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Non credo (Berlioz)

Le Non credo de Berlioz fait rĂ©fĂ©rence Ă  un article d'Hector Berlioz paru le dans le Journal des dĂ©bats, Ă  la suite de trois concerts donnĂ©s Ă  Paris par Richard Wagner. L'article a Ă©tĂ© ensuite intĂ©grĂ© dans le recueil À travers chants, publiĂ© en 1862.

Non credo
Image illustrative de l’article Non credo (Berlioz)
Frontispice de l'Ă©dition originale
d'À travers chants (1862)

Auteur Hector Berlioz
Pays Second Empire
Genre Critique musicale
Titre Trois Concerts de Richard Wagner à Paris — La musique de l'avenir
Éditeur Michel LĂ©vy frĂšres
Lieu de parution Paris
Date de parution dans
le Journal des débats

Expression, sous une forme originale, de l'esthétique musicale de Berlioz, le Non credo annonce la rupture définitive avec Wagner, lors de la création houleuse de TannhÀuser à l'Opéra de Paris en 1861. En conclusion de son article, Berlioz oppose à la musique de l'avenir wagnérienne un certain nombre de mises en garde :

« Si telle est cette religion, trĂšs nouvelle en effet, je suis fort loin de la professer ; je n’en ai jamais Ă©tĂ©, je n’en suis pas, je n’en serai jamais.
Je lÚve la main et je le jure : Non credo. »

Au plus fort de la controverse provoquée par la musique de Wagner, le prélude de l'opéra Tristan et Isolde en particulier, l'article a créé l'événement. Il est devenu ensuite l'objet de commentaires trÚs violents dans les ouvrages musicologiques, majoritairement acquis à la cause wagnérienne, à la fin du XIXe siÚcle. Il faut attendre la seconde moitié du XXe siÚcle pour une réévaluation du Non credo de Berlioz par des musiciens et des critiques musicaux, qui en ont reconnu la valeur esthétique de maniÚre plus objective.

Contexte

XIXe siĂšcle : Berlioz ante Wagner

L'opinion musicale conservatrice se trouve résumée dans la formule suivante :

« Wagner est le Marat de la musique dont Berlioz est le Robespierre. »

— A. Gasperini, Le Siùcle, Paris, 1858[1].

Critiques : Berlioz pro Wagner

Aux yeux des critiques musicaux du milieu du XIXe siĂšcle, Berlioz et Wagner Ă©taient deux reprĂ©sentants d'une mĂȘme tendance musicale. Parmi les nombreux articles rassemblĂ©s par Nicolas Slonimsky dans son Lexicon of musical invectives (« Lexique d'invectives musicales Â»), il est remarquable d'observer qu'un Paul Scudo applique les mĂȘmes termes, Ă  dix ans de distance, pour condamner les Ɠuvres de Berlioz et de Wagner[note 1] :

« Non seulement M. Berlioz n'a pas d'idées mélodiques, mais lorsqu'une idée lui arrive, il ne sait pas la traiter, car il ne sait pas écrire. »

— Paul Scudo, Critique et LittĂ©rature Musicales, Paris, 1852[2].

« Quand M. Wagner a des idĂ©es, ce qui est rare, il est loin d'ĂȘtre original ; quand il n'en a pas, il est unique et impossible. »

— Paul Scudo, L'annĂ©e Musicale, Paris, 1862[3].

1860 : Wagner Ă  Paris

En , Wagner arrive à Paris, « puissamment protégé et financiÚrement armé pour entreprendre un assaut décisif[4] ». Selon Henry Barraud, « l'élite du public parisien n'ignorait rien de sa renommée croissante, et il y eut un grand mouvement de curiosité autour des trois concerts symphoniques annoncés sous sa direction ». Quelques jours avant le premier d'entre eux, Wagner envoya à Berlioz la partition de Tristan avec ce mot :

« Cher Berlioz,
Je suis ravi de vous pouvoir offrir le premier exemplaire de mon Tristan. Acceptez-le et gardez-le d'amitié pour moi.
l'auteur reconnaissant de Tristan et Isolde au cher grand auteur de Roméo et Juliette »

Le , tout Paris était présent au Théùtre italien. Le concert « déchaßna les passions dans les deux sens, comme devaient faire Pelléas ou Le Sacre du printemps[4] ». Le programme comprenait les partitions suivantes :

  1. Ouverture du Vaisseau fantĂŽme,
  2. Ouverture de Lohengrin,
  3. Prélude du IIIe acte et marche nuptiale de Lohengrin,
  4. Ouverture de TannhÀuser (version de Dresde),
  5. Entrée des chevaliers au IIe acte de TannhÀuser,
  6. Ouverture de Tristan et Isolde

L'article de Berlioz

Selon Henry Barraud, « certes, il n'aimait pas cette musique, mais il ne pouvait s'empĂȘcher d'en admirer certains aspects. Il le dit trĂšs clairement et sans mesurer ses termes dans une lettre Ă  son ami Morel[5] ». Dans son article du Journal des dĂ©bats, le , il doit adopter une approche « nuancĂ©e, en forçant sur les Ă©loges de telle maniĂšre que nul lecteur objectif ne peut voir dans cet article autre chose qu'un hommage Ă©clatant, assorti de rĂ©serves qui lui donnent d'autant plus de valeur[5] » :

« Ce compte rendu sincĂšre met assez en Ă©vidence les grandes qualitĂ©s musicales de Wagner. On doit en conclure, ce me semble, qu’il possĂšde cette rare intensitĂ© de sentiment, cette ardeur intĂ©rieure, cette puissance de volontĂ©, cette foi qui subjuguent, Ă©meuvent et entraĂźnent ; mais que ces qualitĂ©s auraient bien plus d’éclat si elles Ă©taient unies Ă  plus d’invention, Ă  moins de recherche et Ă  une plus juste apprĂ©ciation de certains Ă©lĂ©ments constitutifs de l’art. VoilĂ  pour la pratique[6]. »

En fait, Berlioz ne distribue pas au hasard les Ă©loges, ni le blĂąme. « À un seul ouvrage, Berlioz se montre nettement hostile, c'est l'ouverture de Tristan et Isolde[5] », rĂ©action qu'Henry Barraud juge « inĂ©vitable » :

« Maintenant, examinons les thĂ©ories qu’on dit ĂȘtre celles de son Ă©cole, Ă©cole gĂ©nĂ©ralement dĂ©signĂ©e aujourd’hui sous le nom d’école de la musique de l’avenir, parce qu’on la suppose en opposition directe avec le goĂ»t musical du temps prĂ©sent, et certaine au contraire de se trouver en parfaite concordance avec celui d’une Ă©poque future[6]. »

L'article se termine par « une prise de position Ă  l'Ă©gard de la musique de l'avenir, vocable sous lequel, un peu partout en Europe, on avait pris l'habitude de prĂ©senter les idĂ©es esthĂ©tiques de Wagner et de son Ă©cole. En fait, il n'y avait lĂ  qu'une locution, une locution qui n'avait pas de sens par elle-mĂȘme, et qui n'en aurait revĂȘtu que dans la mesure oĂč une doctrine claire et cohĂ©rente l'aurait prise comme en-tĂȘte[5] ». Or, si « on ignorait cette doctrine Ă  Paris, Berlioz ne l'ignorait pas, au fond, beaucoup moins que ses compatriotes, malgrĂ© ses contacts avec Wagner. C'est pourquoi la fin de son article prend une forme quelque peu Ă©quivoque[7] » :

« On m’a longtemps attribuĂ© Ă  ce sujet, en Allemagne et ailleurs, des opinions qui ne sont pas les miennes ; par suite, on m’a souvent adressĂ© des louanges oĂč je pouvais voir de vĂ©ritables injures ; j’ai constamment gardĂ© le silence. Aujourd’hui, mis en demeure de m’expliquer catĂ©goriquement, puis-je me taire encore, ou dois-je faire une profession de foi mensongĂšre ? Personne, je l’espĂšre, ne sera de cet avis[6]. »

Credo

Henry Barraud nĂ©glige « la premiĂšre partie de la profession de foi de Berlioz. Ce Ă  quoi il donne son adhĂ©sion, c'est Ă©videmment tout ce qui, dans la notion musique de l'avenir, peut ĂȘtre appliquĂ© Ă  la sienne[7] ». Berlioz le reconnaĂźt d'ailleurs volontiers : « Mais tout le monde en est ; chacun aujourd'hui professe plus ou moins ouvertement cette doctrine, en tout ou en partie. Y a-t-il un grand maĂźtre qui n’écrive ce qu’il veut ? Qui donc croit Ă  l’infaillibilitĂ© des rĂšgles scolastiques, sinon quelques bonshommes timides qu’épouvanterait l’ombre de leur nez, s’ils en avaient un ?... Je vais plus loin : il en est ainsi depuis longtemps. Gluck lui-mĂȘme fut en ce sens de l’école de l’avenir ; il dit dans sa fameuse prĂ©face d’Alceste : Il n’est aucune rĂšgle que je n’aie cru devoir sacrifier de bonne grĂące en faveur de l’effet[8] ».

De ce plaidoyer pro domo, en somme, on retiendra les points suivants, auxquels d'autres compositeurs se sont montrés sensibles au XXe siÚcle, Edgar VarÚse[9] et Harry Partch[note 2] - [10] en particulier.

Liberté de la musique

« Parlons donc, et parlons avec une entiÚre franchise :
La musique, aujourd'hui dans la force de sa jeunesse, est Ă©mancipĂ©e, libre ; elle fait ce qu’elle veut.
Beaucoup de vieilles rĂšgles n’ont plus cours ; elles furent faites par des observateurs inattentifs ou par des esprits routiniers, pour d’autres esprits routiniers. De nouveaux besoins de l’esprit, du cƓur et du sens de l’ouĂŻe imposent de nouvelles tentatives, et mĂȘme dans certains cas l’infraction des anciennes lois. Diverses formes sont par trop usĂ©es pour ĂȘtre encore admises[11]. »

Effets et causes musicales

« Tout est bon d’ailleurs, ou tout est mauvais, suivant l’usage qu’on en fait et la raison qui en amĂšne l’usage.
Dans son union avec le drame, ou seulement avec la parole chantĂ©e, la musique doit toujours ĂȘtre en rapport direct avec le sentiment exprimĂ© par la parole, avec le caractĂšre du personnage qui chante, souvent mĂȘme avec l’accent et les inflexions vocales que l’on sent devoir ĂȘtre les plus naturels du langage parlĂ©[12]. »

L'opéra et le chant

« Les opĂ©ras ne doivent pas ĂȘtre Ă©crits pour des chanteurs ; les chanteurs, au contraire, doivent ĂȘtre formĂ©s pour les opĂ©ras.
Les Ɠuvres Ă©crites uniquement pour faire briller les talents de certains virtuoses ne peuvent ĂȘtre que des compositions d’un ordre secondaire et d’assez peu de valeur.
Les exĂ©cutants ne sont que des instruments plus ou moins intelligents destinĂ©s Ă  mettre en lumiĂšre la forme et le sens intime des Ɠuvres : leur despotisme est fini. Le maĂźtre reste le maĂźtre ; c’est Ă  lui de commander.
Le son et la sonoritĂ© sont au-dessous de l’idĂ©e. L’idĂ©e est au-dessous du sentiment et de la passion.
Les longues vocalisations rapides, les ornements du chant, le trille vocal, une multitude de rhythmes, sont inconciliables avec l’expression de la plupart des sentiments sĂ©rieux, nobles et profonds. Il est en consĂ©quence insensĂ© d’écrire pour un Kyrie Eleison (la priĂšre la plus humble de l’Église catholique) des traits qui ressemblent Ă  s’y mĂ©prendre aux vocifĂ©rations d’une troupe d’ivrognes attablĂ©s dans un cabaret. Il ne l’est peut-ĂȘtre pas moins d’appliquer la mĂȘme musique Ă  une invocation Ă  Baal par des idolĂątres et Ă  la priĂšre adressĂ©e Ă  Jehovah par les enfants d’IsraĂ«l. Il est plus odieux encore de prendre une crĂ©ature idĂ©ale, fille du plus grand des poĂ«tes, un ange de puretĂ© et d’amour, et de la faire chanter comme une fille de joie, etc., etc.[8] »

Non credo

Les derniÚres pages de l'article consacré à la musique de l'avenir ont davantage retenu l'attention.

Abandon de la musique classique

« Il faut faire le contraire de ce qu’enseignent les rĂšgles.
On est las de la mélodie ; on est las des dessins mélodiques ; on est las des airs, des duos, des trios, des morceaux dont le thÚme se développe réguliÚrement ; on est rassasié des harmonies consonantes, des dissonances simples, préparées et résolues, des modulations naturelles et ménagées avec art[13]. »

Selon Henry Barraud, qui se livre à une analyse minutieuse de cette seconde partie, « cela définit en grande partie le style de Wagner, et totalement celui de ses successeurs, qu'ils aient cru pouvoir tirer de son esthétique, aprÚs y avoir étroitement adhéré, des conséquences lointaines plus ou moins légitimes (Schönberg, Alban Berg) ou qu'ils aient réagi contre elle, ce qui est une autre maniÚre d'accuser son influence (Debussy et l'école française, l'école russe)[7] ».

Intellectualisation de la musique

« Il ne faut tenir compte que de l’idĂ©e, ne pas faire le moindre cas de la sensation[13]. »

Henry Barraud observe que « l'Ă©cole dodĂ©caphonique, tenue Ă  tort ou Ă  raison pour l'hĂ©ritiĂšre du wagnĂ©risme dans l'Ă©poque actuelle, va au-delĂ  de ce principe, puisque mĂȘme l'idĂ©e est sacrifiĂ©e Ă  des combinaisons abstraites d'intervalles[14] ».

Exaspération de la musique

« Il faut mĂ©priser l’oreille, cette guenille, la brutaliser pour la dompter : la musique n’a pas pour objet de lui ĂȘtre agrĂ©able. Il faut qu’elle s’accoutume Ă  tout, aux sĂ©ries de septiĂšmes diminuĂ©es ascendantes ou descendantes, semblables Ă  une troupe de serpents qui se tordent et s’entre-dĂ©chirent en sifflant ; aux triples dissonances sans prĂ©paration ni rĂ©solution ; aux parties intermĂ©diaires qu’on force de marcher ensemble sans qu’elles s’accordent ni par l’harmonie ni par le rhythme, et qui s’écorchent mutuellement ; aux modulations atroces, qui introduisent une tonalitĂ© dans un coin de l’orchestre avant que dans l’autre la prĂ©cĂ©dente soit sortie[13]. »

Berlioz reprend plus loin son allusion aux Femmes savantes de MoliĂšre (acte II, scĂšne vii, v.543) :

« Je suis de chair comme tout le monde ; je veux qu’on tienne compte de mes sensations, qu’on traite avec mĂ©nagement mon oreille, cette guenille.

Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chùre.

Je rĂ©pondrai donc imperturbablement dans l’occasion ce que je rĂ©pondis un jour Ă  une dame d’un grand cƓur et d’un grand esprit, que l’idĂ©e de la libertĂ© dans l’art, poussĂ©e jusqu’à l’absurde, a un peu sĂ©duite. Elle me disait, Ă  propos d’un morceau oĂč les moyens charivariques se trouvent employĂ©s, et sur lequel je m’abstenais d’émettre une opinion : — Vous devez pourtant aimer cela, vous ? — Oui, j’aime cela, comme on aime Ă  boire du vitriol et Ă  manger de l’arsenic[15] »

.

Selon Henry Barraud, « si ce principe n'est pas dans la musique mĂȘme de Wagner, on pourrait penser qu'il y est peut-ĂȘtre en puissance, et la musique du XXe siĂšcle en est l'illustration[14] ».

Prouesses vocales

« Il ne faut accorder aucune estime Ă  l’art du chant, ne songer ni Ă  sa nature ni Ă  ses exigences[13]. »

Selon Henry Barraud, « C'est en effet avec Wagner que la musique a commencé à violenter les voix en exigeant d'elles des performances athlétiques qui touchent au domaine de la haute compétition sportive, tendance qui s'est accusée par la suite et contre laquelle une partie de la musique contemporaine commence à réagir[14] ».

Hypertension des lignes vocales

« Il faut, dans un opéra, se borner à noter la déclamation, dût-on employer les intervalles les plus inchantables, les plus saugrenus, les plus laids.
Il n’y a point de diffĂ©rence Ă  Ă©tablir entre la musique destinĂ©e Ă  ĂȘtre lue par un musicien tranquillement assis devant son pupitre et celle qui doit ĂȘtre chantĂ©e par cƓur, en scĂšne, par un artiste obligĂ© de se prĂ©occuper en mĂȘme temps de son action dramatique et de celle des autres acteurs[13]. »

Henry Barraud reconnaĂźt que « les neuf dixiĂšmes des drames lyriques modernes obĂ©issent Ă  cette directive et l'usage des intervalles les plus inchantables est constant dans la musique de Schönberg et de son Ă©cole[14] ». Dans son TraitĂ© de l'orchestration, publiĂ© en 1954, Charles Koechlin compare des passages de Siegfried et d'Erwartung en ajoutant que « nous ne pouvons qu'admirer les dons musicaux, la sĂ»retĂ© d'attaque des cantatrices Ă  qui ces Ɠuvres sont dĂ©volues[16] ».

Virtuosité de l'exécution

« Il ne faut jamais s’inquiĂ©ter des possibilitĂ©s de l’exĂ©cution[13]. »

Selon Henry Barraud, « Presque tous les compositeurs depuis Wagner ont vĂ©cu dans la confiance que les progrĂšs, dans la technique des instruments, autorisaient toutes les audaces[14] ». Charles Koechlin met en garde les apprentis compositeurs contre les difficultĂ©s inutiles : « La simplicitĂ© des moyens reste prĂ©fĂ©rable. On est surpris, Ă  la lecture, que les plus frappants des effets soient obtenus par des maĂźtres avec « presque rien Â» : ce rien qui en rĂ©alitĂ© est tout, et qu'il ne s'agissait que de trouver. On en voit plus d'un exemple chez Weber, Berlioz, Bizet, Claude Debussy, et mĂȘme Maurice Ravel[17] ».

Derniers points

« Si les chanteurs Ă©prouvent Ă  retenir un rĂŽle, Ă  se le mettre dans la voix, autant de peine qu’à apprendre par cƓur une page de sanscrit ou Ă  avaler une poignĂ©e de coquilles de noix, tant pis pour eux ; on les paye pour travailler : ce sont des esclaves.
Les sorciĂšres de Macbeth ont raison : le beau est horrible, l’horrible est beau[13]. »

Henry Barraud considĂšre ces « septiĂšme et huitiĂšme points » comme « des outrances qui ne valent pas d'ĂȘtre relevĂ©es. Mais, dans l'ensemble, il apparaĂźt que Berlioz a parfaitement dĂ©celĂ© vers quoi le gĂ©nie de Wagner menait la musique[14] ».

RĂ©actions

RĂ©ponse de Wagner

« Nul doute que Wagner n'ait senti que l'attaque allait au cƓur mĂȘme de la question ». Sa rĂ©ponse Ă  Berlioz, dans le mĂȘme journal, « lui donnait l'occasion de prĂ©ciser sa position de principe, non sur la musique, mais sur les rapports du thĂ©Ăątre et de la musique. En fait, il ne rĂ©pondit dans sa rĂ©plique Ă  aucun des points abordĂ©s par Berlioz[18] » :

« [
] L'article du Journal des dĂ©bats
 me fournit l'occasion de vous donner quelques explications sommaires sur ce que vous appelez la musique de l'avenir et dont vous avez cru devoir entretenir sĂ©rieusement vos lecteurs

Apprenez donc, mon cher Berlioz, que l'inventeur de la Musique de l'avenir, ce n'est pas moi, mais bien M. Bischoff, professeur Ă  Cologne. L'occasion qui donna le jour Ă  cette creuse expression fut la publication faite par moi, il y a une dizaine d'annĂ©es, d'un livre sous ce titre : L'ƒuvre d'art de l'avenir.
[
] Jugez d'aprĂšs cela ce que j'ai dĂ» Ă©prouver au bout de dix ans, en voyant
 qu'un homme sĂ©rieux, un artiste Ă©minent, un critique intelligent, instruit et honnĂȘte tel que vous, plus que cela, un ami, avait pu se mĂ©prendre sur la portĂ©e de mes idĂ©es Ă  tel point qu'il n'a pas craint d'envelopper mon Ɠuvre dans cette ridicule papillote : musique de l'avenir.
Mon livre ne contient aucune des absurditĂ©s qu'on me prĂȘte et je n'ai traitĂ© en aucune façon de la question grammaticale de la musique. Ma pensĂ©e va un peu plus loin ; et, d'ailleurs, n'Ă©tant pas thĂ©oricien de ma nature, je devais abandonner Ă  d'autres le soin d'agiter le sujet, ainsi que la question puĂ©rile de savoir s'il est permis ou non de faire du nĂ©ologisme en matiĂšre d'harmonie ou de mĂ©lodie[19]. »

Devant tant de dénégations, Henry Barraud conclut : « En somme, ce dialogue entre deux grands musiciens est un dialogue de sourds. Ils mettent en commun dans leurs propos le mot avenir, et chacun parle de ce qui le préoccupe et qui n'a rien à voir avec ce qui préoccupe l'autre[20] ».

Berlioz, Wagner et l'amitié

Sur le plan humain, cependant, l'amitiĂ© entre les deux compositeurs n'Ă©tait jamais rĂ©ellement Ă©teinte, malheureusement brouillĂ©e par divers Ă©lĂ©ments extĂ©rieurs. À propos d'un article de Berlioz sur Fidelio, Wagner lui Ă©crit une lettre « dans un français macaronique[20] » :

« C'est une joie toute spĂ©ciale pour moi d'entendre ces accents purs et nobles de l'expression d'une Ăąme d'une intelligence oĂč parfaitement comprenant et s'appropriant les secrets les plus intimes d'un autre hĂ©ros de l'art. »

Berlioz lui répond dans une lettre « affectueuse et trÚs désenchantée[20] » :

« Vous ĂȘtes au moins plein d'ardeur, prĂȘt Ă  la lutte ; je ne suis, moi, prĂȘt qu'Ă  dormir et Ă  mourir. Pourtant, une espĂšce de joie fĂ©brile m'agite encore un peu, si, quand je crie d'amour pour le beau, une voix me rĂ©pond au loin et me fait entendre au travers des rumeurs vulgaires, son salut approbateur et amical. »

Dominique Catteau a finement analysé la phrase qui termine cette lettre : « Et ne me dßtes plus Cher Maßtre. Cela m'agace » pour opposer la franchise un peu brusque mais sans arriÚre-pensée de Berlioz à la courtoisie ondoyante, toujours un peu hypocrite, de Wagner[21]. Pour Henry Barraud, « il n'en reste pas moins que les deux hommes, à un moment donné, se sont vraiment ouverts l'un à l'autre, se sont compris en profondeur[22] ». Cependant, « leurs conceptions musicales étaient trop opposées pour que Berlioz et Wagner pussent faire cause commune[23] ».

1861 : TannhÀuser et la rupture

La création parisienne de TannhÀuser, le , mit un terme aux protestations d'amitié de Wagner et aux réponses désabusées de Berlioz. Cette représentation fut l'occasion, plutÎt que d'un scandale public, d'une cabale organisée par les membres du Jockey Club[24]. Mais, pour comprendre la réaction de Berlioz à cette occasion, Henry Barraud juge indispensable de considérer d'abord « l'horrible injustice d'une telle différence de traitement[25] » entre Wagner, protégé de la princesse Metternich, épouse de l'ambassadeur d'Autriche à Paris, et Berlioz « anéanti, découragé, convaincu de sa défaite. Comment pourrait-on attendre l'acte d'héroïsme qu'aurait été une acceptation joyeuse du triomphe de son rival ? Comment l'homme qui avait dans ses cartons la partition des Troyens, dont personne ne voulait, aurait-il pu supporter de voir l'Opéra de Paris dépenser sans compter (cent soixante mille francs) et aligner en quelques semaines cent soixante-quatre répétitions pour monter TannhÀuser[25] ? »

De la « regrettable explosion de joie dont il salua le scandale de la premiÚre[25] », la postérité a surtout retenu la derniÚre phrase d'une lettre adressée à son fils Louis, le :

« Pour moi, je suis cruellement vengé. »

Les commentaires que cette simple phrase a entraĂźnĂ© sont si nombreux, et souvent si peu mesurĂ©s sous la plume de partisans de Wagner, qu'Henry Barraud en vient Ă  douter de l'intention mĂȘme de Berlioz : « VengĂ© de quoi ? De la cabale de Londres contre Benvenuto [le [26]] ? C'est en tout cas devant une cabale identique que TannhĂ€user venait de s'effondrer[25] ».

Conséquences

Berlioz n'écrit pas d'article dans les journaux pour rendre compte de cette création catastrophique. Or, si « en cette occasion, il a écrit deux lettres de trop, on lui a fait grief de ce qu'il n'ait rien écrit du tout sur TannhÀuser dans les Débats. Toutefois, on oublie que sa décision était prise avant le scandale[24] », comme en témoigne une autre lettre à son fils, du :

« Je ne ferai pas d'article sur TannhÀuser, j'ai prié d'Ortigue de s'en charger. Cela vaut mieux sous tous les rapports et cela les désappointera davantage. »

Le triomphe de Wagner

Caricature de Berlioz, tenant son opéra Les Troyens comme un bébé
« Le TannhÀuser demandant à voir son petit frÚre », caricature de Cham pour le Charivari (1863).

Dans un article de 1879 consacrĂ© Ă  Berlioz et Wagner, Adolphe Jullien, qui se prĂ©sente comme « berliozien Â», revient sur les Ă©vĂ©nements de 1860-1861 en termes « wagnĂ©riens Â». Le commentaire de la lettre de Berlioz Ă  son fils est singuliĂšrement tranchant : « Il fut surtout puni de sa conduite inqualifiable envers Wagner, lui qui n'avait pas compris qu'en aidant Ă  la chute de TannhĂ€user, il assurait celle des Troyens Ă  courte Ă©chĂ©ance, auprĂšs d'un public qui devait exalter les deux novateurs, sans discerner, ou les exterminer tous deux[27] ».

Adolphe Jullien n'a pas de mots assez durs contre Berlioz : le compositeur français « ne se connaĂźt plus de rage[28] », tout Ă  sa « haine Â» et Ă  son « aveuglement Â» contre Wagner[27]
 En conclusion de son article, ce critique prĂ©sente la crĂ©ation des Troyens comme un enterrement : « De guerre lasse, ces malheureux Troyens abordĂšrent enfin au ThĂ©Ăątre-Lyrique, oĂč ils Ă©chouĂšrent au port : la ruine de cet opĂ©ra payait la ruine de l'autre. Et Berlioz mourut de cette catastrophe. Wagner, Ă  son tour, Ă©tait cruellement vengĂ©[29] ».

Le clan wagnérien ne s'est pas réellement intéressé à la correspondance de Berlioz. Henry Barraud note que, « deux ans aprÚs le scandale, en meilleure situation pour se montrer objectif, il écrivait, aprÚs une audition de TannhÀuser à Weimar[24] » :

« Il y a de bien belles choses, dans le dernier acte surtout. C'est d'une tristesse profonde et d'un grand caractÚre. »

La critique ne montra pas plus d'indulgence. Dans sa tribune de la Revue des deux Mondes, le , Paul Scudo profite de l'occasion pour accabler ensemble Berlioz et Wagner[30] :

« Au fond, cependant, Wagner et Berlioz sont de la mĂȘme famille. Ce sont deux frĂšres ennemis, deux enfants terribles de la vieillesse de Beethoven, qui serait bien Ă©tonnĂ© s'il pouvait voir ces deux merles blancs sortis de sa derniĂšre couvĂ©e ! Les Ɠuvres de ces deux Ă©mules de l'insubordination au sens de la BeautĂ© mĂ©riteraient d'ĂȘtre cousues dans un sac et jetĂ©es Ă  la mer pour apaiser les Dieux ! »

Il convient de signaler la hauteur de vues adoptée par Berlioz, en tant que critique musical. Face au Non credo de 1860, puis au silence devant la création de TannhÀuser, on trouve d'innombrables critiques de ce genre :

« L'auteur du Vaisseau fantÎme, de TannhÀuser, de Tristan et Isolde et de Lohengrin ouvre-t-il, comme il l'espÚre, une voie nouvelle à la musique ? Non, assurément, et il faudrait désespérer de l'avenir de la musique, si l'on voyait se propager la musique de l'avenir. »

— Oscar Comettant, Almanach Musical, Paris, 1861[31].

Parmi les musiciens et les hommes de lettres, Prosper Mérimée témoigne également de son « dernier ennui, mais colossal » à propos de la création de TannhÀuser[31]. Le compositeur Auber écrit en 1863 : « Wagner, c'est Berlioz moins la mélodie. Sa partition du TannhÀuser ressemble à un livre qui serait écrit sans points ni virgules ; on ne sait à quel endroit respirer. L'auditeur étouffe[32] ».

Cependant, dĂšs 1861, les manifestations de soutien envers le compositeur allemand se multiplient : Baudelaire adresse Ă  Wagner des lettres pleines d'admiration[33]. Gustave Flaubert rĂ©sume l'attitude de son temps dans son dictionnaire des idĂ©es reçues[34] : « Wagner : Ricaner quand on entend son nom, et faire des plaisanteries sur la musique de l'avenir. » StĂ©phane MallarmĂ© compose un sonnet en « Hommage Â» Ă  l'auteur de Parsifal[35] :

Trompettes tout haut d'or pùmé sur les vélins,
Le dieu Richard Wagner irradiant d'un sacre
Mal tu par l'encre mĂȘme en sanglots sibyllins.

1871 : La capitulation de Wagner

Dans un article du pour Le Matin, Octave Mirbeau, admirateur de la musique de Wagner et farouchement opposĂ© au patriotisme « revanchard Â» de ses contemporains, revenait sur les circonstances qui avaient imposĂ© le silence Ă  Berlioz et les rĂ©criminations de Wagner :

« Bien qu'il eût cruellement souffert en France et de la France, qu'il ait connu toutes les angoisses, toutes les humiliations, toutes les déceptions, en fin de compte toutes les insultes, Wagner n'avait pas le droit de descendre à d'aussi vulgaires représailles, à d'aussi plates calomnies, indignes d'un esprit comme le sien.
Il n'est pas le seul Ă  qui de pareilles fortunes ont Ă©tĂ© infligĂ©es. Wagner, Ă©tranger, et cherchant la gloire chez nous, ne pouvait espĂ©rer ĂȘtre mieux traitĂ© que des enfants de la France, qui furent, peut-ĂȘtre, plus mĂ©connus, plus malheureux, plus insultĂ©s que lui, et qui ont souffert en silence.
Et puis, quelque ressentiment qu'on garde contre un ennemi qui vous a fait du mal, quelque haine qui bouillonne dans un cƓur aigri par l'injustice, ce n'est pas quand l'ennemi est Ă  terre, qu'il rĂąle, enchaĂźnĂ©, la poitrine ouverte et sanglante, qu'on lui jette la boue Ă  la face et que, lĂąchement, on le frappe. Cet Ă©pisode de la vie de Wagner n'est point beau, il est mĂȘme inexplicable. C'est Ă  croire qu'il fut, un moment, sous l'emprise d'une folie, car il savait qu'il n'atteindrait pas la France et qu'il risquait de se salir lui-mĂȘme[36] »

Postérité

DĂ©fense et illustration de Berlioz

Dans un entretien radiophonique du , Charles Koechlin fut le premier à revenir sur le Non credo de Berlioz en termes positifs, opposant la réelle compétence de l'auteur des Troyens aux « inepties d'un Scudo, d'un Albert de Lasalle qui prétendait que Gounod n'avait point le sens de la mélodie, ou de cet ineffable critique anonyme qui prétendait que le premier acte de Carmen était terne et froid ».

Cette rĂ©Ă©valuation de l'article de 1860 et des chroniques d'À travers chants fut suivie par d'autres commentaires en faveur de Berlioz, avec plus ou moins de sympathie Ă  l'Ă©gard de Wagner, toujours considĂ©rĂ© en position de rivalitĂ©. Le commentaire le plus complet, le plus approfondi, est sans doute celui d'Henry Barraud dans son ouvrage de 1989.

Fred Goldbeck publie dans La Revue musicale de 1977 un grand article intitulé Défense et illustration de Berlioz :

« Curieux moralistes
 Ils semblent penser que Berlioz qui, sans la moindre exagĂ©ration, aurait pu se dire le premier musicien français depuis Rameau, Ă©tait tenu Ă  l'hypocrisie de se faire humble et effacĂ©. Et sa « malveillance teintĂ©e de jalousie Â» envers Wagner
 Mais on connaĂźt des musiciens qui n'ont jamais Ă©tĂ© les concurrents de Wagner sur aucune scĂšne d'opĂ©ra et qui, un siĂšcle aprĂšs Berlioz, mais pour les mĂȘmes raisons musicales que lui, prĂ©fĂšrent de beaucoup le calme enchantement du prĂ©lude de Lohengrin Ă  l'incessante mobilitĂ© chromatique du prĂ©lude de Tristan[37]. »

Pour Dominique Catteau, le Non credo, « dont les wagnériens se sont servis pour montrer la preuve de l'incompétence de Berlioz à comprendre leur nouveau dieu, pourrait à lui seul, et malgré l'aveuglement calculé de ces derniers, devenir une véritable déclaration universelle des droits, et des devoirs, de l'artiste[38] ».

Berlioz et Wagner au XXe siĂšcle

Henry Barraud observe, Ă  propos du troisiĂšme point du Non credo de Berlioz, qu'il « reste Ă  se demander si tels passages du « Sabbat Â» de la Fantastique ne brutalisent pas l'oreille au moins autant que la ChevauchĂ©e des Walkyries[14] ». Cette question trouve une rĂ©ponse dans la derniĂšre section de la Musique pour les soupers du roi Ubu, « ballet noir Â» de Zimmermann (1966), oĂč la « Marche au supplice Â» de la Symphonie fantastique de Berlioz surpasse en noirceur la « ChevauchĂ©e Â» de la Walkyrie de Wagner, dans un contexte postmoderne[39].

Bibliographie

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Ouvrages de Berlioz

Ouvrages de Wagner

Ouvrages généraux

Ouvrages sur Berlioz et Wagner

  • (en) Adolphe Jullien, Hector Berlioz : La vie et le combat, les Ɠuvres, Paris, Charavay FrĂšres, ,
  • Camille Saint-SaĂ«ns, Portraits et Souvenirs, Paris, SociĂ©tĂ© d'Édition Artistique, ,
  • Suzanne Demarquez, Hector Berlioz, Paris, Seghers, coll. « Musiciens de tous les temps », ,
  • Fred Goldbeck, « DĂ©fense et illustration de Berlioz », La Revue Musicale, Paris, no 267,‎ . Ouvrage utilisĂ© pour la rĂ©daction de l'article,
  • Henry Barraud, Hector Berlioz, Paris, Fayard, coll. « Les indispensables de la musique », , 506 p. (ISBN 978-2-213-02415-8). Ouvrage utilisĂ© pour la rĂ©daction de l'article,
  • Dominique Catteau, Hector Berlioz ou La philosophie artiste : Tome I, Paris, Publibook, , 548 p. (ISBN 2-7483-2011-5, lire en ligne),
  • Dominique Catteau, Nietzsche, adversaire de Wagner, Paris, Publibook, (ISBN 978-2-7483-8742-1). Ouvrage utilisĂ© pour la rĂ©daction de l'article,
  • Eryck de Rubercy, La controverse Wagner (choix de textes), Paris, Univers Poche, , 187 p. (ISBN 978-2-8238-0293-1, lire en ligne).

Liens externes

Notes et références

Notes

  1. L'ouvrage de Nicolas Slonimsky cite les articles français, suivis d'une traduction en anglais entre crochets. Les textes cités dans cet article sont tirés des critiques d'origine.
  2. Harry Partch est, en fait, tellement impressionné par le Non credo de Berlioz que le chapitre qu'il lui consacre est intitulé Berlioz the Unbelieving.

Références

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