PhĂšdre (Platon)
PhĂšdre est un dialogue Ă©crit par Platon. Il met en scĂšne Socrate et PhĂšdre et se divise en deux parties : l'une centrĂ©e sur le thĂšme de la beautĂ© et de l'amour, lâautre sur la dialectique et la rhĂ©torique.
Le PhÚdre est considéré par certains comme l'un des derniers dialogues de la période de maturité de Platon et il appartient au genre littéraire du dialogue socratique. Il traite une diversité de sujets en variant les formes : la question de la mort, de l'amour, de la rhétorique et de l'écriture sont abordées, sous forme de dialogues, de discours, de descriptions, de mythes et de priÚres.
Le PhÚdre est construit autour de deux personnages : Socrate et PhÚdre. Le PhÚdre constituerait le dernier dialogue de la période dite de « maturité » et aurait été rédigé aprÚs Le Banquet et La République. Par ailleurs, étant donné que PhÚdre traite de la vraie rhétorique, il constitue aussi une introduction aux dialogues métaphysiques de Platon.
Personnages
- Socrate
- PhĂšdre : AthĂ©nien, brillant et riche, fils de PythoclĂšs du dĂšme de Myrrhinonte. Luc Brisson, dans l'introduction de sa traduction, affirme qu'il a certainement Ă©tĂ© impliquĂ© dans l'affaire des hermocopides. Il apparaĂźt comme un fervent partisan des sophistes, et la naĂŻvetĂ© de ses enthousiasmes lâempĂȘche de communier avec la pensĂ©e de Socrate, malgrĂ© son honnĂȘte sincĂ©ritĂ©[1].
Argument
L'argument du PhĂšdre est notoirement difficile Ă cerner. Il s'agit d'un dialogue oĂč s'entrecroisent, tour Ă tour, les questions de l'Amour, du Beau, de l'Ăąme, de la folie, de la rhĂ©torique et de la composition des discours, de la dialectique et de l'Ă©criture. Et pourtant, on ne peut que reconnaĂźtre la profonde unitĂ© organique qui l'anime, se conformant ainsi Ă la remarque de Socrate en 264c : « Tout discours doit ĂȘtre composĂ© comme un ĂȘtre vivant » . L'exposĂ© de l'immortalitĂ© de l'Ăąme, la vie de l'Ăąme avec les dieux, les migrations qu'elles subissent, Ă l'origine du sentiment amoureux, de la perception de la destinĂ©e et de la vĂ©ritĂ© constitue Ă la fois le point d'orgue du dialogue et donne les clĂ©s et le fondement d'une conduite philosophique.
PremiÚre partie : Amour et Beauté
Discours de Lysias, rapporté par PhÚdre (230e-234c)
AprĂšs avoir passĂ© la matinĂ©e Ă Ă©couter les beaux discours du rhĂ©teur Lysias, PhĂšdre rend visite Ă Socrate pour lui faire part de son admiration pour ce dernier. Les deux AthĂ©niens, aprĂšs ĂȘtre sortis de la ville, se promĂšnent le long des murailles tout en mĂ©ditant les belles paroles de Lysias. DĂšs le dĂ©part, le grand philosophe Socrate sâavoue incapable de rĂ©sister aux charmes quâexercent sur lui les discours. De son cĂŽtĂ©, PhĂšdre est conscient du pouvoir que le discours de Lysias lui confĂšre. Durant les premiĂšres pages du dialogue, un subtil jeu de persuasion et de sĂ©duction sâinstalle entre les deux hommes. PhĂšdre aguiche Socrate et lui cache le papyrus contenant le discours de Lysias, quâil tient sur les bras. PhĂšdre est Ă©merveillĂ© par lâart de Lysias, et Socrate dĂ©sire de plus en plus connaĂźtre la teneur du discours. Recherchant alors un lieu agrĂ©able pour lire et discuter du discours, les deux personnages se dirigent vers les rives de lâIlissos et prennent place prĂšs dâun gattilier en fleurs, Ă lâombre dâun platane.
Socrate dĂ©couvre finalement le discours de Lysias, PhĂšdre lui en faisant la lecture. Les caractĂ©ristiques de ce discours sont celles de la sophistique. Lysias parle de lâamour et dĂ©montre subtilement la justesse dâun paradoxe : il vaut mieux choisir pour amant celui qui ne vous aime pas que celui qui vous aime. Le vĂ©ritable amant, lâamant passionnĂ©, nâaura en effet plus de reconnaissance pour lâĂȘtre aimĂ© quand son ardeur sera Ă©teinte, alors que celui qui nâaime pas, lâamant non passionnĂ©, conduira la relation de la façon la plus utile pour lui et pour lâĂȘtre aimĂ©. Pour Socrate, câest Lysias en personne qui fait son apparition au moment oĂč le texte Ă©crit sâexpose au grand jour. PhĂšdre semble conquis par les paroles du rhĂ©teur, et Socrate comprend alors que Lysias reprĂ©sente un adversaire dans son envie de possĂ©der le beau PhĂšdre. Lysias brise lâintimitĂ© unissant Socrate Ă son compagnon de route. Se sentant mis au dĂ©fi, Socrate se lance dans une improvisation sur le mĂȘme thĂšme et la mĂȘme thĂšse.
RĂ©ponse de Socrate (234c-257b)
Socrate admire, avec une ironie Ă©vidente, lâanalyse raffinĂ©e des diverses formes de lâamour de Lysias, mais pense que Lysias a attachĂ© peu dâimportance au contenu, Socrate part donc dâune dĂ©finition de lâamour que Lysias admet comme connu : lâamour est essentiellement dĂ©sir. Cependant, selon Socrate, il y a deux formes de dĂ©sir : le dĂ©sir comme appĂ©tit du plaisir et le dĂ©sir qui tend intellectuellement aux progrĂšs. Le discours de Socrate sâoppose Ă celui de Lysias dans sa composition ; il est constituĂ© non pas dâune sĂ©rie dâarguments dĂ©tachĂ©s, mais dâun processus unique qui, partant de la dĂ©finition, en dĂ©veloppe toutes les consĂ©quences.
Mais, Socrate veut aussi sâopposer au sophiste dans lâessence mĂȘme de ses idĂ©es : il se ravise et prend le contrepied de sa premiĂšre position. Il entreprend dĂšs lors un second discours, palinodie adressĂ©e Ă Ăros du premier et Ă©loge de la folie. Les activitĂ©s supĂ©rieures de lâhomme participent, selon Socrate, toutes dâune folie qui est la marque de leur origine divine. Pour Platon, il faut distinguer quatre espĂšces de folie dâorigine divine[2]: la folie divinatoire d'Apollon, la folie initiatique de Dionysos, la folie poĂ©tique des Muses, et enfin la folie amoureuse d'Aphrodite.
Pour comprendre ces folies, il faut connaĂźtre la nature de lâĂąme et Ă©tablir son immortalitĂ© : tout comme ce qui possĂšde en soi-mĂȘme le principe de son mouvement, lâĂąme est immortelle. Au contraire, ce qui est mĂ» de lâextĂ©rieur pĂ©rira dĂšs que la source extĂ©rieure de vie sera tarie. Si lâĂąme est le « siĂšge des passions », elle nâen est pas moins dans le corps mortel comme dans une prison, dans un tombeau. Dâautre part, il est possible de connaĂźtre la vĂ©ritable nature de lâĂąme en se la reprĂ©sentant sous une forme mythique. Il sâagit du mythe de lâattelage ailĂ© :
« Pour faire comprendre ce qu'elle est, il faudrait une science divine et des dissertations sans fin ; mais pour en donner une idĂ©e par comparaison, la science humaine suffit, et il n'est pas besoin de tant de paroles. C'est ainsi que nous procĂ©derons. Comparons l'Ăąme aux forces rĂ©unies d'un attelage ailĂ© et d'un cocher. Les coursiers et les cochers des dieux sont tous excellents et d'une excellente origine ; mais les autres sont bien mĂ©langĂ©s. Chez nous autres hommes, par exemple, le cocher dirige l'attelage, mais des coursiers l'un est beau et bon et d'une origine excellente, l'autre est d'une origine diffĂ©rente et bien diffĂ©rent : d'oĂč il suit que chez nous l'attelage est pĂ©nible et difficile Ă guider[3]. »
Ce qui est appelĂ© vivant, c'est l'ensemble d'une Ăąme et d'un corps fixĂ© Ă elle[4]. LâĂąme est comparable Ă un attelage ailĂ© cĂ©leste : le cocher est la raison, lâintellect qui gouverne et lâattelage est tirĂ© par deux chevaux. Cependant, Platon introduit une diffĂ©rence entre lâĂąme des dieux et lâĂąme humaine. Pour lâĂąme des dieux, la structure de lâattelage et son comportement sont dans une continuitĂ© cohĂ©rente si bien quâune fausse manĆuvre est, par principe, exclue. Lâattelage est portĂ© sans encombre par les ailes au sommet de la voĂ»te cĂ©leste dans un mouvement ascensionnel uniforme. Alors que pour lâĂąme humaine, ce mouvement devient difficile car lâattelage est appariĂ©, les deux chevaux sont de nature diffĂ©rente. Lâun, blanc, noble et obĂ©issant, aspire au ciel et reprĂ©sente le cĆur. Lâautre, noir et massif, est attirĂ© par la terre et reprĂ©sente la partie dĂ©sirante de lâĂąme.
Les Formes sont dĂ©pourvues de couleur, parce quâelles sont incorporelles[5]. Ă peine arrivĂ©es Ă la hauteur du monde Ă©ternel, mĂȘme si certaines Ăąmes peuvent apercevoir quelques idĂ©es, elles chutent toutes inĂ©vitablement dans le monde sensible, puisque leurs ailes manquent de force pour pouvoir les soutenir. Ce voyage dans le ciel des IdĂ©es aux cĂŽtĂ©s des dieux est appelĂ© « mystĂšre ». Il sâensuit qu'une hiĂ©rarchie dans les types humains comportant neuf degrĂ©s, chacun correspondant Ă plus ou moins dâimperfection dans les Ăąmes en fonction de ce quâelles ont pu ou non apercevoir du monde des idĂ©es. Au sommet de la pyramide se trouvent les philosophes, suivent aprĂšs les rois et guerriers, les hommes politiques et financiers, les mĂ©decins et hygiĂ©nistes, les devins, les peintres et poĂštes, les agriculteurs et les artisans, les sophistes et au dernier Ă©chelon de la pyramide les tyrans. Le philosophe-roi est chargĂ© de faire rĂ©gner lâordre et la justice. Ainsi, nous connaissons lâessence des rĂ©alitĂ©s, car notre Ăąme a eu une vie jadis oĂč elle contemplait les essences de la rĂ©alitĂ© et que maintenant, une fois incarnĂ©e dans un corps, elle se souvient de ces essences en voyant des imitations des rĂ©alitĂ©s. NĂ©anmoins, lâĂąme est brouillĂ©e par le corps ; le corps est un brouillard qui empĂȘche lâĂąme de percevoir avec nettetĂ© le ciel des IdĂ©es. Le travail de lâĂąme consiste dĂšs lors Ă Ă©carter les barreaux de la chair que le corps ne cesse dâinterposer entre elle et les IdĂ©es : Câest lĂ le phĂ©nomĂšne dâanamnĂ©sis. Toute connaissance est rĂ©miniscence ou encore conversion par laquelle lâĂąme rĂ©oriente son regard vers les rĂ©alitĂ©s vĂ©ritables. ConnaĂźtre, câest toujours reconnaĂźtre ce quâon avait vu dans une vie antĂ©rieure.
AprĂšs avoir exposĂ© ce mythe, argument illustratif et non dĂ©monstratif, Socrate mĂšne une analyse dĂ©taillĂ©e de lâAmour. Lâamant tend Ă se rapprocher de lâidĂ©e absolue de beautĂ© Ă travers lâĂȘtre aimĂ©, et cherche en lui des caractĂ©ristiques reflĂ©tant le Dieu qu'il honore ; il y a dans sa passion quelque chose de divin. Si lâamant ne recherche que cette idĂ©e pure, son amour devient un effort continuel de dĂ©passement de lui-mĂȘme. Cette contemplation lâĂ©lĂšve, en mĂȘme temps que lâĂȘtre aimĂ©, vers lâĂ©ternel. Si en revanche ils assouvissent leur dĂ©sir charnel, l'Ă©lĂ©vation arrivera plus tard. Elle se fera nĂ©anmoins, car : « ce nâest pas dans les tĂ©nĂšbres et sous la terre que la loi envoie ceux qui ont dĂ©jĂ commencĂ© le voyage cĂ©leste ; au contraire, elle leur assure une vie brillante et pleine de bonheur, et lorsquâils reçoivent leurs ailes, ils les reçoivent en mĂȘme temps, Ă cause de lâamour qui les a unis[6]. »
Psychagogie
Platon explique que la rhĂ©torique est une psychagogie[7], c'est-Ă -dire qu'elle est essentiellement fondĂ©e sur la connaissance de l'Ăąme, signifiant littĂ©ralement « formation des Ăąmes par la parole ». La philosophie est un savoir mis sous la tutelle dâĂros[8].
DeuxiĂšme partie : rhĂ©torique, critique de lâĂ©criture et enseignement oral
Platon invoque le mythe de lâinvention de lâĂ©criture par le dieu Ă©gyptien Thot[9] afin d'insister sur la menace que reprĂ©sente lâĂ©crit pour la pratique philosophique. C'est, paradoxalement, dans un texte Ă©crit que le personnage de Socrate condamne lâĂ©criture de façon nette et sans ambiguĂŻtĂ©. Il rejette toute prĂ©tention de lâĂ©criture Ă donner accĂšs Ă une vĂ©ritĂ©, qualitĂ© rĂ©servĂ©e Ă lâoralitĂ© plus adĂ©quate Ă la manifestation de la vĂ©ritĂ©. Selon Socrate, l'Ă©criture :
« [...] ne produira que lâoubli dans lâesprit de ceux qui apprennent, en leur faisant nĂ©gliger la mĂ©moire. En effet, ils laisseront Ă ces caractĂšres Ă©trangers le soin de leur rappeler ce quâils auront confiĂ© Ă lâĂ©criture, et nâen garderont eux-mĂȘmes aucun souvenir. Tu [Thot] nâas donc point trouvĂ© un moyen pour la mĂ©moire, mais pour la simple rĂ©miniscence, et tu nâoffres Ă tes disciples que le nom de la science sans la rĂ©alitĂ© ; car, lorsquâils auront lu beaucoup de choses sans maĂźtres, ils se croiront de nombreuses connaissances, tout ignorants quâils seront pour la plupart, et la fausse opinion quâils auront de leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie[10]. »
En se basant sur la théorie de la réminiscence, Platon condamne l'écriture, qui permet d'utiliser les textes écrits comme supports matériels de la mémoire, car elle conduirait à une mémoire humaine moindre, les humains se reposant davantage sur ces outils extérieurs que sur la recherche d'un savoir interne inscrit dans l'ùme.
Cette critique est trĂšs problĂ©matique, et d'abord parce qu'elle a elle-mĂȘme lieu dans un texte Ă©crit, et qu'elle est le fait d'un philosophe qui, contrairement Ă son maĂźtre, Socrate, a jugĂ© utile de mettre par Ă©crit ses pensĂ©es et qui se serait mĂȘme occupĂ© de son vivant de sa diffusion Ă©crite[11]. D'autre part, la condamnation de Socrate est loin d'ĂȘtre absolue (cf. par ex. 278 a-d, oĂč il affirme qu'on peut appeler « philosophe » celui qui a de la distance par rapport Ă ses Ă©crits).
Une critique de l'écriture ? Interprétations diverses et contraires
Selon l'interprétation célÚbre de Jacques Derrida dans La Pharmacie de Platon, envisagé à la lumiÚre de la nature double du pharmakon autant remÚde que poison, le dialogue entier porterait essentiellement sur l'écriture[12]. Les discours sur l'amour seraient ainsi à rattacher à l'amour de l'écriture et des discours.
En raison de ce « procĂšs de lâĂ©criture », allĂ©guĂ© entre autres par Derrida[12], certains ont pris au sĂ©rieux lâhypothĂšse des « doctrines non Ă©crites » (ĂĄgrapha dĂłgmata) de Platon (voir notamment LĂ©on Robin ainsi les travaux de lâĂ©cole de TĂŒbingen, en particulier ceux de Hans KrĂ€mer (de) et de K. Gaiser). Cette hypothĂšse postule que la vĂ©ritable pensĂ©e du philosophe nous serait inconnue car elle n'aurait Ă©tĂ© transmise que par la parole. Selon cette interprĂ©tation rarement soutenue aujourd'hui, les Ă©crits de Platon ne seraient que des « jeux » exercĂ©s Ă partir de cet enseignement oral. S'ils sont qualifiĂ©s de « jeux » ou de simulacres, c'est en raison de l'Ă©cart ou l'espacement originaire (sans origine donc) au coeur mĂȘme de l'Ă©criture.
Sarah Kofman, citant Derrida, avance Ă ce propos que « [l]e signe est sĂ©parable du contexte parce que toujours dĂ©jĂ sĂ©parĂ© de lui-mĂȘme, marquĂ© par la trace de l'autre, diffĂ©rent toujours de soi. L'Ă©criture est la diffĂ©rence, l'espacement originaire de soi avec soi : â C'est d'abord l'espacement comme disruption de la prĂ©sence dans la marque [...] que j'appelle ici Ă©criture. â [J. Derrida., Marges...,] p. 390) »[13]. En ce sens, l'Ă©criture qui est la diffĂ©rence est aussi la plus grande menace d'une mĂ©taphysique de la prĂ©sence pleine et de la parole comme d'une auto-affection pure; violentant l'autoritĂ© de la parole vive, blessant en son sein mĂȘme son soi-disant caractĂšre inĂ©branlable sinon pure[13]. C'est, dirait Derrida, le « [r]isque encouru par le logos, de perdre par Ă©criture, et sa tĂȘte et sa queue. »[12] Ainsi, au discours qui, selon le PhĂšdre, devrait ĂȘtre articulĂ© tel un « corps animĂ© », est greffĂ© une lecture hĂ©tĂ©ro-affective qui dissĂ©mine, celle de Derrida, disloquant la rectitude corporelle du discours en pointant l'altĂ©ritĂ© radicale qui l'affecte Ă -mĂȘme son « au-dedans »[14]; « L'Ă©criture comme Ă©cart originaire est la condition de toute coupure, de toute dĂ©sarticulation. »[13] Le discours Ă©crit est sans queue, ni tĂȘte, sens dessus dessous; la plus grande menace domestique de la mĂ©taphysique de la prĂ©sence pleine. Kofman, parlant du sophiste, que l'on pourrait associer Ă Derrida, ajoute[15] :
« [s]a mĂ©thode est une technique de dĂ©sorientation : au moyen de " mille tours par lui machinĂ©s " (RĂ©p., 405 c), il fait revenir le logos Ă l'Ă©tat de chaos, chaos de la mer ou du Tartare, oĂč toutes directions sont confondues. Tel HermĂšs, ce dieu retors, qui, pour brouiller les pistes, trace sur le sol un entrelac de directions opposĂ©es, le sophiste, par de multiples procĂ©dĂ©s, s'efforce toujours de donner au discours deux tĂȘtes (au moins) qui le tiraillent en sens contraires. Son discours, contrairement au bon discours du PhĂšdre, n'a ni queue ni tĂȘte ; vrai et faux, ĂȘtre et non-ĂȘtre s'y trouvent Ă©troitement mĂȘlĂ©s et confondus. »
L'écriture serait donc essentiellement sophistique, l'écrivain un sophiste et vice versa. Tout passe, dans La Pharmacie de Platon par une logique pharmaceutique, plus précisément une logique dit du pharmakon. Derrida descelle une exclusion dans le texte de Platon. Le texte, ce pharmakon, à la fois poison et remÚde, mais aussi teinture artificielle et maquillage ou encore bouc émissaire serait tant extérieur à soi qu'il faudrait s'en protéger sous l'égide de la parole pleine. Le texte comme un allergÚne provoquerait un profond malaise chez le philosophe antique ; n'ayant pas d'identité à soi, il déjouerait et menacerait les principes fondamentaux de la logique, plus particuliÚrement le principe de non contradiction. Ce que Derrida dit et fait, c'est de ramener le pharmakon à l'intérieur si l'on veut ; il affirme que tout discours est texte donc différance donc désarticulé, donc sophistique, etc., etc. Coups de donc qui ramÚne la pensée à sa bùtardise, à sa tenue à ras le sol, sans possible rectitude, son état croulant, impossible.
D'autres commentateurs ont mis en question l'idĂ©e mĂȘme que Platon critique dans ce texte l'Ă©criture. Pour Luc Brisson, « la critique de l'Ă©criture par Platon dans le PhĂšdre n'instaure pas une opposition radicale entre discours parlĂ© et Ă©crit », mais rappelle plutĂŽt la distinction entre information et communication (un texte Ă©crit conserve des informations, mais leur communication n'est pas assurĂ©e)[16]. Pour Yvon Lafrance, qui s'appuie entre autres sur Brisson, il ne s'agit pas non plus d'opposer l'oralitĂ© Ă l'Ă©criture, mais la logographie (le discours, Ă©crit et oral, tenu devant le juge, et dont Lysias est le reprĂ©sentant) Ă la philosophie[11]. Il faudrait ainsi lire ce passage en parallĂšle avec la critique de la rhĂ©torique dans le Gorgias[11].
Loisir et manque de loisir
La ÏÏολΟ, skholĂ©, le loisir, est un thĂšme nĂ©cessaire pour Socrate. Ă la flĂąnerie absente de soucis, au pouvoir de diffĂ©rer une occupation qui n'en souffrira pas, Platon oppose lâáŒÏÏολία[17], askholia, qui dĂ©signe l'absence de loisir qu'implique le travail ; faire de la politique ne laisse pas assez de temps pour pratiquer la philosophie.
Avec Platon sâĂ©labore lâidĂ©al que certains commentateurs appellent « logothĂ©orique »[18], idĂ©al de connaissance et dâexistence tout Ă la fois, constitutif de la philosophie en tant quâelle est idĂ©aliste. LâĂ©criture constitue une insoutenable dĂ©chĂ©ance du logos. Elle nâest pas considĂ©rĂ©e par Platon comme un bon vĂ©hicule pour la pensĂ©e philosophique, et ce, principalement en raison de sa rigiditĂ©. Le discours ne peut pas adapter son contenu selon la disposition intĂ©rieure de son auditoire, il ne peut ni distinguer devant qui il est juste de parler ni pĂ©nĂ©trer rĂ©ellement lâĂąme de ceux Ă qui il sâadresse. Par ailleurs, Platon Ă©voque le philosophe dialecticien comme lâĂ©gal de la divinitĂ©. La mĂ©thode dialectique devient chez Platon le moyen par lequel lâĂąme sâĂ©lĂšve, par degrĂ©, des apparences multiples et changeantes aux IdĂ©es - aux essences - modĂšles immuables dont le monde sensible nâest que lâimage, du devenir Ă lâĂtre, de lâopinion Ă la science[19]. Le philosophe parvient Ă la contemplation de lâĂtre vrai, qui est nĂ©cessairement un, invariable, impĂ©rissable et qui nâapparaĂźt pas, mais demeure seulement pensable. Le savoir lĂ©guĂ© au texte Ă©crit sâexpose Ă un double pĂ©ril : dâune part, sâil tombe entre les mains dâun auditoire ayant de mauvaises intentions, il risque dâĂȘtre utilisĂ© Ă des fins autres que celles prĂ©vues au dĂ©part, et dâautre part, mĂȘme sâil sâadresse Ă un auditoire prĂ©parĂ©, sa forme figĂ©e ne lui permettra pas de rĂ©ellement pĂ©nĂ©trer ni de transformer lâĂąme de ceux Ă qui il sâadresse. Le discours Ă©crit risque de produire des effets plus nĂ©fastes que bĂ©nĂ©fiques.
Dans la deuxiĂšme partie du dialogue, Socrate fixe les buts et modes de la vraie rhĂ©torique : elle doit guider les Ăąmes vers la BeautĂ© et la justice. Cela implique dâune part la connaissance de la vĂ©ritĂ© et de lâautre, la connaissance de lâĂąme ; cela implique Ă©galement, chez lâauteur des discours, dâaimer son auditoire afin de le conduire Ă la vĂ©ritĂ©. Le motif de lâamour conçu comme Ă©lĂ©ment nĂ©cessaire de toute exposition de notre pensĂ©e donne Ă la parole orale une valeur essentiellement supĂ©rieure Ă celle de la parole Ă©crite. La rhĂ©torique nâest ni une simple pratique de lâargumentation en vue de convaincre un auditoire, de le flatter, ni de triompher dans une discussion ; la rhĂ©torique traditionnelle (dont Lysias est le reprĂ©sentant) tire les Ăąmes vers le bas.
Authenticité
Selon AthĂ©nĂ©e, il est impossible que PhĂšdre ait Ă©tĂ© contemporain de Socrate[20]. Certains critiques anciens ont prĂ©tendu que ce magnifique dialogue Ă©tait le premier ouvrage de Platon. Wilamowitz et LĂ©on Robin placent sa composition aprĂšs celle des dialogues Le Banquet et La RĂ©publique. En effet, il y expose toute sa doctrine, la thĂ©orie de l'amour, la mĂ©thode de la dialectique et le systĂšme des idĂ©es. On reconnait aussi dans ce systĂšme si riche, les idĂ©es rapportĂ©es de ses voyages en Ăgypte : la preuve de l'immortalitĂ© de l'Ăąme, les migrations des Ăąmes, et les idĂ©es pythagoriciennes comme la supĂ©rioritĂ© de l'enseignement oral.
Le personnage de PhĂšdre, au dĂ©but du Banquet se plaint que ni poĂštes ni sophistes n'aient fait l'apologie de l'Amour : « N'est-il pas Ă©trange, que nombre d'autres dieux aient Ă©tĂ© cĂ©lĂ©brĂ©s par les poĂštes dans des hymnes et des pĂ©ans, et qu'en l'honneur dâĂros,... pas un parmi tant de poĂštes n'ait jamais composĂ© aucun Ă©loge ? »[21]. Si le PhĂšdre, oĂč l'amour est cĂ©lĂ©brĂ©, avait paru avant le Banquet, cette plainte serait inexplicable. D'autre part, l'Ă©tonnement que marque Glaucon dans le Livre X de La RĂ©publique, quand Socrate avance que l'Ăąme est immortelle, suppose que ni le PhĂ©don, ni le PhĂšdre n'avaient encore paru.
Notes et références
- LĂ©on Robin, Notice du PhĂšdre, Ă©dition Les Belles Lettres, 1978, p. XIII.
- 244 a.
- 246 a-b.
- 246 c.
- 247 c.
- PhĂšdre, 72. Texte sur Wikisource
- 261 a-271 c.
- 265
- 274 b.
- PhĂšdre, 122. Texte sur Wikisource
- Yvon Lafrance, Pour interpréter Platon: La Ligne en République VI, 509 d-511 e. Bilan analytique des études, 1804-1984, éd. Fides, 1986, p. 29 sq.
- Jacques Derrida, La dissémination, Paris, Seuil, , 407 p., « La pharmacie de Platon », p. 69-197
- Sarah Kofman, Lectures de Derrida, Paris, Galilée, , 190 p., pp. 20, 21
- Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, , 416 p.
- Sarah Kofman, Comment s'en sortir?, Paris, Galilée, 1983 p., pp. 33-34
- Cf. introduction de L. Brisson dans PhĂšdre, GF Flammarion, Ă©dition revue de 2004, p. 60.
- PhĂšdre, 227 b.
- Ce mot n'existe pas en grec ; il est formĂ© de « logos », en grec ancien λÏÎłÎżÏ : langage, pensĂ©e, raison ; et « theoria » (en grec ancien ΞΔÏÏία) : vision, contemplation.
- Dixsaut, Monique, 19.-, MĂ©tamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, Vrin, (ISBN 2-7116-1507-3 et 978-2-7116-1507-0, OCLC 422005186, lire en ligne)
- Athénée, Deipnosophistes [détail des éditions] (lire en ligne), XI, 505.
- Platon, Le Banquet, Garnier Flammarion,
Ăditions
- Consulter la liste des Ă©ditions de cette Ćuvre .
Bibliographie
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- Encyclopédie Universalis (CD-rom), articles consultés : PhÚdre et La folie divine, version 2006 et 2007
Liens externes
- (grc) Le PhĂšdre en grec