Le culte de l'Être suprême des montagnards déistes est, en France, un besoin culturel, qui s'est manifesté par un ensemble d'événements et de fêtes civiques et religieuses, en particulier en 1794. Le culte de l'Être suprême n'était pas une religion, comme le mentionne le Décret du 18 floréal an II, mais un ensemble de fêtes destinées à la demande du peuple, à lui faire prendre conscience qu'il est souverain dans son pays[1]. Le théophilanthropisme est une émanation du culte de l'Être suprême apparu le (26 nivôse an V) et interdit en 1803.
Ne doit pas être confondu avec Culte de la Raison.
Il est explicitement fait référence à l'Être suprême dans le préambule de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui est un pilier du système juridique, politique et social français :
- « L'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen ».
Sommaire
Contexte
Ce culte a été imposé dans le climat d'insécurité qui était celui de la Terreur. Il marque une rupture avec la déchristianisation qui a accompagné la Révolution française et la tentative des Hébertistes d'imposer le Culte de la Raison. Robespierre, déiste, veut mettre fin à l'athéisme militant des révolutionnaires et unifier les Français autour d'un culte commun, tout en renforçant la mainmise de l’État sur la religion[2].
Ce culte se voulait une traduction du projet de religion civile porté par certains philosophes des Lumières : volonté de trouver une forme de vie apaisée entre croyants de différents cultes (protestants et catholiques notamment) et volonté de mettre les religions au service de l’État.
Origines philosophiques
Philosophiquement, le culte de l'Être suprême correspond à une religion naturelle, concept né à l’ère des Lumières. Le concept découle de la notion de Grand Architecte de l’Univers de la Franc-maçonnerie, qui est une forme moderne de Pythagorisme.
La religion unitarienne, fondée par Isaac Newton n'est pas une "religion naturelle". Elle est chrétienne. C'est une forme moderne d'Arianisme[3].
D'Alembert est un des premiers philosophes français à ne plus parler de "Dieu" dans ses écrits, mais du "Créateur", de l'"Auteur de la Nature", de l'"Être Suprême" (1758)[4]. L'expression Être suprême apparaît, décalque de l'anglais Supreme being, dans l' Essai sur le mérite et la vertu[5], traduction faite par Diderot en 1745 de An Inquiry Concerning Virtue or Merit de Shaftesbury, édition définitive en 1733.
Le culte de l'Être suprême procède également du déisme de Voltaire et du théisme chrétien de Rousseau[6], dont s'inspirait Robespierre.
Selon l'abbé de La Chambre, cité par l'abbé Mallet dans l’article « déistes » de l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, il existe deux sortes de déistes :
- ceux d'origine unitarienne ;
- ceux qui s'inscrivent dans la tradition de Malebranche et de Leibniz.
Voir : Deux conceptions de l'Être suprême et du déisme au XVIIIe siècle.
Origines et objectifs politiques
On peut rapprocher ce culte d'un jacobinisme radical. Hannah Arendt, dans le chapitre V de son Essai sur la révolution, rapproche ce culte d'une recherche d'un absolu légitimant la Loi. Elle le nomme « Grand Législateur Universel ». En effet, à la suite de l'échec de l'instauration d'une constitution remplissant le même rôle que la Déclaration des droits, il fallait trouver un absolu qui soit une « sanction transcendante dans le domaine politique ». Il s'agit donc pour elle d'un héritage de l'absolutisme français.
La Convention a deux objectifs principaux : unifier les Français, après la guerre civile et la déchristianisation, et assurer la mainmise de l’État sur le culte. Un décret du 18 floréal an II (), adopté par la Convention montagnarde sur un rapport de Robespierre (Comité de salut public), instituait un calendrier de fêtes républicaines marquant les valeurs dont se réclamait la République et se substituant aux fêtes catholiques : à l’Être suprême et à la nature ; au genre humain ; au peuple français ; aux bienfaiteurs de l’humanité ; aux martyrs de la liberté ; à la liberté et à l’égalité ; à la République ; à la liberté du monde ; à l’amour de la patrie ; à la haine des tyrans et des traîtres ; à la vérité ; à la justice ; à la pudeur ; à la gloire et à l’immortalité ; à l’amitié ; à la frugalité ; au courage ; à la bonne foi ; à l’héroïsme ; au désintéressement ; au stoïcisme ; à l’amour ; à la foi conjugale ; à l’amour paternel ; à la tendresse maternelle ; à la piété filiale ; à l’enfance ; à la jeunesse ; à l’âge viril ; à la vieillesse ; au malheur ; à l’agriculture ; à l’industrie ; à nos aïeux ; à la postérité ; au bonheur. En outre, elle établissait le culte à l'Être suprême, qui se juxtaposait au culte de la Raison. Enfin, Robespierre fait décréter que « le peuple français reconnait l'existence de l’Être suprême et de l'immortalité de l'âme ».
Robespierre, déiste, avait vivement attaqué les tendances athées et la politique de déchristianisation des ultra-révolutionnaires (hébertistes), qui avaient institué le culte de la Raison fin 1793. À ses convictions spirituelles ou religieuses, se mêlent des objectifs politiques.
Il leur opposa une religion naturelle — reconnaissance de l'existence de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme[7] — et un culte rationnel (institution des fêtes consacrées aux vertus civiques) dont le but était, selon lui, « de développer le civisme et la morale républicaine ».
Le « culte de l'Être suprême » était une cérémonie déiste, influencé par la pensée des philosophes des Lumières, et consistait en une « religion » qui n’interagissait pas avec le monde et n’intervenait pas dans la destinée des hommes. Il ne s'agissait pas d'un culte, au sens fort du terme, mais plutôt une sorte de religion civile à la Rousseau[8].
Le culte de l'Être suprême se traduisait par une série de fêtes civiques, destinées à réunir périodiquement les citoyens et à « refonder » la Cité autour de l’idée divine, mais surtout à promouvoir des valeurs sociales et abstraites comme l’Amitié, la Fraternité, le Genre humain, l’Enfance, la Jeunesse ou le Bonheur. La fraternité et le genre humain n'avaient sur un point au moins rien d'abstrait : l'abolition de l'esclavage des Noirs en février 1794 par la Convention et qui se traduisit dans les semaines et les mois qui suivirent (jusqu'en thermidor an II) par l'envoi d'adresses de félicitations, d'annonce de fêtes civiques et l'arrestation de colons blancs intriguant contre le décret émancipateur. À Paris, ce fut le cas si l'on en croit le témoignage, la plainte, le 20 prairial an II d'un colon esclavagiste de Saint-Domingue emprisonné à la prison de la Santé, Thomas Millet, contre le député de Saint-Domingue, Dufay, qui contribua au vote de la loi du 16 pluviôse an II.
À terme, si la liberté de culte est officiellement réaffirmée, la mainmise de l’État sur la religion se renforce : les catholiques sont toujours suspectés d'être des contre-révolutionnaires, et les partisans de l'Être suprême n'ont pas le droit d'organiser le culte librement[9].
La fête de l'Être suprême
La fête de l'Être suprême, célébrée le 20 prairial an II (), est, pour quelques heures, la manifestation de cette unanimité mystique, morale et civique que Maximilien de Robespierre envisage pour l'avenir comme condition de la paix et du bonheur. La fête de l'Être suprême connut un grand succès à travers la France et fut celle dont on a conservé des traces visibles le plus longtemps. Les régions les plus concernées ont été le bassin parisien, la Normandie, le Nord, la région lyonnaise, le Languedoc, la Provence, l'Aquitaine et la Bourgogne. Les régions les moins concernées furent le Haut-Rhin, et l'Ouest, dans une certaine mesure. Les fêtes civiques sont restées concentrées dans le bassin parisien et en Normandie, en région lyonnaise et dans le couloir rhodanien. Il y en eut une à Brest, organisée par le représentant en mission Prieur de la Marne, membre du Comité de salut public et montagnard robespierriste. Le numéro du Journal de la Montagne du 22 messidor an II – reproduit le discours de Prieur, prononcé à cette occasion. Le député y intègre la liberté des Noirs, confirmant le témoignage de Thomas Millet relatif à Paris indiqué ci-devant.
La fête de l’Être suprême est souvent perçue comme un signe d’apaisement politique voire comme une reconnaissance du catholicisme, ce qui suscite en retour l'hostilité des sans-culottes[10].
Deux jours plus tard, le , la loi de Prairial accentue la phase de la Révolution communément appelée « Terreur » et ouvre la période dite de « Grande Terreur », qui durera jusqu'à la chute de Robespierre le (9 thermidor).
Déroulement de la fête à Paris
Ce jour-là, les participants se rassemblent autour du bassin rond à l'extrémité est du jardin des Tuileries[11]. Sur ce bassin, une pyramide représente un monstre, l'Athéisme entouré de l'Ambition, l'Égoïsme et la fausse Simplicité[11].
Robespierre a revêtu un habit bleu céleste serré d'une écharpe tricolore. Il tient un bouquet de fleurs et d'épis à la main. La foule immense, venue communier aussi à ce grand spectacle, est ordonnancée par Jacques-Louis David. Robespierre met le feu aux représentations de l'Athéisme et de l’Égoïsme[10], qui démasque une fois brûlé une statue de la Sagesse[11].
Puis Robespierre précède les députés de la Convention, dont il est le président dans un cortège jusqu'au Champ-de-Mars. L'hymne à l'Être suprême, écrit par le poète révolutionnaire Théodore Desorgues, est chanté par la foule sur une musique de Gossec[12]. Participe à la fête Marcellin le célèbre chanteur des rues de Paris.
Dans la troupe des députés de la Convention, pendant la cérémonie, on se moque, on bavarde, on refuse de marcher au pas. L'habit bleu de Robespierre rappelle le symbolisme chrétien[10]. Malgré l'impression de concorde populaire produite par cette fête, le culte de l'Être suprême fut loin de créer l'unité morale entre les révolutionnaires et devait même susciter, peu après son instauration, une crise politique au sein du gouvernement révolutionnaire.
Conséquences politiques
La proclamation du 18 floréal an II (7 mai 1794) marque une rupture avec la politique de déchristianisation, voire avec la promotion de l'athéisme, en vigueur depuis le début de la Révolution. Mais l’anticléricalisme est un élément de cohésion entre les députés de la Convention, malgré les divergences politiques. Les promoteurs de l'athéisme, comme Fouché, adversaire de Robespierre, y voit une condamnation de leurs idées et de leurs actions passées. Les Conventionnels sont, pour partie, opposés au retour du religieux au sein de la société. Ils craignent une division politique au sein des comités, voire une prise de pouvoir personnel par Robespierre. L'analyse politique de cette fête est unanime : Robespierre occupe désormais une place à part au sein de l'appareil de l’État[13].
Postérité
Selon Raquel Capurro, le « culte » du Grand-Être développé par Auguste Comte et sa religion de l'Humanité, dans la phase dite religieuse du positivisme, est un héritage du culte de la Raison et du culte de l'Être suprême[14].
Notes et références
- Maximilien Robespierre, Pour le bonheur et pour la liberté. Discours, Paris, La Fabrique, , 352 p. (ISBN 9782913372085), p. 319-325
- Jean-Clément Martin, Nouvelle histoire de la Révolution française, Paris, Perrin, , 636 p., p. 441-443
- Loup Verlet, La malle de Newton,
- Traité de dynamique, nouvelle édition, Paris, David, 1758. Ouvrage numérisé. Voir Philippe Sagnac, « Les Conflits de la science et de la religion au XVIIIe siècle », La Révolution Française, 1925, p. 5-15. Numérisé sur gallica.
- [lire en ligne] sur Wikisource.
- Encyclopédie de l'Agora, « La religion de Rousseau »: « Mais il avait la conviction qu'il y avait place dans sa religion pour l'essence véritable du christianisme. Il écrit à l'archevêque de Paris (Lettre à M. de Beaumont): «Monseigneur, je suis chrétien, et sincèrement chrétien, selon la doctrine de l'Évangile. Je suis chrétien, non comme un disciple (des prêtres, mais comme un disciple de Jésus-Christ. »
- Michel Vovelle, Serge Bonin, 1793 : la révolution contre l'Église : de la raison à l'être suprême, éd. Complexe, 1988, p. 45, 274.
- Hervé Leuwers, Robespierre, Fayard, 2014, p. 332-336.
- Martin 2012, p. 443.
- Martin 2012, p. 442.
- J. Hillairet, Connaissance du Vieux Paris Tome 1, 75006 PARIS, Éditions Princesse, , 255 p. (ISBN 2-85961-019-7), p. 181 .
- Paroles et musique de cet hymne [1].
- Martin 2012, p. 442-443.
- Raquel Capurro, Le positivisme est un culte des morts : Auguste Comte, Epel, 2001.
Bibliographie
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- John Whitworth, « L'exploitation de l'« athéisme » par les promoteurs du culte de l'Être suprême », dans Jean-Paul Bertaud, Françoise Brunel, Catherine Duprat...[et al.] (dir.), Mélanges Michel Vovelle : sur la Révolution, approches plurielles / volume de l'Institut d'histoire de la Révolution française, Paris, Société des Études robespierristes, coll. « Bibliothèque d'histoire révolutionnaire. Nouvelle série » (no 2), , XXVI-598 p. (ISBN 2-908327-39-2), p. 107-116 .
Littérature
- Philippe Sollers, Sade contre l'Être suprême, éd. Gallimard, 1991.
Voir aussi
Articles connexes
- Théophilanthropie
- Déchristianisation (Révolution française)
- Jacques-René Hébert
- Culte de la Raison
- Temple de la Raison
- Constitution civile du clergé
- Déisme | Positivisme
- Culte | Être
- Grand Architecte de l'Univers
- Religion civile