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Origine multirégionale de l'homme moderne

Selon la théorie de l'origine multirégionale de l'homme moderne, ou de continuité avec hybridation, proposée et défendue depuis 1984 par l'américain Milford H. Wolpoff, l'évolution de l'homme jusqu'à nos jours se serait faite à partir d'Homo ergaster, apparu il y a environ 2 millions d'années en Afrique, et se serait déroulée au sein d'une espÚce humaine unique présente dans les différentes régions du monde sous des formes diverses. Le chemin d'évolution vers l'Homme moderne ne se serait pas fait par sélection de groupe et remplacements successifs de populations, mais par une évolution à foyers multiples diffusée par de nombreux croisements entre populations et jalonnée par la sélection individuelle. Parfois nommée Out of Nowhere, cette théorie propose un « grand métissage » entre les différentes populations humaines de la planÚte depuis 2 millions d'années[1] - [2].

Schéma expliquant l'évolution vers l'homme moderne sur la base d'une théorie multirégionale de l'évolution humaine. Les lignes horizontales représentent les flux de gÚnes entre lignages regionaux.

La théorie concurrente, l'origine africaine de l'Homme moderne (également connue sous le nom d'Out of Africa), a émergé comme un quasi-consensus depuis les années 1990[3] - [4].

DĂ©finition

L'hypothĂšse multirĂ©gionale est un modĂšle scientifique proposĂ© par Milford H. Wolpoff en 1984 pour rendre compte du schĂ©ma de l'Ă©volution humaine[5] - [6] - [7] - [8]. Cette thĂ©orie soutient que l'Ă©volution humaine, du dĂ©but du PlĂ©istocĂšne il y a 2 millions d'annĂ©es jusqu'Ă  nos jours, s'est faite au sein d'une seule espĂšce humaine, dont les diffĂ©rentes populations auraient Ă©voluĂ© en parallĂšle partout dans le monde vers Homo sapiens. Cette espĂšce unique englobe toutes les formes humaines archaĂŻques, telles qu'Homo erectus et l'Homme de NĂ©andertal, ainsi que l'Homme moderne. La thĂ©orie repose sur le mĂ©canisme de cline systĂ©matique, avec un Ă©quilibre entre la dĂ©rive gĂ©nĂ©tique, le flux de gĂšnes et la sĂ©lection naturelle tout au long du PlĂ©istocĂšne, permettant ainsi une Ă©volution parallĂšle des diffĂ©rents groupes humains rĂ©partis autour du monde, mais avec le maintien de diffĂ©rences rĂ©gionales, qu'elles soient extĂ©rieurement visibles ou non[9]. Le modĂšle de l’évolution multirĂ©gionale s’appuie sur l’observation de traits jugĂ©s communs entre fossiles de diffĂ©rentes Ă©poques dans une mĂȘme rĂ©gion.

Histoire

Vue d'ensemble

L'hypothĂšse multirĂ©gionale a Ă©tĂ© proposĂ©e en 1984 par Milford H. Wolpoff, Alan Thorne (en) et Xinzhi Wu (en)[10] - [11] - [12]. L'hypothĂšse « polycentrique » des origines de l'homme de Franz Weidenreich (« Ă©volution polycentrique » selon laquelle l'espĂšce Homo sapiens aurait Ă©mergĂ© de façon parallĂšle et indĂ©pendante, Ă  partir de populations d'Homo erectus, dans quatre parties du monde) conceptualisĂ©e en 1939, a Ă©tĂ© une influence majeure pour l’élaboration de l’hypothĂšse multirĂ©gionale, mais Wolpoff l'affine en supposant l'existence d'une unique espĂšce humaine, qui aurait Ă©voluĂ© vers Homo sapiens partout dans le monde. L'humanitĂ© actuelle aurait eu plusieurs berceaux, reliĂ©s les uns aux autres Ă  la suite du nomadisme des populations (les diffĂ©rentes populations se seraient homogĂ©nĂ©isĂ©es par le jeu de migrations.

Wolpoff avertit que la thĂ©orie polycentrique ne doit pas ĂȘtre confondue avec le polygĂ©nisme de Carleton Coon (un des partisans les plus connus de la pensĂ©e raciste Ă©volutionniste) qui minimise le flux de gĂšnes[12] - [13] - [14]. Selon Wolpoff, l'hypothĂšse multirĂ©gionale a Ă©tĂ© mal interprĂ©tĂ©e par William W. Howells dans ses publications pendant cinquante ans, qui a confondu hypothĂšse de Weidenreich avec un « modĂšle de candĂ©labres » polygĂ©nique :

« Pourquoi l'hypothĂšse multirĂ©gionale a Ă©tĂ© accusĂ©e d’ĂȘtre une forme de polygĂ©nie ? Nous pensons que la confusion des idĂ©es de Weidenreich et des nĂŽtres avec Coon en est Ă  l’origine. La raison historique reliant Coon aux idĂ©es de Weidenreich sont les interprĂ©tations erronĂ©es du modĂšle polycentrique de Weidenreich (Howells, 1942, 1944, 1959, 1993). Ces interprĂ©tations rendant par lĂ  mĂȘme le modĂšle polycentrique beaucoup plus semblable Ă  Coon qu'il ne l'est en rĂ©alitĂ© »[15].

À cause de l'influence de William W. Howells, beaucoup d'anthropologues et de biologistes ont confondu l’hypothĂšse du multirĂ©gionalisme avec le polygĂ©nisme. Alan Templeton note par exemple que cette confusion originale a conduit Ă  la croyance gĂ©nĂ©ralisĂ©e que le flux gĂ©nĂ©tique entre les diffĂ©rentes populations eut Ă©tĂ© ajoutĂ© Ă  l'hypothĂšse multirĂ©gionale « en rĂ©ponse aux critiques du modĂšle », malgrĂ© le fait que « l'Ă©volution parallĂšle n'ait jamais fait partie du modĂšle multirĂ©gional, tandis que le flux de gĂšnes n’a pas Ă©tĂ© un ajout rĂ©cent, mais Ă©tait prĂ©sent dans le modĂšle dĂšs le dĂ©but »[16]. MalgrĂ© cela, le multirĂ©gionalisme est toujours confondu avec polygĂ©nisme, ou modĂšle de Coon des origines raciales, Ă  partir desquels Wolpoff et ses collĂšgues ont pourtant pris leurs distances[17] - [18]. Wolpoff a Ă©galement dĂ©fendu l'hypothĂšse polycentrique de Weidenreich contre l’étiquetage de polyphylĂ©tique. Weidenreich lui-mĂȘme en 1949 a Ă©crit : « Je cours le risque d'ĂȘtre mal compris, [
] je crois en l'Ă©volution polyphylĂ©tique de l'homme »[19].

En 1998, Wu propose un modĂšle multirĂ©gional spĂ©cifique Ă  la Chine appelĂ© « continuitĂ© avec hybridation [accidentelle] »[20] - [21]. La variante de Wu applique l'hypothĂšse multirĂ©gionale aux fossiles trouvĂ©s en Asie de l'Est, ce qui est populaire parmi les scientifiques chinois[22]. Pour James Leibold, historien politique de la Chine moderne, le soutien apportĂ© au modĂšle proposĂ© par Wu est largement ancrĂ© dans le nationalisme chinois[23]. En 2013, une Ă©tude rapportait que l’hypothĂšse multirĂ©gionale avait trĂšs peu de soutien au sein de la communautĂ© scientifique en dehors de la Chine[24].

Multirégionalisme faible contre multirégionalisme classique

Christopher Brian Stringer, un des principaux promoteurs de la thĂ©orie de l'origine africaine rĂ©cente, a produit une sĂ©rie de publications tout au long des annĂ©es 1980 et 1990 Ă  propos du multirĂ©gionalisme de Wolpoff et Thorne [25] - [26] - [27] - [28]. D’aprĂšs lui, l'hypothĂšse de l'origine multirĂ©gionale a Ă©tĂ© modifiĂ©e au fil du temps en une variante plus « faible » qui accorde dĂ©sormais un rĂŽle plus important Ă  l'Afrique dans l’histoire de l'Ă©volution humaine, y compris la modernitĂ© anatomique (et par consĂ©quent moins de continuitĂ© rĂ©gionale que proposĂ© au dĂ©but)[29].

Stringer distingue le modÚle multirégional des origines « classique » ayant existé de 1984 (sa formulation) jusqu'en 2003 et un modÚle multirégional « faible » développé aprÚs 2003[30] - [31].

Les données fossiles

Clades morphologiques

 Homo erectus Sangiran 17
RĂ©plique du crĂąne de l’Homo erectus Sangiran 17 d'IndonĂ©sie. La voĂ»te crĂąnienne prĂ©sente un angle obtus au niveau de la jonction du front.
 Kow Swamp 1
Crùne d'Homo sapiens Kow Swamp 1 trouvé en Australie avec un angle de la voute crùnienne correspondant à celui de Sangiran 17 (reconstruction de Wolpoff)

Les partisans de l'hypothÚse multirégionale voient une continuité régionale de certains caractÚres morphologiques à travers le PléistocÚne dans différentes régions du monde. Ce qui constituerait un indice que le modÚle unique de remplacement à partir de l'Afrique serait erroné. En général, trois grandes régions sont distinguées : Europe, Chine et Indonésie (comprenant souvent l'Australie)[32] - [33] - [34]. Wolpoff prend la précaution de nommer la continuité de certaines caractéristiques du squelette dans ces régions « clades morphologiques » et de ne pas considérer de contexte racial. Il définit ces clades morphologiques comme un ensemble de traits qui « caractérisent de façon unique une région géographique »[35]. Wolpoff et Thorne écrivent (1981): « Nous ne considérons pas chaque clade morphologique comme une lignée unique et nous ne croyons pas nécessaire de créer une taxonomique particuliÚre pour ces clades »[36].

Les critiques du multirĂ©gionalisme ont rapportĂ© qu'aucun trait humain n’est propre Ă  une rĂ©gion gĂ©ographique (c.-Ă -d. confinĂ© Ă  une seule population et ne se retrouvant dans aucune autre). Ce Ă  quoi Wolpoff et al. (2000) rĂ©pondirent que le modĂšle de continuitĂ© rĂ©gionale n’identifie que la prĂ©sence de combinaisons de caractĂšres et non pas des traits individuels. Un point qu’ils comparent d'ailleurs Ă  l'identification mĂ©dico-lĂ©gale d'un squelette humain :

« « Le modĂšle de continuitĂ© rĂ©gional [...] ne postule pas que telles ou telles caractĂ©ristiques soient exclusives Ă  une rĂ©gion et ne se retrouvent pas ailleurs. La structure gĂ©nĂ©tique de l'espĂšce humaine rend par ailleurs une telle possibilitĂ© extrĂȘmement peu probable. Il peut cependant y avoir une originalitĂ© au sens d’unicitĂ© dans des combinaisons de traits. Mais pas un seul trait n’est susceptible d'avoir Ă©tĂ© unique dans une partie du monde mais s’il semble l’ĂȘtre, probablement en raison du faible nombre de fossiles humains connus ». »

Les combinaisons de caractĂ©ristiques sont « uniques » au sens de n’avoir Ă©tĂ© trouvĂ©es que dans une seule rĂ©gion, ou Ă  haute frĂ©quence dans une rĂ©gion et trĂšs rarement dans les autres. Wolpoff souligne que la continuitĂ© rĂ©gionale fonctionne en incluant des Ă©changes gĂ©nĂ©tiques entre les populations. La continuitĂ© rĂ©gionale Ă  long terme de certains traits morphologiques est alors expliquĂ©e par le modĂšle d'Alan Thorne « Centre et Edge »[37]. Ce modĂšle d’évolution gĂ©nĂ©tique de population rĂ©sout le paradoxe de Weidenreich « comment des populations qui ne se mĂ©langent pas gĂ©ographiquement, Ă©voluent ensemble ? ». Par exemple en 2001, Wolpoff et ses collĂšgues ont publiĂ© une analyse de crĂąnes fossiles d’hommes modernes trouvĂ©s en Australie et en Europe centrale. Ils concluent que la diversitĂ© des caractĂ©ristiques morphologiques de ces crĂąnes humains ne peut « rĂ©sulter exclusivement de la dispersion de la fin du PlĂ©istocĂšne », ce qui implique une double ascendance pour chaque rĂ©gion, impliquant le croisement avec des ancĂȘtres venant d’Afrique et des humains locaux[38].

Indonésie, Australie

Dans ses publications, Alan Thorne dĂ©crit une continuitĂ© rĂ©gionale en IndonĂ©sie et en Australie pour un clade morphologique[39] - [40]. Ce clade dĂ©bute avec l'Homme de Sangiran, se poursuit avec l'Homme de Solo, et inclut pour finir les aborigĂšnes d'Australie prĂ©historiques et contemporains. En 1991, Andrew Kramer teste les 17 caractĂ©ristiques morphologiques proposĂ© du clade. Il constate que : « huit des dix-sept caractĂ©ristiques [
] relient Sangiran aux Australiens modernes » et que ces liens « sont rĂ©vĂ©lateurs d’une continuitĂ© morphologique. Ce qui implique la prĂ©sence d'un continuum gĂ©nĂ©tique en Australasie remontant au moins Ă  un million d'annĂ©es »[41]. Dans une contre-Ă©tude, Colin Groves critique la mĂ©thodologie de Kramer, soulignant que la polaritĂ© des caractĂ©ristiques n'ayant pas Ă©tĂ© testĂ©e, l'Ă©tude ne peut pas ĂȘtre concluante[42]. Phillip Habgood a Ă©galement dĂ©couvert que les caractĂ©ristiques supposĂ©s ĂȘtre uniquement prĂ©sentes dans la rĂ©gion de l'Australasie Ă©tudiĂ©e par Thorne, seraient en fait plĂ©siomorphes :

« « ... il est Ă©vident que tous les caractĂšres proposĂ©s ... pour constituer les « caractĂ©ristiques du clade » reliant l’Homo erectus indonĂ©sien aux crĂąnes aborigĂšnes australiens sont en rĂ©alitĂ© prĂ©sents chez de nombreux Homo erectus et Homo sapiens archaĂŻques. Beaucoup sont aussi communĂ©ment trouvĂ©es sur les crĂąnes et mandibules d'Homo sapiens anatomiquement modernes provenant d'autres zones gĂ©ographiques et particuliĂšrement sur le matĂ©riel squelettique du mĂ©solithique d'Afrique du Nord »[43]. »

Cependant, en dépit de ces critiques, Habgood (2003) reconnait une continuité régionale limitée en Indonésie et en Australie, reconnaissant quatre caractéristiques dont la combinaison est unique : un os frontal plat, une constriction postorbitaire minime, un certain prognathisme facial, et des tubérosités zygomaxillaires[44]. Cette combinaison, selon Habgood, a une « certaine australinité ».

Wolpoff, au dĂ©part sceptique vis-Ă -vis des dĂ©clarations de Thorne, se laisse ensuite convaincre par la reconstruction du crĂąne d’Homo erectus Sangiran 17 d'IndonĂ©sie. Il est particuliĂšrement frappĂ© alors par la similaritĂ© de l’angle formĂ© par la voute crĂąnienne et le visage chez l'Homo sapiens australien trouvĂ© sur le site archĂ©ologique de Kow Swamp 1 et notamment son prognathisme important. Durband (2007) en revanche affirme que les « caractĂ©ristiques » montrant la continuitĂ© entre Sangiran 17 et Kow Swamp 1 ont disparu dans la nouvelle reconstruction plus orthognathique de ce fossile qui a Ă©tĂ© rĂ©cemment achevĂ©e »[45]. Baba et al., qui avaient restaurĂ© le visage de Sangiran 17, concluent : « la continuitĂ© rĂ©gionale en Australasie est beaucoup moins Ă©vidente que Thorne et Wolpoff le font valoir »[46].

Chine

Réplique d'Homo erectus (« Homme de Pékin »)

Xinzhi Wu a plaidĂ© en faveur d'un clade morphologique en Chine enjambant le PlĂ©istocĂšne, caractĂ©risĂ© par une combinaison de dix caractĂ©ristiques[47] - [48]. La sĂ©quence commencerait avec l'homme de Lantian et l'homme de PĂ©kin puis se poursuivrait avec l’Homme de Dali, des spĂ©cimens du PlĂ©istocĂšne (par exemple, Liujiang) jusqu’aux chinois modernes. Habgood en 1992 a critiquĂ© la liste de Wu, soulignant que la combinaison de la plupart des dix fonctionnalitĂ©s apparaissait rĂ©guliĂšrement sur des fossiles trouvĂ©s Ă  l’extĂ©rieur de la Chine[49]. Cependant, il note que la combinaison des trois caractĂ©ristiques suivantes : une racine nasale non-dĂ©primĂ©, des os du nez non saillant orientĂ©s perpendiculairement et une planĂ©itĂ© du visage est unique Ă  la rĂ©gion chinoise dans le registre fossile et peut ĂȘtre une preuve de continuitĂ© rĂ©gionale limitĂ©e. Toutefois, selon Chris Stringer, l'Ă©tude de Habgood souffre de ne pas avoir inclus suffisamment d'Ă©chantillons de fossiles d'Afrique du Nord, dont beaucoup prĂ©senteraient la combinaison considĂ©rĂ©e comme spĂ©cifique Ă  la Chine[28].

La planĂ©itĂ© du visage comme une caractĂ©ristique de clade morphologique a Ă©tĂ© rejetĂ©e par de nombreux anthropologues car il se trouve sur de nombreux fossiles des premiers Homo erectus africains, et est donc considĂ©rĂ© plĂ©siomorphe[50], mais Wu a rĂ©pondu que la forme de la planĂ©itĂ© du visage dans le registre fossile chinoise apparaĂźt distincte d'autres formes. Toetik Koesbardiati dans sa thĂšse de doctorat « sur la pertinence des continuitĂ©s rĂ©gionales du visage en Asie de l'Est » a Ă©galement constatĂ© qu'une forme de planĂ©itĂ© du visage est unique Ă  la Chine (c.-Ă -d. prĂ©sente Ă  haute frĂ©quence et trĂšs rare ailleurs), mais nuance en notant que c’est la seule preuve disponible pour la continuitĂ© rĂ©gionale: « Seules deux caractĂ©ristiques semblent conformes au modĂšle multirĂ©gional : la planĂ©itĂ© Ă  la face supĂ©rieure exprimĂ©e par un angle naso-frontal obtus et la planĂ©itĂ© Ă  la partie moyenne de la face exprimĂ©e par un angle zygomaxillaire obtus ».

Les incisives en forme de pelle sont souvent citĂ©es comme preuve de la continuitĂ© rĂ©gionale en Chine[51] - [52]. Stringer (1992) a cependant constatĂ© que les incisives en forme de pelle sont prĂ©sentes sur plus de 70 % des Ă©chantillons de fossiles de Wadi Halfa datĂ©s du dĂ©but de l'holocĂšne, et sont courantes ailleurs[53]. Frayer et al. (1993) ont critiquĂ© la mĂ©thode de Stringer d’identification des incisives en forme de pelle. Ils insistent sur le fait qu'il existe diffĂ©rents degrĂ©s de « pelle » par exemple trace (+), semi (++), et marquĂ© (+++), mais Stringer trompeusement Ă  regrouper tout ensemble : «... combinant les catĂ©gories d’incisives en forme de pelle de cette maniĂšre est biologiquement un non-sens et trompeur. La statistique ne peut pas ĂȘtre correctement comparĂ©e avec les trĂšs hautes frĂ©quences d’incisives en forme de pelle marquĂ© (+++) trouvĂ©es chez les Asiatiques de l'Est »[33]. Le palĂ©oanthropologue Fred H. Smith (2009) souligne Ă©galement que : « c’est la catĂ©gorie d’incisives en forme de pelle qui permet d’identifier une caractĂ©ristique rĂ©gionale d’Asie de l'Est, et pas seulement l'apparition d’incisives en forme de pelle de toute sorte »[54]. Les partisans de la thĂ©orie du multirĂ©gionalisme affirment que les d’incisives en forme de pelle marquĂ©es (+++) apparaissent seulement en Chine Ă  une frĂ©quence Ă©levĂ©e, et ont moins de 10 % d'occurrence ailleurs.

La découverte en Chine, dans le Guangxi et le Yunnan, de fossiles humains semblant appartenir à une espÚce archaïque, l'Homme de Maludong, mais datés de 11 à 14 000 ans avant le présent, semble montrer la coexistence de formes humaines archaïques et modernes pendant des périodes prolongées, ce qui va à l'encontre du multirégionalisme[55].

Europe

 Comparaison d’un crñne d’homme de Neandertal (à droite) avec un crñne d'homme moderne (à gauche)
Comparaison d’un crñne d’homme de Neandertal (à droite) avec un crñne d'homme moderne (à gauche)

Dans les années 1990, David W. Frayer décrivait ce qu'il considérait comme un clade morphologique en Europe[56] - [57] - [58]. La séquence commence avec les plus anciens spécimens néandertaliens trouvés (crùnes de Krapina et de Saccopastore), datant du PléistocÚne moyen. Elle se poursuit avec la grotte de Vindija, et Cro Magnon ou avec les Européens récents de la fin du Paléolithique supérieur.

Frayer et al. (1993) considéraient qu'il y avait au moins quatre caractéristiques qui combinées sont uniques chez les fossiles européens : un foramen mandibulaire horizontal en forme ovale, un tubercule antérieure mastoïde, une fosse suprainiaque, et un rétrécissement de la largeur nasale associée à la réduction de la taille des dents. En ce qui concerne ce dernier, Frayer observe une continuité dans le rétrécissement nasal qui commence avec les Néandertaliens, se poursuit à la fin du Paléolithique supérieur et se retrouve sur les crùnes de l'HolocÚne (Mésolithique). Ses conclusions sont contestées[59], mais ont reçu le soutien de Wolpoff, qui considÚre la forme nasale des spécimens des derniers néandertaliens comme « transitoire » entre les premiers Néandertaliens et les hommes de Cro-Magnon[60]. Sur la base d'autres similitudes crùniennes, Wolpoff et al . (2004) plaident en faveur d'une contribution importante de Neandertal aux Européens modernes[61].

On a trouvĂ© en Europe quelques cas isolĂ©s d'hybridation entre Homo sapiens et l'Homme de NĂ©andertal. Des fossiles hybrides prĂ©sentant des traits anatomiques nĂ©andertaliens et modernes indiquent que le mĂ©tissage restait possible en Europe[62] - [63] - [64]. Ces cas incluent l'enfant de Lapedo trouvĂ© au Portugal[65] (qui est cependant contestĂ© par certains[66]) et les fossiles de Peștera cu Oase en Roumanie[67].

Données génétiques

ADN mitochondrial

 Arbre de l'ADN mitochondrial humain
Arbre de l'ADN mitochondrial humain. « L’Ève mitochondriale » est prĂšs du haut de la figure, Ă  cĂŽtĂ© de la flĂšche dĂ©coupĂ©e pointant vers « outgroup », et sa distance par rapport aux groupes non africains indique que les lignĂ©es mitochondriales humaines fusionnent en Afrique.

Une analyse de l'ADN mitochondrial de 147 personnes du monde entier rĂ©alisĂ©e pour la premiĂšre fois en 1987 par Cann et al. a montrĂ© que leurs lignĂ©es mitochondriales Ă©taient toutes issues d’un dernier ancĂȘtre commun africain ayant vĂ©cu entre 140 000 et 200 000 ans AP[68]. L'analyse suggĂ©rait une expansion mondiale de l'homme moderne Ă  partir du continent africain, remplaçant les hommes primitifs vivant hors d'Afrique. Un tel scĂ©nario de remplacement rĂ©cent n’était pas compatible avec l'hypothĂšse multirĂ©gionale et les rĂ©sultats de l'ADNmt ont conduit Ă  donner beaucoup de crĂ©dit Ă  la thĂ©orie du remplacement (out of Africa)[69] - [70] - [71].

Les conclusions tirées de l'analyse de l'ADN mitochondrial humain ont été néanmoins beaucoup débattues jusqu'au milieu des années 2000, époque à partir de laquelle les études ont pris en compte l'ADN nucléaire, moins sujet à contestations.

ADN nucléaire

Une analyse de 15 sites non codants sur le chromosome X a relevĂ© ce qui pourrait ressembler Ă  des incohĂ©rences. L'analyse a rĂ©vĂ©lĂ© une distribution multimodale des temps de coalescence du dernier ancĂȘtre commun de ces sites. La coalescence semblait remonter pour certains gĂšnes Ă  prĂšs de 2 millions d'annĂ©es (Ma), ce qui suggĂšrerait une sĂ©paration ancienne de populations. Alors que la plupart des sites du chromosome X montrent une plus grande diversitĂ© en Afrique, conformĂ©ment aux origines africaines, quelques-uns des sites montrent une plus grande diversitĂ© en Asie plutĂŽt qu'en Afrique. Pour quatre des 15 sites de gĂšnes qui ne montrent pas une plus grande diversitĂ© en Afrique, la diversitĂ© variable des sites par rĂ©gion ne pourrait pas ĂȘtre expliquĂ©e par une simple migration depuis l'Afrique[72].

Des analyses supplĂ©mentaires des chromosomes X et de l'ADN autosomique ont allongĂ© la liste des sites avec des temps de coalescence anciens[73] - [74] - [75] - [76] - [77]. La trop grande diversitĂ© gĂ©nĂ©tique des sites fragiliserait la thĂ©orie d'une expansion rĂ©cente depuis l'Afrique[78]. Des sites prĂ©sentent Ă©galement les deux caractĂ©ristiques en mĂȘme temps : temps de coalescence trop ancien et diversitĂ© non compatible[79] - [80]. Par exemple, les analyses d'une rĂ©gion de RRM2P4 (ribonuclĂ©otide rĂ©ductase M2 sous-unitĂ© pseudogĂšne 4) a montrĂ© un temps de coalescence d'environ 2 millions d’annĂ©es, avec une origine claire en Asie[81] - [82].

En 2001, une Ă©tude de l'ADN de plus de 12 000 hommes de 163 rĂ©gions d’Asie de l'Est a montrĂ© que tous portaient une mutation apparue en Afrique il y a 35 000 Ă  89 000 ans. Ces « donnĂ©es ne confirment pas une contribution des hominidĂ©s archaĂŻques in situ dans l’origine des humains modernes en Asie de l'Est »[83].

ADN ancien

Les analyses d'ADN prĂ©levĂ© directement sur des spĂ©cimens nĂ©andertaliens fossiles indiquent qu'ils ou leurs ancĂȘtres ont contribuĂ© au gĂ©nome de tous les ĂȘtres humains en dehors de l'Afrique, indiquant qu'il y a eu un certain degrĂ© de croisement avec les NĂ©andertaliens avant leur remplacement[84]. Il a Ă©galement Ă©tĂ© montrĂ© que l'Homme de Denisova avait contribuĂ© Ă  l'ADN des MĂ©lanĂ©siens et des Australiens[85].

En 2010, le sĂ©quençage dĂ©taillĂ© de l'ADN de plusieurs spĂ©cimens nĂ©andertaliens trouvĂ©s en Europe a montrĂ© que les NĂ©andertaliens partageaient avec les humains non-africains modernes 1,8 % de leur gĂ©nome, contre 0 % pour les Africains sub-sahariens[86] - [87]. Fin 2010, l’analyse de l'ADN dĂ©nisovien montre qu’il partage avec les mĂ©lanĂ©siens d’aujourd’hui 3 % de son gĂ©nome, contre environ 0,2 % en Asie orientale et 0 % ailleurs[88] - [89].

Les partisans de l'hypothĂšse multirĂ©gionale pensent que la combinaison de continuitĂ©s rĂ©gionales Ă  l’intĂ©rieur et Ă  l’extĂ©rieur de l’Afrique ainsi que les transferts latĂ©raux de gĂšnes entre les rĂ©gions autour du monde sont des arguments forts en faveur de l’hypothĂšse multirĂ©gionale. Cependant, les promoteurs de la thĂ©orie « Out of Africa » pensent qu'il est possible d'expliquer ces rĂ©sultats par le fait que les changements gĂ©nĂ©tiques se produisent Ă  une Ă©chelle rĂ©gionale plutĂŽt que continentale, et qu'ainsi les populations proches les unes des autres sont plus susceptibles de partager certains caractĂ©ristiques rĂ©gionales spĂ©cifiques (polymorphisme d'un seul nuclĂ©otide - SNPs), tout en ayant la plupart des autres gĂšnes en commun[90].

Notes et références

  1. Donald Johanson, Origins of Modern Humans : Multiregional or Out of Africa ?
  2. Discover : Not Out of Africa, Alan Thorne's challenging ideas about human evolution
  3. (en) Timothy D Weaver, « New developments in the genetic evidence for modern human origins », Evolutionary Anthropology: Issues, News, and Reviews, Wiley-Liss, vol. 17, no 1,‎ , p. 69–80 (DOI 10.1002/evan.20161, lire en ligne)
  4. (en) NJ Fagundes, « Statistical evaluation of alternative models of human evolution », Proc Natl Acad Sci USA, vol. 104, no 45,‎ , p. 17614–9 (PMID 17978179, PMCID 2077041, DOI 10.1073/pnas.0708280104, lire en ligne)
  5. Yves Coppens, Histoire de l'homme et changements climatiques, Fayard, 2006
  6. Jo Godefroid, Psychologie: science humaine et science cognitive, De Boeck Supérieur, 2001, p. 143
  7. (en) MH Wolpoff, « Multiregional, not multiple origins », Am J Phys Anthropol, vol. 112, no 1,‎ , p. 129-36 (lire en ligne)
  8. (en) MH Wolpoff, « Modern Human Origins », Science, vol. 241, no 4867,‎ , p. 772-4 (DOI 10.1126/science.3136545, lire en ligne)
  9. (en) Wolpoff M. H., « Modern human origins », Science, vol. 241, no 4867,‎ , p. 772-774 (DOI 10.1126, lire en ligne)
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