Anaxagore
Anaxagore (en grec ancien : áŒÎœÎ±ÎŸÎ±ÎłÏÏÎ±Ï / AnaxagĂłras), dit « de ClazomĂšnes » en Ionie (prĂšs de Smyrne, en Asie Mineure), est un philosophe prĂ©socratique grec, nĂ© vers 500 et mort en 428 av. J.-C. Ă Lampsaque.
Naissance |
av. J.-C. ClazomĂšnes |
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DĂ©cĂšs |
av. J.-C. Lampsaque |
Ăcole/tradition | |
Principaux intĂ©rĂȘts | |
Idées remarquables |
Noûs, Non-génération et non-destruction de la matiÚre, ProblÚme de la quadrature du cercle, Théorie des éclipses, Théorie de la réflexion de la Lune |
Ćuvres principales |
Sur la nature |
Influencé par |
ConsidĂ©rĂ© comme « le plus grand penseur du milieu du Ve siĂšcle av. J.-C.[1] », Anaxagore sâest entiĂšrement consacrĂ© Ă la recherche savante et Ă lâexplication rationnelle des phĂ©nomĂšnes naturels. Il prolonge lâesprit des penseurs ioniens : il a dâabord adhĂ©rĂ© Ă la philosophie dâAnaximĂšne dont il retient la recherche dâun principe matĂ©riel qui soit en mĂȘme temps illimitĂ© ; dans son traitĂ© De la Nature, il dĂ©crit les Ă©tapes de la formation de lâunivers, selon un processus cosmogonique dâoĂč sont bannies toute naissance et toute destruction : puisque rien ne saurait naĂźtre du nĂ©ant, ni non plus y retourner, Anaxagore affirme que « les choses qui sont » se rĂ©unissent ou se dissocient dans un processus sans fin. Ă lâopposĂ© de la physique de Leucippe et des atomistes, la physique dâAnaxagore apporte une solution au problĂšme de lâorigine du mouvement dans lâunivers et Ă la question de sa vie ou de sa mort, Ă une Ă©poque oĂč les Ă©coles philosophiques « rivalisaient dâingĂ©niositĂ© pour inventer le dispositif sauveur qui garantĂźt la permanence du devenir cosmique[2]. »
Pour la premiĂšre fois, le principe qui rĂ©git le monde est conçu Ă lâimage de lâintelligence humaine : lâEsprit universel, le NoĂ»s cosmique, a pĂ©nĂ©trĂ© la totalitĂ© de la matiĂšre originelle mĂȘlĂ©e et y a introduit ordre et raison en lui imprimant un mouvement tourbillonnaire. Ă lâintĂ©rieur de ce monde, tout se combine et se transforme dans un processus qui prĂ©figure le principe physico-chimique de Lavoisier. Un tel univers rĂ©gi par lâEsprit ne laissait guĂšre de place aux dieux traditionnels, et suscita contre Anaxagore un procĂšs pour impiĂ©tĂ©. Son apport essentiel dans lâhistoire de la philosophie tient Ă cette cosmologie finaliste rĂ©gie par l'action dâun Esprit omniprĂ©sent mais dont les impulsions annoncent les conceptions mĂ©canistes de lâunivers[1]. Selon AndrĂ© Laks, le « rĂŽle recteur quâAnaxagore assigne Ă lâIntellect dans lâexplication du monde explique quâil ait Ă©tĂ© considĂ©rĂ©, au sein de la tradition philosophique, ancienne et moderne, comme le premier philosophe de lâIntellect â voire de lâEsprit »[3].
Biographie
Fils dâHĂ©gĂ©sibule, Anaxagore a donnĂ© des cours Ă AthĂšnes pendant prĂšs d'une trentaine d'annĂ©es, Ă partir de 450 av. J.-C.[4] ; Socrate l'aurait peut-ĂȘtre connu. Il a Ă©tĂ© le premier philosophe Ă sâĂ©tablir Ă AthĂšnes, oĂč il eut PĂ©riclĂšs et Euripide pour Ă©lĂšves.
Le philosophe
Selon le tĂ©moignage de plusieurs doxographes, la vie dâAnaxagore incarne mieux quâaucune autre le type par excellence du philosophe contemplatif : Plutarque[5] indique quâil abandonna sa maison et son patrimoine Ă sa famille et laissa des terres en friche, sous le coup dâune inspiration divine et par grandeur dâĂąme ; Plutarque souligne ainsi la « grande diffĂ©rence entre la vie du philosophe contemplatif qui applique sa pensĂ©e au Beau, et celle de lâhomme dâĂtat ». Cette hauteur de pensĂ©e chez Anaxagore est Ă©galement attestĂ©e par DiogĂšne LaĂ«rce[6]. Anaxagore lui-mĂȘme estimait que le bonheur de lâhomme ne vient « ni de la richesse ni de la puissance[7]. », mais peut-ĂȘtre dâune vie juste, pure, dĂ©nuĂ©e de souffrance, et ayant part Ă une contemplation divine[8]. Ă la question de savoir Ă quoi bon choisir de naĂźtre et de vivre, il rĂ©pondait : « pour contempler les cieux et lâordre de tout lâunivers[9]. »
Les commentateurs modernes[10] relĂšvent comme un des traits dominants du caractĂšre dâAnaxagore la prudence froide et austĂšre dâun penseur scientifique. Car Anaxagore fait aussi figure de rationaliste Ă©clairĂ©, en lutte contre les superstitions : il aurait prĂ©dit en 467- 466 la chute dâune mĂ©tĂ©orite prĂšs dâAigos Potamos aprĂšs le passage dâune comĂšte[11]. Vers 450 av. J.-C., son traitĂ© fait lâobjet dâune lecture publique Ă AthĂšnes, en prĂ©sence de Socrate, Ă©pisode dont tĂ©moigne le PhĂ©don de Platon (97 b-c) [11] - [Note 1]; dans cette ville, oĂč il est lâami de PĂ©riclĂšs, il frĂ©quente un groupe prestigieux dâartistes et dâintellectuels. Au dire de Proclus, Anaxagore sâest beaucoup intĂ©ressĂ© Ă lâĂ©tude de la gĂ©omĂ©trie ; il connaĂźt les travaux mathĂ©matiques dâAntiphon, son contemporain, pour tenter de rĂ©soudre le problĂšme de la quadrature du cercle : il y consacre ses loisirs forcĂ©s dans la prison dâAthĂšnes, traçant des dessins gĂ©omĂ©triques relatifs Ă ce problĂšme, qui ont sans doute nourri sa conception de lâunivers en expansion Ă partir du centre de la masse primordiale vers la pĂ©riphĂ©rie[12]. Disciple d'AnaximĂšne, il introduit le concept de « NoĂ»s » (en grec NοῊÏ), lâIntelligence organisatrice et directrice du monde. Ce terme devint mĂȘme son surnom, « NoĂ»s », l'« Esprit », car il soutenait que l'Intelligence Ă©tait la cause de l'univers[13]. Ă l'inverse de nombre de penseurs grecs, il mĂ©prise la sphĂšre politique et clame que seul le Cosmos importe. Ce dernier serait formĂ© de substances diverses qui n'auraient ni naissance ni fin mais s'agenceraient seulement par combinaisons et sĂ©parations. Il est le premier Grec Ă aborder le problĂšme de la quadrature du cercle[14] ; ses voyages en Ăgypte lui permettent de perfectionner ses connaissances. Pour EmpĂ©docle, par l'action du ciel, la Terre reste tranquille par l'effet d'un tourbillon qui l'entoure ; pour Anaxagore, AnaximĂšne et DĂ©mocrite, elle est une vaste et plate huche[15]. Il enseignait que la lune, formĂ©e de terre, reflĂ©tait la lumiĂšre du soleil[4], qui est une pierre chaude plus grande que le PĂ©loponnĂšse[16], comme ParmĂ©nide : au dire de Platon, cette thĂ©orie, qu'il donnait comme sienne, sur la lumiĂšre de cette planĂšte, Ă©tait une opinion beaucoup plus ancienne.
ProcÚs pour impiété et fin de vie
Devenu vieux, et nĂ©gligĂ© par son ami PĂ©riclĂšs qui Ă©tait trop occupĂ©, il se coucha, se voila la tĂȘte et voulut se laisser mourir de faim. Selon Plutarque, PĂ©riclĂšs accourut chez son ami et dĂ©plora « non pas le sort du philosophe mais le sien, sâil devait perdre un tel conseiller politique. Alors Anaxagore se dĂ©voila et lui dit : âĂ PĂ©riclĂšs, ceux qui ont besoin de la lampe y versent de lâhuile[5].â » Anaxagore fut traduit en justice dans un procĂšs pour impiĂ©tĂ©, vers 437 av. J.-C. Sur proposition du devin DiopeithĂšs, ClĂ©on venait de faire voter Ă AthĂšnes, en 432-431, un dĂ©cret qui autorisait Ă poursuivre « ceux qui nient les choses divines ou qui rĂ©pandent dans leur enseignement des thĂ©ories sur les phĂ©nomĂšnes cĂ©lestes »[11] - [17]. Ses adversaires lui reprochaient sa thĂ©orie cosmique : lĂ oĂč le regard thĂ©ologique voyait des dieux dans les astres, lui ne les considĂ©rait que comme des masses incandescentes. AccusĂ© de ne pas respecter le panthĂ©on grec, et de ramener les astres Ă de simples pierres, il fut condamnĂ© Ă mort par contumace[Note 2], mais Ă©chappa Ă la sentence grĂące Ă son ami PĂ©riclĂšs[18], et il s'exila Ă Lampsaque, une colonie de PhocĂ©e en Asie mineure. On lui apprit en mĂȘme temps sa condamnation et la mort de ses enfants : « La nature nous avait, eux et moi, condamnĂ©s depuis longtemps », dit-il, et il les enterra de ses propres mains[19].
Il mourut Ă Lampsaque en 428 av. J.-C.
La cosmologie dâAnaxagore
La cosmologie dâAnaxagore est exposĂ©e dans lâunique ouvrage dont il est lâauteur, ΠΔÏÎŻ ΊÏÏΔÏÏ, De la nature ; il ne subsiste de ce traitĂ© que quelques fragments, un peu plus dâune vingtaine, presque tous conservĂ©s par Simplicius[20], auxquels sâajoute une importante sĂ©rie de tĂ©moignages.
Tout se transforme
PubliĂ© vers 430, ce traitĂ© coĂŻncide avec lâacmĂ© de Leucippe dont Anaxagore connaissait les thĂ©ories : selon toute vraisemblance, il a eu la volontĂ© de critiquer le systĂšme de lâatomisme au moins sous sa premiĂšre forme[21]. Chez tous les penseurs antĂ©rieurs ou contemporains, depuis ParmĂ©nide, EmpĂ©docle, Leucippe, XĂ©nophane et HĂ©raclite, jusquâau TimĂ©e de Platon, la grande question qui se posait consistait Ă expliquer comment lâĂ©nergie cosmique pouvait continuer Ă faire fonctionner le monde : comment se fait-il que la vie de lâunivers, â mouvements des corps, rayonnement de lumiĂšre et de chaleur, transformation des Ă©tats de la matiĂšre, croissance et reproduction des ĂȘtres vivants â ne cesse pas par Ă©puisement ? Certains penseurs, comme Anaximandre et EmpĂ©docle avaient envisagĂ© un devenir cyclique, comportant une rĂ©cupĂ©ration des Ă©nergies de maniĂšre Ă assurer la permanence dynamique du cosmos. Pourtant lâexpĂ©rience sensible sur Terre montrait une dissipation irrĂ©versible des Ă©nergies et lâextinction progressive de tous les mouvements[21]. La physique dâAnaxagore reprĂ©sente une solution nouvelle et originale Ă ce problĂšme, et propose en mĂȘme temps une conception neuve de la substance.
Refusant le concept du « non-ĂȘtre » et de ses productions, Anaxagore rejette Ă©galement la thĂšse des quatre Ă©lĂ©ments dâEmpĂ©docle et sa conception dâune restitution des Ă©nergies cosmiques. Il est Ă l'origine dâune formule qui fera fortune : « Rien ne naĂźt ni ne pĂ©rit, mais des choses dĂ©jĂ existantes se combinent, puis se sĂ©parent de nouveau[22] - [23]. » Il postule en effet deux principes essentiels, dâune part le principe de conservation ou « nĂ©gation du devenir[Note 3] », dâaprĂšs lequel rien ne saurait se crĂ©er du nĂ©ant : ĂȘtre et matiĂšre ne se produisent ni ne se crĂ©ent, mais se transforment. Toute crĂ©ation apparente nâest en rĂ©alitĂ© quâune transformation de choses existantes ; cette conception sera reprise par Lavoisier qui Ă©nonce en 1789 le mĂȘme principe de conservation de la matiĂšre Ă travers la phrase bien connue : « Rien ne se perd, rien ne se crĂ©e, tout se transforme »[24]. Toutefois ces deux formules n'ont pas exactement le mĂȘme sens : celle d'Anaxagore sâapplique dans un systĂšme mĂ©taphysique, et celle de Lavoisier dans la chimie expĂ©rimentale, deux paradigmes fondamentalement diffĂ©rents[Note 4]. Anaxagore conçoit lâunivers comme un monde clos oĂč se rĂ©alisent deux types de mouvements : « Tout se trouve composĂ© et discriminĂ© Ă partir des choses qui existent », Ă©crit-il dans le fragment 17 ; ainsi sâopĂšre un double processus de dissociation ou diffĂ©renciation de la matiĂšre, en grec ÎŽÎčÎŹÎșÏÎčÏÎčÏ, suivi dâune combinaison (ÏÏÎłÎșÏÎčÏÎčÏ) Ă lâorigine des entitĂ©s composĂ©es. Mais Anaxagore utilise aussi une terminologie de la diffĂ©renciation organique, áŒÏÏÎșÏÎčÏÎčÏ, qui suppose un mĂ©canisme spĂ©cifique[25].
Propriétés infinies de la matiÚre
Il Ă©nonce dâautre part le principe de lâinfini de petitesse, dâaprĂšs lequel la matiĂšre est quantitativement finie, mais ses propriĂ©tĂ©s â ce quâAristote appellera la qualitĂ© â sont divisibles Ă lâinfini[26]. La composition de la matiĂšre primordiale chez Anaxagore admet une quantitĂ© quasi infinie dâĂ©lĂ©ments, et elle constitue un rĂ©servoir inĂ©puisable dâoppositions qualitatives ; ainsi, les premiĂšres matiĂšres qualifiĂ©es que la dissociation dĂ©gage de cette masse primordiale sont lâair et lâĂ©ther, au sein desquels se forment les nuages par sĂ©paration du dense et du lĂ©ger, du chaud et du froid, du lumineux et de lâobscur[27]. Anaxagore prĂ©cise mĂȘme que ces parcelles de matiĂšre nouvellement soumises Ă la diffĂ©renciation sont entraĂźnĂ©es dans des trajectoires circulaires et se superposent au centre du monde ou Ă la pĂ©riphĂ©rie : « Le dense, lâhumide, le froid et lâobscur se sont rassemblĂ©s ici-bas, lĂ oĂč se trouve dĂ©sormais la Terre ; au contraire, le rare, le chaud et le sec ont gagnĂ© la partie la plus Ă©loignĂ©e de lâĂ©ther[28]. » Ces polaritĂ©s opposĂ©es[29] peuvent ĂȘtre chacune dans des proportions et des degrĂ©s variables, et la sĂ©rie de leurs dissociations, en progression gĂ©omĂ©trique, est illimitĂ©e, en vertu de la structure infinitĂ©simale de la matiĂšre[30]. Les qualitĂ©s de cette matiĂšre restent indĂ©finiment mĂ©langĂ©es, aussi loin quâon puisse pousser leur diffĂ©renciation [31] ; celle-ci ne permet donc pas dâisoler des constituants ultimes, ce que suggĂšre le fragment 3 : « Dans le petit, on ne saurait trouver un dernier degrĂ© de petitesse, mais il y a toujours un encore plus petit, car il n'est pas possible que l'ĂȘtre soit anĂ©anti par la division »[Note 5]. On dĂ©cĂšle dans ce fragment une critique de la thĂ©orie atomiste de Leucippe, la seule thĂ©orie quâAnaxagore peut avoir connue (et non celle de DĂ©mocrite, plus tardif). Avec cet infini de petitesse, et en postulant « un monde unique » (áŒÎœ Ïáż· áŒÎœáœ¶ ÎșÏÏÎŒáżł)[32], Anaxagore prenait lâexact contre-pied de lâhypothĂšse initiale de lâatomisme, dont il raille mĂȘme le processus de division cher Ă Leucippe et qui sera repris par DĂ©mocrite, la ÎŽÎčαίÏΔÏÎčÏ / diaĂŻresis, en le comparant, dans le fragment 8, au travail grossier du bĂ»cheron : « Les choses ne sont pas davantage sĂ©parĂ©es dâun coup de hache, le chaud sĂ©parĂ© du froid, et le froid du chaud ». Aucune propriĂ©tĂ© ne peut donc ĂȘtre isolĂ©e, dans aucun fragment de la matiĂšre, aussi petit soit-il.
Le Noûs
Au commencement de cette Ćuvre, Anaxagore dĂ©crit, dans un style Ă©levĂ©, lâĂ©tat originel et indiffĂ©renciĂ© du monde, ce mĂ©lange primitif de toutes choses quâil appelle le « Tout ensemble » (ÏÎŹÎœÏα áœÎŒÎżáżŠ)[33]. Selon Charles Mugler, cet infini illimitĂ© primitif est le vide, et la « multiplicitĂ© enveloppante » (Ïολáœș Ï᜞ ÏΔÏÎčÎÏÎżÎœ) Ă©voquĂ©e dans le fragment 2, est le nĂ©ant : ainsi, « le non-ĂȘtre dâAnaxagore nâest pas niĂ©, il ne sâoppose pas Ă lâĂȘtre. Il se confond avec la plĂ©nitude de lâĂȘtre dans le ÏÎŹÎœÏα áœÎŒÎżáżŠ », le mĂ©lange primitif de toutes choses. Anaxagore rĂ©ussit Ă relever le dĂ©fi de ParmĂ©nide et Ă plier le non-ĂȘtre Ă lâexistence[34]. « Toutes les choses Ă©taient ensemble, illimitĂ©es en nombre et en petitesse. Ensuite vint un Intellect qui les mit en ordre[35]. » Dans ce systĂšme cosmologique, le rĂŽle central est en effet dĂ©volu Ă lâIntelligence, le NoĂ»s (en grec ancien NοῊÏ) considĂ©rĂ© comme « la plus pure et la plus fine des choses qui sont[25] ». Dans le fragment 12, Anaxagore se le reprĂ©sente comme une substance matĂ©rielle particuliĂšrement subtile, exempte de tout mĂ©lange (áŒÎŒÎčγΟÏ). Le qualificatif áŒÏΔÎčÏÎżÏ quâAnaxagore lui applique au sens de « dĂ©pourvu de frontiĂšres intĂ©rieures », souligne sa puretĂ© : « LâIntellect, maĂźtre absolu, nâest mĂ©langĂ© Ă aucune chose car il existe seul et par lui-mĂȘme. Toutes les choses qui ont une Ăąme sont toutes sous lâempire de lâIntellect. Câest lâIntellect qui a exercĂ© son empire sur la rĂ©volution universelle, de telle sorte que câest lui qui a donnĂ© le branle Ă cette rĂ©volution[36]. » Le NoĂ»s est ainsi dĂ©fini par tous les caractĂšres quâAristote attribuera, un siĂšcle plus tard, au Premier Moteur de sa MĂ©taphysique : unitĂ©, puretĂ©, omniscience, omnipotence, cause motrice. Il est le premier ĂȘtre Ă connaĂźtre les choses par lâactivitĂ© de diffĂ©renciation quâil opĂšre et qui sĂ©pare progressivement lâair humide de lâair sec, lâeau de lâair humide, la terre de lâeau[37]. Puissance tĂ©lĂ©ologique en tant que cause motrice, cette Intelligence est conçue comme principe du mouvement circulaire de rotation cosmique (ÏΔÏÎčÏÏÏηÏÎčÏ), qui sâapplique aussi bien au circuit des astres quâĂ la perturbation initiale Ă lâorigine de la formation du monde. Tout en possĂ©dant la connaissance et la volontĂ© [38], cette Intelligence nâest pas conçue de maniĂšre anthropomorphique, comme le dĂ©miurge du TimĂ©e de Platon. En tant quâĂ©nergie, le NoĂ»s ordonne le monde : câest lâIntelligence organisatrice qui met en Ćuvre le processus de diffĂ©renciation ou dissociation (ÎŽÎčÎŹÎșÏÎčÏÎčÏ) de la matiĂšre et l'ĂȘtre. Câest pourquoi cette thĂšse dâAnaxagore, bien que fournissant une tentative dâexplication cosmogonique, est jugĂ©e avant tout comme mĂ©taphysique par les commentateurs[39].
Le systĂšme de pensĂ©e dâAnaxagore est complexe : il est le premier Ă avoir exploitĂ© les paradoxes de lâinfinitĂ© (áŒÏΔÎčÏÎżÎœ), avec comme consĂ©quence par exemple que certains infinis qualitatifs (Ă distinguer de lâinfini quantitatif de ZĂ©non) sont plus grands que dâautres[40]. Il pose de difficiles problĂšmes dâinterprĂ©tation, portant aussi bien sur la matiĂšre et le mĂ©lange primitif des substances et de mystĂ©rieuses « semences » (ÏÏÎÏΌαÏα) en nombre infini, mais aussi sur le principe de lâinhĂ©rence universelle (autrement dit la thĂšse quâil nâexiste pas dâĂ©lĂ©ment Ă proprement parler)[40]. En effet, « toute chose possĂšde une portion de toute chose[41]. », principe quâAnaxagore a tirĂ© du phĂ©nomĂšne de la nutrition : constatant que, des aliments que nous absorbons sortent le sang, les cheveux, les os[42], il en aurait dĂ©duit que « tout est dans tout ». Mais Ă©noncĂ©e sous cette forme, cette conclusion n'est pas vraie, seules certaines choses Ă©tant contenues dans dâautres[39]. Il rĂ©sulte de ce principe dâinhĂ©rence universelle que « aujourdâhui encore, toutes les choses sont ensemble comme elles Ă©taient au commencement[41] ».
Les homéomÚres
Le dĂ©saccord des interprĂštes dâAnaxagore sur la question des homĂ©omĂšres est complet[43] - [44]. Lâemploi mĂȘme du terme dâhomĂ©omĂšres[Note 6], (en grec áœÎŒÎżÎčÎżÎŒÎ”Ïáż), pour parler des substances de la physique dâAnaxagore, bien quâusuel depuis lâantiquitĂ© chez les doxographes et les exĂ©gĂštes modernes, a soulevĂ© bien des problĂšmes ; il prĂȘte Ă confusion et rend impossible la comprĂ©hension de la thĂ©orie de la matiĂšre dans sa cosmologie. Pour AndrĂ© Laks, « ce terme ne remonte certainement pas Ă Anaxagore[25] » ; Jean-Paul Dumont prĂ©cise que « ce terme a sans doute Ă©tĂ© forgĂ© par Aristote pour rendre compte du systĂšme du ClazomĂ©nien[45]. » Le mot nâapparaĂźt pas en effet dans les fragments conservĂ©s dâAnaxagore, mais appartient au vocabulaire dâAristote[46]. Dans la terminologie aristotĂ©licienne de la matiĂšre, les homĂ©omĂšres sont « formĂ©s de parties semblables ou analogues au tout » : ils qualifient aussi bien les fragments homogĂšnes des composants naturels (bois, or) ou organiques (cheveux, sang ou os), que les corps simples et primordiaux, câest-Ă -dire les Ă©lĂ©ments ultimes[47]. Ainsi, les homĂ©omĂšres dont parlent Aristote et ses successeurs Ă propos dâAnaxagore spĂ©cifient la matiĂšre en particules Ă©lĂ©mentaires et invisibles en quantitĂ© infinie ; or, ainsi dĂ©finis, ces homĂ©omĂšres entrent en contradiction avec la conception pĂ©ripatĂ©ticienne de la matiĂšre, entendue comme continue et illimitĂ©e, et ne faisant aucune place au vide. RenĂ© Thom constate quâ« Aristote â seul penseur du continu â a eu conscience de la difficultĂ© »[48].
En fait, lâerreur provient dâAristote lui-mĂȘme : le professeur Charles Mugler, spĂ©cialiste des prĂ©socratiques, lâa dĂ©montrĂ© clairement, dĂšs 1956, dans un article dĂ©taillĂ©, et Ă sa suite, Isidoro Muñoz Valle a fait de mĂȘme : « En rĂ©alitĂ©, Aristote a cru quâAnaxagore considĂ©rait comme Ă©lĂ©ments (câest-Ă -dire des corps simples) les substances homogĂšnes (áœÎŒÎżÎčÎżÎŒÎ”Ïáż)[49]. » Câest Ă tort en effet quâAristote parle dâ« Ă©lĂ©ments » (ÏÏÎżÎčÏΔáżÎ±) Ă propos du systĂšme dâAnaxagore, alors que de telles entitĂ©s nâexistent pas chez lui ; Charles Mugler estime donc quâ« il faut restituer Ă ce terme le sens quâil a eu chez le ClazomĂ©nien avant dâĂȘtre interprĂ©tĂ© de travers par Aristote et ses successeurs[50]. » Il dĂ©finit les homĂ©omĂšres chez Anaxagore comme des particules de matiĂšre oĂč « un certain Ă©tat de diffĂ©renciation, grĂące auquel un faisceau de qualitĂ©s prĂ©domine sur les autres, caractĂ©rise le fragment dans toute son Ă©tendue. Les homĂ©omĂšres, loin dâĂȘtre des rĂ©alitĂ©s matĂ©rielles indivisibles Ă qualitĂ©s isolĂ©es, sont donc des volumes de matiĂšre parfaitement divisibles et susceptibles, dâailleurs, de nombreuses formes dâaprĂšs AĂ©tius, dans lesquels la subdivision purement mĂ©canique nâarriverait pas Ă isoler une qualitĂ© de sa fusion Ă©troite avec les autres, ni mĂȘme Ă en changer le degrĂ© de prĂ©sence[51]. » Le philosophe AndrĂ© Laks reconnaĂźt lui aussi ce « principe de domination », ou de prĂ©dominance, qui rĂ©git les homĂ©omĂšres chez Anaxagore ; câest lui qui rĂšgle lâĂ©quilibre interne de la rĂ©partition de certaines qualitĂ©s au sein des fragments de la matiĂšre, quelque petits que soient ces fragments[40]. Lâexistence des homĂ©omĂšres ainsi conçus explique la proposition dâAnaxagore selon laquelle tout fragment de matiĂšre contient une part de toute qualitĂ©, proposition Ă©noncĂ©e sous la forme « tout contient une partie de tout[41] ».
Astronomie
Anaxagore rompt avec les divinitĂ©s anthropomorphiques et l'astrolĂątrie en considĂ©rant que le Soleil, la Lune et les Ă©toiles sont des masses de terre incandescentes qui se sont dĂ©tachĂ©es de la Terre[52]. Câest Ă Anaxagore que revient le trĂšs grand mĂ©rite dâavoir dĂ©couvert la cause physique des phases de la Lune, par une explication qui relĂšve de lâoptique gĂ©omĂ©trique[53] : « ThalĂšs, Anaxagore et Platon sâaccordent pour considĂ©rer que les cycles mensuels de la Lune sont lâeffet de sa conjonction avec le soleil qui lâĂ©claire alors[54] », puisque la Lune nâa pas de lumiĂšre qui lui soit propre. Anaxagore a Ă©galement compris que « lâĂ©clipse de Soleil se produit quand sa lumiĂšre est interceptĂ©e par la Lune Ă la Nouvelle Lune »[55] - [56].
Selon DiogĂšne LaĂ«rce, Anaxagore est le premier auteur Ă publier un livre avec des dessins ou diagrammes. C'est la plus ancienne mention de l'existence d'un livre illustrĂ©[57]. On notera cependant la dĂ©couverte de papyrus Ă©gyptiens illustrĂ©s de schĂ©mas de gĂ©omĂ©trie, trĂšs antĂ©rieurs Ă l'Ă©poque d'Anaxagore, comme le papyrus Rhind, mais qui ne constituent pas Ă proprement parler un « livre » portant un nom dâauteur.
Biologie
Théophraste rapporte au Livre III de son Histoire des plantes que selon Anaxagore, la semence de toute chose est contenue dans le vent[58] ; contenues dans l'eau des pluies, ces semences donnent naissance aux plantes.
Sâagissant de la sensation et en particulier de la perception visuelle, il est impossible de se faire une idĂ©e claire de la maniĂšre dont Anaxagore concevait son mĂ©canisme, dâaprĂšs les indications vagues de ThĂ©ophraste[59] - [60]. Ce dernier se bornait Ă constater que la vue rĂ©sultait de la rĂ©flexion de la lumiĂšre dans la pupille ; au tĂ©moignage de plusieurs doxographes, la position soutenue par Anaxagore consistait Ă considĂ©rer les sensations comme trompeuses[61], et Ă rejeter la validitĂ© des sens, qui sont trop peu assurĂ©s : « Ătant donnĂ© la faiblesse de nos sens, nous ne sommes pas Ă mĂȘme de disposer dâun critĂšre du vrai[62]. »
Notes et références
Notes
- LâacmĂ© de Socrate est contemporaine de la mort dâAnaxagore : Histoire de la philosophie, article « Les PrĂ©socratiques » par ClĂ©mence Ramnoux, 1969, Tome I, p. 414.
- Selon DiogĂšne LaĂ«rce, il fut condamnĂ© Ă une amende de cinq talents et Ă lâexil.
- Expression de Francis M. Cornford : en anglais, « the canon of No Becoming ».
- Cependant, dâaprĂšs Cyril Bailey (de), The Greek Atomists and Epicurus, Oxford, 1928, les qualitĂ©s se rĂ©uniraient non par simple juxtaposition mais par une combinaison chimique. Voir Charles Mugler, op. cit., 1956, p. 357.
- Cette traduction repose sur la conjecture proposĂ©e par Eduard Zeller qui lisait dans ce fragment 3, ÏÎżÎŒáż Â« par division », au lieu de Ï᜞ ÎŒÎź. Voir Jean-Paul Dumont, op. cit., note 6 relative Ă la page 649. Mais Charles Mugler (op. cit., p. 375) a proposĂ© de considĂ©rer le groupe Ï᜞ ÎŒÎź ÎżáœÎș ΔጶΜαÎč comme un infinitif substantivĂ© grec, et de traduire : « LâĂȘtre ne consiste pas en une simple nĂ©gation du non-ĂȘtre. »
- La transcription de ce terme grec est mal fixĂ©e : Ă cĂŽtĂ© dâhomĂ©omĂšre, on trouve les graphies homomĂšre en biologie cellulaire, homoiomĂšre, et homĆomĂšre. Pour ne pas ajouter Ă la confusion, on nĂ©gligera ici le substantif homĂ©omĂ©rie, (áœÎŒÎżÎčÎżÎŒÎÏΔÎčα), dont parlent Aristote et certains commentateurs modernes.
Références
- Vincent Citot, « Grandeur et dĂ©cadence de la philosophie grecque », Le Philosophoire, vol. 42, no 2,â , p. 135-196 (lire en ligne).
- Charles Mugler 1956, p. 318.
- André Laks 2002, p. 3.
- Couderc 1966, p. 47.
- Plutarque, Vies parallÚles [détail des éditions] [lire en ligne], PériclÚs, XVI, 7, 162 b-d.
- DiogÚne Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres [détail des éditions] (lire en ligne), II, 6.
- Aristote, Ăthique Ă Nicomaque, X, 9, 1179 a 14.
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Annexes
Bibliographie
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Liens externes
- Ressources relatives Ă la recherche :
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