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Premier gouvernement pré-constitutionnel

Le premier gouvernement pré-constitutionnel de la monarchie espagnole (Primer Gobierno preconstitucional de la Monarquía española) était le gouvernement du royaume d'Espagne, du au .

Premier gouvernement
pré-constitutionnel de la monarchie
Primer Gobierno
preconstitucional de la MonarquĂ­a

Royaume d'Espagne

Description de l'image defaut.svg.
Président du gouvernement Carlos Arias Navarro
Formation
Fin
DurĂ©e 6 mois et 25 jours
Composition initiale
Description de l'image Coat of Arms of Spain (1945-1977).svg.

Contexte

Proclamation de Juan Carlos Ier le

Le , le gĂ©nĂ©ral Franco meurt aprĂšs trente-neuf ans au pouvoir. Son hĂ©ritier dĂ©signĂ©, Juan Carlos de BorbĂłn est proclamĂ© roi deux jours plus tard. DĂ©sireux d'entamer des rĂ©formes politiques en Espagne, ce dernier se retrouve face Ă  l'appareil d'État franquiste : l'armĂ©e, le Mouvement national, les Cortes franquistes et le Conseil du Royaume.

La situation est délicate, l'armée lui étant en apparence acquise, Juan Carlos Ier ne désire pas entamer une épreuve de force sans avoir un gouvernement en totale solidarité avec lui. Or il ne peut désigner un président du gouvernement sans l'avis du Conseil du Royaume. Véritable verrou dans l'architecture institutionnelle franquiste, le Conseil du Royaume doit présenter une liste composée de trois noms de responsables politiques potentiellement premier ministrables et cette procédure ne semble guÚre contournable[1].

Carlos Arias Navarro est le dernier chef de gouvernement nommé par Franco (ici le )

De plus le dernier chef du gouvernement désigné par Franco, Carlos Arias Navarro, n'a aucune envie de céder sa place arguant que Franco l'ayant nommé pour cinq ans, son mandat court jusqu'en [N 1]. D'un autre cÎté, le Bunker (les franquistes les plus conservateurs, hostiles à Juan Carlos) fait bloc derriÚre Arias et milite contre toute initiative de changement[1].

Cependant Alejandro de ValcĂĄrcel, le prĂ©sident des Cortes et du Conseil du Royaume arrive au terme de son mandat. Profitant de cette opportunitĂ©, Juan Carlos passe un marchĂ© avec Arias en appuyant la candidature de Torcuato FernĂĄndez-Miranda au poste de prĂ©sident des deux institutions franquistes. En Ă©change de quoi, Arias dĂ©missionnerait et serait automatiquement reconduit Ă  la tĂȘte d'un nouveau gouvernement. Cela constitue un moyen simple d’écarter le principal obstacle Ă  son maintien, du point de vue d'Arias[2], et une simple marque d'attention et de fidĂ©litĂ© due au nouveau roi d'Espagne, hĂ©ritier dĂ©signĂ© par Franco lui-mĂȘme du point de vue de ses alliĂ©s du Bunker[1].

Mais trĂšs vite Juan Carlos entend Ă©carter une grande partie des ministres du prĂ©cĂ©dent gouvernement, dont seuls trois ministres sont conservĂ©s (Antonio ValdĂ©s aux Travaux publics, JosĂ© SolĂ­s au Travail, Pita da Veiga Ă  la Marine) et faire Ă©merger des tĂȘtes nouvelles : l'ancien ambassadeur aux États-Unis Antonio Garrigues DĂ­az-Cañabate[N 2] remplace Pascual Ă  la Justice, l'entrepreneur Juan Miguel Villar Mir devient ministre des Finances et aucune affiliation franquiste connue. S'ensuit l'entrĂ©e en force des dĂ©mocrates-chrĂ©tiens : Alfonso Osorio[N 3] (PrĂ©sidence), Leopoldo Calvo-Sotelo (Commerce), Rodolfo MartĂ­n Villa (Relations syndicales) et Adolfo SuĂĄrez qui prend le ministĂšre-secrĂ©tariat gĂ©nĂ©ral du Mouvement.

La nomination du général Fernando de Santiago au poste de 1er vice-président chargé des Affaires de défense vise surtout à rassurer l'armée d'autant que celui-ci était réputé proche du Bunker[3] - [1].

La nomination de Manuel Fraga Ă  l'IntĂ©rieur fragilise Arias vis-Ă -vis du Bunker, car Fraga (ancien ministre de Franco de 1962 Ă  1969) est plus prestigieux et plus compĂ©tent que le prĂ©sident du gouvernement et recours potentiel des franquistes si Arias Ă©tait chassĂ© du pouvoir par le Roi. D'ailleurs, Fraga impose son propre beau-frĂšre Carlos Robles Piquer Ă  l'Éducation, et un de ses anciens collaborateurs, Adolfo MartĂ­n-Gamero Ă  l'Information et au Tourisme, ce qui ne favorise pas l’autoritĂ© d’Arias sur ces derniers[3].

Mais la nomination la plus spectaculaire et la plus inacceptable pour les franquistes est celle de JosĂ© MarĂ­a de Areilza au ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres. Diplomate de carriĂšre passĂ© dans l'opposition monarchique au dĂ©but des annĂ©es 1960, il fut chargĂ© des questions politiques auprĂšs du comte de Barcelone, opposant historique au gĂ©nĂ©ral Franco et pĂšre du Roi. La principale tĂąche d’Areilza consistera Ă  vendre la rĂ©forme, voulue par le Roi, aux capitales europĂ©ennes et Ă  Washington[2].

PrĂȘtant serment le 13 dĂ©cembre, le gouvernement apparaĂźt aux yeux des commentateurs politiques en deçà des attentes du Roi exprimĂ©es lors de son discours de couronnement[4]. . À ce stade, Juan Carlos semble prĂŽner la rĂ©forme mais reste prudent et prĂ©fĂšre concentrer son attention sur l’armĂ©e. De plus il ne souhaite pas prĂ©sider rĂ©guliĂšrement le Conseil des ministres afin « de ne pas s'user dans les inĂ©vitables disputes ». C'est un attelage bancal entre des ministres appartenant Ă  des secteurs disparates du franquisme, dont on voulait s'assurer la collaboration ou du moins la neutralitĂ©, et un Premier ministre en sursis dont la composition du cabinet lui fut imposĂ©e soit par le Roi soit par les poids lourds de son propre gouvernement. Sans aucune feuille de route ou programme politique, quoique Arias esquisse quelques grandes lignes directrices (loyautĂ© envers la monarchie, unitĂ© nationale, anticommunisme, dĂ©fense et garantie de l'ordre public), ce gouvernement est sans leadership.

Sur cette incertitude politique viennent se greffer des problĂšmes Ă©conomiques ; le taux d’inflation est de 17 % fin 1975, Ă  cela s’ajoute une forte revendication ouvriĂšre de revalorisation des salaires et en complĂ©ment, le rĂ©tablissement de la libertĂ© syndicale et l’amnistie politique. Autre point Ă©pineux pour le gouvernement, le premier trimestre de l’annĂ©e 1976 marque l’échĂ©ance Ă  laquelle doivent ĂȘtre renouvelĂ©s les deux tiers des conventions collectives du pays, ce qui reprĂ©sente un total de deux mille conventions[2]. Le tout s’ajoute Ă  un fait indĂ©niable, surtout depuis la mort de Franco : le Syndicat vertical, l’organisation syndicale officielle, est soit infiltrĂ© par le PCE (Ă  travers les commissions ouvriĂšres) oĂč, de maniĂšre clandestine, les anciennes centrales syndicales (UGT et USO) interdites depuis la fin de la guerre civile se sont rĂ©organisĂ©es. De fait, le Syndicat vertical Ă©tait totalement dĂ©sorganisĂ© et incapable d'endiguer la moindre contestation ou revendication sociale future.

Tous ces facteurs mis bout Ă  bout portent en germe une relance des conflits sociaux, intervenant de surcroĂźt dans un contexte de crise Ă©conomique internationale dont les effets commencent Ă  se faire sentir en Espagne.

Composition

Historique du gouvernement

Le 26 dĂ©cembre eut lieu le premier Conseil des ministres oĂč les questions de rĂ©forme furent abordĂ©es. Devant les tergiversations d’Arias, Fraga soumit Ă  ses collĂšgues un projet dans lequel il proposait d’élaborer une nouvelle loi Ă©lectorale afin d’instaurer un systĂšme bicamĂ©ral, la rĂ©forme de la loi des associations ; libertĂ© de rĂ©union et d’expression. Il fut convenu que ledit projet soit prĂ©sentĂ© d’ici la fin janvier aux Cortes. Le 29 dĂ©cembre, le ministre des Finances, Villar Mir, prononça aux Cortes un discours dans lequel il expliqua que la situation Ă©conomique imposait le gel des salaires, car « dans la course entre les prix et les salaires, ce sont sans conteste les salaires qui ont Ă©tĂ© les vainqueurs »[5]. Cette maladresse jeta les salariĂ©s dans la rue.

Rames du MĂ©tro de Madrid

Le , un mouvement de grĂšve dĂ©buta dans le mĂ©tro de Madrid, et s’amplifia le 9 janvier dans d’autres secteurs Ă©conomiques espagnols[5]. À la mi-janvier, le mouvement atteignit plus de 300 000 grĂ©vistes, rien qu’à Madrid.

Le 28 janvier, Arias Navarro prĂ©senta son programme de gouvernement en faisant siennes les idĂ©es de rĂ©forme proposĂ©es par son vice-prĂ©sident, mais son discours fut noyĂ© dans une rhĂ©torique autoritaire Ă©maillĂ©e de rĂ©fĂ©rences Ă  Franco, d’accusations envers les mĂ©dias et de menaces contre l’opposition. Fait notable, le gel des salaires Ă©voquĂ© fin dĂ©cembre est Ă©cartĂ©. Avec ce discours, Arias sembla rassurer le Bunker et calmer les grĂ©vistes en compromettant sĂ©rieusement la crĂ©dibilitĂ© de son gouvernement.

Il n’en fut rien. DĂ©but fĂ©vrier, l’attitude de certains patrons, pratiquant des lock-outs et des licenciements de grĂ©viste ; la rhĂ©torique sĂ©curitaire de Fraga ; la circonspection et les hĂ©sitations de l’opposition durcissent le mouvement. À Barcelone, prĂšs de 100 000 personnes dĂ©filent sous le slogan « LibertĂ© amnistie, statut d’autonomie »[6].

Le 11 fĂ©vrier fut mise en place une commission mixte gouvernement-Conseil national, chargĂ©e d’élaborer les textes rĂ©formateurs devant ĂȘtre soumis aux Cortes. Dans son discours inaugural, Arias dĂ©clara ĂȘtre « [
] le mandataire de Franco et de son testament »[6].

Au mĂȘme moment, Juan Carlos commença Ă  manifester son impatience devant les lenteurs de la rĂ©forme. Le Roi, qui avait initialement choisi de se cantonner dans un rĂŽle d’arbitre afin de ne pas se compromettre dans les querelles politiques, ne pouvait ignorer que le sort de la monarchie nouvellement restaurĂ©e Ă©tait liĂ© Ă  celui du processus dĂ©mocratique. Dans l’immĂ©diat, son objectif Ă©tait de faire accepter par la population une institution monarchique qui n’avait d’autre lĂ©gitimitĂ© que celle, bien mince, que lui confĂ©rait la lĂ©galitĂ© franquiste.

Le 16 fĂ©vrier, le roi effectua sa premiĂšre visite officielle en Catalogne. Au milieu de son discours, retransmis en direct Ă  la tĂ©lĂ©vision, il se mit Ă  parler en catalan Ă  la stupeur gĂ©nĂ©rale de son auditoire. Dans son discours il invita toute la population Ă  prĂȘter son concours Ă  l’instauration d’une « dĂ©mocratie authentique »[7]. Dix jours plus tard, alors que l’Espagne connait une effervescence sociale sans prĂ©cĂ©dent, Juan Carlos se plaignit ouvertement devant son ministre des Affaires Ă©trangĂšres du manque d’initiative du gouvernement, auquel il reprochait d’ĂȘtre Ă  la traĂźne[8].

Le 3 mars, en accord avec la Loi organique de l'État, le Roi prĂ©sida une rĂ©union du Conseil du Royaume. Il prononça Ă  cette occasion une allocution qui annonça sans ambiguĂŻtĂ© sa volontĂ© de ne pas rester passif devant la dĂ©tĂ©rioration de la situation : « il revient au Roi de prendre la dĂ©cision ultime dans les affaires de la plus haute importance ainsi que dans la situation qui impose une dĂ©cision exceptionnelle, grave ou urgente. » Mais en affirmant que « [
] La volontĂ© du Roi ne pourrait ĂȘtre ni supplantĂ©e ni aliĂ©nĂ©e », il se garda bien de ne pas trop froisser les conseillers dont la coopĂ©ration lui Ă©tait nĂ©cessaire. Il invita d’ailleurs les conseillers Ă  Ă©tudier Ă  fond leurs prĂ©rogatives, car les circonstances du moment pourraient les conduire Ă  les exercer. Il cita comme exemple l’organisation d’un rĂ©fĂ©rendum pour faire barrage Ă  « certaines minoritĂ©s ». Le jour mĂȘme Ă  Vitoria, province d’Alava, la police tenta de dĂ©loger, au moyen de gaz lacrymogĂšnes, les cinq mille grĂ©vistes rĂ©unis en assemblĂ©e dans l’église Saint-François-d ’Assise pour une « journĂ©e de lutte », ce qui provoqua un mouvement de panique. Se voyant submergĂ©e par la foule qui se prĂ©cipitait hors de l’église, la police ouvrit le feu, tuant deux personnes. Dans les heures qui suivirent la ville entiĂšre s’embrasa et les affrontements entre les manifestants et les forces de l’ordre, qui tirĂšrent Ă  balles rĂ©elles, se multipliĂšrent. Bilan de la journĂ©e : quatre morts et une centaine de blessĂ©s[9].

Paroisse de Saint-François-d'Assise, à Vitoria-Gasteiz.

Arias voulut dĂ©clarer l’état d’exception dans la rĂ©gion, ce dont le dissuada Adolfo SuĂĄrez qui assurait l’intĂ©rim du ministre de l’IntĂ©rieur[N 4], ce dernier Ă©tant en voyage Ă  l’étranger. De l’avis de tous, le sang-froid de SuĂĄrez se rĂ©vĂ©la dĂ©cisif pour empĂȘcher que les Ă©vĂšnements ne prennent des proportions plus dramatiques. Mais le 5 mars, jour des obsĂšques des victimes, le capitaine gĂ©nĂ©ral de la zone, en accord avec le gĂ©nĂ©ral Santiago, donna l’ordre aux forces militaires cantonnĂ©es Ă  Vitoria d’intervenir au moindre incident et demanda l'autorisation au gouvernement de dĂ©clarer l’état de guerre dans la ville. Suarez dut intervenir pour rappeler que le maintien de l'ordre Ă©tait du ressort du pouvoir civil.

Les Ă©vĂ©nements de Vitoria et l’intervention du Roi aux Conseil du Royaume marquĂšrent un tournant majeur : l’entrĂ©e dans l’arĂšne politique de Juan Carlos marqua le dĂ©but du travail d’isolement d’Arias Navarro dans l’optique d’un simple changement, pour l’instant, de chef de gouvernement en Ă©vitant de crĂ©er des remous parmi les ministres face Ă  un inĂ©vitable remaniement, tout en invitant les conseillers du Royaume Ă  suggĂ©rer un nom de remplacement. Il Ă©tait clair qu'Arias ne comptait plus guĂšre d’amis parmi les conseillers. Le deuxiĂšme point capital est aussi l’entrĂ©e de la hiĂ©rarchie militaire dans l’arĂšne politique : jusqu’à prĂ©sent elle s’est tenue Ă  l’écart des affaires publiques depuis le , mais aprĂšs Vitoria, elle exige des garanties quant Ă  la conduite du processus de rĂ©forme[8].

Le 8 mars, les quatre ministres militaires (Iribarnegaray, Pita da Veiga, PĂ©rez de Bricio et DĂ­az de MendĂ­vil) rencontrĂšrent Fraga pour lui demander de leur expliquer « la portĂ©e de la rĂ©forme politique et les garanties qu’ils pouvaient donner Ă  leurs [
] subordonnĂ©s ». Cerveau du projet de rĂ©forme du gouvernement mais sceptique face la situation, cette rencontre nourrit les propres ambitions politiques de Fraga. De plus il ne donna aucun dĂ©tail sur le contenu des engagements qu’il « pouvait » ou « aurait » pris avec les militaires, ce qui eut le don d’agacer et inquiĂ©ter ses collĂšgues, en particulier Areilza.

Le 26 mars, Ă  l’initiative du PCE, les diffĂ©rentes organisations de l’opposition fusionnĂšrent pour crĂ©er la Coordination dĂ©mocratique ou la Patajunta. Cette derniĂšre publia un manifeste dans lequel elle rejette le processus de rĂ©forme engagĂ© par le gouvernement, exigea une amnistie politique immĂ©diate et la libertĂ© syndicale. Mais la diversitĂ© de ces organisations et les querelles internes, souvent hĂ©ritĂ©es de la guerre civile, firent Ă©chouer, dans un premier temps, la Platajunta.

De plus, Fraga, pour se mĂ©nager les militaires, incarcĂšre certains membres de la Coordination dĂ©mocratique. Paradoxalement, soucieux de leurs libertĂ©s de manƓuvre et avec une once d’ambition politique, germa dans la tĂȘte de certains cadres du PSOE, du PSP voire du PCE ainsi que les chrĂ©tiens-dĂ©mocrates et les anciens de la CEDA l’idĂ©e de nĂ©gocier directement avec l’exĂ©cutif la portĂ©e et le calendrier de la rĂ©forme. Felipe GonzĂĄlez s’entretint pour la premiĂšre fois avec le ministre de l’IntĂ©rieur le : s’il contesta la lĂ©gitimitĂ© du pouvoir, il souligna en revanche sa disposition Ă  pactiser avec les secteurs du rĂ©gime susceptibles de progresser vers la dĂ©mocratie. GalvĂĄn en fera autant tandis que Santiago Carrillo, craignant l’isolement de son parti et donc l’exclusion Ă  trĂšs court terme du jeu politique, donna une confĂ©rence de presse le Ă  Paris oĂč il dĂ©clara Ă  l’intention du roi Juan Carlos : « si le roi Juan Carlos accepte la dĂ©mocratie que le peuple espagnol veut implanter dans notre pays, le PCE ne s’opposera pas au monarque ».

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Pendant ce temps, Juan Carlos poursuivit son travail d’isolement et de dĂ©stabilisation d’Arias Navarro en accĂ©lĂ©rant le tempo afin d’éviter que la toute rĂ©cente unitĂ© de l’opposition ne le mette sur la touche : le 26 avril, Newsweek publia une interview du roi rĂ©alisĂ©e par Arnaud de Borchgrave (en), sans citer son interlocuteur. Dans cet article, Borchgrave rapporta l’exaspĂ©ration du monarque devant la politique d’Arias, qui est en train de polariser aussi bien la Droite que la Gauche contre le gouvernement. Juan Carlos avait pu entendre de la bouche de plusieurs leaders de l’opposition modĂ©rĂ©e que la politique rĂ©pressive du gouvernement ne leur avait laissĂ© d’autre option que celle d’adhĂ©rer Ă  la coordination dĂ©mocratique, donc une alliance avec le parti communiste. En conclusion, le jugement que portait le roi sur son premier ministre et sa politique est sans appel : « an umitigated disaster » (un dĂ©sastre total)


VĂ©ritable bombe politique Ă  fragmentation, cet article provoqua l’ébullition du Bunker, nourrissant les ambitions de Fraga et Areilza sur un possible changement ministĂ©riel tandis que Arias Navarro, rouge de colĂšre, somme le roi de publier un dĂ©menti ferme. Ce que ce dernier refuse puisque officiellement il n’a pas participĂ© Ă  cette interview. L’opposition quant Ă  elle y voit une fenĂȘtre d’opportunitĂ©.

La rĂ©forme suit son cours malgrĂ© tout : la commission mixte ayant clĂŽturĂ© ses travaux, le chef du gouvernement peut prĂ©senter le calendrier et le contenu des textes le 28 avril. En gros : le droit d’association politique est rĂ©formĂ©, ainsi que le droit de rĂ©union et de manifester et du Code pĂ©nal. Ce premier volet de rĂ©forme devait ĂȘtre complĂ©tĂ© par une modification des Cortes qui doit se traduire par la crĂ©ation de deux chambres lĂ©gislatives, un congrĂšs Ă©lu au suffrage universel par les reprĂ©sentants de la famille et un SĂ©nat qui absorberait le Conseil national. Une nouvelle loi Ă©lectorale doit permettre l'Ă©lection des dĂ©putĂ©s au suffrage universel le tout complĂ©mentĂ© par une modification de la loi de succession qui rĂ©tablirait les mĂ©canismes dynastiques de la succession au trĂŽne. Un rĂ©fĂ©rendum est annoncĂ© pour le mois d'octobre, suivi de la convocation d'Ă©lections gĂ©nĂ©rales et municipales au premier trimestre de 1977.

Cerise sur le gĂąteau, Arias Navarro prononce un discours radiotĂ©lĂ©visĂ© qui est, en quelque sorte, une contre-attaque mĂ©diatique, indirecte, envers le roi. Il affirme : « Je crois Ă  la nĂ©cessitĂ© absolue de la rĂ©forme » et enchaĂźne par une diatribe de poncifs Ă©culĂ©s sous le franquisme en parlant de « subversion », de « vengeance » et, summum de son intervention, sa rĂ©fĂ©rence Ă  l’opposition « Nous savons que le communisme international n’a pas oubliĂ© sa dĂ©route sur notre sol »[10]. RĂ©ponse du berger Ă  la bergĂšre.

Dans la continuitĂ© du choc de l’interview du roi, la prĂ©sentation de la rĂ©forme active la dĂ©ception des uns et la vengeance des autres. L’opposition tente le tout pour le tout et organise un rassemblement de masse pour le 1er mai dans les principales villes du pays. Cependant Fraga, arrĂȘte les principaux leaders syndicaux bien avant la date fatidique. D'ailleurs il fit parvenir au gouverneur des ordres trĂšs stricts pour empĂȘcher tout rassemblement sur la voie publique. Finalement l'opposition ne parvient pas Ă  faire descendre les masses dans la rue et cette journĂ©e se solde par un Ă©chec. L'hebdomadaire Cambio 16 pouvait ainsi rĂ©sumer la journĂ©e en Ă©crivant qu’il y eut « [
] plus de dĂ©ploiements policiers que de manifestants ».

Santiago Carilio et Nicolae Ceausescu.

De son cĂŽtĂ©, Arias Navarro choisit la procĂ©dure lĂ©gislative ordinaire plutĂŽt que de lĂ©gifĂ©rer par dĂ©crets-lois, comme l’y autorisent les normes lĂ©gislatives franquistes. Le Bunker n’attendait que ça. En effet, en procĂ©dant ainsi, le gouvernement s’expose aux manƓuvres dilatoires des ultras du rĂ©gime adversaires de la rĂ©forme.

ParallĂšlement, Juan Carlos continue son travail d’évitement du gouvernement. Quelques jours aprĂšs le 1er mai, il entre en contact avec Santiago Carrillo via le leader roumain Nicolae Ceaușescu. Ce dernier dĂ©livre au leader communiste espagnol un message du roi d'Espagne, lui demandant d'ĂȘtre patient et de comprendre que le PCE devrait attendre encore quelques annĂ©es sa lĂ©gislation. Carrillo rejette la proposition de Juan Carlos et exigea une lĂ©galisation du parti communiste en mĂȘme temps que les autres partis[N 5]. GuĂšre Ă©tonnĂ© de ce refus, Juan Carlos se satisfait de cette prise de contact afin de dĂ©montrer qu'il est, lui, disposĂ© Ă  discuter.

Montejurra.
Manifestation de carlistes Ă  Montejurra.

Cependant, un nouveau drame se prĂ©pare : le 9 mai, comme chaque annĂ©e, les carlistes se rĂ©unissent sur la colline de Montejurra pour commĂ©morer le souvenir des RequetĂ©s ; ces miliciens carlistes dont 60 000 d'entre eux ont pris part Ă  la guerre civile dont quelque 6 000 sont morts. Mais le mouvement traditionaliste est fortement divisĂ© entre les partisans de Carlos Hugo de BorbĂłn adepte du socialisme autogestionnaire et son frĂšre, Sixte-Henri de Bourbon-Parme plus proche du carlisme originel, acquis aux idĂ©es et aux hommes les plus rĂ©trogrades du rĂ©gime comme Blas Piñar et son mouvement Fuerza Nueva. Ces derniers, appuyĂ©s par des nĂ©o-fascistes italiens, ouvrirent le feu sur les partisans de Carlos Hugo de BorbĂłn faisant deux morts sous l’Ɠil impavide de la garde civile. Les hugotistes accusĂšrent Fraga et son ministĂšre d'avoir sciemment encouragĂ© et armĂ© les agresseurs. Cette fusillade ajouta au discrĂ©dit d'Arias et de son gouvernement qui continue cependant son train de rĂ©formes de la lĂ©gislation franquiste en vigueur.

Le 25 mai, Fraga prĂ©sente devant les Cortes franquistes le projet de loi de rĂ©union et de manifestation[11] avec seulement quatre votes nĂ©gatifs. Le 9 juin, le ministre du Mouvement national, Adolfo SuĂĄrez, prĂ©sente la rĂ©forme sur la loi sur les associations politiques. D’entrĂ©e de jeu, le ministre du Mouvement nuance par les propos immobilistes de son chef de gouvernement. Il invite les procuradores d’accomplir « un pas dĂ©cisif vers la sociĂ©tĂ© dĂ©mocratique que nous recherchons ! » Il tempĂšre toutefois son propos de maniĂšre adroite entre les totems franquistes (paix sociale, consolidation de l’État, dĂ©veloppement Ă©conomique) et la mĂ©taphore progressiste :

SuĂĄrez devant les cortĂšs Franquiste.

« Le pluralisme, messieurs les procuradores, n’est pas une invention d’aujourd’hui [
]. Au contraire, l’état que nous servons est nĂ© pluriel. »

, il garde en tĂȘte qu’il faut faire croire aux procuradores qu’ils sont non seulement partie prenante de cette ouverture au pluralisme politique, mais qu’ils en sont Ă  bien des Ă©gards les initiateurs :

« Penser, en 1976, que l’efficacitĂ© Ă©volutive du systĂšme n’a pas Ă©tĂ© capable d’établir des bases solides pour accĂ©der aux libertĂ©s publiques, cela revient, messieurs, Ă  dĂ©prĂ©cier l’Ɠuvre gigantesque de cet espagnol qui s'appelait Francisco Franco et auquel nous devrons toujours rendre hommage. Notre peuple, qui au dĂ©but de son Ɠuvre de gouvernement demandait simplement du pain, demande aujourd’hui de la qualitĂ© dans la consommation. Et de mĂȘme que jadis il demandait de l’ordre pour pouvoir se reconstruire, son langage est aujourd’hui celui de la libertĂ©. »

Le projet de loi est adoptĂ© par 338 votes favorables, 91 votes contre et 25 abstentions. Son efficacitĂ© est cependant subordonnĂ©e Ă  la rĂ©forme du Code pĂ©nal, prĂ©sentĂ© dans la foulĂ© l’aprĂšs-midi par le ministre de la Justice, Antonio Garrigues. AprĂšs ces deux premiers votes, on semblait avoir surestimĂ© le pouvoir de nuisance du Bunker. Pourtant Ă  l'annonce d'un nouvel attentat de l'ETA, une vive Ă©motion traversa les rangs des procuradores. L’assassinat du chef du Movimiento de Basauri attisa la fureur du Bunker qui trouva lĂ  un argument supplĂ©mentaire pour convaincre les indĂ©cis contre ce projet qualifiĂ©, selon eux, de laxiste.

Voulant Ă©viter d'ĂȘtre mis en minoritĂ© aux Cortes, on tenta un compromis sur les associations. Un changement de derniĂšre minute stipula que seront dĂ©clarĂ©es illĂ©gales les associations « soumises Ă  une discipline internationale, se proposent d'implanter un rĂ©gime totalitaire ». On fermait clairement la porte Ă  une lĂ©galisation du parti communiste.

Enhardi par cette victoire, le Bunker poussa son avantage deux jours plus tard au Conseil National en mobilisant ses membres contre le projet de réforme des Cortes qui prévoyait la suppression dans le futur Sénat du groupe des quarante conseillers désignés par Franco. Le projet est renvoyé au gouvernement sans avoir obtenu l'approbation du Conseil National.

Le blocage de la réforme est total et le gouvernement d'Arias Navarro est totalement discrédité. L'opposition non communiste ne cache pas sa déception et songe, en conséquence, à développer le dialogue avec la Coordination démocratique, d'obédience pro-communiste. Fraga, affolé, confie à Cyrus Sulzberger du New York Times, qu'il faudrait légaliser le parti communiste tÎt ou tard. Bronca générale. Arias et les ministres militaires exigent que Fraga apporte un démenti catégorique, ce que ce dernier refusa.

Juan Carlos Ier devant le CongrÚs américain le
Le Roi d'Espagne et le président Ford passent les troupes en revue le

Cette crise est le coup d’envoi du changement ministĂ©riel que Juan Carlos prĂ©pare depuis mars. Une derniĂšre Ă©tape est pourtant essentielle : consulter et rassurer Washington sur ses intentions. La visite officielle du roi d'Espagne pour cĂ©lĂ©brer le bicentenaire des États-Unis est l'occasion de prĂ©ciser la direction dans laquelle il veut orienter la rĂ©forme politique. Pour l'occasion, il s'adresse au CongrĂšs en termes hardis :

« La Couronne s'est engagĂ©e dĂšs le premier jour Ă  ĂȘtre une institution ouverte dans laquelle tous les citoyens puissent trouver un large espace pour leur participation politique, sans discrimination d'aucune sorte et sans pressions indues de groupes sectaires et extrĂ©mistes. [...] La Couronne fera en sorte que, sous les principes de la DĂ©mocratie, la paix sociale et la stabilitĂ© politique soient maintenues en Espagne, tandis qu'elle assurera l'accĂšs ordonnĂ© au pouvoir des diffĂ©rentes alternatives de gouvernement, selon les dĂ©sirs du peuple librement exprimĂ©s[10] »

Lors d'une entrevue avec Kissinger, ce dernier lui fit comprendre que les États-Unis ne voient aucune raison d'empĂȘcher la lĂ©galisation du PCE par le gouvernement espagnol mais qu'elles verraient d'un bon Ɠil si le PCE restait ostracisĂ©.

Fort de son succĂšs et de la neutralitĂ© des États-Unis, Juan Carlos Ier organisa avec l'aide du prĂ©sident des Cortes, Torcuato FernĂĄndez-Miranda, l'offensive finale de dĂ©stabilisation. Le , profitant d'une rĂ©union bihebdomadaire du Conseil du Royaume, il demanda Ă  Arias Navarro sa dĂ©mission en bonne et due forme[12]. Trois jours aprĂšs la dĂ©mission d'Arias, le Conseil du Royaume propose une liste de noms dans laquelle figure le nom d'Adolfo SuĂĄrez.

Notes et références

Notes

  1. Rappelons aussi que Juan Carlos et Arias ne s'aiment guĂšre. Durant l'agonie de Franco, les deux hommes s'opposeront durant la crise du Sahara occidental.
  2. Il avait été directeur général au ministÚre de la Justice dans le premier gouvernement de la République, sous l'autorité de Fernando de los Ríos.
  3. Cofondateur du club de réflexion Tåcito.
  4. ce dernier est en voyage officiel en RFA.
  5. L'expliquation qu'il donna Ă  Ceaușescu est rĂ©vĂ©latrice de ces craintes : « [...] si l'on crĂ©e une semi-dĂ©mocratie qui finirait Ă  la frontiĂšre du PSOE et nous, nous nous ne faisons aucune illusion quant Ă  notre lĂ©galisation au bout de quelques annĂ©es; on s'efforcera de nous rĂ©duire Ă  l'Ă©tat d'un groupuscule clandestin qui perdra le poids politique dont il dispose actuellement. Les masses se tourneront vers les partis lĂ©gaux et nous, nous resterons en marge des Ă©vĂšnements. » CitĂ©e par Thierry Maurice 2006, p. 183.

Références

  1. Philippe Noury, Juan Carlos, Ă©dition Tallandier P-264/265
  2. Francisco Campuzano, L'Ă©lite Franquiste et la sortie de la dictature, l'Harmatan, P-167-168-169
  3. Francisco Campuzano, L'Ă©lite Franquiste et la sortie de la dictature, l'Harmatan, P-150
  4. Manon C, « Le discours de prestation de serment de Juan Carlos I lors de sa proclamation en tant que roi d'Espagne, 22 novembre 1975 », Publications Pimido,‎ (lire en ligne, consultĂ© le )
  5. Francisco Campuzano, L’élite Franquiste et la sortie de la Dictature, L’Harmattan, P-174
  6. Thierry Maurice, La Transition DĂ©mocratique, Presses universitaires de Rennes, P-132/136
  7. SĂ©rie documentaire, La transiciĂłn chapitre 8
  8. Francisco Campuzano, L’élite Franquiste et la sortie de la Dictature, L’Harmattan, P-195
  9. Sandrine Morel, « Les fantĂŽmes de Franco hantent encore Madrid », Le Monde,‎ .
  10. SĂ©rie documentaire, La transiciĂłn chapitre 9
  11. (es) Espagne. « Ley 17/1976, de 29 de mayo, reguladora del Derecho de reunión. » [lire en ligne (page consultée le )].
  12. JosĂ©-Antonio Novais, « Le Roi dĂ©signera avant dix jours le successeur de M. Arias Navarro », Le Monde,‎ (lire en ligne, consultĂ© le ).

Sources

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