Les Communistes

Selon Pierre Juquin, biographe d'Aragon, ce dernier souhaitait écrire un roman inspiré par Germinal, écrit par Emile Zola[3], qui s'était lui-même inspiré de la Grande grève des mineurs d'Anzin, qui avait duré l'année précédente 56 jours[3]. L'auteur avait lui aussi souhaité descendre au fond de la mine, en février 1884, et avait passé une semaine à discuter avec les mineurs, les cadres et ingénieurs, assistant à des réunions syndicales.

Pour Pierre Juquin et d'autres biographes du poète, la volonté d'inscrire le roman dans un souffle historique profond est très présente à cette époque chez Aragon[3]. Dans L'Homme communiste, publié en octobre 1946, il rend hommage au résistant Charles Debarge, qui apparaîtra au tome 6 de la fresque Les Communistes comme un géant oublié de l'histoire : « au puits 7 de Dourges, j'ai rencontré des mineurs qui étaient les compagnons de Charles Debarge. Car, dans cette région, plus haut que les constructions minières et les terrils, s'élève désormais la stature d'un homme, d'un héros, dont la France ne parle pas assez, qu'elle ne connaît pas. Un Du Guesclin, un Vercingétorix, le mineur Charles Debarge[4] ».

Dès L'Homme communiste, qui apparait comme le prologue de la saga publiée en 1949 et 1951, Louis Aragon tracera aussi un tableau à la fois misérabiliste et lyrique, à la Emile Zola, de la région en évoquant les "terrils, terrils, ô pyramide sans mémoire"[3] et le fait que "depuis toujours, la grève a été (...) le soleil de justice, la limière de grandeur de cette vie"[3], avec un mineur "chaque jour mangé par la terre"[3] en référence au "Voreux" de Germinal (1884).

Les Communistes a été inspiré et précédé dès mars 1946 par le recueil d'essais L'Homme communiste, dont deux consacrés au décès de Paul Vaillant-Couturier en 1938, mais écrits en majorité entre 1942 et 1946, et d'autres datant de la fin 1945 ou du début 1946.

L'un des chapitres de ce recueil, Maurice Thorez et la France[3], revient sur les polémiques internes au PCF, au cours du second semestre 1945, concernant la bataille du charbon. Ce chapitre clamera, avec une « assurance euphorique » que « sa présence à notre tête, c'est la certitude qu'il ne peut y avoir de Munich de la production »[3]. Il exalte "l'appel au travail forcené, au travail sans égard aux conditions de travail, au travail héroïque pour la Nation, pour que les enfants n'aient pas froid, les veillards ne meurent point et tournent nos usines et renaisse notre patrie"[3].

L'Homme communiste raconte un voyage de deux jours de Louis Aragon dans le Nord-Pas-de-Calais, dans un projet d'écrire sur la grève patriotique des mineurs de 1941[5], qui sera finalement absente des Communistes car le roman est resté inachevé, l'histoire cessant à la date du 9 juin 1940 alors que le projet initial d’Aragon était de mener l'intrigue jusque 1945.

Aragon s'immisce ainsi dans un conflit, au sujet de la bataille du charbon, entre le numéro un du PCF Maurice Thorez, dont il est proche, et son dauphin Auguste Lecœur, qui fut le véritable organisateur en 1941 de la grève des mineurs. « Produire, encore produire, c'est votre devoir de classe », déclare Maurice Thorez le 21 juillet 1945 lors d'un meeting réunissant un millier de militants du PCF près de Douai, à Waziers[6], en dénonçant violemment L'absentéisme. Thorez réitère peu après son propos à Valenciennes, Bruay et Montceau-les-Mines[7] car il peine à se faire entendre[7], beaucoup de syndicalistes et résistants ne comprenant pas que Thorez prône la journée de dix heures, selon les rapports des Renseignements généraux[8], ou voudraient au moins que soient d'abord écartés les ingénieurs des mines ayant collaboré avec les Allemands pendant la guerre[9].

Lecœur venait de s’affronter durement à Francis-Louis Closon[10], qui après la défaite de 1940 avait rejoint les gaullistes à Londres avant d'être nommé en juillet 1944 Commissaire de la République pour le Nord et le Pas-de-Calais, dans les faits le vrai patron des Houillères régionales[10], poste qu'il perdra finalement en 1946. Le différend concerne la révocation de deux mineurs CGT qui venaient de se heurter à un agent de maitrise[10], considéré comme un collaborateur des Allemands pendant la guerre[10]. Dans les colonnes de Liberté, Auguste Lecœur a de plus soutenu l'action revendicatrice[10], pour les salaires et les conditions de travail, mais aussi pour dénoncer la faiblesse de l’épuration chez les ingénieurs[10].

Au lendemain du discours de Waziers, deux articles paraissent dans Liberté contre Francis-Louis Closon[10]. Ils valent à Lecoeur une réprimande immédiate du Bureau politique du PCF. Deux mois et demi après, la divergence Thorez-Lecoeur s'aggrave[10]. Le 3 novembre 1945, à Issy-les-Moulineaux, Lecœur fait à nouveau remonter le sentiment des mineurs sur deux points[10] : l'épuration dans les mines n'a pas vraiment eu lieu[10] et les militants, qui à 80% n'étaient pas là en 1940, se posent des questions sur ce que faisait leur nouveau parti au début de la Seconde Guerre mondiale[10]. Maurice Thorez l'oblige alors à l'interrompre son intervention et l'apostrophe violemment, devant tout le comité central élargi[10].

Louis Aragon, proche du secrétaire général, publie peu après dans la revue Europe de février 1946[11] des poèmes de soutien au discours de Thorez, écrits par André Stil, 25 ans, responsable de l'Union Nationale des Intellectuels à Lille, qui invite Aragon dans la région[12], les 18 et 19 mars 1946, pour une visite au quotidien régional où il travaille, et au Puits de mine n^o 7 de Dourges-Dahomey, où avait commencé la prestigieuse grève de 1941.

Le premier jour de son voyage de 1946, Aragon rencontre des salariés de la mine où a démarré cette grève[3]. Puis le lendemain, il donne des précisions[3] sur son projet devant 1200 personnes, dont un quart d'étudiant[3], réunies dans la salle des fêtes de la Faculté de Lille[3] par Jacques Tréfouël, président de l’Union nationale des intellectuels (UNI)[3], qui avait fait ses études secondaires avec lui au lycée Carnot de Paris[13]. Aragon était alors membre du comité directeur de l'UNI, issue de la Résistance, et très actif dans sa plus importante organisation, le Comité national des écrivains (CNE)[14]. Mais l'UNI se désagrégea rapidement au cours de cette même année 1946. En novembre, Jean Paulhan, un des fondateurs du CNE, démissionna pour protester contre la mise en pratique de la liste noire établie pendant l’Occupation puis publia "De la Paille et du grain" en 1948, ouvrage dans lequel il conteste la légitimité du CNE à s’ériger en « juge de la patrie », notamment pour un ancien surréaliste et antimilitariste comme Louis Aragon.

Cette visite a lieu le 19 mars 1946 comme en témoigne un photo dans le numéro du lendemain du quotidien régional communiste Liberté, montrant Aragon au milieu de journalistes de ce titre, au siège du journal à Lille. A l'université de Lille, Aragon évoque le lendemain le sacrifice du Colonel Fabien, Charles Debarge et autres martyrs, en estimant que « leur sacrifice avait un sens suprême, de même nature que celui qui incitait les ouvriers français, comme ceux de l'Oural, à produire »[3]. Il cite, pour appuyer son projet, des oeuvres de Zola, de Péguy et la Chanson de Roland poème épique et chanson de geste du xie siècle attribuée parfois, sans certitude, à Turold.

La guerre est le thème principal et "la toile de fond des Communistes"[18] et la question majeure posée par le roman est « celle des causes et de la nature » de cet événement[18], d'un type nouveau dans l'Histoire de France car il a été rendu plus complexe pour les héros du roman par un événement décisif, la signature du pacte germano-soviétique[18].

Le dernier chapitre du roman tente de structurer dans le temps l'évolution de conflit, quant il met en scène la bataille de Dunkerque, qui commence le 20 mai 1940 et se poursuit par l'opération Dynamo, visant à l'évacuation de Dunkerque de l'armée britannique et canadienne, effectuée du 27 mai au 4 juin 1940 avec l'appui de l'armée française contre l'armée allemande[18]. Pris dans ce qui reste avant tout une « débâcle de Dunkerque », le 1^er juin 1940[18], le personnage de Constantin Boquette demande au Lieutenant Barbentane : « Puisque les soldats ne nous défendent pas, pourquoi ne nous laisse-t-on pas nous défendre ? »[18].

Barbentane lui répond, en journaliste de L'Humanité[18] et aussi en lieutenant que « la guerre a changé de caractère »[18] : après avoir été les moyens d’un plan politique" dirigé contre le peuple afin de liquider les conquêtes de 1936, les classes dirigeantes "acceptent déjà la défaite, pas nous !"[18]. C’était leur guerre, qui n'est désormais "plus leur affaire (...) mais l’affaire de tous, qui vont juger de leur stratégie, leur interdire de disposer de la France, de notre vie, de nos libertés"[18] et donc "ce n’est plus la même guerre, c'est une guerre nationale"[18], comme en 1793[18], devenue à la fois patriotique et révolutionnaire[18] - [19].

Ce récit permet pour Aragon, soumis à la commande politique ou à l'amitié des dirigeants de son parti, de fixer l'entrée en résistance du PCF à l'été 1940, via l'image encore forte, dix ans plus tard, des événements de Dunkerque à l'été 1940, vision que tente d'établir alors le reste de la littérature communiste.

Les des deux premiers tomes sont parus le 5 mai 1949, mais la critique littéraire est mitigée, sur fond de début de la guerre froide et d'isolement du PCF. Afin d'assurer leur succès, Aragon et sa compagne Elsa Triolet décident de lancer la « bataille du livre », qui permettra aussi de soutenir la réédition en septembre 1949 de "Fils du peuple", autobiographie de Maurice Thorez, pilier de la "fierté de parti", dans laquelle l'appartenance collective à la Résistance joue un rôle central. Elle est lancée avec le soutien de Gaston Monmousseau, leader historique de la CGT, le 17 juin 1949 lors d'une réunion au 33 Rue de la Grange-aux-Belles, siège historique du syndicat et de son hebdomadaire, la CGT, célébrée par la presse communiste[20]. Cette « bataille du livre », évoquée dans des articles d'Elsa Triolet dès 1947 est ainsi lancée à grand renfort de presse communiste.

« Comment les travailleurs, les résistants, tous les bons français, ne reconnaîtraient-ils pas leur bien dans ce premier volume (...) l’œuvre de tout un peuple, dont Aragon n'est que l’inégalable porte-parole » réagit Auguste Lecoeur, dans un article de l'hebdo communiste France-Nouvelle du 18 juin 1949 racontant la soirée et titré "critique aux critiques" pour déplorer que « Beaucoup de ces critiques laissent dans l’ombre le fait que le roman Les Communistes doit être considéré comme un véritable événement littéraire ».

Dans la salle, une dizaine de lecteurs, ouvriers ou employés, ont été invités à commenter le livre, face à l'auteur Louis Aragon qui les écoute humblement. Leurs réactions sont parfois sans complaisance. L'article d'Auguste Lecoeur dans le même hebdo communiste le lendemain raconte aussi comment ces personnes invitées à donner leur opinion sur le livre le jugent parfois trop austère, heurtant « douloureusement et durablement Aragon »[21]. Auguste Lecoeur commente en écrivant "il paraît qu’il est très difficile d’écrire un livre comme celui d’Aragon. Je ne le pense pas […] Est-il plus difficile pour un homme de plume, membre du Parti, d’écrire en fonction des tâches qui lui sont imparties, qu’au militant politique et syndical de résoudre les problèmes politiques de l’heure en fonction des tâches fixées par la même orientation politique ? ".

Cet article d'Auguste Lecoeur choque des proches de l'écrivain comme Pierre Daix, contributeur à la "Bataille du livre", car tous les autres commentateurs communistes expriment alors une admiration déférente au génie de l'écrivain. En filigrane, ils perçoivent une d'accusation de méconnaître la classe ouvrière à laquelle Aragon tente de répondre personnellement dans La Nouvelle Critique dès juillet 1949 en expliquant qu'il « essaie de la connaître mieux qu’un certain nombre d’écrivains ».

Mais Aragon et Lecoeur sont vite réconciliés quand le premier est invité par le second pour une manifestation en faveur de la paix et contre la Guerre d'Indochine dès l'été 1949, quand Auguste Lecœur édite et préface Le Pays des mines une plaquette anthologique sur Aragon, aux Éditions de La Tribune des Mineurs à Lens. Ce journal, contrôlé par Lecoeur, commande à Aragon une série 18 critiques littéraire, qui doit commencer en janvier 1950 mais s'interrompra avant la fin[22]. Le journal de Lecœur invite aussi l'artiste Mireille Miailhe, égérie du PCF et future Prix Fénéon 1950[23], à dessiner des mineurs en grève[24], notamment « Tiens bon la rampe ! », dessin qui sera republié dans Les Lettres françaises[25].

La CGT des mines et Lecœur sont aussi en lien avec le peintre néo-réaliste André Fougeron depuis 1947[26]. Son tableau Les Parisiennes au marché d'André Fougeron fut à la fois dénoncé et salué au Salon d'automne le 24 septembre 1948. Lors de l'édition 1949, c'est un autre de ses tableaux qui est remarqué : Hommage à André Houiller, militant CGT de 54 ans tué par la police en novembre 1948 alors qu'il collait une affiche contre la Guerre d'Indochine[27].

Malgré l'appétence de son intrigue pour le pays minier, Aragon cesse dès l'été 1950 ses chroniques littéraires dans La Tribune des mineurs, journal du président de la fédération régionale des mineurs, Auguste Lecœur. Ce dernier est alors dans l'exposition Au Pays des mines, commandée au peintre néo-réaliste André Fougeron par la fédération des mineurs du Nord et du Pas-de-Calais: 40 tableaux et dessins racontant la grève des mineurs de 1948, qui est vernie le 12 janvier 1951 à la galerie Bernheim-Jeune, avenue Matignon, au cœur des beaux quartiers parisiens[28].

Les tensions entre ex-résistants, symbolisés par Lecoeur, et la direction du PCF, dont Aragon est proche ,s'avivent début 1951 quand sort "Pages de gloire des 23"[29], première réelle publication rappelant l'action des combattants des FTP-MOI, résistants, fusillés le 21 février 1944[30], dont le tiers était polonais, avec une postface de Charles Tillon, ex-commandant en chef des Francs-tireurs et partisans.

En mai 1951, c'est la publication des tomes V et VI des Communistes d'Aragon, comportant le passage contesté sur Léon Delfosse, avec un récit stagnant à l'année 1940 et renonçant à évoquer la grève de 1941. En juin 1951, c'est la publication des carnets de Charles Debarge, largement annotés, avec d'autres erreurs historiques. La Nouvelle Critique de septembre-octobre 1951[31] contient un article de Pierre Daix affirmant prendre la défense d'Aragon.

Selon le critique littéraire spécialiste d'Aragon Bernard Leuilliot, l'arrêt anticipé de la saga est dû au fait que l'écrivain a simplement « baissé les bras, devant l’ampleur de la tâche à accomplir » en estimant de plus que le «côté national» du livre, n’était plus de saison [32].

L'auteur expliquera plusieurs décennies plus tard que sa décision n'a pas été motivée par un mauvais accueil des six premiers tomes du livre mais au contraire par leur succès auprès des lecteurs visés, notamment les deux premiers tomes, en s'appuyant sur le souvenir de ce qui lui apparait après coup comme un malentendu: « ce sont au contraire les éloges qui m’arrêtèrent à juin 1940. On me louait d’avoir écrit autre chose que ce que j’avais voulu écrire. [...] J’ai souvenir d’une soirée, donnée en mon honneur à la Grange-aux-Belles, où des hommes et des femmes, qui avaient lu les deux premiers volumes du roman, vinrent à tour de rôle [...] apporter leur témoignage touchant la vérité des faits, me remercier d’avoir écrit cela. [...] Je ne crois pas de ma vie avoir été aussi triste que ce soir-là, qui avait eu des airs de triomphe. » [1].

A l'origine du projet de roman, la grève des mineurs de 1941 en est donc finalement absente, mais Aragon continue à s'y intéresser.