Cancel culture
La cancel culture (de l'anglais cancel, « annuler »), aussi appelĂ©e en français culture de l'effacement ou culture de l'annulation, est une pratique apparue aux Ătats-Unis consistant Ă dĂ©noncer publiquement, en vue de leur ostracisation, des individus, groupes ou institutions responsables d'actes, de comportements ou de propos perçus comme inadmissibles[1]. Une autre dĂ©signation est call-out culture (de l'anglais call out, « dĂ©noncer »)[2].
Cette mise au ban de certains individus, comportements et communautés, avatar du politiquement correct, gagne le monde physique et les médias sociaux, non sans y susciter la controverse[3] - [4] - [5] - [6].
Terminologie
Ătymologie
L'infinitif anglais cancel dans cancel culture dĂ©crit le processus au moyen duquel une personne dĂ©noncĂ©e publiquement est expulsĂ©e des cercles sociaux ou professionnels â sur les mĂ©dias sociaux ou dans le monde physique ou les deux. La personne serait pour ainsi dire « annulĂ©e »[7]. L'emploi du verbe cancel dans ce contexte remonte Ă 2015 au moins, et son utilisation se gĂ©nĂ©ralise Ă partir de 2018[8] - [9]. Le verbe cancel, apparu en Angleterre vers la fin du XIVe siĂšcle dans le sens d'annuler un Ă©crit Ă traits de plume croisĂ©s ou parallĂšles, vient de l'ancien français canceler. Le substantif correspondant est cancellation[10] - [11]. La forme « canceller » (avec deux âč l âș), prĂ©sente dans presque tous les dictionnaires gĂ©nĂ©raux des XIXe et XXe siĂšcle, signifie « annuler un document, un Ă©crit par des ratures en forme de croix ou par des lacĂ©rations »[12] - [11].
Variantes
Une diversitĂ© d'Ă©quivalents est attestĂ©e dans l'usage et dans les sources normatives, qui mentionnent une culture « de l'effacement »[13] - [14] - [15], « du bannissement »[13] - [16] - [17], « de l'annulation »[18] - [19], « de lâostracisme » ou « de lâostracisation »[11] - [20], « de la nĂ©gation »[21], « de l'anĂ©antissement »[22], « de la suppression »[23] - [24], « du boycott » ou « du boycottage »[13] - [16], « de l'humiliation publique », « de l'interpellation », « de la dĂ©nonciation »[16] - [25], « de l'indignation »[26].
Description
Le concept de « culture de l'annulation » est apparu à la fin des années 2010 pour qualifier la dénonciation publique d'une personne en raison de ses actions ou de ses paroles réelles ou supposées, jugées comme socialement ou moralement offensantes ou inacceptables, en particulier sur les réseaux sociaux[27] - [28] - [29].
La manifestation numérique de la culture de la dénonciation (« call-out ») est représentée par un mouvement comme « #MeToo » qui permet aux femmes de partager et de dénoncer leurs expériences de violences et de harcÚlement sexuels[30].
Comme substitut Ă la pratique de la dĂ©nonciation en public (calling out), une personne ou une entitĂ© peut ĂȘtre avertie en privĂ© (« called in »). L'accusateur parle de vive-voix Ă l'accusĂ© ou lui envoie un message concernant sa conduite ou son comportement[31].
Selon le politologue spĂ©cialiste des Ătats-Unis Jean-Ăric Branaa, quand une personne soupçonnĂ©e ou condamnĂ©e pour pĂ©dophilie s'installe dans un quartier, il arrive que ses nouveaux voisins, informĂ©s de son passĂ©, placardent des affiches dans les rues avec son nom et les faits pour lesquels elle a Ă©tĂ© condamnĂ©e, sans que cela soit considĂ©rĂ© comme du harcĂšlement[25] - [32].
DĂ©boulonnage de statues
L'expression cancel culture est souvent utilisĂ©e[33] - [34] - [35] pour dĂ©signer des pratiques de « dĂ©boulonnage », vandalisme et/ou destruction de statues de personnalitĂ©s historiques liĂ©es Ă lâesclavagisme ou Ă la colonisation, en particulier aux Ătats-Unis (le gĂ©nĂ©ral confĂ©dĂ©rĂ© Robert Lee, le prĂ©sident amĂ©ricain Thomas Jefferson) et au Royaume-Uni (l'esclavagiste Edward Colston)[36], ainsi quâen AmĂ©rique centrale (Christophe Colomb)[37]. Ces pratiques se sont dĂ©veloppĂ©es en particulier en rĂ©action au meurtre de George Floyd, un Afro-AmĂ©ricain tuĂ© par la police lors de son arrestation le 25 mai 2020 Ă Minneapolis (Minnesota, Ătats-Unis).
Pour plusieurs historiens et chercheurs qui se sont intĂ©ressĂ©s Ă ces phĂ©nomĂšnes[33] - [38] - [39], les dĂ©boulonnages nâeffacent pas lâhistoire et ces personnages historiques, mais permettent de « questionner la place de ces personnalitĂ©s dans lâespace public »[33] et de revisiter l'histoire officielle. Ces universitaires soulignent qu'avec ou sans statues, ces personnalitĂ©s resteront prĂ©sentes dans les livres dâhistoire et dans la mĂ©moire collective et feront toujours lâobjet dâĂ©tudes historiques[39].
Dans la culture populaire
La sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e d'animation amĂ©ricaine South Park s'est moquĂ©e de la cancel culture avec sa propre campagne #CancelSouthPark en promotion de la vingt-deuxiĂšme saison de la sĂ©rie[40] - [41]. Le troisiĂšme Ă©pisode de la 22e saison, The Problem with a Poo, traite de la controverse relative Ă Apu, le personnage indien des Simpson (dont les caractĂ©ristiques stĂ©rĂ©otypĂ©es ont Ă©tĂ© critiquĂ©es dans le documentaire The Problem with Apu[42]) et plus gĂ©nĂ©ralement du concept de cancel culture, de la cancellation de l'actrice Roseanne Barr aprĂšs ses tweets controversĂ©s et des auditions de confirmation du juge de la Cour suprĂȘme Brett Kavanaugh[43].
La cancel culture est l'un des principaux sujets de Stick & Stones, série dramatique de Dave Chappelle[44], et du film de stand-up Paper Tiger de Bill Burr[45].
Critiques
La culture de la dĂ©nonciation peut ĂȘtre perçue comme une forme d'auto-justice, condamnant de facto des individus sans procĂ©dure juridique et sans motif ni fondement autre que l'apprĂ©ciation gĂ©nĂ©rale d'un groupe. Plusieurs auteurs estiment qu'elle s'apparente Ă du cyberharcĂšlement, d'autres Ă du lynchage[46], risquant dâannihiler tout dĂ©bat. Ainsi, le , dans une tribune parue dans le Harper's[47] (traduite le lendemain dans Le Monde[48]), 153 artistes, intellectuels et personnalitĂ©s, dont Noam Chomsky, Salman Rushdie ou encore J.K. Rowling, prĂ©viennent que la prise de conscience nĂ©cessaire des inĂ©galitĂ©s raciales et/ou de genre intensifie « un nouvel ensemble d'attitudes morales et d'engagements politiques qui tendent Ă affaiblir nos normes de dĂ©bat ouvert et de tolĂ©rance des diffĂ©rences en faveur de la conformitĂ© idĂ©ologique »[49], dĂ©noncent la culture de l'annulation et les obstacles Ă la libre circulation des idĂ©es[50] - [51] et condamnent l'« intolĂ©rance Ă lâĂ©gard des opinions divergentes »[52] - [53] - [54] - [55]. La question de la comparaison avec une forme de censure est posĂ©e[56] - [57]. Ă l'inverse, l'essayiste et historienne Laure Murat estime que la cancel culture peut certes engendrer des excĂšs, mais est lâexpression d'un grand sentiment d'injustice[58]. La sociologue Nathalie Heinich quant Ă elle la critique et la trouve inadaptĂ©e en France[59]. L'Ă©ditorialiste amĂ©ricain Lance Morrow la compare au maccarthysme[60]. La journaliste et essayiste Laetitia Strauch-Bonart estime que cette « vague effrayante de censure a atteint l'AmĂ©rique et sĂ©vit Ă©galement en France »[61].
Selon certaines analyses, le concept de cancel culture est mal nommĂ© et nâexisterait pas rĂ©ellement, car il ne s'apparenterait pas Ă une « culture » et les effets nĂ©gatifs de la dĂ©nonciation publique ne sont pas toujours dĂ©finitifs et absolus[3] - [4]. Ainsi, des personnalitĂ©s comme Louis C.K. ou Harvey Weinstein, dĂ©noncĂ©es publiquement, continueraient Ă connaĂźtre un certain succĂšs auprĂšs d'au moins une partie de leurs fans dans la vie publique[3]. Cependant, il y a eu des cas de suicides liĂ©s Ă la cancel culture[62].
La cancel culture est aussi dĂ©noncĂ©e par des gouvernements comme le gouvernement français ou celui du QuĂ©bec. En 2021, les ministres de l'Ăducation français et quĂ©bĂ©cois Jean-Michel Blanquer et Jean-François Roberge ont signĂ© une lettre ouverte oĂč ils critiquent la cancel culture, qui va selon eux Ă l'encontre des valeurs de respect, de tolĂ©rance et de libertĂ© d'expression par le bannissement de personnalitĂ©s politiques, de livres ou de spectacles[63].
Exemples
Prémices historiques
Le bannissement de Spinoza de sa communautĂ© juive amstellodamoise au XVIIe siĂšcle â en raison de sa croyance en un dieu ayant pour caractĂ©ristiques celles de la Nature â est donnĂ© par le philosophe David Rutledge comme une manifestation de la cancel culture avant la lettre[64].
Ătats-Unis
Le , Mike Adams, professeur de criminologie, se suicide, en partie à la suite d'une campagne de harcÚlement propre à la cancel culture entamée aprÚs une intervention provocatrice[65].
France
En France, la pratique existe, bien quâelle soit moins importante quâaux Ătats-Unis[66]. Dans la presse, elle est rĂ©guliĂšrement associĂ©e Ă une pratique amĂ©ricaine, et est parfois rejetĂ©e en tant que phĂ©nomĂšne d'« amĂ©ricanisation » de la sociĂ©tĂ©[67]. DĂšs les annĂ©es 1980, la doctrine du politiquement correct dĂ©veloppĂ©e dans les universitĂ©s amĂ©ricaines est mal vue en France, oĂč lâon dĂ©fend un universalisme rĂ©publicain opposĂ© Ă lâidentitarisme anglo-saxon ; mais une telle opposition suscite le dĂ©bat. JustifiĂ©e pour certains chercheurs, elle est considĂ©rĂ©e par dâautres comme une forme dâanti-amĂ©ricanisme[67]. Ses dĂ©tracteurs l'associent parfois au terme « woke », qu'ils utilisent pour dĂ©signer un mouvement de « censure » venu des mouvements antiracistes[68].
Le terme de « cancel culture » est peu utilisĂ© hors des milieux militants : selon un sondage Ifop de 2021, 11 % des interrogĂ©s sont capables dâexpliquer ce dont il sâagit, principalement les 18â35 ans et les classes Ă©duquĂ©es[69].
La cancel culture fait particuliÚrement débat dans le milieu culturel, auquel il est reproché de véhiculer des stéréotypes et de maintenir une forme de domination[66].
Royaume-Uni
Au Royaume-Uni, J. K. Rowling est une cible emblématique de la cancel culture[70]. En , elle avait affiché son soutien à Maya Forstater, une chercheuse britannique licenciée aprÚs avoir affirmé que personne ne pouvait « changer son sexe biologique ». Selon J. K. Rowling, la scientifique avait été injustement licenciée pour avoir simplement déclaré que « le sexe [était] réel ». à la suite de ce soutien, la romanciÚre est à son tour accusée de « transphobie » par certains fans et médias[71]. Par la suite, J. K. Rowling fait partie des 150 personnalités, dont Salman Rushdie, Margaret Atwood, Gloria Steinem, Malcolm Gladwell et Noam Chomsky, qui signent en 2020 une lettre dénonçant la cancel culture[48] - [70].
En 2020 Ă©galement, Le Monde estime que la journaliste britannique Suzanne Moore a Ă©tĂ© victime de la « cancel culture ». AprĂšs la publication sous sa signature d'un article d'opinion dans laquelle elle dĂ©fendait une universitaire jugĂ©e « transphobe », Suzanne Moore avait Ă©tĂ© visĂ©e par une lettre signĂ©e par 338 collaborateurs du Guardian, des personnalitĂ©s politiques dont SiĂąn Berry, Christine Jardine, Nadia Whittome et Zarah Sultana, des Ă©crivains et des journalistes dont Ash Sarkar et Reni Eddo-Lodge. Soupçonnant les milieux intellectuels de gauche de museler la parole au nom de « politiques dâinclusion », la journaliste prend la dĂ©cision de quitter le journal[72].
En 2021, le gouvernement britannique annonce des mesures pour « garantir la libertĂ© dâexpression » dans les universitĂ©s et tempĂ©rer les effets de la cancel culture qui priverait de parole certains universitaires. Le projet de loi vise Ă Ă©viter que des universitaires ne perdent leur emploi pour avoir exprimĂ© des positions controversĂ©es, mais aussi Ă empĂȘcher que les pressions Ă©tudiantes ne conduisent Ă l'annulation de la venue de certains orateurs invitĂ©s Ă des confĂ©rences. Ces propositions ont Ă©tĂ© saluĂ©es par un groupe de chercheurs dans le quotidien conservateur The Times. Elles donnent cependant lieu Ă des accusations d'ingĂ©rence dans le fonctionnement des Ă©tablissements. Parmi les Ă©vĂ©nements qui ont Ă©tĂ© interrompus ou annulĂ©s en raison de lâopinion des intervenants, figuraient des confĂ©rences de Nigel Farage, de la journaliste de la BBC Jenni Murray ou encore du philosophe Roger Scruton[73].
Notes et références
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Voir aussi
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