Le Testament de Dieu
Le Testament de Dieu est un livre de Bernard-Henri LĂ©vy paru aux Ă©ditions Grasset en 1979.
Langue | |
---|---|
Auteur | |
Genre |
Dans cet essai, qui prolonge sa réflexion sur les thèmes abordés dans La Barbarie à visage humain, Bernard-Henri Lévy propose de résister au nihilisme et au désenchantement contemporain dus, selon lui, à l’échec des idéologies optimistes.
Contexte
Le livre paraît en , alors que la gauche radicale (mondiale, française?, on ne sait pas) est en crise. À la période d’euphorie de la fin des 1960, succède une époque de plus en plus déprimante, marquée par les attentats commis par les Brigades rouges en Italie, et par la Fraction armée rouge en Allemagne.
Gilles Deleuze et Félix Guattari rappelaient en 1977 que « la question de la violence, et même du terrorisme, n’a cessé d’agiter le mouvement révolutionnaire et ouvrier depuis le siècle dernier, sous des formes diverses, comme réponse à la violence impérialiste. »[1] Alain Badiou, en soutien aux Khmers rouges et à Pol Pot, vient d’affirmer (en janvier précédent) que « la simple volonté de compter sur ses propres forces et de n’être vassalisé par personne éclaire bien des aspects, y compris en ce qui concerne la mise à l’ordre du jour de la terreur. »[2]
Plutôt que de se laisser gagner par la désillusion, les militants anti-impérialistes les plus résolus et les plus courageux ne doivent-ils pas passer à la lutte clandestine armée et au terrorisme ? La question ne cesse de se poser à la gauche radicale en 1979. Bernard-Henri Lévy en fait la question centrale du Testament de Dieu.
La mort de l’Homme
Dans La Barbarie à visage humain, Lévy constatait : « Il n’y a pas d’individualisme qui ne porte en lui le germe ou la promesse d’une forme de totalitarisme : le premier démultiplie ce que le second unifie, – et cela s’appelle la démocratie. »[3] Lévy ne remet pas en cause ce constat dans Le Testament de Dieu, toutefois il remarque que les États de droit ne se définissent pas seulement par la pure et simple démocratie. Une majorité, démocratiquement élue, peut toujours imposer une dictature. Mais l’État de droit, tel qu’il se développe à partir de la fin du XVIIIe siècle, sans cesser de se réformer depuis lors, prévoit de surcroît des institutions légales qui le distinguent du modèle de la cité démocratique de type grec ou romain.
Ces institutions s’appuient sur une déclaration des droits de l'homme pour garantir les libertés fondamentales (pensée, culte, presse, commerce, etc.). Elles prohibent le harcèlement, la torture, l’esclavage, les crimes contre l’humanité. Elles défendent le respect de la dignité humaine.
L’Homme protégé par le Droit est, selon Lévy, un sujet qui requiert, non l’Être, mais la Loi pour le constituer autant qu'il la constitue : un « sujet-Loi », autrement dit le sujet qui donne son principe à la Loi, l’organise et la maintient, au nom de l’Homme.
L’Homme ne se confond pas avec le sujet transcendantal auquel Kant confiait le soin d’édifier la science ; l’Homme ne se confond pas non plus, selon Lévy, avec le sujet auquel Hegel donnait la mission d’établir le savoir absolu et de réaliser ce que Dieu n’avait pu accomplir.
L’Homme revient de loin. Il a échoué à devenir le rival de Dieu. Il n’a pas pu imposer universellement la Raison. Il n’a pas pu empêcher les massacres de masse du XXe siècle. L’Homme témoigne de la mort de Dieu, mais également de la mort de l’Homme, c’est-à -dire de l’échec de l’humanisme conçu au XIXe siècle. Il rend dérisoire l’optimisme inscrit dans l’idée de Progrès après l’expérience du nazisme et du stalinisme.
L’Homme s’efface « comme à la limite de la mer un visage de sable », observait Michel Foucault[4]. L’Homme laisse éprouver le temps vécu comme effacement, comme perte, comme vide, avec le sentiment d’un vertige intense et la crainte que le pire est toujours possible. C'est le temps dans lequel Proust se comprend, mais qui n’émane pas seulement d’À la recherche du temps perdu, selon Lévy. Il implique, ce temps, une humanité conçue, non par la raison ou l’intelligence, mais par la sensibilité et l’éthique qu’elle sollicite :
« Quand Vitoria et Las Casas disent des Indiens par exemple qu’ils sont des ”hommes” – et non des “sauvages” ou des ”animaux” – ils ne parlent pas au nom du vrai mais du bien et de la morale. Quand Nietzsche pose, à l’inverse, que je ne suis rien qu’un “rendez-vous” de flux, de forces et de natures, j’ignore s’il a raison ou tort, car je sais qu’avant tout il a opté pour la barbarie et le sacrifice de ce que je suis sur l’autel de ce que je serai[5]. »
Ce nom d’Homme donné aux hommes n’a rien de scientifique. Au regard de la science, l’humanité n’est qu’une espèce de mammifère, dont la prétention à se relever au-dessus du statut d’animal n’est justifiée par aucun critère objectif. Ce nom d’Homme, constate en substance Lévy, n’est qu’un titre de courtoisie, concédé comme à un prince déchu auquel l’État de droit reconnaît tout de même une dignité fondamentale.
La cime du particulier
« Un deuil cruel, un deuil unique et comme irréductible, peut constituer pour moi cette “cime du particulier” dont parlait Proust », disait alors Roland Barthes (lors d’un cours au Collège de France en 1978)[6]. « C’est à la cime du particulier qu’éclot le général », concevait Proust[7]. C’est parce que l’Homme est mort, c’est parce que les hommes, après les horreurs du XXe siècle, ne peuvent faire confiance ni à la Raison ni au Progrès, c’est parce que chacun en particulier éprouve le deuil de l’Homme dans la plus douloureuse des solitudes, mais qui convie l’humanité à la solidarité, que la nécessité de protéger la dignité humaine par la Loi constitue, selon Lévy, « la cime du particulier ».
Sujet solitaire et solidaire, masculin et féminin, il crée une « singularité » qui ne renvoie pas à une espèce ou à un genre, mais à un semblable dont Lévy découvre la source dans la Genèse biblique : « Mâle et femelle, Dieu les créa et les appela du nom d’Homme. »
Ce que l’État de droit retient, en sanctifiant la dignité humaine, c’est le principe qui fonde ce que Lévy appelle le « sujet monothéiste », autrement dit le sujet qui recourt à la Loi pour résister à la barbarie, aux crimes et aux délits, selon un principe universel qui s’applique à tous les hommes quelles que soient leurs différences.
C'est un sujet fragile, toujours menacé par un schéma totalitaire, qui réclame d’abord du respect, de la politesse, de la délicatesse, un sujet qui n’est jamais sûr d’être là , qui peut disparaître à tout moment, dont on peut à peine recueillir la trace comme en saisissant « un peu de temps à l’état pur », dit Proust[8] ; un petit morceau de temps dont Walter Benjamin conçoit, d’après Isaac Louria, qu’il s’émiette « comme les fragments d’un vase brisé »[9] ; un sujet impuissant à accomplir le meilleur, qui peut juste espérer éviter le pire, un sujet où se dépose ce que Lévy appelle « le testament de Dieu » :
« De quoi faut-il que je me souvienne pour persister, malgré tous les démentis qui y font obstacle, à me penser et à me baptiser Homme ? […] Il y fallait la réminiscence de cette fonction – de cette fiction ? – monothéiste dont le premier et le dernier mots sont peut-être d’arracher le sujet aux lourdes pesanteurs du monde, de la nature, de l’histoire qu’elle nomme “Idolâtrie”, – et moi, en termes plus modernes, “Barbarie”[10]. »
Universel impérial et universel singulier
« Le point théorique est la télépathie », expliquait Proust en résumant la pensée de d’Henri Bergson. La conscience selon Bergson « ne résidant nullement dans le cerveau, les diverses consciences devraient être tout naturellement en communication. »[11] Cette instance fusionnelle universelle, c’est ce que Gilles Deleuze appelle le CsO, « le Corps-sans-organes » ; une « machine à terreur » selon Lévy[12], une machine où observer, selon lui, comme le moteur de l’idolâtrie et le vecteur de l’universel impérial[13].
L’être qui déterminait la création de la philosophie en Grèce prévoyait déjà la présence au monde d’une seule âme en fusion où chacun s’impliquerait, selon une théorie relayée par Aristote, puis par les philosophes stoïciens, pour former l’idéologie officielle de l’empire romain.
Au cœur du schéma totalitaire, Lévy retrouve toujours l’exigence d’exalter la toute-puissance d’un instance fusionnelle, impériale par nature, à quoi nul ne pourrait échapper, dont dépendrait la pensée de chacun, où s’effectuerait la jouissance de chacun, qu’on le veuille ou non : instance où s’incarnent concrètement les dieux ou les idéologues à qui confier la mission d’assurer le bonheur.
« Le Bonheur est une idée neuve en Europe », disait Saint-Just. « Il oublie simplement d’ajouter que cette idée neuve – et totalitaire », remarque Lévy, « était surtout une idée grecque. »[14] Peu importe que cette idée se rapporte à une origine transcendante (selon Platon) ou immanente (selon les stoïciens), si l’idéologie qu’elle produit reste convaincue qu’elle peut instituer le bonheur en privant les hommes d’une intériorité individuelle.
La démocratie à Athènes ou à Rome ignorait les individus. Elle ne reconnaissait que des citoyens, à qui elle donnait le pouvoir de se détacher des esclaves et de les soumettre, pour constituer la conscience de l’État et la faire fonctionner concrètement, sans admettre de distinction entre le public et le privé, ni entre le politique et l’éthique.
La démocratie, dans ce cas, ne contredisait en rien l’essence théocratique de la République athénienne ou romaine.
L’État devient totalitaire dès qu’il exige de chacun qu’il adhère en théorie et en pratique au culte d’une idée. Élan vital, race supérieure, matérialisme historique, humanisme scientifique, raison, être suprême, etc., peu importe en quoi consiste cette idée, si elle assigne à chacun l’obligation d’y croire de gré ou de force, et d'activer concrètement surtout la fonction que la croyance prescrit à chacun. Le schéma totalitaire, selon Lévy, se superpose inévitablement à celui de la théocratie :
« Le XXe siècle, dont les années 30 illustrent, sans l’épuiser hélas, le délire de barbarie, n’est pas un siècle athée. […] C’est un âge religieux, plus religieux que nul autre sans doute, mais d’une religion païenne dont les dieux, “les idoles de pierre et de bois”, s’appellent État, Nature, Camps, Parti… Parti ? Voyez comme font aujourd’hui les Cambodgiens pour nommer l’innommable de la mort individuelle : aller, non à l’Éternel, mais à “l’Organisation suprême”[15]. »
Lévy admet que la dignité humaine constitue aussi une idée. Seulement, c’est une idée qui rappelle que ni Dieu, ni l’Homme ne sont là , qu’on ne peut en éprouver que le deuil, et résister à la tentation suicidaire d’accomplir la fin de l’histoire en lançant le mot d’ordre de la terreur. Lévy admet qu’en garantissant la liberté de pensée, de culte, d’expression, etc., l’État de droit assume, d’une certaine manière, un rôle théocratique, mais en séparant le public et le privé, le politique et l’éthique, l’État et l’Eglise, il s’assigne la mission de protéger la « singularité » par la Loi, et non de nier la « singularité » par la force, ce qui le distingue de tout autre théocratie. Il induit un tout autre pari intellectuel, où Universel et Particulier deviennent synonymes, pour créer le sujet singulier en Droit et par le Droit[16] :
« On pourra m’objecter que le sujet dont il s’agit est un sujet “bourgeois“, comme s’il en existait un autre qu’il faudrait lui préférer : toute l’histoire du socialisme, hélas, dit le contraire – que la forme-individu est, comme telle, une forme bourgeoise, née sur le terrain de la pensée bourgeoise, et que le seul choix possible est entre cette forme-là , avec sa tare originelle, et pas d’individu du tout[17]. »
Lévy convient que le capitalisme est une horreur lorsqu'il produit l’indifférence à tout ce qui n’est pas soi[18]. Mais comment la protection de la dignité humaine par la Loi pourrait-elle être un outil de propagande du capitalisme ? C’est au contraire la Loi qui constitue la seule manière de résister au capitalisme quand il s’arroge la toute-puissance de l’Idée et la certitude de sa providence. À cet égard, selon Lévy, le communisme ne change rien au capitalisme :
« Une société sans propriétaires du tout, c’est un capitalisme encore, c’est le pire des capitalismes, c’est le seul capitalisme au monde où, non content d’exploiter les hommes, on leur dérobe jusqu’au sol où s’ancre leur vouloir vivre[18]. »
Histoire et Temps
L’Histoire, telle que la définissent les idéologies impériales, dépend d’un optimisme providentiel qui ne conçoit dans le Temps qu’un espace global méthodiquement et concrètement épuré, où ne subsiste ni individu ni singularité : c’est un désert produit par la terreur et le nihilisme[19].
« L’impuissance grecque à penser, à figurer le Temps, et donc l’histoire personnelle, le destin singulier d’un homme », témoigne d’une volonté fusionnelle dont l’objectif ne vise qu’à nier l’épreuve du Temps et le travail de l'inquiétude qui s'enclenche en chacun de nous, selon Lévy[20]. C’est parce que chacun se pense dans une singularité, dans un temps qui n’est pas continu, où nous nous sentons séparés les uns des autres, que nous éprouvons le besoin de la solidarité. Pour autant la solidarité n’est pas fusion, mais résistance à l’oppression, à l’injustice, à la barbarie.
Si l’institution de la Loi dans un État de droit offre la seule arme qui permet de protéger la dignité humaine, l’État de Droit reste toujours vulnérable. Il n'est que le moins mauvais des régimes, il réclame des réformes sans fin. Il est investi en permanence par des schémas totalitaires et leurs exigences concrètes. Ces schémas s’inscrivent en chacun de nous, personne ne peut s’en débarrasser, ils font peser sur les individus le sentiment d’une malédiction et, au-delà d’elle, celui d’un temps d’où peut toujours surgir l’horreur, selon Lévy[21].
Le Temps n’invite pas à l’optimisme, il sollicite la nécessité de développer un sens intuitif qui ne convient pas à l’Être, parce qu’il dément la conviction que le temps n’est qu’une espèce d’espace qu’il suffirait de « nettoyer » pour le rendre télépathique. Le Temps contredit l’Être. Le Temps ne cesse de créer à la pensée un vertige qui ne s’accorde pas avec les données de l’Être qui, décidément, ne peut concevoir concrètement que de l’espace. Le Temps rappelle qu’il existe autre chose que de l’espace sous le nom idéal et abstrait d’Autrui, et qu’Autrui réclame de lui répondre, de se sentir la responsabilité où la singularité d’un individu se met en jeu, avec le sentiment de la culpabilité ; sentiment qui n’est jamais agréable à vivre, mais sans lequel l’Homme ne peut résister au pire, selon Lévy[22].
Athènes et Jérusalem
« L’opposition d’Athènes et de Jérusalem, Proust la vit à sa manière », écrivait Gilles Deleuze[23]. Ainsi « à l’amitié s’oppose l’amour. À la conversation, l’interprétation silencieuse. À l’homosexualité grecque, la juive, la maudite. Aux mots, les noms. Aux significations explicites, les signes implicites et les sens enroulés. »[24] L’opposition d’Athènes et de Jérusalem, Lévy en rend compte d’une autre manière dans Le Testament de Dieu, mais en mettant en jeu les mêmes perceptions que Proust.
À l’Être conçu à Athènes, Lévy oppose la Singularité éprouvée à Jérusalem. À la réalisation de la fusion totalitaire, la protection de la dignité humaine par la Loi. À l’universel impérial, l’universel singulier.
« Marcel n’aima pas Albertine, si l’amour est une fusion avec autrui, extase d’un être devant les perfections de l’autre ou la paix de sa possession », écrivait Emmanuel Levinas. « Mais ce non-amour est précisément l’amour, la lutte avec l’insaisissable. »[25] En évoquant le travail du chagrin dont parle Proust, du chagrin dont on ne peut sortir qu’à condition de vivre pleinement le chagrin, Levinas observait : « La mort, c’est la mort d’autrui contrairement à la philosophie contemporaine attachée à la mort solitaire de soi. Celle-là seule a sa place aux carrefours de la recherche du temps perdu. »[26]
C’est à partir de ce mouvement de la pensée qui, depuis Levinas et Proust, le ramène à Jérusalem que Bernard-Henri Lévy propose de réhabiliter le testament de Dieu. Il ne s’agit pas de reconstruire l’optimisme de l’humanisme scientifique, mais d’accueillir « l’humanisme de l’autre homme »[27].
Sources et perspectives
Lévy développe dans Le Testament de Dieu des thèmes abordés par Freud dans Moïse et le monothéisme, notamment dans le chapitre 4 de la première partie, où Freud met en relation le nazisme et l’aversion pour tout ce qui relève de la transcendance judéo-chrétienne[28].
Lévy se réfère aux thèses de Freud et de Lacan pour dégager sa propre analyse des schémas totalitaires. À cet égard, Lévy prend clairement le parti de Freud et de Lacan contre Deleuze et Guattari qui, dans l’Anti-Œdipe, opposaient à la pensée freudienne des conceptions influencées par Carl Gustav Jung et par Henri Bergson.
Toutefois Lévy se situe dans un champ qui reste bergsonien, au moins à son point de départ, quand il constate l’incapacité de la philosophie grecque à concevoir le Temps.
Lévy se réfère encore à Bergson quand il conçoit que c’est par un retour à ses effets concrets que s’analyse une philosophie, et « qu’il n’y a pas de meilleur critique que le plus immédiat et le plus trivial, le type d’inscription concrète qu’elle provoque dans le réel »[29], quitte à retourner ce principe contre Bergson, sans pour autant lui contester son génie.
Lévy applique également ce principe à la pensée biblique : si la transcendance judéo-chrétienne arme la résistance à la barbarie, c'est moins parce qu'elle invite les hommes à concevoir un au-delà à soi, un « Ciel » (dont la puissance, ainsi conçue, peut toujours absorber un schéma totalitaire pour peu qu'elle y loge concrètement des idéologues du bonheur), que parce qu'elle convie chaque homme à éprouver la crainte du pire et à se donner une âme individuelle, c'est-à -dire une loi et, partant, un véritable État de droit où se sentir pleinement responsable et solidaire d'autrui face à l'injustice. Ce que Lévy apprécie dans la transcendance judéo-chrétienne, c’est moins la transcendance en tant que telle, que la faculté de résistance qu’elle offre aux opprimés[30].
En revanche, la transcendance conçue par Platon, qui relève pourtant du même genre de concept, ne produit pas, selon lui, concrètement la même faculté de résistance. « Comment l’âme platonicienne aurait-elle la moindre profondeur quand le Phédon fait du “souci de l’avenir” le ressort de l’homme « vulgaire » ? »[31] Conçue dans un espace épuré, où se débarrasser du souci de l'avenir, la transcendance platonicienne renvoie, selon lui, à une tout autre sensibilité que la transcendance judéo-chrétienne, éprouvée dans le temps, c'est-à -dire dans l'inquiétude, qui n'est transcendance que parce qu'elle est d'abord résistance à la tentation de croire que les choses finiront toujours par s'arranger d'elles-mêmes.
Athènes et Jérusalem sont-elles aussi radicalement opposées ? C’est sur ce point que Levinas hésite à le suivre : n’est-il pas « trop sévère pour la Grèce », et pour Platon en particulier [32]?
Le concept de transcendance, à lui seul, ne peut pas produire un état de droit ; pas plus que le concept de démocratie, à lui seul, selon Lévy. Il y faut le travail de l'inquiétude, de la vigilance, de la mémoire, et en somme le travail du temps, lequel opère l’édification de la Loi quand elle se dégage de la nécessité instinctive d’adhérer à une instance fusionnelle, pour lui substituer une « seconde nature » : celle de résister à la barbarie[33].
Critiques
Shmuel Trigano publie une des premières critiques détaillées du livre, se concentrant sur les erreurs commises par Bernard-Henri Lévy sur le texte biblique et la tradition juive[34]. Shmuel Trigano fait notamment valoir que, contrairement à ce qu'écrit Bernard-Henri Lévy, « la Torah n'a rien à voir avec cette “loi” du Père et de la pierre tant exaltée ici. Au contraire, la Tradition la compare à l'eau parce que l'eau coule vers le plus bas, le plus humble. » Il explique ensuite comment « B.-H.L. gomme ainsi une dimension cruciale du judaïsme : l'idée de communauté » et « se prive de comprendre l'élan essentiel de l'histoire juive et surtout du discours prophétique, où il n'y a d'exil que pour un retour ». Shmuel Trigano critique également le discours de BHL dans ce livre, discours « mystificateur en ceci qu'il escamote la conscience critique des juifs sur leur modernité, qui seule leur permettrait de lutter contre la montée des dangers. »
Dans un courrier envoyé à différents journaux ayant publié un compte rendu de l'ouvrage, Pierre Vidal-Naquet dénonce l'imposture du livre. « Il suffit, en effet, de jeter un rapide coup d’œil sur ce livre pour s’apercevoir que loin d’être un ouvrage majeur de philosophie politique, il fourmille littéralement d’erreurs grossières, d’à -peu-près, de citations fausses, ou d’affirmations délirantes. »[35]. Il cite notamment une prétendue « déposition d'Himmler lors du procès de Nuremberg » alors que celui-ci s'est suicidé le , les approximations de dates présentant une œuvre de Benjamin Constant de 1818 comme contemporaine de la réponse à celle-ci écrite par Fustel de Coulanges en 1864 (p.42), ou encore « le jugement historique délirant qui place le début de la “romanité expirante” (p. 79) au Ier siècle av. J.-C., c'est-à -dire à l'époque de l'Empereur Auguste ».
Dans sa réplique à la réponse de Bernard-Henri Levy [36], Vidal-Naquet rappelle que Levy dans un entretien au Figaro du plagiait déjà Saint-John Perse dans une réponse concernant le rapport à la langue.
Par la suite Cornelius Castoriadis publie à son tour un article, L'industrie du vide, pour démontrer le « processus de destruction accélérée de l’espace public de pensée et de montée de l’imposture »[37]. Castoriadis y fait part sa perplexité devant le « phénomène BHL » se demandant :
« Sous quelles conditions sociologiques et anthropologiques, dans un pays de vieille et grande culture, un “auteur” peut-il se permettre d’écrire n’importe quoi, la “critique” le porter aux nues, le public le suivre docilement — et ceux qui dévoilent l’imposture, sans nullement être réduits au silence ou emprisonnés, n’avoir aucun écho effectif ? »
Optimiste, Castoriadis ajoutait néanmoins :
« Que cette camelote doive passer de mode, c’est certain : elle est, comme tous les produits contemporains, à obsolescence incorporée. »
Le Testament de Dieu fait également l'objet d'un article d'Ahmed El Arch dans Libre Algérie en 1998 : « Le livre du sioniste français Bernard-Henri Lévy – Le Testament de Dieu – est arrivé pour jeter l’huile sur un ancien feu. Ce livre peut être considéré comme une boucherie collective pour la pensée chrétienne et grecque, et personne n’a pour l’instant réagi. Comment se fait-il qu’il n’y ait aucun intellectuel ou journaliste en France en mesure de contrer les idées de cette boucherie ? On ne peut en faire une critique que si l’on prend en compte ce qu’un de nos amis français a appelé le terrorisme juif dans la presse et les moyens de communication français[38]». André Glucksmann a commenté cet article dans Libération (Un dérapage algérien, ).
Notes et références
- Gilles Deleuze et Félix Guattari, Le Monde, 2 novembre 1977, repris dans Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Minuit, p. 137
- Alain Badiou, « Kampuchea vaincra ! », tribune libre publiée par le journal Le Monde du 17 janvier 1979.
- Bernard-Henri LĂ©vy, La Barbarie Ă visage humain, Grasset, p.81
- Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, p.398
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, p. 137
- Roland Barthes, Longtemps je me suis couché de bonne heure, Conférence au Collège de France, 19 octobre 1978, repris dans Œuvres complètes V, Seuil, p.467
- Marcel Proust, Lettres, Plon, p.911
- Marcel Proust, Le Temps retrouvé,Page:Proust Le Temps retrouvé, tome 2.djvu/19
- Walter Benjamin, Entre les lignes, entre les langues, cité par Robert Kahn, Images, passages, Marcel Proust et Walter Benjamin, Kimé, p. 19. Benjamin renvoie à la notion de "brisure des vases" élaborée par Isaac Louria.
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, pp. 148-149
- Marcel Proust, Correspondance XX, Plon, p. 348.
- Bernard-Henri Lévy fait référence à l'ouvrage de Laurent Dispot, La Machine à terreur, Grasset
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, p. 173 et suivantes
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, p. 118
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, p. 115
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, p. 171 et suivantes
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, p. 187
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, p. 188
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, pp. 88 et suivantes
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, p. 83
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, pp; 151 et suivantes
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, pp. 261 et suivantes
- Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, p. 127
- Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, p. 129
- Emmanuel Levinas, L'autre dans Proust, dans Noms propres, Fata Morgana, p. 123
- Emmanuel Levinas, L'autre dans Proust, dans Noms propres, Fata Morgana, p. 122
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, pp. 167 et suivantes
- Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme
- Bernard-Henri LĂ©vy, La Barbarie Ă visage humain, Grasset, p. 138
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, pp. 190 et suivantes
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, p. 84
- Emmanuel Levinas, Au-delĂ du verset, Minuit, 1982, p. 78
- Bernard-Henri LĂ©vy, Le Testament de Dieu, Grasset, pp. 128 et suivantes
- Shmuel Trigano, « Le Dieu vivant n'a pas de testament », Le Monde, 24 mai 1979.
- Pierre Vidal-Naquet à la rédaction du Nouvel Observateur, 18 juin 1979
- « Pierre Vidal-Naquet réplique à Bernard-Henri Lévy », Le Nouvel Observateur, 25 juin 1979.
- Cornelius Castoriadis, L’industrie du vide, in Le Nouvel Observateur, 9 juillet 1979, repris dans Domaines de l’homme. Les Carrefours du labyrinthe II, Seuil, Paris, 1986, p. 32-40. Lire en ligne
- Ahmed El Arch, Libre Algérie, 9 mars 1998, cité par André Glucksmann, Un dérapage algérien, dans Libération, 7 avril 1998