Maison forte
Les maisons fortes ou maison fortifiées sont des édifices signalés dans les textes à partir du dernier tiers du XIIe siècle et y sont qualifiés de domus fortis, domus cum fortalitis, domus cum tota forteresia, domus cum poypia, fortalicium, domus et turris fortis[1]. Ces édifices, qui ne sont pas des châteaux (castrum ou castellum), sont plus qu'une simple résidence (domus). Ce phénomène se poursuivra largement dans la première moitié du XIIIe siècle et prendra fin au début du XVIe siècle. Elles peuvent présenter l'aspect d'une maison solide avec tours ou avoir l'apparence d'une bâtisse construite de bric et de broc. Elles sont souvent situées aux abords des bourgs, le long de routes principales ou à la frontière d’une grande seigneurie. Elles appartiennent soit à des cadets, à des parents ou à des alliés de grandes familles seigneuriales, soit à des bourgeois devenus riches et exerçant des offices importants. La fortification d'une maison, c'est-à -dire l'adjonction de tours, de palissades, de fossés, de créneaux, supposait une autorisation spéciale du seigneur dominant et de tous les seigneurs voisins de la paroisse.
DĂ©finition
Il est bien difficile de catégoriser tel édifice en château plutôt qu'en « maison fortifiée ». Les chercheurs actuels donnent la définition de château comme « le lieu de résidence d'un détenteur du droit de ban, à l'origine d'une circonscription territoriale, mandement, châtellenie ou bourg », et non le développement autour d'une fortification mineure (mais, dans la plupart des cas, le possesseur de la maison forte détient aussi le droit de ban). Cette définition permet de ranger sous le terme de « maison forte » les résidences seigneuriales ou habitats fortifiés mineurs, distincts des castra. De par son implantation à la campagne, on peut parler de maison forte rurale et, par extension, de petite noblesse rurale. Les maisons fortes sont principalement situées aux abords des bourgs, le long des routes principales ou à la frontière d'une seigneurie. Elles appartiennent à des cadets, à des parents ou à des alliés de grandes familles seigneuriales. N'ayant pas de droits seigneuriaux dans la structure féodale, les propriétaires de ces maisons fortes jouissent souvent de droits économiques d'où leur positionnement près des gués et des passages, des moulins et des centres de production artisanale.
Du point de vue défensif, les maisons fortes doivent pouvoir résister quelques heures à l'assaut d'une petite troupe.
Le nombre important de maisons fortes est à mettre en relation avec la prolifération de chevaliers (miles) qui accèdent à la noblesse dans la seconde moitié du XIIe siècle, tel que nous l'apprend la lecture des hommages, aveux, dénombrements et reconnaissances.
Dans le comté de Savoie, un certain nombre de ces maisons sont fortifiées bien que cela n'apparaisse pas dans leur appellation comme l'a démontré Alain Kersuzan[2] ; elles le sont de fait comme pour le château (le terme de « château fort » n'apparaissant qu'au XIXe siècle).
À ce stade, il faut différencier les maisons qui sont la possession du « prince ». Ces maisons commandées par un capitaine ou un vice-châtelain dépendent d'un châtelain. Pourvu en armes, en engins et de défenseurs permanents, c'est ce dernier, le châtelain, qui procure les munitions, les engins et les armes et paye les soldes des « clients » chargés de la défense et de la garde de ces maisons et paye les travaux et l'entretien des bâtiments. Dans ces maisons, les revenus du sol et ceux du ban dus autour de celle-ci sont perçus soit par le capitaine ou le vice-châtelain.
Bâties
Les « bâties » — et non « maison » comme le mentionnent les sources —, dépendant également d'un chef-lieu de châtellenie, sont un type de fortifications qui remplissent un rôle similaire à celui des maisons. À la différence de ces dernières que l'on rencontre également en milieu urbain, qui sont moins puissantes et plus adaptées à l'habitation et qui intègrent pour nombre d'entre elles des dépendances leur donnant une fonction agricole, les bâties, toujours situées en zone rurale, présentent un caractère essentiellement militaire.
Considération en tant que château en « miniature »
À l'instar du château qui a servi de modèle, les détenteurs des maisons fortes ont cherché à imiter ce dernier en n'en reprenant que les éléments les plus significatifs et les plus chargés de symboles que sont la tour et la salle. Elles présentent une organisation dans l'espace calquée sur le château, avec ses espaces dédiés à la vie privée (camera), ses lieux de sociabilité (aula) et ceux dédiés à la pratique de la religion (capella). Elle traduit l'identité de son possesseur, son niveau de richesse, ses besoins, son goût, son statut et son rôle dans la société médiévale.
La maison forte, en plus de l'image de force et de domination, ne néglige pas pour autant l'aspect esthétique. Un soin est apporté aux aménagements extérieurs, à l'organisation intérieure et à la présence de nombreux décors peints. En Bourgogne[3], les maisons fortes ont leurs façades orientées à l'est[4], pratique qui relève d'un certain raffinement.
Les recherches actuelles menées en Franche-Comté, en Lorraine, en Bretagne et en Bourgogne montrent des morphologies variées ; en Savoie, on parlera de maison-tour et en Bretagne de manoir.
Origine
Les études menées dans différentes régions ont permis de montrer que certaines mottes castrales (motta) avaient été transformées en maisons fortes (maison forte de Poussery). Ces recherches ont également montré une évolution similaire de la maison forte, toutes zones confondues. Les sites les plus anciens résultent de l'implantation de la petite aristocratie chevaleresque qui a bâti sa demeure sur ses alleux et qui a pris le nom de sa terre. Au XIVe siècle, on assiste à l'avènement d'une nouvelle noblesse, la « noblesse de cour ». Ce sont les nouveaux détenteurs des maisons fortes avant qu'elles ne passent aux mains des princes et des ecclésiastiques. Les communautés religieuses, cisterciens et bénédictins, séduites par le principe d'un logis fortifié implanté à la campagne, ont compté également dans leur patrimoine immobilier ce type de résidence.
Aujourd'hui, bon nombre de ces édifices se présentent à nous sous une forme qui les rapproche plus de la ferme ou des demeures de gentilshommes campagnards, et ne portent pas d'attributs dignes d'un rang noble.
France
Lorraine
En Lorraine, Gérard Giuliato[5] situe l'apparition des maisons fortes entre 1250 et 1340, le plus souvent érigées par des chevaliers sous le contrôle des princes. Ces derniers imposent des règles de construction et en limitent le niveau de fortification. Comme en Normandie, les maisons fortes ont comme rôle de renforcer les frontières.
À proximité de la ville de Toul, il subsiste de nombreuses maisons fortes que l'on peut toujours contempler, dénommées communément « maisons fortes du Toulois ». Le plus souvent, ces maisons fortes sont de forme carrée de quatre niveaux de hauteur, flanquées de quatre tours.
On peut citer, de manière non exhaustives, celles de Sexey-aux-Forges ou de Villey-Saint-Étienne ainsi que celles communément appelées « châteaux », de Boucq ou de Bouvron.
Picardie
Gascogne
En Gascogne, il existe un type de maison forte caractéristique, appelé « salle » ou « tour-salle » : plan carré ou rectangulaire, murs épais, rez-de-chaussée aveugle servant de cave ou de cellier, accès par le premier étage par un escalier amovible, étages supérieurs résidentiels. La salle est le premier état avant le « château gascon » des XIIIe et XIVe siècle, qui est une salle à laquelle on a généralement adjoint de hautes tours carrées à deux angles opposés.
La maison forte en Gascogne correspond au même type de bâtiment, mais située à l’intérieur d’une agglomération, en tant que résidence, souvent secondaire, fortifiée. Ainsi le comte d’Armagnac Jean V disposait-il dans la ville de Lectoure (Gers) de plusieurs maisons fortes, dont celle dite de Sainte-Gemme où il fut assassiné lors de la prise de la ville par les troupes de Louis XI. Une autre maison forte subsiste, la tour d’Albinhac.
PĂ©rigord
Bernard Fournioux[6] a pu identifier 608 lignages nobles et leurs lieux de résidences cités comme : repayrium noble, hospitium ou « hostel » noble, qui se compose de mottes ou structures fossoyées, sur lesquelles on a érigé dans une deuxième phase des tours de pierre quadrangulaires et qui a donné le nombre important de gentilhommières, manoirs et châteaux que recèle cette région.
Auvergne-RhĂ´ne-Alpes
Selon les nombreux inventaires dressés, aussi bien en plaine qu'en zone de montagne, on dénombre en moyenne trois maisons seigneuriales par commune.
Grésivaudan
Humbert II projette de céder ses états du Dauphiné au pape Benoît XII. Ce dernier reçoit une estimation du vendeur mais fait procéder à une enquête menée par deux commissaires. À la demande d'Humbert II une contre-enquête est pratiquée, qui confirme la première. Les données papales recensent 40 châteaux avec 202 maisons fortes. Dans cette enquête, 21 familles nobles, ou se prétendant telles, ne possédant pas de maison forte sont tenues pour négligeables : « XXI foci nobilium vel se gerentium pro nobilibus non habentium domos fortes ». Le dauphin pratique également une évaluation[7] - [8] - [9].
Au XIVe siècle, le modèle le plus courant de maisons fortes se présente sous la forme d'une maison-tour de plan quadrangulaire divisée en quatre niveaux.
Les derniers travaux effectués sur cet ancien bailliage du Dauphiné ont permis de recenser 65 châteaux et 235 maisons fortes mentionnés par les textes. Quelques 154 maisons fortes ont pu être localisées sur le terrain. Parmi 58 sites, 38 correspondent à une maison forte avec tour, 20 autres en sont dépourvues et appartiennent pour la plupart à une période de fortification tardive.
Oisans
L'enquête de 1339[7] mentionne 15 familles nobles détentrices d'une maison forte sous la forme : « nobles et vassaux ayant fortification (fortalicium) dans ledit mandement » avec comme précision : habet domum fortem (« possède maison forte ») ou habet domum et turrim fortem (« possède maison et tour forte[10] »).
Savoie et Genevois
Comme en Bourgogne, l'édification en Savoie par la classe chevaleresque d'un grand nombre de maisons fortes s'est faite en dehors de tout contrôle des princes. Le phénomène fut identique en Genevois. La maison forte consiste en général en une tour construite en pierre abritant l'aula. Vingt-cinq sites « anciens » ont été reconnus sur le terrain. Ils sont identifiables par leur tour quadrangulaire en pierre, signe d'une érection antérieure à 1180 par un miles. Cette « petite noblesse » a édifié des demeures fortifiées égalant celles des comtes de Genève. Elle a joué un rôle essentiel dans la fondation des établissements monastiques, montrant ainsi son aisance.
Bourgogne
L'étude qu'a menée Hervé Mouillebouche[11] en Bourgogne portant sur 710 communes a permis d'identifier 644 sites fortifiés, dont 360 maisons fortes. Ces dernières sont élevées par une aristocratie en toute liberté, hors du contrôle ducal.
Franche-Comté
Travaux de Éric Affolter et Jean-Claude Voisin[12].
Le département du Jura offre de très nombreux exemples de maisons-fortes pour ne citer que quelques échantillons :
- Cuisia : massif corps de logis cantonné de tours avec archères-cannonières ;
- Maison_forte_de_Nanc-lès-Saint-Amour : corps de logis cantonné de deux tours, le tout précédé d'une tour d'escalier en vis avec bouches à feu.
Bretagne
Voir les travaux de Michel Brand'Honneur[13].
Dans ceux qu'a menés Michaël Jones[14], le terme qui prévaut en Bretagne pour désigner les résidences des nobles est celui de manoir (manerium), qui désigne un centre de petite seigneurie ceint de fossés, alors qu'à la fin du XIIe siècle, la maison d'un chevalier est désignée comme : domus defensabilis.
Maine-et-Loire
Les ruines d'une maison forte furent mis au jour en 1961 sur la commune de Brain-sur-Allonnes au nord-est de Saumur. Ce lieu archéologique médiéval est dénommé chevalerie de Sacé. Elle appartenait à un seigneur local, Jehan Godin de Sacé, un proche des grandes familles seigneuriales de l'Anjou et de la sénéchaussée de Saumur.
Normandie
En Normandie, comme en Lorraine, les princes ont établi des règles strictes d'édification qui s'appuient sur un document de 1091 Consuetudines et Justitie qui précise l'interdiction d'élever un château sur un terrain plat, un roc ou une île. Il est permis simplement de s'« enclore » derrière une palissade, constituée d'un seul rang de pieux, qui ne doit comporter ni flanquements ni saillies. Le fossé qui la précède est limité en profondeur tel qu'un homme puisse en retirer la terre sans relais. Il en sera de même au XIIIe siècle avec les licences to crenelatte qui obligent le détenteur de la maison forte à demander une autorisation à son seigneur pour toute élévation de murs ou crénelage de ces derniers.
L'étude qu'a menée Marie Casset[15] met en avant les termes de « domus, hostel ou manerieum » qui désignent les résidences épiscopales rurales (« résidences secondaires »). Ces résidences édifiées au centre de vastes parcs à gibier, en marge des villages, présentent toutes les caractéristiques de la maison forte, comme on peut le voir en Bourgogne où l'évêque d'Autun et celui de Langres en possèdent plusieurs. L'évêque de Troyes en a également plusieurs dont celle de Saint-Lyé[16].
Svanétie
La Svanétie, région montagneuse de la Géorgie, présente la particularité de posséder un nombre important de ce type de tours fortifiées, nommées koshki, très élevées, de plan carré, à rez-de-chaussée aveugle, auxquelles on accédait par une échelle, et qui servait d'abri à une famille pendant une longue durée.
Références
- Un programme de recherche « Noble et forte maison » a été mis en place au sein de l'université de Lyon 2 et de l'équipe de recherche UMR 56 48 du CNRS.
- Alain Kersuzan, « Maisons et maisons fortes dans le comté de Savoie (XIVe – XVe siècle). Essai de terminologie d'après les sources comptables », Chastels et maisons fortes, IV, Actes des journées de castellologie de Bourgogne 2010-2012, CECAB, 2014 (ISBN 978-2-9543-8212-8), p. 145-155.
- Hervé Mouillebouche, 2002, p. 378.
- Ils suivent en cela les préceptes de Pierre de Crescent, Liber ruralium commodorum, Bibliothèque municipale de Dijon, 1413, ms, 453.
- Gérard Giuliato, « Châteaux et maisons fortes en Lorraine centrale », Documents d'archéologie française, t. 23, no 33,‎ , p. 529-531 (lire en ligne).
- Bernard Fournious, « Les chevaliers périgourdins et leur assise territoriale au XIIIe – XIVe siècle », Archéologie médiévale, t. XVIII,‎ , p. 256-272.
- Deux versions portant sur une quarantaine de châtellenies du Grésivaudan sont conservées aux archives départementales de l'Isère (B3120) et (B4443) sous le nom d'« Enquête Delphinale de 1339 » ; la seconde, généralement plus riche de renseignements, semble être la mise au propre de la première.
- Claude Faure, « Un projet de cession du Dauphiné à l'Église romaine (1338-1340) », Mélanges d'archéologie et d'histoire, Paris ; Rome, E. Thorin ; Joseph Spithöver, vol. 27, no 1,‎ , p. 153-225 (ISSN 2036-0258, lire en ligne).
- C. Mazard, Châteaux Rhône-Alpes, , « Les châteaux delphinaux de Grésivaudan d’après l’enquête de 1339 », p. 83-87.
- Annick Ménard-Clavier, doctorante à l'EHESS, Les Maisons fortes du Grésivaudan au Moyen Âge, mémoire pour l'obtention du DEA, Jean-Marie Pesez (dir.), Lyon, EHESS, 1996.
- Hervé Mouillebouche, Les Maisons fortes en Bourgogne du Nord, du XIIIe au XVe siècle, Presses universitaires de Dijon, 2002.
- Éric Affolter et Jean-Claude Voisin, L'Habitat médiéval fortifié du Nord de la Franche-Comté. Vestiges de fortifications de terre et de maisons fortes, Montbéliard, AFRAM, 1986.
- Michel Brand'Honneur, Manoirs et châteaux dans le comté de Rennes, habitat à motte et société chevaleresque (XIe – XIIe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001.
- Michaël Jones, « The Naming of Parts », Remarques sur le vocabulaire des résidences princières et seigneuriales en Bretagne au Moyen Âge, dans Annie Renoux (dir.), Aux marches du palais…, Le Mans-Mayenne, 9-11 septembre 1999, Publications du LHAM, Le Mans, Université du Maine, p. 45-54.
- Marie Casset (numéro thématique : « Aux marches du Palais ». Qu'est-ce qu'un palais médiéval ? Données historiques et archéologiques), « Le vocabulaire des résidences “secondaires” des archevêques et évêques normands au Moyen Âge : une image du bâti ? », Publications du LHAM, Le Mans, Université du Maine,‎ 9-11 septembre 1999, p. 163-177 (lire en ligne).
- Marie-Cécile Bertiaux (numéro thématique : « Aux marches du Palais ». Qu'est-ce qu'un palais médiéval ? Données historiques et archéologiques), « Palais et séjours des évêques de Troyes », Publications du LHAM, Le Mans, Université du Maine,‎ 9-11 septembre 1999, p. 177-188 (lire en ligne).
Voir aussi
Bibliographie
- M. Bur, La Maison forte au Moyen Ă‚ge, Pont-Ă -Mousson / Paris, Actes de la table ronde de Nancy / CNRS, (1re Ă©d. 1984).
- F. Cayot, « Les maisons seigneuriales rurales à la fin du Moyen Âge (XIVe-XVIe dans l’Yonne », Annales de Bourgogne, no 75,‎ , p. 259-288.
- Comte de Neufbourg, « Châteaux et maisons fortes », Bulletin de la Diana, no XXXI,‎ , p. 228-231.
- Élisabeth Sirot, Noble et forte maison. L'habitat seigneurial dans les campagnes médiévales du milieu du XIIe au début du XVIe siècle, Paris, Éditions Picard, , 207 p. (ISBN 978-2-7084-0770-1).