Réforme orthographique chilienne
La réforme orthographique chilienne (en espagnol : reforma ortográfica chilena) est une réforme orthographique de la langue espagnole, ou castillan, ayant été appliquée au Chili et dans d'autres territoires de l'Amérique hispanique au XIXe siècle et au début du XXe siècle dans le but d'améliorer l'adéquation entre l'écriture de la langue et sa prononciation.
Date | 1823-1927 |
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Lieu | Chili et Amérique hispanique |
1823 | Première proposition de réforme par Andrés Bello et Juan García del Río |
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1835 | Deuxième proposition de réforme par le chanoine Francisco Puente |
1837 | Adoption partielle par l'Académie royale espagnole de l'une des propositions de Bello |
1843 | Troisième proposition de réforme par Domingo Faustino Sarmiento |
1844 |
Adoption officielle par le gouvernement chilien d'une réforme similaire à celle de Bello En Espagne, imposition des normes de l'Académie royale espagnole par décret royal |
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1847 | Réduction de l'essentiel de la réforme à quelques traits massivement diffusés |
1851 | Abandon de l'orthographe réformée par l'université du Chili |
1885 | Fondation de l'Académie chilienne de la langue, qui promeut l'orthographe académique espagnole |
1889 | Recommandation de l'abandon de l'enseignement de l'orthographe chilienne par les universitaires chiliens |
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1892 | Début du mouvement néographe, prônant une réforme phonétique radicale |
1894 | Réaffirmation de la prévalence de l'orthographe chilienne dans l'enseignement par le ministère de l'Instruction publique |
1913 | Préconisation universitaire du passage à l'orthographe académique espagnole |
1914 | Rejet de la préconisation par le Conseil d'instruction publique |
1927 | Passage officiel à l'orthographe académique espagnole par décret présidentiel |
S'inscrivant dans une longue tradition phonétiste hispanique, le projet de réforme naît en 1823 à Londres sous la plume de l'écrivain vénézuélien Andrés Bello. Dans un contexte d'émancipation des anciennes colonies espagnoles en Amérique, et sous l'influence du réformisme nord-américain de Noah Webster, Bello propose d'établir une orthographe castillane affranchie des conventions héritées de l'étymologie et de l'usage établi, pour n'être que le seul reflet de la prononciation des mots. Certaines de ses propositions se répandent dans diverses parties du monde hispanique avec plus ou moins de succès, jusqu'en 1843 où le jeune auteur argentin Domingo Faustino Sarmiento présente devant l'université du Chili, dont Bello est devenu le recteur, une proposition de réforme plus radicale ne prenant en compte que la prononciation de l'espagnol d'Amérique, contrairement à celle de son prédécesseur qui se voulait pan-hispanique. Après une phase de débats, c'est finalement un projet proche de celui de Bello qui est approuvé en 1844 par les universitaires chiliens, et officiellement promulgué par le gouvernement du pays.
Après quelques années de succès, la réforme ne parvient toutefois pas à s'imposer dans sa totalité, bien que deux de ses spécificités — l'usage systématique de j pour noter le son [ x] et celui de i pour noter le son [i] — connaissent une importante diffusion en Amérique hispanique. L'orthographe de l'Académie royale espagnole, officiellement imposée en Espagne à partir de 1844, a finalement raison de l'orthographe chilienne, progressivement concurrencée, débattue, puis délaissée dans ses différents territoires d'implantation, jusqu'à être définitivement abandonnée par le gouvernement chilien en 1927.
Prémisses
Débuts du réformisme orthographique espagnol
La première tentative de codification de l'écriture de la langue espagnole remonte au XIIIe siècle : sous l'égide du roi Alphonse X de Castille, ou peut-être dès son prédécesseur Ferdinand III[1], est mise au point une norme orthographique permettant de transcrire de manière appropriée la prononciation du castillan médiéval[2] - [3]. Ce système, destiné à mettre fin à l'anarchie orthographique qui prévalait jusqu'alors, s'affranchit des conventions héritées du latin pour noter le plus fidèlement possible les phonèmes de la langue de l'époque[4]. Un tel phonétisme, alors sans équivalent dans les autres grandes langues européennes, est toutefois mis à mal par l'évolution du castillan, dont la prononciation se modifie considérablement au cours des siècles qui suivent ; si bien qu'aux XVe et XVIe siècles, période de renouveau intellectuel dite du « siècle d'or », la norme alphonsine n'est plus adaptée à la transcription correcte des phonèmes de l'espagnol[2].
De nombreux intellectuels tentent de remédier à ce décalage en prônant une nouvelle orthographe phonétique. C'est le cas de l'humaniste et grammairien Antonio de Nebrija[1], auteur en 1492 de la Grammaire castillane, première grammaire d'une langue européenne moderne[5], où il déclare : « ainsi doit-on écrire comme on prononce, et prononcer comme on écrit, sans quoi les lettres auront été inventées en vain[trad 1] »[1], principe qu'il réaffirme en 1517 dans ses Reglas de Orthografía en la lengua castellana (« Règles d'orthographe de la langue castillane »). Son esprit réformiste et ses prises de position contre les usages inspirés du latin, mais inadaptés à l'espagnol[5], se retrouvent chez d'autres lettrés comme l'érudit Juan de Valdés, auteur d'un Diálogo de la lengua (« Dialogue sur la langue ») en 1535[1], l'écrivain Mateo Alemán, qui publie une Orthografía castellana (« Orthographe castillane ») en 1608, et le linguiste Gonzalo Correas[note 1], qui propose en 1630 dans son Ortografía kastellana nueva i perfeta[note 2] (« Orthographe castillane nouvelle et parfaite »)[5] une réforme radicale visant à « eskrivir, komo se pronunzia, i pronunziar, komo se eskrive[note 3] » (« écrire comme on prononce et prononcer comme on écrit »)[1].
Ce mouvement phonétiste se heurte toutefois à deux autres courants : les partisans de l'usage, qui prônent le respect des graphies communément répandues et établiessec. 1.1_10-0">[6], et les étymologistes, qui défendent une écriture des mots espagnols préservant l'orthographe des mots grecs et latins dont ils descendent (leurs étymons). C'est ce dernier courant qui remporte l'adhésion de l'Académie royale espagnolesec. 1.2_11-0">[7], fondée au début du XVIIIe siècle pour codifier la langue castillane : l'écriture de celle-ci reprend alors dans ses grandes lignes la norme alphonsine du XIIIe siècle, maintenant ainsi des graphies qui ne reflètent plus la prononciation de l'époque, tout en intégrant des éléments gréco-latins et une certaine influence française (le mot ortografía s'écrivant par exemple orthographía)[8]. L'Académie fait cependant volte-face dans son Orthographía de 1741, qui consacre la primauté de la prononciation sur l'étymologie et les usages conventionnels tout en se voulant concilier au mieux ces trois paramètres : l'orthographe doit d'abord refléter la prononciation, puis l'étymologie détermine comment la noter, à moins que l'usage établi ne privilégie une autre graphiesec. 1.2_11-1">[7].
S'ensuit une période de réformes où l'Académie met fin à un certain nombre de pratiques étymologistes qui prévalaient jusque-là, imposant notamment la simplification des digrammes th et ph en f et t[9] : si la première édition de son traité d'orthographe, publiée en 1741, s'intitulait Orthographía, la seconde, parue onze ans plus tard, voit donc son titre réécrit sous la forme Ortografía[10]. Bien que cette nouvelle orthographe académique s'élève rapidement au rang de norme incontestée dans le monde hispanique, certains auteurs, estimant que l'Académie ne va pas assez loin dans le phonétisme (en conservant par exemple la lettre h alors qu'elle ne note aucun son en espagnol[9]), continuent de proposer dans le même temps leurs propres réformes, sans succès dans un premier tempssec. 1.2_11-2">[7].
Émancipation des colonies et réformisme nord-américain
À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, les territoires espagnols d'Amérique commencent à prendre conscience de leur identité propre. Le retentissement des révolutions américaine et française, couplé à la croissance de la population créole née sur place et entretenant des liens plus ténus avec l'Espagne, entraîne une remise en cause de l'ordre social hérité de la société hispanique et l'émergence d'un idéal indépendantiste, qui se traduit bientôt par l'établissement de nouvelles républiques indépendantes en Amérique. Au Chili, ce processus d'indépendance s'étale entre 1810, avec l'établissement de la Première Junte nationale du Chili — le premier gouvernement autonome du pays —, et 1823, année où le héros de l'indépendance puis autocrate Bernardo O'Higgins se retire de la présidence chilienne[11]. Dans ce contexte, l'identité nationale s'impose rapidement comme un sujet de préoccupation majeur du monde intellectuel hispano-américain fraîchement émancipé, et des considérations sur les notions de lengua patria (« langue-patrie ») et d'idioma nacional (« langue nationale ») émergent aux côtés d'une réflexion sur ce qui fait l'americanidad (« américanité ») des nations nouvellement indépendantes[12]. Bien que la norme linguistique prônée par les cercles cultivés soit toujours celle de l'espagnol d'Espagne, dont la maîtrise est vue comme un vecteur de progrès pour les peuples américains et un moyen d'assurer une éducation qui se veut universelle, la production textuelle commence à incorporer des tournures propres à la langue telle qu'elle se pratique en Amérique, phénomène visible par exemple dans les écrits gauchesques de Bartolomé Hidalgo[13].
Cette période d'effervescence intellectuelle vis-à-vis de la question linguistique, marquée par la dichotomie entre la langue « soignée » des élites[13], proche du castillan péninsulaire[14], et la langue populaire caractérisée par ses propres évolutions[13], trouve son pendant de l'autre côté du continent, aux États-Unis, où l'enseignant Noah Webster prône la reconnaissance du caractère distinct de l'anglais américain vis-à-vis de l'anglais britannique. Pour Webster, l'émancipation politique des États-Unis va de pair avec son émancipation littéraire et linguistique : défendant l'idée que la nouvelle nation américaine doit rompre avec les conventions orthographiques et grammaticales héritées du Royaume-Uni et plus généralement de la vieille Europe, il prône dans un traité paru en 1789, puis dans son célèbre American Dictionary of the English Language de 1828, une réforme de l'orthographe visant à mieux noter la prononciation de l'anglais d'Amérique et à mettre fin à l'influence des racines classiques et françaises dans l'écriture des mots[note 4] - [15]. L'idée sous-jacente d'une nouvelle langue pour le Nouveau Monde, appartenant à ses habitants et libre de toute attache vis-à-vis de son passé ancien et lointain — ce qui se traduit chez Webster par une nouvelle orthographe respectant la prononciation et expurgée de tout étymologisme —, se retrouvera chez les réformistes hispano-américains partisans d'une orthographe phonétique[16].
Émergence du projet et débats (1823-1844)
Préconisations d'Andrés Bello (1823)
L'idée initiale de la réforme orthographique chilienne remonte à 1823 : le jeune exilé vénézuélien Andrés Bello, qui vit à Londres depuis 1810[16] aux côtés d'émigrés espagnols et de révolutionnaires hispano-américains versés dans les questions culturelles et linguistiques, fonde avec l'écrivain colombien Juan García del Río et d'autres auteurs la revue Biblioteca Americana, o Miscelánea de Literatura, Artes i Ciencias (« Bibliothèque américaine, ou florilège de littérature, d'arts et de sciences »), dont le premier numéro contient un article signé G. R. et A. B. (pour García del Río et Andrés Bello), intitulé Indicaciones sobre la conveniencia de simplificar i uniformar la ortografía en América (« Indications sur l'opportunité de simplifier et d'uniformiser l'orthographe en Amérique »)
« Nosotros ciertamente miramos como apreciabilísimos sus trabajos. Al comparar el estado de la escritura castellana, cuando la Academia se dedicó a simplificarla, con el que hoy tiene, no sabemos qué es más de alabar, si el espíritu de liberalidad (bien diferente del que suele animar tales cuerpos) con que la Academia ha patrocinado e introducido ella misma las reformas útiles, o la docilidad del público en adoptarlas, tanto en la Península como fuera de ella. »
« Nous voyons évidemment ses travaux comme hautement appréciables. En comparant l'état de l'écriture espagnole lorsque l'Académie s'employa à la simplifier, et son état actuel, nous ne savons ce qui est le plus digne d'éloges, entre l'esprit de libéralité (bien différent de celui qui anime d'habitude de tels organismes) avec lequel l'Académie a supervisé et introduit elle-même les réformes utiles, et leur adoption docile par le public, tant dans la Péninsule qu'en-dehors. »
Et cependant, poursuit-il[21] :
« La Academia adoptó tres principios fundamentales para la formación de las reglas ortográficas: pronunciación, uso constante y origen. De estos, el primero es el único esencial y legítimo; la concurrencia de los otros dos es un desorden, que solo la necesidad puede disculpar. La Academia misma, que los admite, manifiesta contradicción en más de una página de su tratado. »
« L'Académie a adopté trois principes fondamentaux dont découlent les règles orthographiques : la prononciation, l'usage établi et l'origine. De ceux-là, le premier est le seul essentiel et légitime ; la concurrence des deux autres crée un désordre, que seule la nécessité peut excuser. L'Académie elle-même, qui les admet tous trois, se contredit dans plus d'une page de son traité. »
Bello adopte ainsi une position phonétiste en affirmant que le but de l'écriture est de refléter le plus fidèlement possible la prononciation, en conséquence de quoi celle-ci doit être prise pour seul critère dans l'établissement des règles de l'orthographe, sans considération pour l'usage établi ou l'étymologie. C'est d'ailleurs à l'encontre de cette dernière qu'il émet ses plus sévères critiques[20] :
« La etimología es la gran fuente de la confusión de los alfabetos de Europa. Uno de los mayores absurdos que han podido introducirse en el arte de pintar las palabras, es la regla que nos prescribe deslindar su origen para saber de qué modo se han de trasladar al papel. ¿Qué cosa más contraria a la razón que establecer como regla de la escritura de los pueblos que hoy existen, la pronunciación de los pueblos que existieron dos o tres mil años ha, dejando, según parece, la nuestra para que sirva de norte a la ortografía de algún pueblo que ha de florecer de aquí a dos o tres mil años? Pues el consultar la etimología para averiguar con qué letra debe escribirse tal o cuál dicción, no es, si bien se mira, otra cosa. Ni se responda que eso se verifica sólo cuando el sonido deja libre la elección entre dos o más letras que lo representan. Destiérrese, replica la sana razón, esa superflua multiplicidad de signos, dejando de todos ellos aquel solo que por su unidad de valor merezca la preferencia. »
« L'étymologie est la principale source de confusion alphabétique en Europe. L'une des plus grandes absurdités qui aient pu s'immiscer dans l'art de peindre les mots est la règle prescrivant de remonter à leur origine pour savoir de quelle manière ils doivent être couchés sur le papier. Y a-t-il chose plus contraire à la raison que d'établir comme règle d'écriture pour les peuples d'aujourd'hui, la prononciation des peuples d'il y a deux ou trois mille ans, laissant, dans cette optique, la nôtre servir de référence pour l'orthographe de quelque peuple qui fleurira dans deux ou trois mille ans ? Car consulter l'étymologie pour savoir par quelle lettre noter telle ou telle prononciation, ce n'est pas, à bien y regarder, autre chose. Et inutile de préciser que cela ne vaut que lorsqu'un même son laisse le choix entre deux lettres, ou plus, qui le représentent. Rejetons, réplique la saine raison, cette multitude superflue de signes, en ne conservant que celui qui, par l'unicité de sa valeur, mérite notre préférence. »
D'où son idée directrice[22] :
« Si un sonido es representado por dos o más letras, elegir entre estas la que represente aquel sonido solo, i sustituirla en él las otras. »
« Si un son est représenté par deux lettres ou plus, il faut choisir entre ces lettres celle qui représente uniquement ce son, et toujours le noter par cette seule lettre. »
Fort de ce principe, et dans le but de faciliter aux populations américaines l'apprentissage de l'espagnol[16], il avance une proposition de réforme qu'il veut graduelle et non brutale, de sorte que la société s'habitue peu à peu à l'usage de graphies en relation univoque avec les sons du castillan[20]. Il envisage donc deux vagues de changements, dont la première se décompose en six points[23]. Tout d'abord, il se penche sur le son [ x][22] : dans l'orthographe de l'Académie royale espagnole, ce son est noté dans le cas général par j, ou par g devant les voyelles e et i[24] ; la lettre x, vestige de l'orthographe médiévale, est aussi utilisée dans de très rares mots comme México (« Mexique »), prononcé [ˈme.xi.ko][25]. De ces trois lettres, seul j se prononce [ x] en toutes circonstances (selon sa position, g note aussi le son [g][26], tandis que x se prononce [ks] dans le cas général[25]) : Bello propose donc de toujours noter [ x] par j[22], transformant par exemple general (« général ») [ xe.neˈɾal] en jeneral et almoradux (« marjolaine ») [al.mo.ɾaˈdux] en almoraduj[27].
Le second changement de la première étape concerne la voyelle [i][20]. Dans l'orthographe académique, elle peut être notée i ou y selon sa position[24]. Or, si y peut aussi noter le phonème palatal [ʝ] selon les cas, i, quant à lui, se prononce toujours [i][28]. Pour Bello, l'usage du i pour noter [i] doit donc être généralisé[20] : ley (« loi ») [lei̯] devient ainsi lei, et y (« et ») [i] devient i[27]. Le troisième changement concerne la lettre muette h, qui ne note aucun son et que Bello propose de supprimer[20] : hombre (« homme ») [ˈom.bɾe] devient alors ombre, et honor (« honneur ») [oˈnoɾ] devient onor[27]. Le quatrième changement intervient au niveau du [r] roulé[29], que l'orthographe académique note tantôt par la simple lettre r, tantôt par le digramme rr ; ce dernier se prononce toujours ainsi alors que le r simple peut aussi représenter le [ɾ] battu[30]. Bello choisit donc de toujours noter [r] par rr[29], changeant par exemple rey (« roi ») [rei̯] en rrei[27]. Le cinquième changement rationalise l'écriture du son [θ][note 7] - [22] : l'Académie le note z dans le cas général, mais parfois c devant e et i. Sachant que c est également associé, selon sa position, au son [k] alors que z se prononce [θ] partout[31], Bello appelle à généraliser l'usage de cette dernière lettre pour noter ce son[22], transformant ainsi ciencia (« science ») [ˈθjen.θja] en zienzia[27]. Enfin, le dernier changement de la première étape concerne le digramme qu[29] : devant e et i, il se prononce [k], et u est alors une lettre muette[32]. La jugeant inutile, Bello appelle à sa suppression[29], réécrivant donc querer (« vouloir ») [keˈɾeɾ] sous la forme qerer[27].
Une fois ces réformes, qui ne changent rien à la prononciation académique des lettres
Plus radicales que celles de la première étape, ces modifications ne vont cependant pas jusqu'à décomposer la lettre x en cs ou qs (ce qui changerait par exemple examen, [ekˈsa.men], en ecsamen ou eqsamen)[34], car Bello hésite quant à la véritable valeur à lui assigner (cs ou gs) et considère qu'il s'agit d'un son en pleine évolution
Multiplication des normes (1823-1843)
Cette proposition de réforme ne passe pas inaperçue, et trouve rapidement des adeptes dans les cercles intellectuels hispano-américains, qui en discutent dans la presse et l'adoptent parfois sous des formes plus ou moins partielles[16]. Bello et García del Río eux-mêmes, dans leur revue La Biblioteca Americana, appliquent une version atténuée de la réforme : la lettre j remplace g dans les syllabes ge et gi (donnant injeniero au lieu de ingeniero, urjente au lieu de urgente…), la lettre y est remplacée par i lorsqu'elle représente la voyelle [i] (rei au lieu de rey, mui au lieu de muy…), et la lettre x est remplacée par s devant une consonne (escusar au lieu de excusar, espresivo au lieu de expresivo…). L'année suivante, le périodique mexicain El Sol publie une réponse à Bello où il met en œuvre certaines de ses propositions
Deux ans plus tard, en 1837, l'Académie royale espagnole fait un pas en avant dans la huitième édition de son dictionnaire, où la lettre g prononcée [ x] est remplacée, dans tous les mots où l'étymologie ne l'impose pas explicitement, par j, changeant par exemple muger (« femme ») en mujer et extrangero (« étranger ») en extranjero[note 11]. Se déclarant en principe favorable à la généralisation de ce remplacement pour toutes les occurrences du son [ x], comme le propose Bello, elle préfère toutefois attendre quelques années pour observer les évolutions de l'usage
Propositions de Domingo Sarmiento (1843)
Fuyant la dictature de Rosas[43], Sarmiento arrive début 1841 dans la capitale chilienne Santiago
S'inspirant des travaux de ses prédécesseurs phonétistes, et notamment des propositions formulées par Bello en 1823, il commence donc à élaborer un projet de réforme orthographique visant à reproduire le plus fidèlement possible à l'écrit la prononciation des mots[48]. Les polémiques contre Bello et ses partisans s'étant apaisées, ce dernier, avec qui il échange régulièrement et qui l'encourage dans sa tâche, œuvre en parallèle à la création de l'université du Chili, qu'il inaugure solennellement le en tant que recteur et membre de la Faculté de philosophie et d'humanités, ainsi que de celle de droit et de sciences. Un mois plus tard, le , Sarmiento présente devant cette même Faculté de philosophie et d'humanités, en présence de Bello, son Memoria sobre ortografía castellana (« Mémoire sur l'orthographe castillane »)
« La España, en fuerza de su barbarie pasada, ha podido presentar la ortografía más aproximativamente perfecta, al mismo tiempo que la Francia y la Inglaterra, por su mucha cultura, tienen la ortografía más bárbara y más absurda. »
« L'Espagne, en vertu de sa barbarie passée, a pu présenter l'orthographe la plus proche de la perfection, tandis que la France et l'Angleterre, du fait de leur grande culture, ont l'orthographe la plus barbare et la plus absurde. »
L'orthographe espagnole reste malgré tout entachée d'irrégularités, conséquence logique, selon Sarmiento, de la volonté académique de concilier trois principes qu'il considère comme incompatibles, à savoir l'usage établi, l'origine et la prononciation, « trinité tyrannique ayant rabaissé au rang d'ignorants tous ceux qui ne se sont pas soumis à ses caprices[trad 3] ». Arguant que l'Académie royale espagnole semble traverser une période d'inactivité et n'a que peu de prestige intellectuel (ses membres ne sont pas écrivains et sont inconnus du monde littéraire hispanique), il déclare que le rôle de remédier à l'incohérence orthographique castillane et de la réformer selon des principes phonétistes revient à la toute nouvelle Faculté d'humanités et de philosophie, qui a l'autorité nécessaire pour appliquer de nouvelles règles dans les livres destinés à l'instruction publique
« ¿Por qué apostatar en estas obras de la práctica de la ortografía que proponían a toda la América y pasarse al bando de la rutina irracional de la ortografía dominante? Si Bello y García del Río, cuyos escritos son conocidos en todo el continente, hubiesen conservado una ortografía peculiar a ellos, las razones luminosas en que se apoyaban habrían tenido, para triunfar de las resistencias, la palanca de dos nombres respetados en cuanto a idioma entre nosotros. »
« Pourquoi se détourner, dans ces œuvres, de la pratique orthographique qu'ils proposaient à toute l'Amérique, et passer dans le camp des habitudes irrationnelles de l'orthographe dominante ? Si Bello et García del Río, dont les écrits sont connus dans tout le continent, avaient gardé une orthographe qui leur fût propre, les lumineuses raisons qu'ils invoquaient auraient joui, pour triompher des résistances, du prestige de deux noms respectés de nous tous en matière de langue. »
La proposition de réforme du chanoine Puente, plus osée que celle de Bello, a également à ses yeux le défaut de ne pas refléter les particularités de la prononciation américaine de l'espagnol
Campagne de presse de Sarmiento (1843-1844)
La présentation de Sarmiento plonge Andrés Bello dans un certain embarras : le fervent sécessionnisme anti-espagnol du jeune auteur, ses violentes critiques de l'Académie royale espagnole et sa farouche volonté de réformer au plus vite l'orthographe pour l'adapter à l'espagnol d'Amérique sont difficilement compatibles avec l'idéal d'unité panhispanique de la langue défendu par son aîné, sa valorisation des travaux de l'Académie et sa préférence pour une discussion sereine et progressive sur le problème complexe qu'est la question de l'orthographe[59]. En tant que recteur de la Faculté de philosophie et d'humanités, il doit cependant prendre une décision : il opte donc pour la constitution d'une commission chargée d'étudier le Mémoire de l'Argentin et de le porter à la connaissance de tous les membres de l'institution[60] -
Ces derniers sont notamment représentés par l'Espagnol Rafael Minvielle, dont les critiques émises le dans le journal El Progreso conduisent Sarmiento à publier sept billets successifs entre le 24 et le pour défendre ses positions[63], et les rédacteurs du Mercurio, qui poursuivent le débat durant les mois suivants[64]. Ils accusent le jeune auteur de favoriser par ses propositions la fragmentation de la langue espagnole en de multiples dialectes et son adultération — préoccupations fort éloignées de l'intéressé, qui rétorque qu'un changement d'orthographe n'aura aucune répercussion sur la formation de dialectes, processus distinct et non corrélé prenant naissance dans des conditions particulières qui, si elles sont réunies, conduiront la langue à évoluer naturellement sans que personne puisse l'arrêter
« Dejemos al idioma seguir su misteriosa marcha; irá donde va, sin que valgan todos nuestros esfuerzos para hacerle cambiar de dirección, y en lugar de ocuparnos del porvenir, de dialectos, de la universalidad de los que hablan español, ni de unidad de escritura, ocupémonos de nuestros intereses presentes, de la fácil enseñanza de la juventud, de Chile primero, y después, si se quiere, de la América; y si aun se extienden a más las miras, todos los que hablan el idioma. »
« Laissons la langue suivre sa mystérieuse marche ; elle ira vers sa destination, malgré tous nos efforts pour la faire changer de direction, et au lieu de nous occuper de l'avenir, de dialectes, de l'universalité des hispanophones ou de l'unité de l'écriture, occupons-nous plutôt de nos intérêts présents, de l'instruction facile de la jeunesse, du Chili d'abord, et ensuite, si l'on veut, de l'Amérique ; et, si alors on vise encore plus haut, de tous ceux qui parlent la langue. »
Le débat lui donne également l'occasion de se lamenter sur l'inféodation persistante du monde culturel américain à l'Espagne[65] :
« [En América], estamos dispuestos a mirar como castizo, puro, propio, todo lo que en España es reputado como tal; mientras que los hechos generales que aparecen entre nosotros los llamamos vicios, y ni aun les hacemos el honor de estudiarlos. »
« [En Amérique], on est porté à considérer comme châtié, pur, propre, tout ce qui est réputé tel en Espagne ; tandis que les phénomènes généraux qui émergent chez nous, on les nomme vices, et on ne leur fait même pas l'honneur de les étudier. »
Il réitère ainsi une position qu'il a déjà développée dans son Mémoire, à savoir que la prise de distance orthographique avec l'Espagne doit s'accompagner d'une prise de distance littéraire et linguistique
« Lejos de ir a estudiar el idioma español en la Península, lo hemos de estudiar en nosotros mismos, y lo que primero aparecerá como un vicio incorregible en la pronunciación de los americanos, será más tarde reconocido como una peculiaridad nacional americana. Lejos de estar empeñándose inútilmente en volver a ser españoles, los escritores al fin pensarán, en ser nacionales, en ser americanos. »
« Loin d'aller étudier la langue espagnole dans la Péninsule, nous devons l'étudier en nous-mêmes, et ce qui apparaîtra de prime abord comme un vice incorrigible dans la prononciation des Américains, sera plus tard reconnu comme une particularité nationale américaine. Loin de s'obstiner inutilement à redevenir espagnols, les écrivains se préoccuperont enfin d'être nationaux, d'être américains. »
C'est pourtant de l'ancienne puissance coloniale que va venir un soutien inattendu : le , l'Académie littéraire et scientifique de professeurs d'instruction primaire de Madrid (Academia Literaria i Científica de Profesores de Instrucción Primaria de Madrid), une association d'instituteurs de la capitale espagnole, se prononce en faveur d'une réforme orthographique fondée sur la prononciation, et adopte des simplifications telles que la suppression du h, la transformation de v en b, celle de qu en c (que [ke] devient ce, requisito [re.ki.ˈsi.to] devient recisito) et celle de gue, gui en ge, gi. Son nouveau système est adopté dans ses publications et activement promu, des distinctions honorifiques étant même décernées à ceux qui l'utilisent. Sarmiento y voit la confirmation de ses idées et, bien que l'association soit d'importance relativement anecdotique, la cite par la suite en exemple (en la renommant « l'Académie », et même « l'Académie espagnole ») prouvant que ses idées phonétistes sont partagées, allant jusqu'à s'exclamer : « Vive l'Espagne moderne ! Je me réconcilie avec elle[trad 7] »
Verdict de la Faculté de philosophie et d'humanités (1844)
Le débat prend malgré tout un tour désavantageux pour l'Argentin : en , la commission de la Faculté de philosophie et d'humanités rejette la réforme telle qu'elle est présentée dans le Mémoire[63]. Dans le rapport qu'elle rend public à cette occasion, elle estime que l'idée d'écrire comme on prononce engendrerait autant d'orthographes qu'il y a d'hispanophones, le principe directeur de Sarmiento — refléter la prononciation américaine — se heurtant à la grande diversité de prononciations qui coexistent sur le continent américain. La commission préconise donc de garder pour seul critère orthographique l'usage établi[67], faisant de l'orthographe le reflet des évolutions de ce dernier[68] :
« La Facultad cree que la reforma de la ortografía debe hacerse por mejoras sucesivas. Esta ha sido la marcha que ha llevado especialmente en el presente siglo, marcha prudente, que no violenta el curso de las cosas humanas, que concilia todos los intereses y que sin causar controversias estrepitosas, ha ido insensiblemente operando el convencimiento general hasta permitirnos usa en el día una ortografía depurada de muchos de los defectos que dominaban el siglo anterior. »
« La Faculté estime que la réforme de l'orthographe doit se faire par améliorations successives. Telle a été la démarche qui a prévalu particulièrement au cours de ce siècle, démarche prudente, qui ne malmène pas le cours des choses humaines, qui concilie tous les intérêts et qui, sans lancer de polémiques tapageuses, a fait consensus sans qu'on s'en aperçoive jusqu'à nous amener à utiliser aujourd'hui une orthographe purgée de nombre de défauts qui dominaient le siècle dernier. »
Face à cette déconvenue, Sarmiento poursuit ses offensives dans la presse. Il souligne que l'usage établi au Chili n'est plus celui de l'Espagne
« Acuerdos de la Facultad de Filosofía y Humanidades sobre ortografía.
- Se suprime la h en todos los casos en que no suena.
- En las interjecciones se usará de la h para representar la prolongación del sonido esclamado.
- Se suprime la u muda en las silabas que, qui.
- La y es consonante i no debe aparecer jamás haciendo el oficio de vocal.
- Las letras r, rr, son dos caracteres distintos del alfabeto que representan también dos distintos sonidos.
- El sonido rre en medio de dicción se espresará siempre duplicando el signo r; pero esta duplicación no es necesaria a principio de dicción.
- La letra rr no debe dividirse cuando haya que separar las sílabas de una palabra entre dos renglones.
- La Facultad aplaude la práctica jeneralizada en Chile de escribir con j las silabas je, ji que en otros países se espresa con g.
- Toda consonante debe unirse en la silabación a la vocal que la sigue inmediatamente.
- Los nombres propios de países, personas, dignidades i empleados estranjeros que no se han acomodado a las inflecciones del castellano, deben escribirse con las letras de su orijen.
- Las letras del alfabeto y sus nombres serán: vocales, a, e, i, o, u; consonantes, b, be; c, qe; d, de; f, fe; g, gue; ch, che; ; j, je; l, le; ll, lle; m, me; n, ne; ñ, ñe; p, pe; q, qe; r, re; rr, rre; s, se; t, te; v, ve; x, xe (cse) ; y, ye; z, ze. »
« Accords de la Faculté de philosophie et d'humanités sur l'orthographe.
- La lettre h est supprimée lorsqu'elle ne note aucun son.
- Dans les interjections, on utilisera h pour représenter l'allongement du son exclamé.
- Le u muet des syllabes que, qui est supprimé.
- La lettre y est une consonne et ne doit jamais faire office de voyelle.
- Les lettres r et rr sont deux caractères distincts de l'alphabet qui représentent également deux sons distincts.
- Le son rre en milieu de mot s'écrira toujours en doublant le signe r ; mais cette duplication n'est pas nécessaire à l'initiale.
- La lettre rr ne doit pas être divisée quand il s'agit de séparer les syllabes d'un mot par des tirets.
- La Faculté applaudit la pratique généralisée au Chili d'écrire avec j les syllabes je et ji, qui se notent dans d'autres pays avec g.
- Toute consonne doit s'unir dans la syllabisation à la voyelle qui la suit immédiatement.
- Les noms propres de pays, personnes, dignités et emplois étrangers non accommodés aux inflexions du castillan, doivent s'écrire avec leurs lettres d'origine.
- Les lettres de l'alphabet et leurs noms sont : voyelles a, e, i, o, u ; consonnes b, be ; c, qe ; d, de ; f, fe ; g, gue ; ch, che ; j, je ; l, le ; ll, lle ; m, me ; n, ne ; ñ, ñe ; p, pe ; q, qe ; r, re ; rr, rre ; s, se ; t, te ; v, ve ; x, xe (cse) ; y, ye ; z, ze. »
Si les principes de Sarmiento ne sont donc pas adoptés — l'orthographe n'est pas ajustée aux particularités dialectales américaines[70], mais à la prononciation espagnole générale, dans un objectif manifeste d'unité hispanique —, le système de la Faculté s'éloigne tout de même considérablement de l'orthographe de l'Académie royale espagnole. Sans que cela ne soit explicite, ce sont en réalité les idées de Bello qui ont été retenues, à peu de chose près[note 12] : paradoxalement, ce sont donc les opinions polémiques de l'Argentin qui auront permis le triomphe des propositions plus modérées de son aîné
Promulgation, diffusion et déclin de la réforme (1844-1927)
Adoption officielle et succès éphémère (1844-1847)
Après l'approbation de la nouvelle orthographe par la Faculté, le gouvernement chilien l'adopte comme orthographe nationale
Car à l'opposé, en Espagne, l'élan réformiste déjà initié par l'Académie littéraire et scientifique de professeurs d'instruction primaire de Madrid, qui s'était prononcée en 1843 en faveur d'un certain nombre d'innovations phonétistes et avait commencé à les appliquer, est brisé net lorsque la reine Isabelle II, saisie par le Conseil d'instruction publique espagnol, signe le un décret imposant l'orthographe de l'Académie royale espagnole dans l'enseignement, ce qui se traduit dans la foulée par la codification de cette orthographe désormais officielle dans un Prontuario de ortografía de la lengua castellana, dispuesto de Real Orden para el uso de las escuelas públicas por la Real Academia Española con arreglo al sistema adoptado en la novena edición de su Diccionario (« Manuel d'orthographe de la langue castillane, constitué par décret royal à l'usage des écoles publiques par l'Académie royale espagnole en conformité avec le système adopté dans la neuvième édition de son Dictionnaire »)
Dans un premier temps, ceci ne gêne toutefois pas particulièrement un réformiste tel que Sarmiento, qui écrit à ses détracteurs espagnols craignant de voir l'émergence de deux systèmes orthographiques différents des deux côtés de l'Atlantique distendre les liens entre l'Espagne et ses anciennes colonies[76] :
« Éste no es un grave inconveniente… Como allá [en América] no leemos libros españoles; como Uds no tienen autores, ni escritores, ni sabios, ni economistas, ni políticos, ni historiadores, ni cosa que lo valga; como Uds aquí y nosotros allá traducimos, nos es absolutamente indiferente que Uds escriban de un modo lo traducido y nosotros de otro. »
« Cela n'est pas bien grave… Comme là-bas [en Amérique], nous ne lisons pas de livres espagnols ; comme vous n'avez ni auteurs, ni écrivains, ni savants, ni économistes, ni politiques, ni historiens, ni quoi que ce soit qui en tienne lieu ; comme vous et nous traduisons depuis d'autres langues, peu nous importe que vos traductions ne soient pas écrites comme les nôtres. »
L'Argentin fait référence au mouvement massif de traduction dans lequel le Chili s'est engagé pour assurer l'instruction de sa population, les écoles étant jusqu'ici peu pourvues en manuels. Les auteurs du pays traduisent donc de nombreux ouvrages étrangers à raison de trois ou quatre par an, que complètent des publications originales comme les travaux grammaticaux de Bello ou les traités didactiques de Sarmiento[77], ce qui contribue de fait à répandre la nouvelle orthographe[78]. Mais le succès est de courte durée, et à partir de 1847, la réforme commence à péricliter[74], victime de trop nombreuses résistances au sein de la société
Concurrence de normes en Amérique hispanique (1847-1892)
Le pays entre donc dans une période connue sous le nom de « chaos orthographique » (caos ortográfico) où cohabitent plusieurs normes orthographiques et où chacun se plie à celle qui lui convient le mieux[74]. De l'orthographe réformée promulguée par la Faculté d'humanités en 1844 ne subsistent alors que deux traits marquants, à savoir l'usage de j à la place de g pour noter le son [ x] et l'usage de i à la place du y vocalique [i]
Le reste de la réforme est peu à peu abandonné : si Bello défend encore le projet de la Faculté en , il ne peut qu'en constater l'échec en , lorsque l'université du Chili renonce à la promouvoir et conduit le recteur à déclarer au ministère de l'Instruction publique
« La corporación no ha tenido por conveniente insistir en esa ortografía desde que la ha visto completamente abandonada en impresos y manuscritos. Parece, pues, consiguiente el abandono que de ella debe hacerse igualmente en las escuelas primarias, para obviar los inconvenientes de una enseñanza inútil y de la falta de uniformidad. »
« Le Conseil universitaire n'a pas jugé bon d'insister sur cette orthographe, l'ayant vue complètement abandonnée dans les imprimés et les manuscrits. Il semble donc pertinent de l'abandonner aussi dans les écoles primaires, pour éviter les inconvénients d'un enseignement inutile et du manque d'uniformité. »
Et de fait, le manuel d'enseignement orthographique préconisé par la Faculté en 1854, les Lecciones de ortografía castellana de Francisco Vargas Fontecilla, ne retient que les deux traits survivants de l'orthographe de Bello (j et i) et se conforme à l'orthographe de l'Académie royale espagnole sur tous les autres points
Aventure néographe et consécration de l'orthographe académique (1892-1927)
Le paraît dans les divers journaux de Valparaíso un Abiso á los qomerciantes (« Avis aux commerçants ») émanant du fiel ejectuor, le fonctionnaire chargé de l'inspection des poids et mesures de la ville, et formulé comme suit[92] :
« El Fiel Ejequtor de la 2a. seqzion de esta ziudad aze saber á los qomerziantes qe a qomenzado su bisita de qomprobazion de las pesas y medidas. Su ofizina está situada en la qalle de Blanqo, núm. 18R y se enqontrará abierta de 1 a 5 P.M. Teniendo qonozimiento de qe muchos qomerziantes no dan fiel qumplimiento a la lei de 28 de enero de 1848 ni tampoqo al deqreto de fecha 30 de diziembre de 1870, espedido por esta Intendenzia de Balparaiso, dando para ello qomo única esqusa (la qual en realidad qareze de todo balor), la ignoranzia de las leyes, bengo en reqordarles el artículo 15 de la lei del 48. »
« Le fiel ejecutor de la 2e section de cette ville fait savoir aux commerçants qu'il a commencé son passage en revue des poids et mesures. Son bureau est situé au no 18R de la rue Blanco et sera ouvert entre 1 et 5 h de l'après-midi. Ayant eu connaissance du fait que de nombreux commerçants ne sont pas en totale conformité avec la loi du ni avec le décret daté du , situation signalée par l'Intendance de Valparaíso, avec pour seule excuse (de bien peu de valeur en vérité) l'ignorance des lois, je leur rappellerai l'article 15 de la loi de 1848. »
Tout officiel que soit cet avis, son principal intérêt réside dans son orthographe pour le moins inhabituelle, qui s'attire rapidement les foudres de l'élite cultivée[93] : les journaux reçoivent et publient pendant plusieurs jours des lettres indignées de lecteurs auxquelles Carlos Cabezón, le fiel ejecutor, répond en défendant poliment son ortografía rrazional[note 21] (« orthographe rationnelle »)[92]. Il reçoit également son lot de soutiens, donnant naissance au mouvement dit des néographes (neógrafos) : son plus ardent représentant est Carlos Newman[note 22], auteur quillotan jusqu'alors peu connu et professeur de chimie à l'École navale, qui défend Cabezón dans la presse avant de se lancer dans l'édition et de financer la publication d’œuvres écrites en ortografía rrazional. Il entraîne dans son sillage le Santiagois Arturo Edmundo Salazar Valencia, professeur de physique industrielle à l'université du Chili et collaborateur de Newman, avec qui il co-signe plusieurs publications en ortografía rrazional résumant leurs travaux de laboratoire[93] ; s'illustrent aussi au sein du mouvement le scientifique Manuel A. Délano, l'avocat Manfredo Blumer y Salzedo, et l'historien et journaliste Rafael Egaña, dit Jacobo Edén[94].
Dans un contexte marqué par les expérimentations linguistiques, avec le développement de langues construites comme le volapük et l'espéranto et l'apparition à travers le monde de divers groupes marginaux partisans de réformes orthographiques[note 23], et par la montée en puissance des idées libertaires de Herbert Spencer et John Stuart Mill[95], les néographes revendiquent le droit d'écrire comme ils l'entendent et rejettent toute autorité linguistique. Pour eux, l'orthographe doit refléter strictement la prononciation[96] — point sur lequel Newman se réclame de l'héritage de Bello[92] —, comme l'explique Cabezón en 1902[95] :
« El mayor grado de perfekzion de ke la eskritura es suszeptible, i el punto a ke por konsigiente deben konspirar todas las rreformas, se zifra en una kabal korrespondenzia entre los sonidos elementales de la lengua, i los signos o letras ke an de rrepresentarlos, por manera ke a kada sonido elemental korresponda imbariablemente una letra, i a kada letra korresponda kon la misma imbariabilidad un sonido. »
« Le plus haut degré de perfection que puisse atteindre l'écriture, et le but vers lequel doivent donc tendre toutes les réformes, se résume en une exacte correspondance entre les sons élémentaires de la langue et les signes ou lettres qui doivent les représenter, de telle sorte qu'à chaque son élémentaire corresponde invariablement une lettre, et qu'à chaque lettre corresponde un son avec la même invariabilité. »
Les néographes s'inscrivent donc dans la continuité des idées de Bello et de Sarmiento[95], mais vont encore plus loin qu'eux dans le radicalisme réformiste
En deux décennies, l'ortografía rrazional est appliquée dans une vingtaine d’œuvres originales publiées à Santiago, Valparaíso (Balparaíso) et Quillota (Killota)[note 26] - [95], ainsi que diverses traductions[106]. Ce sera l'ultime sursaut du réformisme orthographe chilien[107] : ni les néographes, ni les tenants de l'orthographe de Bello ne pourront arrêter les progrès de l'orthographe académique. Celle-ci est recommandée le par la Faculté d'humanités pour tous les établissements d'enseignement, et, si le Conseil d'instruction publique rejette cette préconisation par six voix contre cinq le , c'est finalement le président Ibáñez qui met un point final à l'hétérodoxie orthographique en décrétant le l'adoption de l'orthographe académique dans les documents administratifs et l'instruction publique à partir du suivant (à l'occasion du jour de Christophe Colomb), arguant que la majeure partie des imprimeries l'utilise déjà, que l'orthographe de Bello est systématiquement rejetée pour toute publication à l'étranger et que les dictionnaires et les encyclopédies s'y conforment. C'est la fin de l'orthographe chilienne, qui ne sera plus utilisée que sporadiquement
Bilan et suites
La réforme orthographique chilienne n'aura pas réussi à s'imposer dans sa totalité, et seuls deux traits marquants — l'usage régulier de j et i — auront eu un certain retentissement pendant un temps. L'élan phonétiste incarné par des réformistes tels que Bello aura cependant été partiellement répercuté par l'Académie royale espagnole dans une série de réformes menées en parallèle
Divers auteurs défendent donc, même après l'abandon de l'orthographe chilienne en 1927, des propositions de réforme orthographique. Certains restent fidèles à l'ancienne orthographe, comme le président de l'Académie chilienne de la langue Miguel Luis Amunátegui Reyes, qui la défend dans de nombreuses publications de 1920 à 1943
« Jubilemos la ortografía, terror del ser humano desde la cuna: enterremos las haches rupestres, firmemos un tratado de límites entre la ge y jota, y pongamos más uso de razón en los acentos escritos. »
« Mettons à la retraite l'orthographe, terreur de l'être humain dès le berceau : enterrons les h préhistoriques, signons un traité de délimitation entre g et j, et faisons un usage plus rationnel des accents écrits. »
L'adoption par l'ensemble des hispanophones de cette orthographe académique figée aura d'un autre côté permis de fédérer le monde hispanique autour d'une unité culturelle et linguistique conforme aux objectifs d'Andrés Bello, l'initiateur de la réforme orthographique chilienne
Notes et références
Citations originales
- (es) « assí tenemos de escrivir como pronunciamos, & pronunciar como escrivimos porque en otra manera en vano fueron halladas las letras »
- (es) « Durante tres siglos no ha habido en España un solo hombre que piense. »
- (es) « Trinidad tiránica que ha perseguido con el dictado de ignorante al que no se ha sometido a sus antojos. »
- (es) « en que cada sonido tenga su letra, fácil, sencilla. »
- (es) « Por no ofender los ojos llorosos de los literatos españoles y de los rutineros »
- (es) « Prólogo a los americanos »
- (es) « ¡Salud a la España moderna! Me reconcilio con ella »
- (es) « aquella que se observa en la parte culta de una sociedad »
- (es) « espíritus rutineros »
- (es) « reacción hispano-académica »
- (es) « empobrecería la lengua castellana »
- (es) « como un medio providencial de comunicación y un vínculo de fraternidad entre las varias naciones de origen español derramadas sobre los dos continentes »
Notes
- Ou Korreas[5].
- En orthographe moderne : Ortografía castellana nueva y perfecta.
- En orthographe moderne : escribir como se pronuncia y pronunciar como se escribe.
- Webster propose par exemple de remplacer les graphies britanniques centre et colour par center et color, ce qui deviendra par la suite un trait emblématique de l'orthographe américaine.
- Les idées orthographiques de l'article sont généralement attribuées exclusivement à Bello, García del Río ne prêtant probablement son nom que pour mettre sa célébrité au service de la diffusion du texte, sans nécessairement avaliser les propositions de son collaborateur[18].
- Au premier rang desquels les Espagnols Bartolomé José Gallardo et Antonio Puigblanch
C _25-0">[19]. - Simplifié en [s] dans une grande partie du monde hispanique où s'observe le phénomène de seseo, mais Bello tient à distinguer ces sons[27].
- Dans l'orthographe académique, le u muet est là pour indiquer que ces syllabes se prononcent [ge] et [gi], sans quoi elles deviennent ge [ xe] et gi [ xi][26] ; mais comme l'orthographe de Bello note exclusivement [ x] par j, et jamais par g, cette ambiguité disparaît.
- Les lettres k et w ne font alors pas partie de l'alphabet espagnol, qui compte en revanche la lettre supplémentaire ñ et le digramme ll. L'alphabet de Bello se présente donc : a, b, ch, d, e, f, g, i, j, l, ll, m, n, ñ, o, p, q, r, rr, s, t, u, v, x, y, z[22].
- En orthographe académique : Principios de ortología y métrica.
- Les étymons latins de ces termes sont respectivement mulier et extraneus, qui ne comportent pas de g.
- La principale différence résidant dans le maintien de ce et ci là où Bello préconisait ze et zi, les membres de la Faculté ayant peut-être été rebutés par les graphies telles que Zervantes ou zienzia défendues par les réformistes radicaux
CXV _90-0">[71]. - L'éditeur du Mercurio, un Espagnol, s'oppose à la réforme, mais les articles du journal incorporent çà et là quelques innovations
CXVI _92-1">[72]. - Le rétablissement officiel en 1844 des relations hispano-chiliennes, jusqu'alors inexistantes, a pu renforcer sur le plan orthographique l'influence de l'Académie royale espagnole[46].
- Sarmiento attribuera plus tard à cette permissivité l'entière responsabilité de l'échec de la réforme
CXVIII -CXIX _103-0">[80]. - « Sessions des corps législatifs de la république du Chili », en orthographe académique : Sesiones de los cuerpos legislativos de la república de Chile.
- Bien que Bello ait effectué ce remplacement dans les écrits de son exil londonien, il prend plus tard position en faveur du maintien de x en toutes circonstances, réagissant contre ce qu'il considère comme un relâchement pouvant favoriser certaines ambiguités, par exemple entre les mots estática (« statique ») et extática (« extatique »)
CXX -CXXI _108-0">[83]. - Les dénominations « orthographe de Sarmiento » (ortografía de Sarmiento)
CXXII _107-1">[82] et « orthographe domestique » (ortografía casera)[78] sont aussi parfois rencontrées. - Contre soy general extranjero en orthographe académique.
- Dans les années 1980, les anciens de certaines provinces argentines utilisent encore l'orthographe chilienne, tandis que certains Vénézuéliens et Équatoriens (notamment sur le littoral) gardent l'habitude de noter i à la place de y
CXXIII _114-0">[86]. - En orthographe académique : ortografía racional.
- Aussi connu sous les pseudonymes d'Almotazen I. (lors de l'épisode Cabezón en 1892), d'Umberto Enriques et de Franzisqo Enrríqez ou Franzisko Enrríkez (lorsqu'il signe en tant qu'éditeur)[93].
- Cabezón est d'ailleurs membre d'un de ces groupes internationaux, la Société de réforme orthographique[93].
- En orthographe académique : Traducciones y Traductores.
- Changement dû à l'universalité avec laquelle k note le son [k] dans les différentes langues, ainsi qu'au fait que q soit susceptible de se confondre parfois avec g en écriture manuscrite[98].
- Newman y transforme sa propre propriété en une imprimerie indépendante éditant des ouvrages en ortografía rrazional ; l'endroit, dit Finka Andonaegi, fait aujourd'hui partie du patrimoine culturel de Quillota[105].
- En théorie, l'Académie royale espagnole maintient g au lieu de j dans les mots qui descendent notoirement d'un étymon s'écrivant lui-même avec g ; elle est pourtant passée à j dans les mots contenant le suffixe -aje (potaje, « potage », masaje, « massage »…) alors que celui-ci vient du français -age, et écrit inversement g dans certains mots qui devraient prendre j, par exemple coger (« prendre ») — certes issu du latin colligere, mais par le biais de l'ancien castillan collier, qui ne contient pas de g
CXXXII _147-0">[110]. - Conjonction y (« et ») et mots à diphtongue finale comme muy (« très ») ou rey (« roi »)
CXXXIII _150-0">[112]. - Supprimé contre l'étymologie dans des mots comme armonía (« harmonie »), du latin harmonia, ou invierno (« hiver »), du latin hibernum, et à l'opposé ajouté sans raison apparente dans des mots comme henchir (« emplir »), du latin implere
CXXXIII -CXXXIV _152-0">[113]. - Abogado (« avocat ») prend par exemple un b, alors qu'il vient du latin advocatus qui prend un v, et, inversement, invierno (« hiver ») prend un v alors qu'il vient du latin hibernum
CXXXIV _154-1">[114].
Références
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CXXXIV -CXXXV -156" class="mw-reference-text">Rosenblat 1981, p. CXXXIV-CXXXV. -
CXXIX -CXXX -157" class="mw-reference-text">Rosenblat 1981, p. CXXIX-CXXX. -
CXXXI -158" class="mw-reference-text">Rosenblat 1981, p. CXXXI. - Esteve Serrano 1982, p. 119.
- Esteve Serrano 1982, p. 120.
- Esteve Serrano 1982, p. 120-121.
- Esteve Serrano 1982, p. 121.
- Esteve Serrano 1982, p. 122.
- Berta 2017, p. 19.
-
CXXXI -CXXXII -165" class="mw-reference-text">Rosenblat 1981, p. CXXXI-CXXXII.
Voir aussi
Bibliographie primaire
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- (es) Université du Chili, « Ortografía », dans Anales de la Universidad de Chile, correspondientes al año de 1843 i al de 1844, Santiago, (lire en ligne), p. 128-135
Sources secondaires
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Liens externes
- (es) Bibliothèque nationale du Chili, « Ortografía en Chile (1823-1927) », sur memoriachilena.gob.cl, (consulté le )