, se référant à Pascal et à Blondel, explique que c'est dans un geste, un acte précis, parfois un rite infinitésimal, que l'« unique nécessaire »[39] nous est communiqué[34]. Ici, ce geste, c'est Largilier, risquant le tout pour le tout[40], qui va pousser Augustin à le poser à travers l'invite à la confession.
C'est sur la base d'une action que l'évènement se produit. L'action permet d'avancer dans la connaissance. C'est une idée caractéristique de Bergson qu'il développe à partir du pragmatisme de James : il est des vérités, comme dans la découverte scientifique, « que nous aidons à se faire, qui dépendent en partie de notre volonté [41]. »
« Dans le domaine des relations entre personnes, analogue à celui des relations à Dieu, l’adhésion de l’intelligence suppose plus que le simple assentiment à une logique ou un constat : un acte[42]: »Augustin, malgré la maladie qui va l'emporter bientôt, écrit ensuite l'article Deux devancements pratiques de la certitude. Il en confie le manuscrit à sa sœur Christine en le commentant par ces mots : « [j]'y compare le pari de Pascal avec une démarche toute voisine : les confessions de semi-incrédules. Les conditions d'humilité docile, évidentes dans les secondes, éclairent aussi le premier[40]. »
Bergson dans les lettres et conférences de Malègue (1933-1940)
Fontaine étudie plusieurs textes de Malègue où il s'avère qu'il lit attentivement Bergson[43]. D'abord, une lettre à un lecteur (de 1933) cité dans « Le sens d' Augustin » (postface du roman), Malègue se réjouit que Bergson ait fini par se rendre compte de l'importance de l'expérience mystique, même écrit-il « dans l’ordre de la connaissance pure. Il est très beau que Bergson s’en soit aperçu à la fin de sa vie [allusion à son ouvrage Les Deux Sources de la morale et de la religion paru en 1932]. C’est la seule fenêtre par laquelle nous puissions de notre modeste terrain des causes secondes[44], jeter un début de regard sur Dieu, marquer, du terrain expérimental qui seul est le nôtre, une sorte de touche de l’absolu[45]. »
Ensuite une autre lettre cette fois citée par E.Michaël[46]. Malègue y traite de points dont Bergson parle aux pages 254 à 260 des Deux Sources, soit le fait qu'en philosophie, ce qu'il déplore, on parle de Dieu depuis Aristote comme du Premier moteur qui ne connaît pas le monde, alors que, poursuit Bergson, toute religion (statique ou dynamique), voit en Dieu un Être « qui peut entrer en contact avec nous[47]. »
Malègue, lui, use d'un vocabulaire proche en parlant à son correspondant de la Cause première dont dit-il « on ne peut être amoureux »[48], « remarques voisines », selon Fontaine. F.Keck et G.Waterlot, auteurs du Dossier critique annexé à l'ouvrage de Bergson, jugent que Bergson invite à aller voir « plutôt du côté de ceux qui ont fait l'expérience de Dieu[49] », conviction ancienne chez Malègue. Bergson évoque aussi, à propos du Dieu d'Aristote, d'un Dieu « adopté avec quelques modifications par ses swuccesseurs »[47], comme d'un Être que personne n'a jamais songé à invoquer. Toujours dans leur Dossier critique F. Keck et G. Waterlot, précisent, au même endroit, que Bergson récuse les tentatives métaphysiques de prouver Dieu. Mais aussi leur réfutation par Emmanuel Kant au bénéfice d'un Dieu postulé.
De Kant et de la métaphysique Malègue ne parle pas dans cette lettre. Mais dans sa conférence Ce que le Christ ajoute à Dieu. « il ironise sur la distinction kantienne entre « phénomène » (la chose telle qu’elle nous apparaît) et « noumène » (la chose en soi, inconnaissable) » [50]: il semblait incorrect de la part de Dieu, écrit-il, qu’il « fût et apparût à la fois[51].»
Bergson se pose enfin la question de la valeur de l'expérience mystique qui ne peut être répétée ni vérifiée comme la scientifique. Les mystiques ont vu quelque chose qui nous échappe. Mais c'est selon lui comparable à ce que nous ne savons que grâce aux explorateurs revenant de pays que personne n'a encore pénétrés. Les cartes tracées d'après les indications fournies par les explorations, par exemple celles de Livingstone, permettraient de vérifier leurs dires, du moins en droit sinon en fait. Il en va de même pour les mystiques et leur propre « voyage » : « ceux qui en sont effectivement capables, écrit-il, sont au moins aussi nombreux que ceux qui auraient l'audace et l'énergie d'un Stanley allant retrouver Livingstone[52]. »
Bergson cite également William James disant que lorsqu'il en entendait parler « quelque chiose en lui répondait ».
Or, dans la lettre de Malègue reproduite chez Michaël, où il paraphrase Bergson, sans le citer, il se réfère aussi au même James [53].
Dans une autre conférence restée inédite de son vivant « Le drame du romancier chrétien », Malègue s'sinspire de L'Évolution créatrice autre ouvrage de Bergson, sans le citer.
Jean-Louis Vieillard-Baron commentant cet ouvrage explique : la durée est ce par quoi la vie se saisit comme l’élan vital qui la traverse, conservation du passé dans le présent et, dit-il, « création incessante », « vision et volonté tout ensemble ». On « altère la nature du moi par exemple, quand on l’isole du Tout ». « Un des objets de L’Évolution créatrice est de montrer que le Tout est, au contraire, de même nature que le moi[54].»
Or, dans « Le drame du romancier chrétien », Malègue utilise les mêmes concepts qu'il applique au champ littéraire. L’univers, écrit-il, est une « vaste chose » rendant possible « ces minuscules coupes à travers le réel » que sont les vies des romans. Elles ne sont pas, des « parties toutes faites existant dans l’ensemble », elles « portent l’empreinte en creux du violent jet de l’esprit créateur[55].» Lisant cela, Fontaine estime que Malègue, qui ne cite pas Bergson dans cette conférence, « en parle donc comme Vieillard-Baron » qu'il n'a forcément pas lu (livre publié la première fois en 1991) [56].
Durkheim et Bergson dans Pierres noires : Les Classes moyennes du Salut
Lebrec a retrouvé dans les archives de Malègue vingt pages manuscrites de notes prises lors de sa lecture, de Durkheim, dont la sociologie inspire Bergson dans sa définition de la « société close »[58].
Malègue découvre la sociologie de Durkheim
Cette découverte incite le critique à penser que la foi de Malègue « dut lui faire prêter intérêt, pour s’y confronter, à une pensée qui voulait le convaincre qu’il en devait les composantes à la collectivité. Sa croyance lui était-elle imposée comme le statut social ? Quelle part de liberté lui revenait dans sa ferveur ? Le débat se prolongera, sur des plans différents, à travers Augustin et Pierres noires. C’est dire avec quel sens de sa gravité, Malègue dut engager, en 1903, ce premier vif affrontement peut-être du croyant avec la pensée contemporaine »[59].
On peut lire dans Pierres noires: Les Classes moyennes du Salut cette réflexion du narrateur-héros, Jean Paul Vatoon, selon lequel, il y a « une forme collective, encadrée, que tendent à prendre ce que nous croyons les transmissions morales les plus personnelles et les plus intimes[60].»
Pour José Fontaine « Durkheim illustre la chose dans Le Suicide, livre fondateur, qui traite de cet acte pourtant (en apparence), « le plus individuel que l’on puisse imaginer[61], » « (intime dirait Malègue), parce que, même là, le social est à l’œuvre, se révèle à travers les régularités chiffrées des statistiques[62]. » Ces régularités chiffrées, par pays, étaient disponibles du fait que la mort violente qu'est le suivcide donne lieu à enquête judiciaire (voir ci-contre l'Europe centrale).
Marceau est d'avis que Bergson forge sa pensée de la « religion statique », certes sur sa propre vision de l'intelligence, mais aussi sur les théories de Durkheim concernant le rôle exclusivement social de la religion[63] - [64]. Fontaine remarque à ce propos que ce que Bergson appelle la religion statique dans Les Deux Sources, est « aussi, comme le remarque Brigitte Sitbon-Peillon, qui a longuement comparé Bergson et Durkheim[65], la religion identifiée au social[66]. »
Il note aussi le paradoxe d'un Bergson influençant Durkheim[67] : par un « effet repoussoir » (et toute la sociologie française)[68], bien avant Les Deux Sources de la morale et de la religion[69].
Dans Les Règles de la méthode sociologique, par exemple, Durkheim souligne (citations de Delitz) « « que le sociologue fait œuvre de science et n’est pas un mystique », et qu’il « ne saurait s’élever avec trop de force » contre ce « négateur de toute science »[70], » ce qui vise Bergson. Durkheim affermit par ailleurs sa thèse d'une détermination entière de l'individu par la société.
Trois définitions des Classes moyennes du Salut
Les classes moyennes du Salut sont bien définies, selon Lebrec, dans une fictive Relation des temps révolutionnaires qu'on peut lire dans Pierres noires[71]. L'un des protagonistes, André Plazenat, retrouve dans les archives familiales un manuscrit datant de la Révolution française, intitulé Relation écrite en sa prison de Feurs par M. Henri Casimir de Montcel, ci-devant président du Présidial de Riom en Auvergne[72]. Dans une prison de l'an II, dont ils ne sortiront que pour être exécutés, Henri et son cousin l'abbé Le Hennin discutent. Dans le langage de ce siècle, l'abbé lui parle des cadres sociologiques permettant la vie religieuse et l'enserrant. Seuls des évènements extrêmes peuvent libérer la foi vraie.
Ces définitions sont au nombre de trois[73].
La première est dégagée au point de vue de la foi : ces classes englobent « tous ceux qui ne peuvent pas maintenir leur vie religieuse, dans la lumière d'un mysticisme contemplatif et généreux, celui de Largilier et Félicien »[74].
La deuxième se situe au plan collectif ou sociologique. Les hommes des classes moyennes du Salut sont parqués dans de grands corps ou structures, métiers, Royaumes, Églises... « L'accaparement de l'âme par le groupe est tellement étroit qu'on doute qu'il ne la prend pas tout entière »[75].Ce que Durkheim affirme, on l'a vu. L'abbé Le Hennin pense qu'il leur reste au moment de la mort au moins « juste cette fine pointe suprême, ces rares minutes de silence intérieur que beaucoup ne connaîtront même jamais »[76].
La troisième débouche sur une catéchèse : les classes moyennes « ne sauraient s'intéresser à une prédication qui ne tiendrait nul compte des intérêts terrestres, des conditions du bonheur matériel et de son harmonie finale avec celui du ciel[77] ». Se retrouve ici la « notion de l'appel » analysée dans Les Deux Sources : « La nature de cet appel, ceux-là seuls l'ont connue entièrement qui se sont trouvés en présence d'une grande personnalité morale […] Ce pouvait être un parent, un ami que nous évoquions par la pensée. Mais ce pouvait être aussi bien un homme que nous n'avions jamais rencontré, dont on nous avait simplement raconté la vie[78] »[73] - [79].
Ce propos fait écho à Malègue lorsqu'il évoque « Le bourgeon initial de cette vaste efflorescence qu'est le salut des classes moyennes où est incluse tant de fatalité, c'est une évasion de ces classes moyennes, un véritable saut dans le ciel au-dessus de leur niveau, c'est le libre martyre d'un saint[80] » ; dans Pierres noires, ce martyre aurait dû être celui de Félicien qui eût sauvé les personnages du roman en les faisant sortir de la religion des classes moyennes, celle que Bergson appelle la « religion statique ».
Les Classes moyennes du Salut : agies par le social de Durkheim libérées par la mystique
Pour Marceau les « classes moyennes du salut » vivent de la religion que Bergson nomme « statique » qui va de pair avec la morale close bergsonienne[81].Pour Fontaine, Lebrec et Marceau l'ont bien vu : la religion statique de Bergson « tend à se confondre avec la vision qu’a Durkheim du religieux, réduit à la pesée du collectif sur des individus entièrement « agis » par la contrainte sociale[82]. Et la morale qui y correspond, c’est la morale close qui vise à la seule conservation des sociétés. » [83]. Il ajoute : « Tout cela, comme Durkheim l’écrit », selon « l’idée déterministe, fortement établie dans les sciences physiques et naturelles [...] étendue à l’ordre social[84]. »
Bergson rejette cette vision de l'humain, corseté socialement, dans Les Deux Sources, « épine dorsale »[85] de Pierres noires. Les chrétiens des classes moyennes du Salut, — vivant leur foi comme un compromis entre elle et la vie terrestre (celle-ci primant) — relèvent « de la religion statique de Bergson »[86]. Ils demeurent ainsi captifs du déterminisme social.
Mais, chez Malègue comme chez Bergson, les saints, à l'instar du Christ, se trouvent « dégagés des déterminismes sociaux et personnels, grâce à une ascèse exigeante[85] ». Il s'agit de dépasser la clôture des sociétés closes. Durkheim pense que c'est possible par l'éthique. Bergson s’y oppose car il ne voit que la mystique qui en soit capable. « Entre, par exemple, la nation ou tout groupe particulier et l’humanité, s’étend la distance « du clos à l’ouvert » [87]et, surtout, la « différence de nature entre un groupe fermé obligé de se défendre pour subsister, et cet ensemble illimité » [88], qu’est l’humanité à travers les âges et même au-delà[89]. »
Lebrec ajoute que « la pensée du Bergson des Deux Sources et du Bremond de l’Histoire du sentiment religieux[90], dont Malègue avait devancé très jeune les intuitions, se trouve maintenant incarnée dans son roman [Pierres noires], recréation poétique par la mémoire du monde de son enfance. Leur pensée aura fourni à la trilogie projetée l'épine dorsale de sa signification spirituelle[85] »[N 1].
Religion statique ou dynamique et classes moyennes du salut
Fontaine résume ce qu'est la religion statique : « a. quand l’intelligence pousse l’individu à préférer son intérêt aux obligations sociales, la religion statique sacralise celles-ci en tabous, effrayant ceux tentés de s’y soustraire; b. quand l’intelligence met en avant l’inéluctabilité « déprimante de la mort », elle apaise par l’idée de survie; c. quand l’intelligence mesure la « marge décourageante d’imprévu » dans l’action, elle rassure, par les superstitions, sur son succès final [91],[92]. » Elle est selon Frédéric Worms, « ce qui assure cette fonction dans l'espèce humaine : l'ensemble des représentations agissantes ou idéo-motrices issues de la fonction fabulatrice, et des institutions ainsi suscitées dans toute société à des fins de cohésion et de clôture[93] ».
Cependant ces effets de sécurisation de la vie et de dépassement de soi vers la société, mais cette fois une société ouverte, peuvent être obtenus « depuis une autre source, différente en nature, même si elle peut et de fait vient toujours se greffer sur ce fondement naturel » : il s'agit de l'expérience mystique, qui rompt avec la religion « statique » et dont le mélange avec elle donne lieu à ce mixte qu'est la « religion dynamique »[93].
Pour Marceau, la religion statique est celle des classes moyennes du salut, celle de Paul Vaton dans le roman de Malègue, alors que la religion dynamique est celle de Félicien : « Le contraste entre les deux saute aux yeux. Le premier vit dans un climat de religion statique. En revanche, Félicien a été amené à faire ce « saut brusque » dont parle Bergson, et qui a produit chez lui un caractère surnaturel qui ne se trouve point chez Paul Vaton[94] ».
Pour l'illustrer, Marceau[95], fait allusion à l'épisode où Paul Vaton cache une lettre de Félicien qu'il vient de recevoir. Il est gêné, parce que, dans sa famille, on a coutume de s'expliquer de tout courrier reçu et qu'il sent, soit qu'on ne le comprendra pas, soit qu'il est indigne des confidences que lui fait son ami Félicien.
Il avoue : « Ces sujets religieux dont je ne prenais guère que le curieux romanesque, que je sentais néanmoins intimité sacrée, ils eussent paru à mon père lettre morte. Sa vie religieuse, comme celle de l'immense majorité des hommes, n'était jamais allée plus loin que les traditionnelles pratiques que j'ai dites, et plus tard le nécessaire pour une digne et simple mort. Pour ma mère c'était pire, elle me savait parfaitement indigne de m'intéresser à des sujets réservés au clergé. L'admettre lui eût semblé caricatural et presque sacrilège. Ma sœur Jeanne n'eût été que réception passive et lourde docilité, mais Marguerite, secrète, fine, un peu pointue, l'eût écoutée en un silence vaguement souriant, non pas en dessous, comme si elle avait connu dans son couvent bien des méditations et lectures spirituelles du même ordre, mais amusée de nos étonnements devant ces choses, ces hauts niveaux-là[96] ».
Malègue en quelque sorte anticipe avec Augustin ou Le Maître est là (1933) sur Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932). Il l'explique dans sa lettre au philosophe : il a voulu exprimer, alors qu'il n'avait pas encore lu Les Deux Sources, que la preuve expérimentale de Dieu réside dans l’expérience mystique[97].
Il reprend cette idée dans Le Drame du romancier chrétien (sans citer Bergson) : « Toute âme profondément, uniquement religieuse nourrit une psychologie immense, spéciale, inretrouvable ailleurs […] Ces âmes semblent constituer comme une autre et supérieure sorte d'Esprit […] puisqu'elles sont les âmes des Saints et nous offrent à considérer l'immense psychologie mystique. C'est là, dans ces lieux où il se trouve, que le romancier chrétien doit avoir l'audace d'aller chercher son bien[98] ».
Stratégie littéraire de Malègue. Salut des Classes moyennes. Salut cosmique
Stratégie littéraire de Malègue
Malégue, à l'évidence influencé par Bergson (et qui, parfois, anticipe sur la pensée du philosophe), « a su exploiter la rare, sinon l’unique philosophie dont le sens ultime se décide [pour citer Gouhier] « en présence de personnes réelles [et qui] ne projette aucune notion abstraite au-dessus des cas concrets[99].» »[79]. Il s'agit d'une des trois « sources philosophiques au service de la littérature[100], » qu'il a utilisées avec Blondel dans Augustin, Bergson et Durkheim dans Pierres noires. La troisième, la Phénoménologie, sans la « mettre en roman », il en subit seulement l'état d'esprit[101].
Dans Les Deux sources, Bergson rompt avec le néothomisme —précisément la philosophie catholique officielle de l'époque—, théologie qui tend à parler de Dieu et de l'homme, abstraitement aussi, un peu comme le positivisme. Cette théologie (comme les sciences humaines), introduit tout ce qui existe dans «un ordre général en leur donnant un nom commun[102].»
Au contraire, comme le feront plus tard Gabriel Marcel[103] ou Karl Jaspers[104], il souligne l'irréductible singularité du je — nom propre —, débordant tout concept, vision conduisant, au-delà de l'homme, à reconsidérer Dieu. Le Dieu de Bergson[105] se donne à lui à travers une relation personnelle, le « Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, non des philosophes et des savants » de Pascal[106].
La force de Malègue comme romancier, par rapport à Bergson, c'est d'avoir vu que ce qui constitue par excellence la matière romanesque — des personnages incarnant des êtres de chair et de sang, mettant en jeu leur réalité intime — rejoindrait nécessairement une pensée qui situe les personnes au-delà du concept, qui refuse toute réduction théorique du je [79]. Bergson et Malègue, comme le dit William Marceau, « convergent ».
C'est parce que, « avant même que Bergson ne publie Les Deux Sources de la morale et de la religion, il [Malègue] en a quelque part l’intuition qui, fait unique, fonde une pensée sur des personnes : les héros et les saints de l’histoire[107]. » Prenant appui sur une réflexion de Jean-Louis Vieillard-Baron dans la revue de l'Institut catholique de ParisTranversalités où le chargé de cours de cette université estime que la notion de Communion des saints a chez Bergson le même sens que dans la foi catholique[108], Fontaine cite le passage suivant de Pierres noires.
Félicien Bernier y explique son expérience de Lourdes : « Tous ceux qui demandent guérison, leurs prières dissolvent leurs enveloppes propres, leurs frontières personnelles, pour s’étendre jusqu’aux besoins universels. Elles sont comme expropriées de leurs exigences particulières, désaffectées, versées dans un fonds commun pour les besoins de tous [….] À Lourdes, la Sainte Vierge se fait apôtre, créatrice de saintetés collectives, de ces âmes fondues dans celles de leurs frères au point d’y perdre non point leur personnalité profonde mais tout le momentané de leur vie temporelle, toutes ces surfaces qui chatoient sur le moi, à l’offrir en martyrs. Même les saints qui semblent reclus dans leur salut solitaire, les moniales dans les clôtures, leur adoration les tourne vers l’universel[109] [110]. » Pour Fontaine, c'est presque de la « même façon[111], » que Bergson s'exprime pour évoquer la communion des saints,soit le surgissement d'âmes « apparentées à toutes les âmes et qui au lieu de rester dans les limites du groupe et de s’en tenir à la solidarité établie par la nature, se portaient vers l’humanité en général dans un élan d’amour[112]. »
Le Salut des Classes moyennes du Salut
Robert Coiplet dans Le Monde[113], Charles Moeller, Léon Émery, la plupart des commentateurs, en dépit de l'inachèvement de Pierres noires considèrent que la troisième partie de la trilogie Entre le pont et l'eau aurait vu le Salut des « Classes moyennes du Salut », opéré par Félicien.
Souvent les commentateurs, puisqu'il s'agit d'une œuvre inachevée, s'expriment au conditionnel, moins Robert Coiplet dans sa recension courte. Il dit simplement que la mort de Félicien signifie le rachat des personnages du livre. Il a aussi consulté Daniel Halévy qu'il cite de manière indirecte : « Il se peut, comme le pense M. Daniel Halévy, que l'intention de l'auteur soit si bien cachée qu'elle tienne à cette volonté d'invisibilité qui égare le lecteur[114]. » Cette « invisibilité » qui est celle des saints, du surnaturel.
Jean Lebrec précise que ce salut par le saint (Félicien), s'opère non pas par l'appel des saints dans le terrestre mais par « les fils mystérieux d'une solidarité métaphysique ». Malègue s'élève ainsi « aux plus hautes notions catholiques de la Communion des saints [... comme] chez Bernanos, dans L'Imposture (1927) et La Joie (1929), il fallut le sacrifice de l'abbé Chevance, puis de Chantal de Clergerie pour sauver Cénabre de son orgueil luciférien[115]. » Ou encore dans le film Le Dialogue des Carmélites (film de Philippe Agostini et Raymond Leopold Bruckberger et scénario des mêmes d'après l'œuvre de Georges Bernanos)[116],où, en acceptant de mourir dans une peur qui ne lui ressemble pas, la vieille prieure transmet mystérieusement à une de ses novices qu'étreint l'angoisse morbide de la mort, Blanche de la Force, le courage de mourir en martyre.
Bernanos,d'après l'article « Les philosophes chez Malègue », arrive à suggérer comment l'abbé Cénabre va se réconcilier in extremis avec Dieu grâce à Chantal de Clergerie. Comment, la vieille prieure, acceptant l'humiliation de mourir dans la peur, redonne courage à Blenche de la Force qui, après avoir fait le vœu du martyre, et ensuite fuit, rejoint ses sœurs montant à l'échafaud : « le Veni Creator des religieuses s’arrête seulement quand, la dernière, sa tête est tranchée. E. Benoît propose d’appeler « a-causal »[117] le lien entre la mort humiliante de la prieure et le courage de Blanche [...]le baiser de Chantal à Cénabre et son salut – venu d’un au-delà du récit, surnaturel.[118]. »
Malègue voulait suggérer la même solidarité mystique entre Félicien et tous les persnnages de Pierres noires. Voire au-delà. Cette ambition l'a perdu selon Lebrec [119]. Il cite J. Payen pour qui montrer l'action de l'Esprit sur des masses,« avec toute leur vérité et non simplment selon de vagues généralités, exige un génie mystique et artistique extraordinaire[120]. » Jugeant que Malègue ne possédait pas ce génie, Lebrec attribue à cela l'inachèvement de Pierres noires.
Un Salut cosmique
Lebrec rapporte une scène —qui aurait pris place à la fin de la trilogie— rédigée par Malègue et trouvée aux archives de l'écrivain :
« Scène inspirée du Grand Inquisiteur. Idée : l’immensité de l’histoire humaine où le Dieu des Chrétiens n’était pas, — l’immensité de géographie humaine où il n’est pas encore. Sombres époques (Celtes, Ligures, barbares de tout nom), ou brillantes époques (Ninive, Babylone, Égypte, etc.). Toute solution au problème du salut de tous ces hommes est contradictoire avec l’idée d’une Incarnation, dans le temps, car datée, laissant hors d’elle tout ce qui est antérieur à cette date privilégiée. Réponse : les générations antérieures sont sauvables et sauvées par la Loi des classes moyennes de la sainteté [du Salut en fait : il y a encore ici un flottement terminologique[121]]. Les classes extrêmes de la sainteté relèvent de la Loi de l’Incarnation objectivement. Peut-être y a-t-il des Saints dans le bouddhisme etc. Il y en a certainement dans le judaïsme. Il faut donc admettre que l’Incarnation est précédée, comme dans le judaïsme et peut-être dans le bouddhisme etc., d’une aurore d’Incarnation, autrement dit : qu’elle transcende le temps[122]. »
Un moine de la proche Abbaye Sainte-Anne de Kergonan se serait attardé dans ces pierres levées. face à pareil site,il aurait été éprouvé dans sa foi sur l'universalité du Salut dans le Christ. Sentant, dans ce décor, la contingence de la foi face à l'Histoire et au Cosmos (les deux dimensions de ces pierres) [123]. Récit peut-être lu par Félicien en difficultés en Chine[124], devant ces écrasantes immensités [123].
Pour Moeller aussi, les notes dictées par Malègue permettent d'entrevoir que Félicien aurait sauvé « de sa lumière et de son amour, les âmes médiocres dont il était entouré », jouant ainsi « en plus simple et plus universel, le rôle de Largilier pour Augustin dans le roman de 1933[125], » rôle de Largilier que Geneviève Mosseray inscrit également dans le mystère de la Tradition vue par Blondel[126], soit aussi la communion des saints[127]. En ce sens Pierres noires couronne l'œuvre de Malègue. La trilogie situe Augustin comme l'écrit Moeller dans La Revue nouvelle, dès 1959, « dans un monde infiniment plus vaste »[128] et place l'écrivain « aux sommets de la littérature[129]. »
Malègue écrit lui-même, en 1935, à partir de L'Évolution créatrice de Bergson, redisant autrement, comme on l'a vu ce que dit de très pointu un spécialiste actuel de Bergson de L'Évolution créatrice (Vieillard-Baron que Malègue,forcément, n'a pas lu). Et il l'applique à un autre domaine que la philosophie : les « minuscules coupes à travers le réel » que sont les vies des romans, ne sont pas des « parties toutes faites existant dans l’ensemble », elles « portent l’empreinte en creux du violent jet de l’esprit créateur ». Ce qui les rend possible, c'est cette « vaste chose » qu'est l'univers[130].»
L'amour des ennemis du Sermon sur la montagne qui caractérise les saints [131] et Félicien, « ouvre mille brèches dans les clôtures sociétales » et « ouvre, par définition, à la totalité humaine et au-delà[89]. » Le Lourdes fraternel « exemplifie en un point minuscule du cosmos »[132] la « loi des classes moyennes ».
Ce qu'éprouve Félicien à Lourdes ne se limite pas à la foule qui prie et où il prie. Le propos sociologique de Pierres noires est tel qu'il est plus aisé de l'encore élargir à bien plus, à « l'ampleur métaphysique universelle » de l'angoisse du moine de Kergonan. Il l'a surmontée. Il avait sous les yeux ce qui donne idée de la multitude des religions et civilisations, l'« L’insondable profondeur de l’Histoire qu’elles évoquent et l’ « effrayante vastitude »[133] de l’univers dont ce « que l’on appelle la Terre »[134] n’est qu’un coin, n’atteignant pas l’importance de Peyrenère par rapport à la France[135]. »
Pour certains, une œuvre ianchevée, imparfaite. D'autres : dont la fin est limpide
D'autres sont plus réservés sur le final de Pierres noires. Jacques Chevalier, spécialiste de Bergson, écrit dans la préface à l'édition de 1958 « Mon souvenir de Joseph Malègue » , regretter (presque) que Malègue ait tardé à « nous conduire au sommet lumineux qui devait donner à l'ensemble sa perspective vraie et qui eût fait de son livre, ainis qu'il me le confia, quelque chose de plus beau qu' Augustin[...] Le saint manque : je veux dire cette lumière, cette blancheur éblouissante qui devait, cette fois, nous porter dans l'infini, dans l'éternel et y trouver son âme[136]. »
Il cite sur la même page le Bergson des Deux Sources. Malègue aurait rappelé, écrit Chevalier, que seul le saint « nous apprend ce qu'est la vie, d'omù elle vient et où elle va [136]. »
Léon Émery parle peu de Bergson. Il le fait dans une réfexion sur le Mal défini comme « la prépondérance de la mantière autonome[137], » la « minéralisation des corps vivants[137]. » Malègue et Bergson étant différents, leur accord sur certains points serait important.
Pour Émery, chez Bergson, la mort « L'entropie serait donc la mort cosmique, si l'élan vital ne lui opposait un inlassable pouvoir de création[137]. »
Et le Mal, insidieux chez Malègue, c'est celui dont un géologue dirait « qu'il relève d'une théorie des causes lentes. C'est celui qui opère partout[...]car il est mystéreieusement lié au processus continu de la vie et de la mort[138]. ». Il regrette aussi (en 1962), que nous ne pouvons pas savoir comment Malègue aurait conclu[137].
Quelques années lus tard, il écrit que nous en savons assez sur cette conclusion et le Salut par la communion des saints qu'elle annonce,tant est puissante la personne du « jeune géant Félicien qui porte en son corps d'athlète avec une parfaite ingénuité on ne sait quelle candeur grave et tendre. On voit bien que ce Christophe est fait pour porter l'Enfant Jésus sur ses épaules[139]. »
Pierre de Boisdeffre écrit, lui, rejoignant Chevalier, que l Opus magnum dresse sa vaste nef, aux lignes hautes et pures, mais qu'il est imperfectum, « vaisseau à jamais inachevé, ouvert en plein ciel sur un chœur imaginaire[140]. »
Bibliographie
Sur Bergson et Malègue
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- José Fontaine, « Les philosophes chez Malègue », Bulletin de Littérature Ecclésiastique, no 485 (Tome CXXII/1) « De Malègue à François », , p. 17-52
Sur Bergson et Durkheim
- Brigitte Sitbon-Peillon, Religion, métaphysique et sociologie chez Bergson. Une expézrience intégrale, Paris, Presses universitaires de France, , 352 p. (ISBN 978-2-13-056710-3-).
Œuvres de Bergson et Malègue
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Sur Bergson
- Jacques Chevalier, Bergson, Paris, Plon, , p. 55.
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- André Cresson, Bergson : Sa vie. Son œuvre. Sa philosophie, Paris, PUF, .
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Sur Malègue
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- José Fontaine, La Gloire secrète de Joseph Malègue : (1876-1940), Paris, L'Harmattan, coll. « Approches littéraires », , 205 p., couv. ill. ; 24 cm (ISBN 978-2-343-09449-6, présentation en ligne).
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- Bruno Curatolo (textes réunis par), Geneviève Mosseray et al., Le chant de Minerve : Les écrivains et leurs lectures philosophiques, Paris, L'Harmattan, coll. « Critiques littéraires », , 204 p., 22 cm (ISBN 978-2-7384-4089-1, BNF 35806250, LCCN 96131828), « « Au feu de la critique », J. Malègue lecteur de M. Blondel »
Autres ouvrages
- Émile Boutroux, De la contingence des lois de la nature, Paris, (lire en ligne), chap. VII (« L'Homme »).
- William James (Henri Bergson, préface) (trad. Floris Delattre et Maurice Le Breton), Extraits de sa correspondance, Paris, , 392 p., lettre de William James à Edwin D. Starbuck du .
- Émile Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse : Le système totémique en Australie, Paris, Librairie Félix Alcan, , 679 p., p. 13-17.
- Émile Poulat, L'Université devant la Mystique : expérience du Dieu sans mode, transcendance du Dieu d'amour, Paris, Salvator, , 292 p. (ISBN 2-7067-0219-2).
- Albert Fouillée, L'Avenir de la métaphysique fondée sur l'expérience, Paris, Félix Alcan, , 304 p..
- Agnès Siegfried, L'Abbé Frémont, t. I, Paris, Félix Alcan, .
- William James, Les Variétés de l'expérience religieuse : Essai de psychologie descriptive, Chambéry, Exergue, , p. 368.
Liens externes
- « Samuel Huet et Joseph Malègue » (consulté le ).
- « José Fontaine : blog » (consulté le ).
Articles connexes
Notes et références
Note
- Selon Lebrec, Malègue a pu en effet devancer Bergson : « sa réflexion philosophique et sa foi le portaient à croire que la rencontre de la mort survient comme le plus haut moment d'une existence, parce qu'elle presse l'homme de se situer, pour la première fois peut-être, dans une perspective de vérité devant Dieu. Sur quoi donc s'appuient les fermes affirmations de l'écrivain ? […] [sur] l'exploration expérimentale que l'on peut faire de l'âme des saints devant leur mort, nous répondrait-il. Il y a là une ligne de recherches dont Malègue eut l'intuition très tôt. Avant […] que Bergson, en 1932, dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, ne décerne leurs titres de noblesse à la fois à l'appel que les saints adressent à leurs contemporains du seul fait de leur existence, et à la quête expérimentale de Dieu dans l'âme des mystiques
Source:Lebrec 1969 page 52. »
Références
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- (nl) Nederlands « Den dialoog tusschen de twee vrienden zou men hier in extenso moeten kunnen aanhalen, niet alleen om zijn apologetisch belang maar vooral om zijn litteraire waarde : hij behoort inderdaad tot de practhbladzijden der wereldlitteratuur » : Joris Eeckhout, Litteraire profielen, Standaard Boekhandel, Brussel, 1945, p. 80.
- Thibaud Collin « La conversion entre « Le métaphysique et l'expérimental » dans Augustin ou Le Maître est là» dans José Fontaine, Bernard Gendrel (dir.), Joseph Malègue.À la (re)découverte d'une œuvre, Cerf, Paris, 2023, p. 221-233, p.233.
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- Joseph Malègue, « Le sens d'Augustin », dans Augustin (uniquement chez Spes), Paris, 1966, p. CCMXXIII-CCMXLVI, p.CCMXLIV
- Lettre reproduite dans Elizabeth Michaël, dans Joseph Malègue, Spes, Paris, 1957, p. 181-182.
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- «Ce que le Christ ajoute à Dieu », est publié d’abord dans La Vie intellectuelle les 10 et 25 septembre 1935, puis dans Pénombres, Spes, Paris 1939, p. 13-74, p. 64
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- Raymond Boudon, « Philippe Besnard (1942-1943) » dans Revue française de sociologie, 2003, vol. 44, p. 1.
- José Fontaine, « Trois soiurces philosophiques au service de la littérature » dans Joseph Malèguer.À la (re)découverte d'une œuvre, Cerf, Paris, 2023, p. 195-220, p. 203
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