Anne ComnĂšne
Anne ComnĂšne (en grec : ÎΜΜα ÎÎżÎŒÎœÎ·ÎœÎź, parfois transcrit Comnena ou Komnene[1]) est une historienne et princesse byzantine (1er ou Ă Constantinople[2] - v. 1153), premier enfant de lâempereur Alexis Ier (1058-1118) et de lâimpĂ©ratrice IrĂšne Doukas (ou, selon l'usage grec, « Doukaina »). Dans le but de rapprocher les deux familles, elle fut fiancĂ©e peu aprĂšs sa naissance Ă Constantin Doukas, fils que Marie d'Alanie avait eu de Michel VII.
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Fratrie |
Marie ComnÚne (en) Jean II ComnÚne Andronic ComnÚne (en) Isaac ComnÚne Eudocie ComnÚne Théodora ComnÚne Angelina |
Conjoint |
Nicéphore Bryenne (à partir de ) |
Enfant |
Alexis Bryenne (d) |
Alexiade () |
Elle crut pouvoir succĂ©der Ă son pĂšre grĂące au droit dâaĂźnesse, ou du moins devenir impĂ©ratrice Ă titre de fiancĂ©e de Constantin, puis dâĂ©pouse de NicĂ©phore Bryenne. Toutefois, la naissance en 1087 dâun hĂ©ritier mĂąle, Jean, mit fin Ă ses espoirs ; ce dernier fut officiellement dĂ©signĂ© en 1092 pour succĂ©der Ă son pĂšre. DĂšs la mort dâAlexis en 1118 et dans les mois qui suivirent, Anne, poussĂ©e par sa mĂšre, tenta de dĂ©poser Jean, ce qui lui valut dâĂȘtre relĂ©guĂ©e au couvent de Kecharitomene oĂč elle se consacra Ă lâĂ©tude de lâhistoire et de la philosophie. Câest lĂ que, reprenant le rĂ©cit commencĂ© par son Ă©poux NicĂ©phore Bryenne, elle Ă©crivit lâAlexiade, long poĂšme Ă©pique en 15 livres s'inspirant de l'Illiade d'HomĂšre ainsi que de l'Heraclias de Georges de Pisidie[2] et rapportant les exploits de son pĂšre quâelle adulait. Ce livre demeure lâune des principales sources dâinformation sur lâhistoire politique de Byzance de la fin du XIe au dĂ©but du XIIe siĂšcle et permet de comparer les points de vue occidentaux et orientaux sur la premiĂšre croisade.
Contexte historique
Lorsque naquit Anne ComnĂšne, (le 1er ou le selon les auteurs), son pĂšre Alexis ComnĂšne avait vingt-six ans et sa mĂšre, IrĂšne Doukaina, dix-sept[3]. Ă lâinstar de son oncle, Isaac Ier ComnĂšne (1057-1059), Alexis Ă©tait arrivĂ© au pouvoir grĂące Ă un coup dâĂtat. Les annĂ©es qui avaient prĂ©cĂ©dĂ© son avĂšnement avaient Ă©tĂ© marquĂ©es, Ă lâintĂ©rieur par une succession de guerres civiles opposant le gouvernement des fonctionnaires du Palais auquel Ă©tait associĂ©e la famille Doukas Ă la noblesse militaire de province dont Ă©tait issue la famille ComnĂšne[A 1]. Ă lâextĂ©rieur lâempire se dĂ©sagrĂ©geait : les Hongrois avaient passĂ© le Danube, les Turcs seldjoukides et les PetchenĂšgues sâemparaient des provinces dâAsie et les Normands avaient envahi lâItalie[4] - [5].
Pendant un siĂšcle, Alexis ComnĂšne dâabord, ses deux successeurs ensuite, tentĂšrent de renverser cette situation. En quatorze ans, Alexis parvint Ă mettre fin au dĂ©sordre rĂ©sultant des guerres civiles en sâentourant des membres de sa famille pour lesquels il rĂ©forma le systĂšme hiĂ©rarchique, crĂ©ant des titres qui, pour splendides quâils aient Ă©tĂ© (sĂ©bastocrate, panhypersĂ©baste, etc.)[N 1], ne grevaient pas le budget de lâĂtat trĂšs mal en point, et en sâappuyant sur des conseillers de rang modeste parmi lesquels bon nombre de Francs dont lâinfluence commençait Ă se faire sentir dans lâempire[6] - [7] - [8].
La famille impĂ©riale comptait Ă lâĂ©poque plusieurs femmes qui jouĂšrent un rĂŽle politique dĂ©cisif pendant le rĂšgne dâAlexis et fortifiĂšrent Anne ComnĂšne dans la certitude quâelle avait un droit inaliĂ©nable au trĂŽne.
La plus importante dâentre elles fut Anne DalassĂšne. SurnommĂ©e « la mĂšre des ComnĂšnes », elle orchestra la venue au pouvoir de sa famille dans la deuxiĂšme moitiĂ© du XIe siĂšcle[9]. Ăpouse de Jean ComnĂšne, frĂšre de lâempereur Isaac Ier ComnĂšne, elle tenta dans un premier temps de persuader son Ă©poux de sâemparer du trĂŽne, ce Ă quoi ce dernier se refusa. Elle ne cessa par la suite dâintriguer jusquâĂ ce que son troisiĂšme fils, Alexis, montĂąt sur le trĂŽne[10]. Lâempereur manifesta par la suite une totale confiance en sa mĂšre; ainsi, lorsquâil dut quitter Constantinople pour combattre les Normands quelques mois aprĂšs son avĂšnement, câest Ă elle et non au sĂ©nat ou au patriarche quâil confia le gouvernement de lâempire, lui donnant une autoritĂ© absolue, similaire en tous points Ă la sienne[A 2] - [N 2]. Câest probablement en la regardant agir que naitra chez Anne ComnĂšne la volontĂ© de devenir impĂ©ratrice Ă son tour : « Ma grand-mĂšre Ă©tait si perspicace en affaires et si habile Ă diriger lâĂtat et Ă y mettre toutes choses en ordre, quâelle pouvait non seulement diriger lâempire des Romains, mais tout autre qui existe sous le soleil. Femme dâune vaste expĂ©rience, elle connaissait la nature de la plupart des choses, comment celles-ci naissaient et vers quoi elles se dirigeaient, quelles Ă©taient celles qui pouvaient conduire Ă la destruction des choses et celles qui, au contraire, pouvaient les fortifier. Elle savait distinguer ce qui Ă©tait important et comment sây prendre pour parvenir au but dĂ©sirĂ©. Et non seulement possĂ©dait-elle des qualitĂ©s intellectuelles remarquables, mais sa facultĂ© de persuasion correspondait Ă celles-ci, car elle Ă©tait une oratrice convaincante, qui, sans sâĂ©terniser sur un sujet, savait en exposer les grandes lignes clairement et les conduire Ă leur conclusion logique »[A 3].
La deuxiĂšme de ces femmes fut lâĂ©pouse dâAlexis et mĂšre dâAnne ComnĂšne, lâimpĂ©ratrice IrĂšne Doukas[11]. Dâun naturel rĂ©servĂ©, toujours quelque peu timide lorsquâelle devait paraitre en public[A 4], câĂ©tait toutefois une grande intellectuelle, Ă©prise de philosophie qui tenait salon littĂ©raire[12]. Câest elle qui donna Ă NicĂ©phore Bryenne lâordre dâĂ©crire la biographie dâAlexis quâAnne ComnĂšne devait complĂ©ter par la suite[A 5] - [13]. Bien que son union avec Alexis ne semble avoir Ă©tĂ© quâun expĂ©dient politique au dĂ©but, et quâAlexis sous lâinfluence dâAnne DalassĂšne eĂ»t voulu la renvoyer pour Ă©pouser Marie dâAlanie (elle ne fut couronnĂ©e quâune semaine aprĂšs son Ă©poux contrairement Ă la coutume, et seulement sous dâintenses pressions de la famille Doukas)[A 6] - [14] - [15], un grand attachement semble sâĂȘtre instaurĂ© par la suite entre les Ă©poux. Câest du moins ce quâaffirme Anne ComnĂšne qui voit dans cette affection la raison pour laquelle IrĂšne accompagnait Alexis dans ses campagnes militaires[A 7]; il nâest pas impossible non plus quâAlexis nâait pas eu une confiance absolue en son Ă©pouse et ait hĂ©sitĂ© Ă la laisser seule Ă Constantinople au vu des complots qui furent ourdis contre lui. Lâhistorien Zonaras, contemporain de ces faits, confirme du reste le pouvoir que dĂ©tenait IrĂšne, affirmant quâaprĂšs quâAlexis fut tombĂ© malade lâimpĂ©ratrice Ă©tait de fait celle qui dirigeait lâempire dont le gouvernement devait lui revenir aprĂšs le dĂ©cĂšs de son Ă©poux[16].
Une troisiĂšme femme devait servir de modĂšle Ă Anne ComnĂšne : Marie dâAlanie. Dâabord mariĂ©e Ă lâempereur Michel VII Doukas (1071-1078), elle eut un fils, Constantin Doukas, hĂ©ritier lĂ©gitime du trĂŽne qui sera fiancĂ© Ă Anne ComnĂšne. Elle se remaria aprĂšs la dĂ©position de Michel VII Ă son successeur, NicĂ©phore III Botaniates (1078-1081). AprĂšs la dĂ©chĂ©ance de ce dernier, elle favorisa lâascension du jeune Alexis quâelle adopta pour en faire le frĂšre et le protecteur de Constantin[17]. Ayant obtenu que Constantin soit associĂ© au trĂŽne, elle quitta le palais pour sâinstaller au couvent de Manganes oĂč elle tint une cour brillante[A 8]. On lui confia lâĂ©ducation de la jeune Anne ComnĂšne, fiancĂ©e Ă son fils, lorsque celle-ci eut huit ans. Constantin sera toutefois dĂ©pouillĂ© de ses droits lors de la naissance de Jean II ComnĂšne, premier garçon dâAlexis. Ayant probablement participĂ© au complot de NicĂ©phore DiogĂšne contre Alexis afin de maintenir les droits de son fils, Marie dâAlanie tomba en disgrĂące en 1094 et fut relĂ©guĂ©e au couvent de PrinkipĂŽ[18] - [19] - [20].
Biographie
Enfance et Ă©ducation
Anne ComnĂšne fait elle-mĂȘme le rĂ©cit de sa naissance et de ses premiĂšres annĂ©es au livre VI, chap. 8 de lâAlexiade.
Lâamour dâAnne pour ses deux parents se manifesta dĂšs avant sa naissance. LâimpĂ©ratrice IrĂšne devait accoucher alors que lâempereur revenait, victorieux, de sa guerre contre les Normands de Robert Guiscard. Trois jours avant la naissance, sa mĂšre fit le signe de croix sur son ventre et exigea de lâenfant Ă naitre quâelle attendĂźt lâarrivĂ©e de son pĂšre pour venir au monde, ce quâelle fit « avec une parfaite obĂ©issance, prĂ©sage de celle que je devais rendre Ă mes parents lorsque, dans la suite des ans, jâen serais rendue capable[A 9]».
Elle y dĂ©crit Ă©galement ce qui lâincitera par la suite Ă croire quâelle Ă©tait en droit de succĂ©der Ă son pĂšre. NĂ©e dans lâappartement oĂč les impĂ©ratrices avaient leurs couches et donc princesse porphyrogĂ©nĂšte, elle reçut quelques jours plus tard « une couronne et un diadĂšme » (NDLR : le diadĂšme Ă©tait une composante du costume impĂ©rial)[A 10] et il fut arrĂȘtĂ© que son nom suivrait immĂ©diatement celui de Constantin, coempereur, dans les acclamations publiques[A 11].
Peu aprĂšs sa naissance, elle fut fiancĂ©e Ă ce mĂȘme Constantin Doukas. NĂ© vers 1074 et par consĂ©quent ĂągĂ© de neuf ans de plus quâAnne ComnĂšne, celui-ci avait Ă©tĂ© associĂ© au trĂŽne par son pĂšre, Michel VII, avant dâĂȘtre relĂ©guĂ© dans un monastĂšre lors de la prise du pouvoir par NicĂ©phore III. Alexis, lui redonna la fonction de coempereur aprĂšs avoir renversĂ© NicĂ©phore III en 1081[A 10]. Cette union des familles ComnĂšne et Doukas, pouvait donner Ă Anne lâespoir dâĂȘtre elle-mĂȘme impĂ©ratrice plus tard, espoir manifestement encouragĂ© par sa mĂšre et la famille de celle-ci[21] - [A 12].
Dans le mĂȘme chapitre, Anne note la naissance dâune seconde fille (Marie), puis en 1088 dâun garçon, ardemment souhaitĂ© par le couple impĂ©rial. Fait significatif toutefois, elle reconnaĂźt que, si elle-mĂȘme Ă©tait associĂ©e au coempereur (Constantin), les parents souhaitaient « Ă©lever le garçon (Jean) au rang dâempereur, lui laissant en hĂ©ritage lâempire des Romains » et quâĂ cette fin, ils le firent baptiser et couronner dans la grande Ă©glise du Seigneur (Sainte-Sophie)[A 13].
Comme il Ă©tait courant dans de telles unions, Anne partit vivre vers lâĂąge de huit ans dans la famille de son fiancĂ©. Cette courte pĂ©riode semble avoir Ă©tĂ© particuliĂšrement heureuse. Elle dĂ©crit son fiancĂ© comme un demi-dieu : « Le jeune homme avait la beautĂ© dâune âstatue vivanteâ, un âchef-dâĆuvreâ pourrait-on dire sorti directement des mains de Dieu. Aux yeux de tous ceux qui lâapprochaient, il Ă©tait dâune beautĂ© telle quâil semblait appartenir Ă cet Ăge dâor inventĂ© par les Grecs[A 14]. Une grande amitiĂ© semble avoir liĂ© Anne Ă lâimpĂ©ratrice douairiĂšre Marie dâAlanie : « Je fus Ă©duquĂ©e par la reine qui se prit dâaffection pour moi de telle sorte quâelle me confiait tous ses secrets[A 15]. Comme son fils, Marie Ă©tait dâune incroyable beautĂ© : « Elle avait la taille Ă©lancĂ©e dâun cyprĂšs; sa peau avait la blancheur de la neige et si sa figure nâĂ©tait pas parfaitement ronde, sa peau Ă©tait celle dâune fleur de printemps ou dâune rose. Et quel mortel pourrait dĂ©crire lâĂ©clat de ses yeux ? [âŠ] Nombreux sont les peintres qui ont rĂ©ussi Ă reproduire les couleurs quâapportent les saisons aux fleurs, mais la beautĂ© de cette reine, lâĂ©clat de sa grĂące, le charme et la douceur de ses maniĂšres surpassaient toute description et tout art[A 16].
En 1092, Alexis associa son fils Jean au trĂŽne, privant Constantin Doukas de sa dignitĂ© de coempereur et forçant lâimpĂ©ratrice Marie dâAlanie Ă entrer au couvent[22] - [A 13]. Le parti des ComnĂšnes lâemportait sur celui des Doukas. Deux ans plus tard, Constantin mourait et Anne retournait vivre dans sa propre famille[23].
Câest probablement Ă ce moment que se dĂ©veloppa en elle un gout prononcĂ© pour lâĂ©tude. Elle nous explique dans la prĂ©face de lâAlexiade quâaprĂšs avoir maitrisĂ© les quatre divisions des sciences (câest-Ă -dire lâastronomie, la gĂ©omĂ©trie, lâarithmĂ©tique et la thĂ©orie musicale) elle se mit Ă la philosophie et Ă lâhistoire scrutant les Ćuvres dâAristote et les dialogues de Platon et sâadonna ensuite Ă la lecture des poĂštes pour former son style. Si lâon en juge par la description quâelle fait de la maladie de son pĂšre au Livre XV ainsi que le diagnostic quâelle Ă©tablit, elle dut aussi Ă©tudier la mĂ©decine[A 17] - [24].
Ă une Ă©poque oĂč lâĂ©ducation des femmes commençait Ă ĂȘtre beaucoup plus poussĂ©e que par le passĂ©, ses parents tinrent Ă lui faire donner une bonne Ă©ducation, tout en jugeant peu convenable quâelle aille trop avant dans lâĂ©tude de la poĂ©sie ou des auteurs paĂŻens comme Aristote qui, par leur polythĂ©isme ou leur libertĂ© de mĆurs, ne figuraient pas au palmarĂšs des Ă©tudes chrĂ©tiennes[25]; Anne engagea alors Michel d'ĂphĂšse, reconnu comme un spĂ©cialiste en la matiĂšre[23]. Le rĂ©sultat de ces Ă©tudes se constate dans lâAlexiade oĂč on note de nombreuses citations dâHomĂšre, de mĂȘme que des allusions Ă lâhistoire dâAthĂšnes et de Sparte (voir par exemple la prĂ©face, chap. 2, 2e paragraphe ou le chap. 4 oĂč elle cite Euripide.).
Ă lâĂąge de quatorze ans, elle Ă©pousa NicĂ©phore Bryenne dont elle eut quatre enfants. Bryenne venait dâune famille militaire; son pĂšre avait Ă©tĂ© gouverneur du thĂšme de Dyrrhachium. NicĂ©phore, son fils, homme cultivĂ©, dâun physique agrĂ©able, plut Ă Alexis qui lui donna la main de sa fille et lâĂ©leva Ă la dignitĂ© de cĂ©sar et de panhypersebastos. Bien quâil se soit agi dâune union politique, un vĂ©ritable amour sâinstaura dans le couple et Anne trace des portraits non seulement Ă©logieux, mais aussi affectueux de celui quâelle appelle couramment dans lâAlexiade, « mon CĂ©sar » : « Mon Ă©poux lĂ©gitime Ă©tait le CĂ©sar NicĂ©phore, un descendant de la famille des Bryenne, homme qui dĂ©passait de loin ses contemporains par sa beautĂ©, son intelligence supĂ©rieure et son discours prĂ©cis. Le regarder ou lâentendre sâavĂ©rait un ravissement[A 18]. Ă la demande de lâimpĂ©ratrice IrĂšne, NicĂ©phore Bryenne commença la rĂ©daction des actes dâAlexis, dĂ©butant avec le rĂšgne de Romain IV DiogĂšne et se rendant jusquâĂ NicĂ©phore III BotaniatĂšs[A 19].
Tentative dâusurpation et vie monastique
Anne ComnĂšne croyait-elle vraiment que son droit dâainesse lui permettrait de devenir impĂ©ratrice comme lâavaient Ă©tĂ© IrĂšne (797-802), ZoĂ© PorphyrogĂ©nĂšte (1028-1050) ou mĂȘme ThĂ©odora PorphyrogĂ©nĂšte (1055-1056) avant elle ? La chose est possible, mais lâallusion quâelle fait Ă la naissance de son frĂšre Jean et au fait que ses parents dĂ©siraient voir celui-ci succĂ©der Ă son pĂšre laisse penser quâelle espĂ©rait plutĂŽt rĂ©gner en tant quâĂ©pouse dâun empereur quâelle saurait dominer comme cela avait Ă©tĂ© le cas sous le rĂ©gime des princes-Ă©poux de la fin de la dynastie macĂ©donienne.
Il est intĂ©ressant de noter cependant quâau livre XIV[A 20], elle ne fait mĂȘme pas mention de son frĂšre alors quâelle donne le titre dâempereur Ă son Ă©poux, marque dâaffection peut-ĂȘtre, mais contraire Ă la vĂ©ritĂ© historique :
« Mais je me plains maintenant sur mes propres malheurs et dĂ©plore la mort de trois empereurs : lâempereur, mon pĂšre; lâimpĂ©ratrice, ma mĂšre et, hĂ©las !, mon propre Ă©poux et cĂ©sar. »
En effet, IrĂšne Doukas exerça de nombreuses pressions sur Alexis pour que celui-ci dĂ©shĂ©rite Jean en faveur de NicĂ©phore Bryenne et dâAnne[26]. Que ce soit par sens du devoir (Bryenne restera toujours fidĂšle Ă Jean II quâil accompagnera au combat) ou simple calcul politique (estimant nâavoir aucune chance de lâemporter sur un fils lĂ©gitime), NicĂ©phore refusa de se joindre Ă la conspiration sans toutefois la dĂ©noncer. La situation demeura confuse jusquâĂ la mort dâAlexis en 1118. Anne ComnĂšne nous prĂ©sente lâimage de lâensemble de la famille rĂ©unie autour du souverain moribond, se bornant Ă dire que « le successeur de lâempereur sâĂ©tait absentĂ© discrĂštement vers les appartements qui lui Ă©taient assignĂ©s dâoĂč il sâĂ©tait hĂątĂ© de se rendre au grand palais[A 21]. Zonaras continue le rĂ©cit en disant quâaprĂšs avoir reçu ou pris de force lâanneau sigillaire de son pĂšre, Jean se rendit immĂ©diatement Ă Sainte-Sophie aprĂšs avoir obtenu lâappui de la garde VarĂšgue pour sây faire couronner et ĂȘtre acclamĂ© par une partie des sĂ©nateurs, des gĂ©nĂ©raux et de la population. DĂ©sireux de ne pas perdre le contrĂŽle du grand palais, il nâassista mĂȘme pas aux obsĂšques de son pĂšre[27] - [28].
Ce premier Ă©chec nâempĂȘcha pas Anne de continuer Ă vouloir sâemparer du trĂŽne en organisant un complot contre la vie de son frĂšre en 1119. Lorsque celui-ci fut dĂ©couvert, Jean se borna Ă confisquer les biens des conjurĂ©s et relĂ©gua sa sĆur au couvent de la Vierge-Pleine-de-GrĂące (KecharitomenĂš), fondĂ© par IrĂšne Doukas qui vint lây rejoindre[29]. Cette derniĂšre mourut en 1127, suivie dix ans plus tard de NicĂ©phore Bryenne tombĂ© malade pendant la campagne de Jean II en Syrie[30]. Câest alors quâAnne ComnĂšne, ĂągĂ©e de cinquante-quatre ans, commença la rĂ©daction de l'Alexiade.
On sait peu de choses sur le reste de sa vie. Elle nous dit toutefois quâelle avait colligĂ© le matĂ©riel servant Ă l'Alexiade « sous le troisiĂšme de ceux qui ont tenu le sceptre de lâempire aprĂšs mon pĂšre », en dâautres termes que le gros de lâĆuvre fut rĂ©digĂ© aprĂšs lâaccession au trĂŽne de Manuel Ier en 1143[A 20] et quâelle travaillait encore sur le texte en 1148. LâannĂ©e de sa mort (1153 ou 1154) est elle-mĂȘme incertaine.
LâAlexiade
Le titre Alexiade Ă©voque HomĂšre et Iliade. Dans le style historique de lâĂ©poque qui mettait moins lâaccent sur les Ă©vĂšnements que sur les grandes figures et sur leur famille, le rĂ©cit se veut une sorte dâĂ©popĂ©e des ComnĂšnes dont Alexis est le hĂ©ros[31] et elle-mĂȘme la victime. Dans le livre XV, elle affirme que cette histoire est Ă la fois celle de son pĂšre et aussi la sienne puisque « elle sâest imposĂ© une double tĂąche : dâune part de narrer les hauts faits qui marquĂšrent la vie de lâempereur et dâautre part de rĂ©diger une complainte des Ă©vĂšnements qui avaient dĂ©chirĂ© son cĆur[A 22]».
L'Alexiade est ainsi une ode Ă cet homme dâune intelligence telle que « ni Platon ni lâensemble de lâAcadĂ©mie ne saurait dĂ©crire adĂ©quatement[A 23]» et quâelle va jusquâĂ qualifier de « treiziĂšme apĂŽtre »[A 24]. En mĂȘme temps, le fait dâĂȘtre nĂ©e dans la « chambre pourpre » et dâavoir eu un empereur et une impĂ©ratrice pour parents nâont pas rendu la princesse plus heureuse puisque « toute [sa] vie ne fut quâune longue sĂ©rie de tempĂȘtes et de rĂ©volutions. [âŠ] Pourtant le rĂ©cit de ses malheurs sâil pouvait attirer la sympathie de tout ĂȘtre animĂ© et mĂȘme inanimĂ©, ne changeait en rien le cours des choses, ni nâincitait les hommes Ă prendre les armes pour dĂ©fendre sa cause »[A 25].
Ă plusieurs reprises dans le texte, Anne se dĂ©fend de travestir lâhistoire par piĂ©tĂ© filiale. Au contraire, elle atteste quâune bonne partie des faits rapportĂ©s le sont grĂące Ă sa propre mĂ©moire, dâautres Ă celles de tĂ©moins oculaires se confiant sous le troisiĂšme successeur dâAlexis, donc Ă une pĂ©riode oĂč ils nâavaient plus Ă craindre de sâexprimer en toute vĂ©ritĂ©[A 26].
Anne reprend le rĂ©cit lĂ oĂč son Ă©poux lâavait laissĂ© : Ă la fin du rĂšgne de lâempereur NicĂ©phore III BotaniatĂšs, Bryenne avait esquissĂ© un premier brouillon du rĂšgne dâAlexis, intitulĂ© « MatĂ©riel pour une histoire » ou simplement « Histoire », brouillon quâil avait rapportĂ© Ă moitiĂ© terminĂ© de la campagne qui lâavait menĂ© de Syrie en Bithynie et de lĂ Ă Constantinople, trop malade pour le terminer[A 5].
Des quinze livres qui composent lâouvrage, les trois premiers visent Ă absoudre la famille des ComnĂšnes dâavoir usurpĂ© le pouvoir. Les livres IV Ă IX sont consacrĂ©s aux guerres contre les Normands, les Scythes, les Turcs et les Coumans. Le livre X rapporte la seconde bataille contre lâhĂ©rĂ©sie, termine la guerre contre les Coumans et commence le rĂ©cit de la premiĂšre croisade qui se poursuit au livre XI. Les livres XII et XIII reprennent lâinvasion normande conduite cette fois par le fils de Robert Guiscard, BohĂ©mond. Les deux derniers livres sont consacrĂ©s Ă diverses campagnes militaires, Ă la lutte contre les ManichĂ©ens et les Bogomiles et la crĂ©ation de lâorphelinat de Constantinople (lequel hĂ©bergeait non seulement les enfants orphelins, mais Ă©galement les indigents et anciens militaires).
LâĆuvre tĂ©moigne de la vision du monde qui Ă©tait celle des Byzantins. Lâempire avait mission dâassurer lâunitĂ© de lâĆkoumĂšne, ce que tenta de faire Alexis en combattant ceux qui avaient rĂ©ussi Ă le fragmenter que ce soit les Turcs ou les Coumans Ă lâEst, les Normands Ă lâOuest. En tant que reprĂ©sentant de Dieu sur terre, lâempereur ne devait pas seulement assurer lâunitĂ© politique de lâempire mais aussi son unitĂ© religieuse. Câest pourquoi, sâil devait lutter contre les infidĂšles, il avait Ă©galement comme mission de ramener au sein de lâorthodoxie les hĂ©rĂ©tiques qui sâen Ă©taient Ă©loignĂ©s comme Jean Italus[A 27], Nilus[A 28], les ManichĂ©ens[A 29] ou les Bogomiles[A 30]. Le cas Ă©chĂ©ant, il doit mĂȘme contraindre lâĂglise orthodoxe Ă sacrifier temporairement ses propres richesses pour le bien de lâempire comme nâhĂ©sita pas Ă le faire la famille impĂ©riale elle-mĂȘme[A 31]. Quant aux chrĂ©tiens dâOccident venus en croisade, Anne nâa que mĂ©pris pour leurs chefs comme Robert Guiscard[A 32] et son fils BohĂ©mond de Tarente[A 33] dont le but Ă©tait de dĂ©truire lâEmpire byzantin alors quâelle considĂšre avec sympathie le petit peuple indisciplinĂ© et peu instruit qui dĂ©sire ardemment voir la dĂ©livrance du saint SĂ©pulcre[A 34] - [32].
Notes et références
Notes
- Pour une dĂ©finition de ces titres voir lâarticle « Glossaire des titres et fonctions dans l'Empire byzantin ».
- Note : La numĂ©rotation donnĂ©e ici est celle que lâon trouvera dans la traduction faite par Elizabeth A.S. Dawes, elle-mĂȘme basĂ©e sur lâĂ©dition Teubner de 1884. Elle indique en caractĂšres romains le livre, suivi en caractĂšres latins du chapitre et, lorsque le chapitre est long, le paragraphe ou la ligne. On trouvera le texte complet de cette traduction sous le titre Medieval Sourcebook: Anna Comnena:The Alexiad: Complete Text Ă lâadresse URL http://www.fordham.edu/halsall/basis/AnnaComnena-Alexiad00.asp. La traduction française de M. Cousin publiĂ©e il y a nombre dâannĂ©es est non seulement incomplĂšte, mais sa numĂ©rotation renvoie difficilement au texte grec.
Références tirées de l'Alexiade
- Alexiade; tout le volume III est consacrĂ© Ă lâaccession dâAlexis au pouvoir et Ă la lutte entre les Doukas et les ComnĂšnes.
- Alexiade, III.2.ligne 18.
- Alexiade, III, 7.
- Alexiade, XII, 3.
- Alexiade, Préface, 3.
- Alexiade, III, 2, para 2.
- Alexiade XII. 3. Para 2 Ă 5.
- Alexiade, III, 2.
- Alexiade, VI, 8, ligne 10.
- Alexiade III, 4.
- Alexiade, VI, 8, lignes 25 Ă 32.
- Alexiade, VI, 8.
- Alexiade, VI, 8, lignes 38 Ă 51.
- Alexiade, I, 12; voir aussi III, 1.
- Alexiade, III, 1, lignes 38-39.
- Alexiade, III, 2, lignes 38-42.
- Alexiade, Préface, I.; Livre XV, 7.
- Alexiade, Préface, 3, lignes 1-4.
- Alexiade, Préface, 3, lignes 8-22.
- Alexiade, XIV, 7, para 3.
- Alexiade, XV, 11, para 2.
- Alexiade, XV, 8.
- Alexiade, X, 2. Para 1.
- Alexiade, XIV, 8, para 5.
- Alexiade, Préface, 4.
- Alexiade, Préface, 2; XIV, 7; XV, 3.
- Alexiade, V, 8 et 9.
- Alexiade, X, 1 et 2.
- Alexiade, XIV, 8 et 9.
- Alexiade, XV, 8 Ă 10.
- Alexiade, V, 2.
- Alexiade, III, 9; IV, 1 Ă 3.
- Alexiade, XI, 5 et 6 â prise dâAntioche.
- Alexiade, X, 5 et 6.
Autres références
- Encyclopaedia Universalis et Encyclopedia Britannica.
- Ăric Dussert, CachĂ©es par la forĂȘt. 138 femmes de lettres oubliĂ©es, Paris, La Table Ronde, , 574 p. (ISBN 978-2-7103-7714-6), p. 40.
- Gouma-Peterson 2000, p. 87.
- Bréhier 1969, p. 222-240.
- Ostrogorsky 1977, p. 377.
- Bréhier 1969, p. 242-251.
- Herrin (2008) p. 235.
- Ostrogorsky 1977, p. 388-390.
- Voir à son sujet la biographie de Lynda Garland, « Anna Dalassena, Mother of Alexius I Comnenus (1081-1118) » [en ligne] « De Imperatoribus Romanis », http://www.roman-emperors.org/annadal.htm.
- Runciman (1984), p. 16.
- voir le portrait que fait dâelle Anne ComnĂšne : Alexiade, III, 3.
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- Gouma-Peterson 2000, p. 65.
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