Philosophie byzantine
La philosophie byzantine est constituĂ©e des Ćuvres et des courants philosophiques qui se sont exprimĂ©s en grec dans lâEmpire byzantin Ă partir du IXe siĂšcle, prenant leur essor au siĂšcle suivant pour se terminer avec la chute de lâempire au XVe siĂšcle. De trĂšs forte inspiration aristotĂ©licienne, platonicienne et nĂ©oplatonicienne, elle se dĂ©marque Ă lâoccasion difficilement de la thĂ©ologie, car elle sâest voulue une redĂ©couverte, une continuation et une rĂ©interprĂ©tation de la philosophie grecque antique Ă la lumiĂšre de la foi chrĂ©tienne telle que transmise par lâĂglise orthodoxe.
Origine et définition
LâĂ©ducation dans lâEmpire byzantin
LâĂ©ducation Ă©tait fort rĂ©pandue chez les Byzantins et le pourcentage dâhommes et mĂȘme de femmes, phĂ©nomĂšne rare en ce temps[1], sachant lire et Ă©crire plus Ă©levĂ© quâen Europe ou dans les pays arabes. Lâinstruction primaire (propaideia) gratuite Ă©tait aisĂ©ment disponible, mĂȘme dans les villages; lâĂ©ducation secondaire (paideia â Ă©lĂšves de 10 Ă 17 ans), payante, se faisait dans une Ă©cole oĂč le maitre avec quelquefois lâaide dâun assistant enseignaient le trivium (grammaire/gĂ©omĂ©trie/astronomie) et les rudiments du quadrivium (arithmĂ©tique/gĂ©omĂ©trie/astronomie et musique) grĂące Ă lâassimilation de textes de lâAntiquitĂ© classique [2].
Le domaine des Ă©tudes supĂ©rieures comprenait gĂ©nĂ©ralement la rhĂ©torique, la philosophie et le droit. Son but Ă©tait de former des fonctionnaires compĂ©tents tant pour lâĂtat que pour lâĂglise, du moins jusquâĂ ce que cette derniĂšre crĂ©e sa propre universitĂ© (Ăcole patriarcale) consacrĂ©e Ă la formation du clergĂ©[3] - [4].
Le premier Ă©tablissement consacrĂ© aux Ă©tudes de haut niveau fut fondĂ© en 425 par lâempereur ThĂ©odose II (r. 402 â 450) sous le nom de Pandidakterion (en grec byzantin: ΠαΜΎÎčΎαÎșÏÎźÏÎčÎżÎœ). Il comprenait trente-et-une chaires consacrĂ©es au droit, Ă la philosophie, Ă la mĂ©decine, Ă lâarithmĂ©tique, Ă la gĂ©omĂ©trie, etc., quinze dâentre elles enseignĂ©es en latin, seize en grec[5].
Le conflit entre foi chrétienne et philosophie païenne
Lorsque les Ă©lites grecques converties au christianisme se mirent Ă lâĂ©tude des classiques grecs, une confrontation Ă©tait inĂ©vitable entre la « vraie philosophie » i.e. chrĂ©tienne et la « fausse philosophie » i.e. paĂŻenne. Toutefois, et contrairement Ă ce qui se produira en Occident, ni les philosophes, ni les thĂ©ologiens byzantins ne rejetteront complĂštement les Anciens, mais tĂącheront plutĂŽt de les utiliser Ă leurs fins. La meilleure illustration de cette approche est sans doute le traitĂ© de Basile de CĂ©sarĂ©e (330-379) « Discours aux jeunes gens sur la meilleure façon de tirer profit des auteurs paĂŻens » [6]. Cette modĂ©ration (economia) ne fut toutefois pas lâapanage de tous. Au dĂ©but de la christianisation, lâempereur Julien (r. 360-363) tentera non seulement de restaurer la culture grecque antique, mais Ă©galement la religion ancestrale, alors quâau Ve siĂšcle le prĂ©fet de Constantinople, Kyros Panopolites, sera banni de Constantinople parce que trop « hellĂšne »[7]. Peu Ă peu toutefois, se produira une sorte dâosmose, si bien quâau dĂ©but du VIIIe siĂšcle, Jean DamascĂšne (vers 676 â 749), moine et thĂ©ologien dâorigine syriaque mais de langue grecque, pourra dĂ©finir la philosophie comme :
- la connaissance des choses (onta) qui existent,
- la connaissance des choses divines et humaines,
- la préparation (melete) à la mort,
- lâassimilation Ă Dieu,
- lâart (techne) de lâart et la science des sciences et
- lâamour de la sagesse.
Ces dĂ©finitions Ă©taient tirĂ©es dâAristote (1) et (5), des StoĂŻques (2) et de Platon (3) et (4); elles avaient Ă©tĂ© rassemblĂ©es par des nĂ©oplatoniciens de lâĂ©cole dâAlexandrie comme Ammonios dâAlexandrie (mystique chrĂ©tien du IIIe siĂšcle ) , Davit Anhaght (philosophe armĂ©nien des VIe siĂšcle et VIIe siĂšcle) et Ălias dâAlexandrie (philosophe de lâĂcole dâAlexandrie VIe siĂšcle). Jean DamascĂšne rĂ©sumait lui-mĂȘme cette pensĂ©e en termes simples : « La philosophie est amour de la sagesse mais la vraie sagesse est Dieu. L'amour de Dieu est donc la vraie philosophie. » [8].
Quoique de façon arbitraire, on peut diviser lâĂ©volution de la philosophie byzantine en trois pĂ©riodes, chacune commençant par lâĂ©tablissement ou la refondation dâune grande Ă©cole : fin de la dynastie amorienne, dĂ©but de la dynastie macĂ©donienne (842-959); fin de la dynastie macĂ©donienne, dĂ©but de la dynastie comĂ©nienne (1042-1143), et dĂ©but de la dynastie palĂ©ologienne (1259-1341)[8]. De façon tout aussi arbitraire, on pourrait dire que la premiĂšre pĂ©riode fut consacrĂ©e surtout Ă colliger et Ă recopier les auteurs anciens, la deuxiĂšme Ă commenter, paraphraser et critiquer ceux-ci, alors que la troisiĂšme marquĂ©e par les tentatives de rapprochement entre les Ăglises de Constantinople et de Rome, verra chez la plupart des philosophes une certaine distanciation permettant la critique des auteurs antiques lorsquâils sâĂ©cartent du dogme officiel, ou au contraire chez certains, lâadoption des Anciens aux dĂ©pens de la doctrine de lâĂglise.
Historique
Les précurseurs
On peut trouver les fondements de la philosophie byzantine chez Proclus, philosophe nĂ©oplatonicien, nĂ© Ă Constantinople en 412 dans une riche famille, ce qui lui permit dâaller Ă©tudier la philosophie Ă Alexandrie, puis Ă AthĂšnes auprĂšs de Plutarque le jeune, fondateur de lâĂ©cole nĂ©oplatonicienne de cette ville. Il deviendra le troisiĂšme recteur de cette mĂȘme Ă©cole en 438 et entreprendra la plus vaste synthĂšse philosophique de la toute fin de l'AntiquitĂ© grecque[9]. Avec son disciple, Ammonios qui fonda sa propre Ă©cole Ă Alexandrie, ils fixeront le curriculum philosophique et y apporteront dâimportantes contributions dont la thĂ©orie sur la structure et la rĂ©alitĂ© [8].
PremiÚre période : 843-959
Au sortir de la crise iconoclaste (726-843), alors que la vie intellectuelle revenait Ă la normale et laissait prĂ©sager la Renaissance macĂ©donienne, lâempereur Michel III (r. 842-867) laissa pendant dix ans les commandes du pouvoir Ă son oncle, le cĂ©sar Bardas[10]. Lui-mĂȘme intellectuel compĂ©tent, le cĂ©sar dĂ©cida entre 855 et 866 de crĂ©er une institution dâenseignement quâil logea dans le palais de la Magnaure et dont il confia la direction Ă LĂ©on le philosophe aussi connu comme LĂ©on le mathĂ©maticien[11].
DouĂ© dâune grande soif de connaissance, LĂ©on sâĂ©tait initiĂ© dans sa jeunesse Ă toutes les sciences connues, câest-Ă -dire « « la philosophie et ses sĆurs, Ă savoir l'arithmĂ©tique, la gĂ©omĂ©trie et l'astronomie, et mĂȘme la musique (c'est-Ă -dire les disciplines du quadrivium)[12]», avant dâouvrir Ă Constantinople son Ă©cole, installĂ©e dans une maison particuliĂšre, oĂč il enseignait toutes les disciplines intellectuelles Ă des fils de riches familles qui se destinaient Ă des carriĂšres de fonctionnaires. Sa rĂ©putation de savant Ă©tait telle quâelle parvint aux oreilles du calife al-Mamun Ă Bagdad, lequel pria lâempereur ThĂ©ophile de permettre Ă LĂ©on de venir Ă sa cour[13]. Par patriotisme ou par prudence, LĂ©on refusa la proposition et fut nommĂ© vers 840 mĂ©tropolite de Thessalonique. DĂ©posĂ© en 843 parce quâiconoclaste avec Jean le Grammairien lors du rĂ©tablissement du culte des images, il fut choisi par le cĂ©sar Bardas pour diriger son Ă©tablissement dâĂ©ducation. On sait peu de choses sur cette institution[N 1] qui devait donner une impulsion nouvelle Ă lâĂ©tude des auteurs antiques, sinon que LĂ©on devait y enseigner la philosophie aristotĂ©licienne avec lâaide de trois collĂšgues dont on ne connait que les noms et les fonctions : ThĂ©odore (ou Serge), spĂ©cialisĂ© en gĂ©omĂ©trie, ThĂ©odĂšgios, en arithmĂ©tique et en astronomie, et KomĂštas, en grammaire[14] - [15] - [10].
Avec LĂ©on Ă©merge la figure dâune personnalitĂ© plus soucieuse de philosophie et de science que de belles-lettres comme en tĂ©moigne sa bibliothĂšque : Platon pour la philosophie, un traitĂ© de mĂ©canique dĂ» Ă Kyrinos et Markellos pour les mathĂ©matiques et des volumes de ThĂ©on, Paul dâAlexandrie et PtolĂ©mĂ©e pour lâastronomie alors indissociable de lâastrologie [16].
Le deuxiĂšme grand personnage de cette gĂ©nĂ©ration fut le patriarche de Constantinople, Photios Ier, une des plus importantes figures des Ă©tudes classiques de lâhistoire byzantine [17] - [18]. Dâun savoir encyclopĂ©dique[N 2], et probablement autodidacte, il avait commencĂ© sa carriĂšre comme enseignant avant dâĂȘtre nommĂ© vers 850 prĂŽtoasĂškrĂštis, c'est-Ă -dire chef de la chancellerie impĂ©riale. Câest la fonction quâil occupait lorsquâil fut nommĂ© patriarche en 858 bien que laĂŻc. Il reçut lâensemble des ordres ecclĂ©siastiques en six jours, contrairement aux prescriptions du droit canonique, ce qui lui valut dâĂȘtre dĂ©savouĂ© par le pape Nicolas Ier[19]. La querelle entre les Ăglises de Constantinople et de Rome prit de lâampleur aprĂšs lâassassinat du cĂ©sar Bardas par Basile le MacĂ©donien (r. 867-886). Photios convoqua Ă l'Ă©tĂ© 867 un synode qui dĂ©clara la papautĂ© et l'Ăglise latine hĂ©rĂ©tiques[20]. Mais la mĂȘme annĂ©e Basile faisait assassiner Michel III, renvoyait Photios et le remplaçait par Ignace qui retrouvait son trĂŽne. ExilĂ© au monastĂšre de Stenos, il finit par se rĂ©concilier avec lâempereur qui en fit le prĂ©cepteur de son hĂ©ritier, le futur LĂ©on VI (r. 886 â 912), dont les relations avec son pĂšre Ă©taient exĂ©crables. Aussi, dĂšs que LĂ©on eut pris le pouvoir, il se hĂąta de se dĂ©faire de Photios dont la carriĂšre fut brisĂ©e. DĂ©mis de ses fonctions, Photios fut envoyĂ© en exil oĂč il devait mourir[21].
Sa pensĂ©e se retrouve dans trois Ćuvres principales : le Lexicon, Ćuvre de jeunesse dans laquelle il explique le sens de mots que lâon retrouve chez les orateurs et auteurs de prose de lâAntiquitĂ© ainsi que le vocabulaire dâauteurs chrĂ©tiens qui exige une explication[22] - [23]; la Bibliotheca ou Myriobiblos, Ćuvre Ă©norme comportant 280 chapitres correspondant Ă 1600 pages dans lâĂ©dition moderne, Ă©crite Ă lâintention de son frĂšre Tarasios et rĂ©sumant la littĂ©rature grecque ancienne quâil avait lue en lâabsence de celui-ci envoyĂ© en ambassade [24] - [25]; les lettres dont certaines seront reprises dans le Amphilochia, adressĂ©es Ă Amphilohios, mĂ©tropolitain de Kyzikos, traitant de diverses questions thĂ©ologiques et laĂŻques : outre des commentaires sur les CatĂ©gories dâAristote, on y retrouve des discussions sur lâadmiration profĂ©rĂ©e par lâempereur Julien Ă lâendroit de Platon[26].
Un des disciples de Photios, fut lâarchevĂȘque de CĂ©sarĂ©e, ArĂ©thas (vers 850-932/944) qui commenta les CatĂ©gories dâAristote et lâIsagogÄ de Porphyre, surtout connu pour avoir colligĂ© et fait recopier de nombreux textes aussi bien de l'AntiquitĂ© classique que dâauteurs chrĂ©tiens de l'Ă©poque patristique, notamment le corpus de Platon.
Sans ĂȘtre lui-mĂȘme un philosophe, Constantin VII PorphyrogĂ©nĂšte (r. 913-959) utilisera les leviers de l'Ătat pour stimuler les initiatives des lettrĂ©s, notamment par des copies et compilations d'Ćuvres anciennes issues de l'AntiquitĂ© [27]. On assiste alors Ă lâessoufflement du renouveau philosophique et Ă sa transformation en une vaste mĂ©moire encyclopĂ©dique dont lâillustration la plus complĂšte est la Suda, Ă la fois dictionnaire prĂ©sentant des dĂ©finitions de mots rares en grec ancien et des formes grammaticales complexes et encyclopĂ©die commentant des personnes, des lieux ou des institutions.
DeuxiÚme période : 1042-1143
La deuxiĂšme pĂ©riode sâouvre avec lâarrivĂ©e au pouvoir de Constantin IX Monomaque (r. 1042-1055), sĂ©nateur devenu empereur aprĂšs avoir Ă©pousĂ© lâimpĂ©ratrice ZoĂ© (r. 1028-1050). EntourĂ© dâintellectuels comme Jean Mavropous, Constantin LichoudĂšs, et Jean Xiphilin, son rĂšgne sera l'incarnation de ce que l'historien Paul Lemerle a qualifiĂ© de « gouvernement des philosophes »[28]. Comme la premiĂšre, cette seconde pĂ©riode dĂ©butera par la crĂ©ation dâune nouvelle Ă©cole, consacrĂ©e celle-lĂ au droit. Constantin VII avait voulu donner une nouvelle vie Ă lâĂ©cole du cĂ©sar Bardas. Ă cette fin, il avait nommĂ© le protospathaire Constantin alors mystikos (dignitĂ© importante de la fonction publique dont la fonction exacte est inconnue) comme chargĂ© de la philosophie, le mĂ©tropolite de NicĂ©e Alexandre comme chargĂ© de la rhĂ©torique, le patrice NicĂ©phore de la gĂ©omĂ©trie et lâasĂšcrĂštis GrĂ©goire de lâastronomie. Une discipline manquait toutefois, essentielle dans lâempire qui se centralisait et se bureaucratisait de plus en plus, celle du droit, enseignĂ© jusque-lĂ dans des Ă©coles privĂ©es. En 1047, Constantin IX crĂ©a une nouvelle Ă©cole quâil confia au nomophylax ou « gardien des lois » et quâil logea Ă©galement au palais de la Magnaure restaurĂ© [29].
Toutefois, parmi les sciences enseignĂ©es, la philosophie gardait sa position privilĂ©giĂ©e comme lâatteste le juge et historien Michel AttaleiatĂšs : « [Constantin Monomaque] donna vigueur Ă une Ă©cole de juristes et nomma un nomophylax. Mais il sâoccupa aussi de lâenseignement de la haute philosophie et nomma proĂšdre [N 3] des philosophes un homme qui nous surpassait tous par ses connaissances[30]».
Cet homme Ă©tait Michel Psellos (1018 â probablement 1078)[N 4]. Grand Ă©rudit, câest Ă©galement un grand polygraphe, Ă©crivant sur de sujets aussi divers que lâĂ©tymologie, la mĂ©decine, la tactique, le droit, etc. Pendant ses Ă©tudes, il fit la connaissance dâhommes qui se retrouveront par la suite Ă des postes clĂ©s de lâempire : le futur Michel VII Doukas, Jean Mavropous, Constantin LichoudĂšs, futur « premier ministre », Jean Xiphilin, futur patriarche de Constantinople. Il dut toutefois abandonner ses Ă©tudes, car sa famille Ă©tait de revenus modestes, pour aller occuper une position de juge Ă Philadelphie en Asie mineure. Ă son retour Ă Constantinople, il reprend ses Ă©tudes et enseigne la philosophie Ă lâĂ©cole Saint-Pierre (enseignement secondaire). Puis, sous Constantin IX il intĂ©gra la chancellerie impĂ©riale et devint ministre dans tous les gouvernements de Constantin IX jusquâĂ Michel VII. DisgraciĂ©, il mourut dans une relative obscuritĂ©[31].
Sa pensĂ©e philosophique est contenue dans sa Chronographie relatant les Ă©vĂšnements de 976 Ă 1078, ainsi que dans les quelque 500 lettres quâil Ă©crivit en rĂ©ponse Ă des questions posĂ©es par ses correspondants ou Ă©tudiants puisquâil continua Ă enseigner mĂȘme aprĂšs ĂȘtre devenu ministre. Bien quâil y porte une grande attention Ă lâĆuvre dâAristote, ses prĂ©fĂ©rences vont sans nul doute vers Platon et les NĂ©oplatoniciens et on reconnait quâil fut une figure-clĂ© de la transmission de lâhĂ©ritage platonicien Ă travers le Moyen Ăge. Ses Ćuvres montrent quâil a lu et assimilĂ© Plotin, Porphyre, Jamblique et spĂ©cialement Proclius quâil considĂšre comme une autoritĂ© parmi les anciens. Il trouve entre autres chez lui un systĂšme mĂ©taphysique pouvant ĂȘtre adaptĂ© au christianisme. Toutefois ses thĂ©ories, par exemple celles contenues dans les Oracles chaldaĂŻques, seront souvent vues comme contraires Ă la thĂ©ologie orthodoxe et il dut faire une confession de foi publique pour sa dĂ©fense[32] - [33].
Son successeur comme « consul des philosophes » sera Jean Italos (nĂ© vers 1020 â mort aprĂšs 1080). NĂ© vers 1020, il sâinstalle Ă Constantinople vers 1050 oĂč il suit les cours de Michel Psellos. SpĂ©cialiste de Platon, d'Aristote, de Porphyre et de Jamblique, il commence alors une carriĂšre de professeur au monastĂšre de la ThĂ©otokos de PĂšgĂš. Sa renommĂ©e augmentant sous le rĂšgne de Michel VII, il fut nommĂ© pour succĂ©der Ă son ancien maitre comme « consul des philosophes ». AprĂšs un sĂ©jour en Italie comme ambassadeur auprĂšs des Normands, il rentre Ă Constantinople, mais en 1076/1077 un synode condamne ses thĂ©ories qui auraient mĂ©connu les limites imposĂ©es Ă la raison naturelle et le juste rapport entre philosophie et thĂ©ologie[N 5]. MontĂ© sur le trĂŽne, Alexis Ier entreprit de combattre lâhĂ©rĂ©sie Ă tous les niveaux et, contre lâavis du patriarche, fit Ă nouveau condamner Italos Ă la suite dâun procĂšs que Kaplan qualifie de « stalinien ». Interdit dâenseignement, il fut exilĂ© [34] - [33].
En fait, les positions dâItalos nâĂ©taient pas tellement Ă©loignĂ©es de celles de Psellos; ce qui semblait inacceptable aux yeux des autoritĂ©s politiques et religieuses de lâĂ©poque Ă©tait son approche rationaliste de doctrines que lâĂglise orthodoxe considĂ©rait se situer au-delĂ de la comprĂ©hension humaine et que seule lâĂglise avait pouvoir de dĂ©terminer. En dâautres termes, Italos suivait la conception des Anciens selon laquelle la thĂ©ologie Ă©tait une partie intĂ©grante de la philosophie et non une discipline autonome [35].
Le deuxiĂšme successeur de Psellos, nommĂ© probablement aprĂšs la dĂ©position de Jean Italos, devait ĂȘtre ThĂ©odore de Smyrne (milieu du XIe siĂšcle â aprĂšs 1112). On sait peu de choses sur ce haut fonctionnaire de lâadministration byzantine sauf quâil exerça la fonction de juge, puis de prĆtoproedros et enfin de curopalate. De son activitĂ© littĂ©raire, qui dut ĂȘtre importante, ne subsistent que des vestiges dont des commentaires sur Aristote et un traitĂ© contre l'Ăglise latine sur les azymes et la procession du Saint-Esprit.
Ărudite et historienne, Anne ComnĂšne contribua Ă lâessor de la philosophie en commanditant une sĂ©rie de commentaires sur certaines Ćuvres dâAristote, jusque-lĂ peu connues. Deux des auteurs qui apportĂšrent leur contribution Ă ce travail furent Eustratios de NicĂ©e et Michel dâĂphĂšse. Eustratios de NicĂ©e fut un disciple de Jean Italos; il Ă©chappa de justesse Ă la condamnation dâItalos qui englobait maitre et disciples en souscrivant Ă cette condamnation. Il put alors conserver son poste de directeur de lâĂ©cole de Saint-ThĂ©odore, Ta SphĂŽrakiou. Il s'assura par la suite la faveur de l'empereur Alexis ComnĂšne en dĂ©fendant dans deux traitĂ©s sur les icĂŽnes le point de vue du souverain contre les accusations d'iconoclasme portĂ©es par le mĂ©tropolite LĂ©on de ChalcĂ©doine et fut nommĂ© mĂ©tropolite de NicĂ©e. Lâempereur dĂ©sirant convertir la minoritĂ© armĂ©nienne (monophysite) de Bulgarie, il composa un « discours dialectique sur les deux natures du Christ », puis le schĂ©ma de deux traitĂ©s sur le mĂȘme sujet. Mais comme dans le cas de Psellos et dâItalos l'imprudence de son langage de « dialecticien » scandalisa les bien-pensants [36]. Un long procĂšs sâensuivra au cours duquel lâempereur et le patriarche Jean IX AgapĂštos tentĂšrent de plaider en sa faveur; mais le procĂšs se termina par sa condamnation. Eustratios devait mourir quelques annĂ©es plus tard.
Dans les commentaires Ă Aristote qui sont parvenus jusquâĂ nous, Eustratios suit manifestement les anciens NĂ©oplatoniciens, bien que sur certains sujets, comme la connaissance des principes premiers, il appuie des thĂšses plus proches de la doctrine chrĂ©tienne. Contrairement Ă Platon et Ă Aristote, il ne croit pas que lâĂąme humaine se rĂ©approprie la connaissance quâelle avait Ă lâorigine, ni quâelle ne possĂšde quâune connaissance virtuelle qui se concrĂ©tise progressivement. Selon lui, lâĂąme humaine telle que crĂ©Ă©e par Dieu est dĂ©jĂ parfaite, câest-Ă -dire quâelle a pleine connaissance des principes premiers et des concepts immĂ©diatement Ă©vidents, mais que lâĂȘtre humain en perd progressivement la connaissance et la comprĂ©hension en raison des instincts de son corps [37].
On ne sait Ă peu prĂšs rien de la vie de Michel d'ĂphĂšse sauf quâil enseignait la philosophie Ă lâuniversitĂ© de Constantinople et quâavec Eustratios de NicĂ©e, il faisait partie du cercle mis sur pied par Anne ComnĂšne pour poursuivre lâĂ©tude des Ćuvres moins connues dâAristote[38]. Toutefois sa renommĂ©e comme commentateur dâAristote Ă©tait bien Ă©tablie et on a comparĂ© sa mĂ©thode dâexposition et dâinterprĂ©tation Ă celle dâ Alexandre d'Aphrodise, commentateur dâAristote au IIe siĂšcle. Ses commentaires sur plusieurs ouvrages dâAristote, en particulier la MĂ©taphysique, les Parties des Animaux et GĂ©nĂ©ration des Animaux sâinscrivent dans la ligne des nĂ©oplatoniciens et dans la tradition dâĂtienne dâAlexandrie [39].
Au siĂšcle suivant, ThĂ©odore Prodromos (vers 1100 â vers 1170) continua la tradition des commentaires dĂ©taillĂ©s sur les Ćuvres dâAristote, notamment sur les Seconds Analytiques oĂč se sent lâinfluence dĂ©terminante dâEustratios de NicĂ©e. Auteur prolifique, il Ćuvra surtout dans les domaines de la poĂ©sie et de la rhĂ©torique, mais on lui doit sur le plan philosophique un autre commentaire sur les Seconds Analytiques d'Aristote, Ă©galement fortement influencĂ© par Eustratios de NicĂ©e[40].
Tous les Ă©rudits de lâĂ©poque nâĂ©taient pas de fervents admirateurs dâAristote, de Platon et des NĂ©oplatoniciens. Ce fut le cas entre autres de Nicolas de MĂ©thone, Ă©vĂȘque de cette ville vers 1150, lequel au nom du christianisme orthodoxe, rĂ©digea une rĂ©futation dĂ©taillĂ©e des ĂlĂ©ments de thĂ©ologie de Proclus. Selon lui et les thĂ©ologiens orthodoxes conservateurs, les influences nĂ©oplatoniciennes sur le dogme chrĂ©tien ne pouvaient que dĂ©tourner les fidĂšles de la vraie foi. Ainsi, il sâĂ©lĂšve systĂ©matiquement contre les propositions de Proclus tentant de dĂ©montrer que le premier principe de lâUnivers est « un », considĂ©rant cette proposition comme contraire au dogme de la TrinitĂ© [41].
Le sac de Constantinople par les CroisĂ©s en 1204 devait sâavĂ©rer catastrophique pour les institutions dâenseignement. Nombre dâintellectuels durent sâexpatrier, certains vers lâItalie, dâautres vers lâEmpire de NicĂ©e oĂč ThĂ©odore II (r. 1254 â 1258) Ă©tait lui-mĂȘme un lettrĂ©, auteur de deux ouvrages sur la philosophie naturelle, le KosmikÄ dÄlĆsis (Exposition cosmique) et le Peri phusikÄs koinĆnias (Sur la communautĂ© physique) dans lesquels il sâappuie sur des schĂ©mas mathĂ©matiques simples pour comprendre la thĂ©orie des Ă©lĂ©ments et la cosmologie[42].
TroisiÚme période : 1259-1341
AprĂšs la reprise de la ville par Michel VIII PalĂ©ologue, en 1261, l'enseignement officiel fut restaurĂ© par le grand logothĂšte Georges Acropolite, qui fonda une modeste Ă©cole oĂč les cours Ă©taient axĂ©s sur la philosophie d'Aristote, la gĂ©omĂ©trie d'Euclide et l'arithmĂ©tique de Nicomaque de GĂ©rase[43]. En 1266, le patriarche Germain III (patriarche 1223 â 1240) restaura lâĂ©cole patriarcale. Mais ce fut sous Andronic II (r. 1282 â 1328) que devait ĂȘtre fondĂ©e une nouvelle Ă©cole impĂ©riale, la Scholeion basilikon, sous la juridiction du grand logothĂšte ThĂ©odore MĂ©tochitĂšs. Durant cette pĂ©riode qui devait ĂȘtre marquĂ©e par les tentatives de rĂ©unification des Ăglises catholique romaine et orthodoxe, le dĂ©bat thĂ©ologique influença profondĂ©ment les discussions philosophiques, la question de la procession du Saint Esprit (la querelle du Filioque) demeurant au cĆur de cette division.
La figure centrale du dĂ©but de la restauration palĂ©ologue fut NicĂ©phore BlemmydĂšs. NĂ© en 1197, il avait dĂ» fuir Constantinople avec sa famille et se rĂ©fugier en Bithynie oĂč il fit des Ă©tudes de mĂ©decine, physique, philosophie, thĂ©ologie, mathĂ©matiques, logique et rhĂ©torique. AprĂšs avoir fondĂ© une Ă©cole Ă Smyrne Ă la demande de lâempereur, puis aprĂšs avoir dirigĂ© lâĂ©cole impĂ©riale de NicĂ©e de 1238 Ă 1248, il dut se retirer en butte aux tracasseries du clergĂ© de la ville. Il se fit alors moine et en 1241 fonda un monastĂšre Ă Ămatha, prĂšs dâĂphĂšse dont lâĂ©cole se consacra Ă la formation des futurs moines et des novices[44]. Dans une note prĂ©liminaire Ă son traitĂ© sur la logique, Ă©crite apparemment en 1237 Ă la demande de lâempereur Jean III VatatzĂšs (r. 1222-1254), il insiste sur lâutilitĂ© de la logique en thĂ©ologie. Ses services devaient ĂȘtre requis Ă de nombreuses reprises pour dĂ©fendre la position orthodoxe lors des dĂ©bats grĂ©co-latins de 1234 et 1250, Ă©crivant des traitĂ©s sur la procession du Saint-Esprit, et se faisant le dĂ©fenseur de la formule patristique ancienne selon laquelle le Saint-Esprit procĂšde du PĂšre « par » le Fils[N 6] - [45].
Mieux connu comme historien, Georges PachymĂšre (1242-vers 1310), enseigna Ă lâĂ©cole patriarcale et Ă©crivit un volumineux traitĂ© intitulĂ© « Philosophia », paraphrasant Aristote et traitant non seulement de logique et de philosophie naturelle, mais aussi de mĂ©taphysique et dâĂ©thique, en plus du dernier commentaire byzantin connu sur Platon, une continuation des ParamidĂšs, commentaire incomplet de Proclus dans lequel il applique une mĂ©thode dâinterprĂ©tation « logique » (c.a.d. non mĂ©taphysique). CâĂ©tait Ă©galement un grand collectionneur, traducteur et Ă©diteur de manuscrits de philosophes [46].
Le rĂšgne dâAndronic II voit aussi lâapparition dâun philosophe original, NicĂ©phore Choumnos (vers 1250/1255 â 1327) qui Ă©crit sur la philosophie naturelle sans rĂ©fĂ©rence aux auteurs anciens. Premier ministre de lâempereur pendant prĂšs de onze ans, il sera Ă©vincĂ© par son grand rival intellectuel, ThĂ©odore MĂ©tochitĂšs. Il vĂ©cut alors quelque temps sur ses domaines avant dâĂȘtre fait gouverneur de Thessalonique, la deuxiĂšme plus grande ville du pays oĂč il restera jusque vers 1326, continuant de longues polĂ©miques avec son rival politique et intellectuel[47].
Lâapproche de Choumnos est unique en ce sens quâil applique une logique philosophique, câest-Ă -dire par infĂ©rence Ă des principes et dĂ©finitions acceptĂ©es universellement, Ă des idĂ©es thĂ©ologales acceptĂ©es. Sâil sâavĂšre un ardent dĂ©fenseur dâAristote, il nâembrasse pas lâensemble de son systĂšme, prĂ©fĂ©rant plutĂŽt donner une justification rationnelle et philosophique aux doctrines de la thĂ©ologie chrĂ©tienne[48]. Ses attaques contre les thĂ©ories platoniciennes de la substance et des formes ou sa rĂ©futation des thĂ©ories de Plotin sur lâĂąme tendront de mĂȘme Ă prouver la validitĂ© des enseignements chrĂ©tiens [49].
Rival de Choumnos, ThĂ©odore MĂ©tochitĂšs (1270 â 1332) parviendra Ă remplacer ce dernier comme grand logothĂšte dâAndronic II. Durant cette pĂ©riode, il mit en place un service d'enseignement public appelĂ© MouseĂźon en souvenir de l'institution d'Alexandrie et sâavĂ©ra un grand protecteur des arts et des sciences [50]. Sa carriĂšre politique fut interrompue en 1328 lorsque lâempereur sera dĂ©trĂŽnĂ© par son petit-fils. ExilĂ© pendant quelques mois, il put revenir Ă Constantinople oĂč il se retira au monastĂšre de la Chora quâil avait fait restaurer[51].
Homme dâĂtat le jour, MĂ©tochitĂšs, pĂ©nĂ©trĂ© de la culture et de la langue de l'antiquitĂ© grecque, consacrait ses temps libres aux travaux intellectuels. Ăcrivain versatile, il admire Aristote et surtout Platon, mais comme Choumnos, il est loin dâadmettre toutes leurs opinions. Ainsi son SÄmeiĆseis gnĆmikai (MiscellanĂ©es [N 7]) est une collection de cent-vingt essais sur des sujets variĂ©s (politique, histoire, philosophie morale, esthĂ©tique, littĂ©rature grecque classique) dans lequel il nâhĂ©site pas Ă critiquer lâobscuritĂ© dâAristote et lâutilisation du dialogue chez Platon. Nombre de ses essais constituent des mĂ©ditations sur la fugacitĂ© de la vie humaine; dâautres des paraphrases ou commentaires sur la philosophie dâAristote telle que contenue dans ses divers traitĂ©s[52].
Devenu trĂšs jeune orphelin, NicĂ©phore GrĂ©goras (vers 1295 â 1360) fit ses premiĂšres Ă©tudes sous la tutelle de son oncle Jean, mĂ©tropolite dâHĂ©raclĂ©e. Vers 1315, il arriva Ă Constantinople oĂč il Ă©tudia la logique et la rhĂ©torique sous la direction du futur patriarche Jean XIII Glykys, la philosophie et lâastronomie sous celle de ThĂ©odore MĂ©tochitĂšs qui lui fit dĂ©couvrir la philosophie dâAristote. GrĂ©goras devait devenir le successeur intellectuel de MĂ©tochitĂšs, sâinstallant au monastĂšre de la Chora oĂč il dirigeait une Ă©cole[53].
Ayant atteint une enviable renommĂ©e dans le cercle des savants et humanistes byzantins, il fut mĂȘlĂ© aux querelles entre Andronic II et son petit-fils, Andronic III, puis Ă celles opposant Jean V PalĂ©ologue (r. 1341 - 1376, 1379 â 1390, septembre 1390 - fĂ©vrier 1391) et le futur Jean VI CantacuzĂšne (r. 1347 â 1354). Mais ce qui marqua le plus son activitĂ© philosophique fut la longue lutte quâil mena contre le Calabrais Barlaam, en 1330 dâabord lors dâun dĂ©bat public auquel le dĂ©fia ce dernier, puis Ă partir de 1340 lorsque Barlaam alluma Ă Thessalonique la controverse de lâhĂ©sychasme qui devait diviser lâempire pendant dix ans. Avant tout rhĂ©teur, câest dans cette querelle qui se continuera jusquâĂ la fin de sa vie quâil touchera divers sujets philosophiques, notamment sa critique dâAristote dans le dialogue Phlorentius, manifestement basĂ© sur sa premiĂšre rencontre avec Barlaam[54].
GrĂ©goras devait aussi entrer en conflit avec un autre thĂ©ologien et philosophe, Ă©galement mĂȘlĂ© au conflit entre Jean V PalĂ©ologue et Jean VI CantacuzĂšne : GrĂ©goire Palamas (1296 â 1359). Dâorigine aristocratique, Palamas prĂ©fĂ©ra trĂšs jeune la vie monastique du Mont Athos Ă lâadministration impĂ©riale. OrdonnĂ© prĂȘtre en 1326, il commença en 1336 un Ă©change de correspondance avec Barlaam qui lui permettra de concevoir et de structurer sa doctrine, le palamisme. BientĂŽt cette querelle religieuse sâĂ©tendra Ă la sociĂ©tĂ© civile, Jean VI, nombre de clercs importants et les moines du Mont Athos dont la spiritualitĂ© se basait sur lâhĂ©sychasme prenant le parti de Palamas. La crise politico-religieuse se dĂ©noua en 1347 lorsquâun concile dĂ©posa le patriarche Jean KalĂ©kas et confirma lâorthodoxie des thĂšses de Palamas. Jean CantacuzĂšne devint alors co-empereur avec le jeune Jean V, Isidore devint patriarche de Constantinople et Palamas mĂ©tropolite de Thessalonique. Tout en effectuant diverses missions diplomatiques pour lâempereur, Palamas continua sa lutte contre GrĂ©goras rĂ©digeant entre 1356 et 1358 ses Quatre traitĂ©s contre GrĂ©goras[55].
Selon Palamas, si la substance (ousia) de Dieu demeure inconnue Ă lâhomme, celui-ci peut en faire directement lâexpĂ©rience grĂące aux activitĂ©s (energeiai) divines visibles par lâhomme. Dans ses « 150 chapitres » Palamas dĂ©nonce les vues quâil juge erronĂ©es des philosophes anciens aussi bien tenants dâAristote que de Platon, en consacrant les vingt-neuf premiers chapitres Ă dĂ©finir la philosophie naturelle, mettant les faits concernant le monde dans son ensemble (par opposition aux faits particuliers comme les phĂ©nomĂšnes astronomiques) dans la mĂȘme catĂ©gorie Ă©pistĂ©mologique que les faits concernant Dieu et les hommes[56].
Au cours de cette troisiĂšme pĂ©riode, nombre de philosophes tendirent Ă sâidentifier comme « aristotĂ©liciens » ou « platoniciens » contrairement aux tentatives des Ă©poques prĂ©cĂ©dentes qui visaient essentiellement Ă rĂ©concilier les deux tendances. DĂ©jĂ prĂ©sents chez GrĂ©goras et MĂ©tochitĂšs les sentiments anti-aristotĂ©liciens devinrent plus Ă©vidents chez George GĂ©miste PlĂ©thon (vers 1360-1452).
NĂ© Ă Constantinople entre 1355 et 1360, Georges Gemistos fit d'abord ses Ă©tudes au sein de l'Ă©cole platonicienne de Constantinople, puis en milieu cosmopolite Ă Andrinople, oĂč enseignaient chrĂ©tiens, juifs et musulmans, avant de revenir enseigner Ă Constantinople, oĂč ses cours sur Platon firent scandale et faillirent lui valoir dâĂȘtre arrĂȘtĂ© pour hĂ©rĂ©sie. Mais l'empereur Manuel II PalĂ©ologue (r. 1391 â 1425), qui Ă©tait son ami et son admirateur, prĂ©fĂ©ra lâexiler Ă Mistra, devenu un important centre intellectuel dans le despotat de MorĂ©e. Membre de la dĂ©lĂ©gation byzantine Ă titre de dĂ©lĂ©guĂ© laĂŻc au concile de Florence (1437-1439) alors qu'il Ă©tait dĂ©jĂ octogĂ©naire, il donna dans cette ville de nombreuses confĂ©rences qui firent revivre la pensĂ©e platonicienne en Europe de lâOuest. Câest Ă cette Ă©poque quâil commença Ă utiliser le pseudonyme de PlĂ©thon[N 8]. De retour Ă Mistra, il fut nommĂ© au SĂ©nat et devint magistrat de la ville. Il passa ses derniĂšres annĂ©es Ă enseigner, Ă Ă©crire et Ă poursuivre la lutte qui l'opposait Ă Gennade II Scholarios, patriarche de Constantinople et dĂ©fenseur dâAristote[57].
Câest Ă la suite de ses conversations avec les intellectuels florentins quâil devait Ă©crire son pamphlet « Sur les diffĂ©rences entre Aristote et Platon » dans lequel il cherche Ă montrer comment Aristote est infĂ©rieur Ă Platon, mĂȘme sâil Ă©tait plus admirĂ© en Europe de lâOuest oĂč on avait redĂ©couvert les anciens auteurs grecs, en partie grĂące aux exilĂ©s de Constantinople ayant fui la ville aprĂšs la quatriĂšme croisade et les guerres civiles qui suivirent la restauration. Dans cet ouvrage, il compare le concept de Dieu chez Aristote et Platon, soulignant les faiblesses des thĂ©ories dâAristote. Ceci lui valut une riposte immĂ©diate du patriarche Gennade II Scholarios, intitulĂ©e « Ă la dĂ©fense dâAristote ». Ce sur quoi PlĂ©thon devait publier une RĂ©plique oĂč il soutient que le dieu de Platon ressemblait plus Ă celui de la doctrine chrĂ©tienne que le dieu d'Aristote. La querelle devait durer trente ans et se terminer par la publication du "Contre les calomniateurs de Platon" (v. 1469) du cardinal Bessarion[58].
Les principaux thĂšmes de la philosophie byzantine
Tout au long de son Ă©volution, la philosophie byzantine se concentra sur les vĂ©ritĂ©s premiĂšres concernant lâhomme et le monde dans lequel il vit. En ce sens elle demeurait « la science de lâextĂ©rieur » alors que la thĂ©ologie Ă©tait « la science de lâintĂ©rieur ». Lâune et lâautre Ă©taient dĂšs lors complĂ©mentaires alors quâen Occident la philosophie demeurait « la servante » de la thĂ©ologie ou sa « toile de fond »[59].
En Occident, les humanitĂ©s classiques disparurent avec les invasions barbares, remplacĂ©es par une profonde mĂ©fiance face aux « idĂ©es paĂŻennes » telle quâen tĂ©moigne la question de Tertullien : « En quoi AthĂšnes a-t-elle Ă voir avec JĂ©rusalem ? »[60]. Les PĂšres de lâĂglise grecque enseigneront au contraire que Dieu peut ĂȘtre dĂ©couvert Ă travers les philosophes grecs. « Tous ceux qui vivent en appliquant les mĂ©thodes de la raison (logos) sont des chrĂ©tiens, mĂȘme sâils sont classĂ©s parmi les athĂ©es [âŠ] car chacun grĂące Ă la prĂ©sence en lui du divin logos a bien parlĂ© [âŠ] et ce que tout homme a dit, alors quâil Ă©tait bien guidĂ©, nous appartient Ă nous chrĂ©tiens[61]".
LâĂglise grecque en arriva ainsi Ă la conclusion que lâĂ©tude de la sagesse ancienne Ă©tait Ă la fois utile et dĂ©sirable Ă condition que les chrĂ©tiens en rejettent les idĂ©es erronĂ©es pour ne conserver que ce qui Ă©tait vrai et bon, tel quâexprimĂ© dans le traitĂ© de Basile de CĂ©sarĂ©e dĂ©jĂ mentionnĂ©, « Exhortation aux jeunes gens sur la meilleure façon de tirer profit des Ă©crits des auteurs paĂŻens » [6]. Ce faisant les PĂšres de lâĂglise grecque ne cherchĂšrent pas Ă emprunter lâessence ou le contenu de la pensĂ©e antique, mais plutĂŽt Ă adopter la mĂ©thode, les moyens techniques, la terminologie les structures logiques et grammaticales de la langue grecque pour Ă©difier la thĂ©ologie et la philosophie chrĂ©tienne[62].
Pour les Byzantins, la destinĂ©e ultime de lâhomme Ă©tait de parvenir Ă la « theosis », câest-Ă -dire lâunion, lâintĂ©gration avec la divinitĂ© (sans ĂȘtre absorbĂ©e en elle comme dans le panthĂ©isme indou). La « theosis » devint synonyme de « salut » ou de « vie Ă©ternelle en la prĂ©sence de Dieu », la damnation Ă©tant au contraire lâabsence de Dieu dans la vie humaine. Et cette « theosis » sâobtenait grĂące Ă lâexpĂ©rience religieuse[63].
Ceci nâĂ©tait guĂšre Ă©loignĂ© de la pensĂ©e antique grecque selon laquelle la theosis ne devait pas ĂȘtre atteinte par la thĂ©ologie, mais par la philosophie, par lâĂ©tude (paideia) et le dĂ©veloppement de lâintelligence, tel que dĂ©fini au IVe siĂšcle par le rhĂ©teur et philosophe paĂŻen ThĂ©mistios (vers 317 â vers 388) : « La philosophie nâest rien dâautre que lâassimilation en dieu en autant que la chose soit possible Ă lâhumain » [64].
De façon plus théorique les principaux thÚmes de la philosophie byzantine seront :
- la substance ou lâessence de Dieu dans ses trois hypostases (PĂšre, Fils, Esprit Saint) ainsi que les deux natures du Fils;
- la crĂ©ation de lâUnivers par Dieu et ses limites dans le temps;
- le processus continu de la crĂ©ation et lâintention quâil rĂ©vĂšle;
- le monde perçu en tant que rĂ©alisation dans le temps et dans lâespace dont lâhypostase se trouve dans lâesprit divin (nous)[65].
Autres traditions philosophiques
La philosophie byzantine ne se dĂ©veloppa pas de façon isolĂ©e; elle Ă©tait lâune des quatre grandes traditions du Moyen Ăge, les trois autres Ă©tant la philosophie arabe, la philosophie juive et la philosophie latine.
Sâexprimant en arabe et quelquefois en perse, la philosophie arabe eut cours du IXe siĂšcle jusquâĂ la mort dâIbn Rushd (Averroes) en 1198, aprĂšs quoi lâintolĂ©rance religieuse ne permit plus le dĂ©veloppement dâune philosophie indĂ©pendante. DĂ©butant peu aprĂšs la philosophie arabe avec laquelle elle a des liens trĂšs profonds, la philosophie juive se dĂ©veloppa dans les colonies Ă©tablies Ă la fois dans le monde arabe et dans lâEurope chrĂ©tienne pour sâĂ©teindre vers le XVe siĂšcle. Dans lâOccident latin, un courant philosophique original prit naissance Ă la cour de Charlemagne sans que lâon puisse lui attribuer une fin bien dĂ©terminĂ©e autre que la Renaissance dont le dĂ©but varia avec les pays [66].
Prises dans leur ensemble, ce sont moins les diffĂ©rences entre chacune qui frappe que ce qui les unit. Toutes quatre utilisent la philosophie grecque antique, en particulier telle quâenseignĂ©e par les Ă©coles nĂ©oplatoniciennes comme leur hĂ©ritage commun. DeuxiĂšmement, elles se sont influencĂ©es mutuellement au cours de leur existence : les philosophes mĂ©diĂ©vaux juifs furent profondĂ©ment influencĂ©s par les philosophes arabes et la traduction de ces mĂȘmes philosophes transforma le courant philosophique de lâOccident latin Ă partir du XIIe siĂšcle. Seule la philosophie byzantine sâappuyant sur lâhĂ©ritage antique fut moins ouverte aux autres courants bien quâil se fit diverses traductions du latin vers la fin du Moyen Ăge. Enfin, ces quatre philosophies appartenaient Ă des cultures oĂč dominait une religion monothĂ©iste rĂ©vĂ©lĂ©e. Bien que les relations entre ces doctrines religieuses et les spĂ©culations philosophiques aient variĂ© dâune tradition Ă lâautre, voire dâune Ă©poque Ă lâautre au sein de chacune dâelles, les questions quâelles posaient sur le sens de lâhomme et sa relation Ă la divinitĂ© Ă©taient sensiblement les mĂȘmes et les questions thĂ©ologiques devaient exercer une profonde influence sur le dĂ©veloppement de la pensĂ©e philosophique [67].
Les principaux philosophes byzantins
- Proclus, néoplatonicien né à Constantinople en 412 à Constantinople, et mort à AthÚnes en 485. Considéré comme le précurseur de la philosophie byzantine.
- Ătienne d'Alexandrie, nĂ© vers 580, et mort vers 642.
- Jean DamascÚne, né à Damas vers 676, mort au monastÚre de Mar Saba (Palestine) en 749.
- Léon le Philosophe ou Léon le mathématicien, né entre 790 et 800 et mort à Constantinople (?) aprÚs 869.
- Aréthas de Césarée, né vers 860 à Patras, toujours en vie en 932.
- La Souda, encyclopĂ©die grecque de la fin du Xe siĂšcle dont lâauteur ou les auteurs sont anonymes.
- Photios Ier de Constantinople, né vers 820 à Constantinople, mort en exil en 891 ou 897.
- Michel Psellos, né à Constantinople en 1018, mort à Constantinople peu aprÚs le décÚs de Michel VII (1078 ?).
- Jean Italos, né en Italie du sud vers 1020, mort aprÚs 1082.
- Eustrate de Nicée, né vers 1050, mort vers 1120/1130.
- Michel d'ĂphĂšse, milieu du XIe siĂšcle.
- Théodore Smyrnaios (Théodore de Smyrne), mentionné pour la premiÚre fois en 1082, mort semble-t-il aprÚs 1112.
- Nicolas de Méthone, né au début du XIIe siÚcle, mort en 1160/1166.
- Nicéphore BlemmydÚs, né à Constantinople en 1197, mort à Constantinople vers 1269.
- Nicéphore Choumnos, né à Thessalonique vers 1250/1255, mort à Constantinople en 1327.
- Théodore MétochitÚs, né en 1270 à Constantinople, mort à Constantinople en 1332.
- Joseph le Philosophe, né à Ithaque vers 1280, mort dans un monastÚre des environs de Thessalonique vers 1330.
- Grégoire II de Chypre, né à Lapithos (Chypre) en 1241, mort à Constantinople en 1290.
- Nicéphore Grégoras, né vers 1295 à Héraclée du Pont, mort à Constantinople en 1360.
- Grégoire Palamas, né à Constantinople en 1296, mort à Thessalonique en 1359.
- Gémiste Pléthon, né à Constantinople entre 1355 et 1360, mort à Mistra en 1452.
- Manuel Chrysoloras, né à Constantinople vers 1355, mort à Constance en 1415.
- Jean Argyropoulos, né vers 1395 (?) à Constantinople et mort à Rome en 1487.
- Théodore Gaza, né à Thessalonique vers 1400, mort à Rome vers 1478.
- Gennade II Scholarios, né à Constantinople vers 1400, mort en Macédoine vers 1473.
- Georges AmiroutzÚs, né à Trébizonde au début du XVe siÚcle, mort vers 1470.
- Michel Apostolius, né à Constantinople vers 1422 et mort le 18 juin 1478.
- Andronic Calliste, né à Constantinople au début du XVe siÚcle, mort à Londres aprÚs 1476.
Notes et références
Notes
- Sâagissait-il dâune nouvelle fondation ou de la re-fondation de lâĂ©cole de ThĂ©odose; Ă©tait-ce un geste personnel de mĂ©cĂ©nat de la part de Bardas ou une institution officielle ? Voir Ă ce sujet Treadgold « The Chronological accuracy of the Chronicle of Simeon the Logothete » (dans) Dumbarton Oaks Papers 33, (1979) pp. 185-187.
- Nicétas de Paphlagonie dit de lui qu'il connaissait toutes les disciplines, grammaire et métrique, rhétorique et philosophie, médecine et presque toutes les autres sciences profanes, et qu'il l'emportait sur tous les autres savants de son temps (PG, vol. CV, colonne 509)
- LittĂ©ralement « prĂ©sident » quoiquâailleurs on trouve hypatos, c.Ă .d. « consul ». Il sâagissait dâun titre honorifique et non dâune fonction similaire Ă celle de « doyen » dâune universitĂ© comme on lâa cru pendant longtemps (Kaplan (2016) pp. 249-250)
- Michel fut le nom quâil prit lorsquâil devint moine pendant une pĂ©riode de disgrĂące; son prĂ©nom Ă sa naissance Ă©tait Constantin.
- Cette condamnation, rappelĂ©e chaque annĂ©e dans onze anathĂšmes du Syndikon de lâOrthodoxie stipule que « le synode condamne ceux qui tentent dâexpliquer par le raisonnement lâIncarnation et lâunion hypostatique, ceux qui ressuscitent les erreurs des philosophes paĂŻens sur lâĂąme et sur le monde; ceux qui considĂšrent les lettres profanes, non comme de simples Ă©lĂ©ments de formation, mais comme les dĂ©positaires de la vĂ©ritĂ© [Reg. 51, no. 907, citĂ© par Cheynet 2007, p. 363-364]
- Voir article « Querelle du Filioque »
- Genre littéraire composé de textes divers, « mélangés » comportant toutefois une certaine unité.
- PlĂ©thon (ΠλΟΞÏÎœ), est un synonyme de GĂ©miste (ÎΔΌÎčÏÏ᜞Ï), qui signifie « rempli, plein », mais Ă©voque aussi Platon.
Références
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- Caratzas (2021), chap. II, para 8.
- Patrologiae cursus completus, Series graeca, ci-aprÚs « PG ». 31, pp. 563-590)
- Caratzas (2021) chap. I. para. 16
- Kazdhan (1991) « Philosophy », vol. 3, pp. 1658 â 1660
- Sa vie nous est surtout connue par son successeur, Marinus (Marinus, « Proclus », 2001); sur Proclus et lâĂ©cole dâAthĂšnes, voir Wilson (1983) pp. 37-40)
- Treadgold 1997, p. 447.
- Cheynet 2007, p. 351.
- Théophane Continué, PG 109, col. 109, 215.
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- Ierodiakonou & Bydén (2018) « 1.1. Byzantine Culture and Education » para 2.
- Wilson (1983) p. 82
- :0 2007, p. 351.
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- Kazhdan (1991) « Photios » vol. 3, p. 1669
- Treadgold 1997, p. 451-452.
- Treadgold 1997, p. 454.
- Treadgold 1997, p. 462.
- Wilson (1983) pp. 90-93
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- Wilson (1983) pp. 93-111
- Cheynet 2007, p. 353-354.
- Wilson (1983) pp. 114-119
- Voir Ă ce sujet : BĂ©atrice Beaud, « Le savoir et le monarque : Le TraitĂ© sur les Nations de lâempereur byzantin Constantin VII PorphyrogĂ©nĂšte », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1990, p. 551-564 [en ligne] https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1990_num_45_3_278857.
- Cité par Kaplan (2016), p. 250
- Kaplan (2007) pp. 247-248
- Michel AttaliatĂšs, Historia, Introduction
- Cheynet 2007, p. 361-362.
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Voir aussi
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Articles connexes
Liens externes
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