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Carnets d'Adolf Hitler

Les Carnets d'Adolf Hitler (en allemand : Hitler-TagebĂĽcher) sont un journal intime prĂ©tendument tenu par Adolf Hitler mais en rĂ©alitĂ© Ă©crit par le faussaire Konrad Kujau entre 1978 et 1983. La soixantaine de carnets composant le journal fut achetĂ©e en 1983 pour plus de 9,3 millions de Deutsche Marks par le magazine ouest-allemand Stern, qui en cĂ©da les droits de publication Ă  diffĂ©rents organes de presse dans le monde. La publication des carnets fut annoncĂ©e lors d'une confĂ©rence de presse au cours de laquelle plusieurs historiens – dont deux avaient auparavant authentifiĂ© les carnets – Ă©mirent des doutes sur leur authenticitĂ©. Aucun examen scientifique sĂ©rieux n'avait Ă©tĂ© effectuĂ© avant la confĂ©rence de presse, et les analyses postĂ©rieures confirmèrent que les carnets Ă©taient des faux.

Adolf Hitler par Heinrich Knirr, 1937.

Originaire d'Allemagne de l'Est, Konrad Kujau Ă©tait connu de la police pour des petits dĂ©lits et des escroqueries. Dans les annĂ©es 1970, il commença Ă  vendre des souvenirs de guerre nazis qu'il importait clandestinement d'Allemagne de l'Est. Rapidement, il comprit qu'il pouvait accroĂ®tre considĂ©rablement ses bĂ©nĂ©fices en prĂ©sentant les objets vendus comme ayant appartenu Ă  de hauts dignitaires du IIIe Reich. Il se lança alors dans une production massive de faux : des tableaux, des poèmes de jeunesse et des lettres attribuĂ©s Ă  Hitler, jusqu'Ă  ce que l'idĂ©e lui vienne, Ă  la fin des annĂ©es 1970, d'Ă©crire un pseudo-journal intime de Hitler.

Le journaliste qui « dĂ©couvrit Â» les carnets et les acheta pour le compte de son employeur Ă©tait Gerd Heidemann, reporter au magazine Stern, qui nourrissait une fascination obsĂ©dante pour le nazisme. Il dĂ©tourna Ă  son profit une large partie des fonds qui lui avaient Ă©tĂ© confiĂ©s pour acheter les carnets.

Le scandale causĂ© par la publication des carnets eut un retentissement international : Kujau et Heidemann furent condamnĂ©s Ă  des peines de prison pour leur rĂ´le dans la fraude, des experts qui avaient cru pouvoir authentifier les manuscrits furent ridiculisĂ©s et plusieurs directeurs de journaux durent prĂ©senter leur dĂ©mission.

Contexte

L'opération Seraglio

Hans Baur, le pilote personnel de Hitler vers 1930.

Le 20 avril 1945, face Ă  l'avance des troupes ennemies, Hitler admet que la guerre est perdue. Son secrĂ©taire particulier, Martin Bormann, dĂ©clenche l'opĂ©ration Seraglio (« sĂ©rail Â» en italien) : 80 membres de l'entourage du FĂĽhrer sont Ă©vacuĂ©s du bunker berlinois vers Berchtesgaden, dans les Alpes bavaroises ; ils transportent avec eux des documents officiels et personnels, ainsi que des objets de valeurs. Sous le commandement du gĂ©nĂ©ral Hans Baur, pilote personnel de Hitler, dix avions partent au petit matin de quatre aĂ©rodromes berlinois. Dans l'un de ces avions, conduit par un vĂ©tĂ©ran du front russe nommĂ© Gundlfinger, prend place Wilhelm Arndt, le majordome personnel de Hitler. Il embarque seize personnes et plusieurs Ă©normes malles. Une demi-heure après le dĂ©collage, alors qu'il vient de survoler les ruines de Dresde, l'avion s'Ă©crase, sans doute atteint par un tir amĂ©ricain. Les tĂ©moins laissèrent l'avion se consumer, ne pouvant rien faire face Ă  l'incendie. Les neuf autres appareils, pendant ce temps, ont atteint leur destination. L'accident est authentique dans la mesure oĂą mĂŞme Heidemman posa au cĂ´tĂ© des tombes des victimes du crash, Ă©tant l'une des plus grandes preuves pour l'authenticitĂ© des carnets[1].

Quand le gĂ©nĂ©ral Baur rend compte Ă  Hitler de la disparition d'un des appareils et qu'il lui apprend qu'il s'agit de celui qui transportait Arndt, le FĂĽhrer paraĂ®t très affectĂ©, et il aurait, d'après Baur, prononcĂ© la phrase suivante : « dans cet avion se trouvaient toutes mes archives personnelles, celles qui devaient tĂ©moigner de mon action devant la postĂ©ritĂ© et me rendre justice. C'est une catastrophe ! ». Seuls deux personnes ont survĂ©cu au crash, l'une meurt deux jours après, la dernière est morte en avril 1980, quelques mois avant qu'Heidemman en ait connaissance, et l'on suppose que Bormann, qui a disparu du bunker berlinois après la mort de Hitler, s'est suicidĂ©. Cette phrase est donc la seule indication que l'on possède sur le contenu des coffres, mais elle Ă©tait suffisante pour stimuler l'imagination des chercheurs et des passionnĂ©s : l'idĂ©e d'une cachette secrète qui contiendrait des documents personnels d'Adolf Hitler a constituĂ© pendant des dĂ©cennies une possibilitĂ© fascinante, crĂ©ant un cadre idĂ©al pour une supercherie. Les historiens ont nĂ©anmoins dĂ©clarĂ© que le contexte pose problème, aucun document n'a probablement survĂ©cu au crash, et aucun tĂ©moignage extĂ©rieur accrĂ©dite Ă  Hitler des mĂ©moires personnelles[1]. Hitler fit ensuite dĂ©truire toutes ses archives restantes et sa correspondance dans son bunker, il avait notamment des prises de notes sur sa stratĂ©gie militaire[2] - [3]. Les autres documents potentiels, ont eu beaucoup de vicissitudes durant la fin du Reich, la plupart Ă©tant volĂ©s. Mais aucun tĂ©moignage n'atteste d'un journal intime, mĂŞme si certains proches ont confondu avec des rapports ou des minutes[4].

Précédentes supercheries

A posteriori, il fut remarqué qu'une affaire similaire avait eu lieu dans l'après-guerre, concernant Eva Braun, la compagne d'Hitler. L'acteur Luis Trenker découvrit et fit publier en 1948 le journal intime d'Eva Braun (de), révélant une grande partie de la vie intime du couple. La supercherie fut dénoncée par les sœurs d'Eva Braun, remarquant la chronologie imprécise des entrées, les multiples incohérences et de nombreux passages inspirés voire plagiés des controversées mémoires de Marie von Wallersee-Larisch[5] - [6].

Konrad Kujau

Konrad Kujau est nĂ© le Ă  Löbau, dans la Saxe, le troisième d'une fratrie de cinq. Il est issu d'une famille modeste, la mort de son père bouleverse la famille, les enfants sont confiĂ©s Ă  des orphelinats. Kujau manifeste un talent prĂ©coce pour le dessin mais est trop pauvre pour poursuivre des Ă©tudes. Il enchaĂ®ne les petits boulots. Le , il s'enfuit Ă  l'Ouest. Il dort dans des foyers de jeunes travailleurs, dans la rĂ©gion de Stuttgart, et mène une vie de petit dĂ©linquant pour vols et violences sur son employeur. De 1960 Ă  1963, il gère un bar-dancing, le Pelikan.

Konrad Kujau en 1992.

Il commence Ă  mentir sur son passĂ©. Il prĂ©tend s'appeler Peter Fischer, il se vieillit de deux ans ; il affirme aussi avoir Ă©tĂ© persĂ©cutĂ© par la STASI. Ces mensonges ne paraissent pas avoir eu d'autre but que le plaisir d'inventer des histoires. Kujau retrouve alors vite l'habitude des combines et des petits trafics : il connaĂ®t sa première condamnation pour faux, après avoir contrefait des tickets-restaurant pour un montant de 27 DM. En mars 1968, lors d'un contrĂ´le de routine, la police dĂ©couvre qu'il utilise de faux papiers, et il est envoyĂ© une nouvelle fois Ă  la prison de Stammheim. Après sa sortie, il crĂ©e avec sa femme une sociĂ©tĂ© de nettoyage de vitres, la Lieblang Cleaning Company. Les affaires sont difficiles mais Kujau utilise son talent pour le dessin, en peignant ses clients dans des Ă©pisodes glorieux de la Seconde Guerre mondiale, vendant les Ĺ“uvres jusqu'Ă  2 000 DM pièce, une somme considĂ©rable Ă  l'Ă©poque.

En 1970, alors qu'il rend visite Ă  sa famille en RDA, Kujau se rend compte que, malgrĂ© l'interdiction des autoritĂ©s communistes, beaucoup de gens ont conservĂ© chez eux des souvenirs militaires nazis : des dĂ©corations, des uniformes ou des armes. Il y voit une source de profit facile, en achetant les objets au marchĂ© noir et en les revendant au prix fort Ă  l'Ouest parmi les collectionneurs de Stuttgart. Ce commerce Ă©tait illĂ©gal, la lĂ©gislation est-allemande sur la protection du patrimoine culturel interdisant l'exportation de tout objet antĂ©rieur Ă  1945, a fortiori lorsqu'il s'agissait d'armes. Kujau et sa femme firent rĂ©gulièrement ce trafic et ne furent arrĂŞtĂ©s qu'une seule fois Ă  la frontière interallemande, pourtant très surveillĂ©e.

En 1974, la situation financière du couple Kujau est devenue florissante. La Lieblang Cleaning company a obtenu la clientèle d'un grand magasin, d'une chaĂ®ne de tĂ©lĂ©vision locale et de plusieurs fast-foods. Elle rĂ©alise un bĂ©nĂ©fice annuel de 124 000 DM et emploie une demi-douzaine de salariĂ©s. Par ailleurs, le trafic d'objets nazis bat son plein : Kujau s'est constituĂ© un noyau de fidèles acheteurs, qui lui achètent rubis sur l'ongle tout ce qu'il est en mesure de rapporter de ses expĂ©ditions en RDA. Kujau en accumula tellement qu'il dĂ©cide donc de louer une boutique pour y exposer sa marchandise. Le local n'est presque jamais ouvert la journĂ©e, mais il devient rapidement un lieu de rendez-vous pour de longues beuveries nocturnes avec des amis et clients collectionneurs. Ces rĂ©unions de nostalgiques du nazisme mĂŞlent des personnalitĂ©s très variĂ©es : s'y cĂ´toient d'anciens SS devenus de prospères commerçants ainsi qu'une certaine partie de la sociĂ©tĂ© locale dont un receveur des postes, le chef de la police locale, un magistrat du parquet, des prostituĂ©es et de petits escrocs.

Progressivement, Kujau commence Ă  introduire des faux parmi la marchandise authentique qu'il Ă©coule. Ses premières contrefaçons sont des certificats destinĂ©s Ă  accroĂ®tre la valeur des objets vendus. Par exemple, un casque authentique de la première guerre mondiale, augmente considĂ©rablement de valeur accompagnĂ© d'un faux certificat nazi prouvant que c'est le casque d'Hitler qu'il porta Ă  la bataille d'Ypres. Kujau produit essentiellement de faux manuscrits de Hitler, mais il contrefait Ă©galement des lettres de Göring, Himmler, Bormann, Rudolf Hess et Joseph Goebbels. S'il parvient Ă  imiter assez adroitement l'Ă©criture et la signature de ses modèles, son travail est dans l'ensemble très grossier : il se sert d'articles de papeterie modernes (le papier, l'encre et la colle qu'il emploie n'existaient pas dans les annĂ©es 1930 et 40) qu'il vieillit en les trempant dans du thĂ©. Son vocabulaire est souvent anachronique et sa langue est truffĂ©e de fautes[7]. Il ne se donne pas beaucoup de mal car il sait que ses clients sont crĂ©dules, et surtout qu'ils ne feront jamais vĂ©rifier leurs achats par un expert : la loi allemande interdit l'exposition publique d'objets nazis, et les collections sont tenues soigneusement cachĂ©es.

EncouragĂ© par la facilitĂ© avec laquelle il Ă©coule sa marchandise, Kujau passe Ă  la vitesse supĂ©rieure : il se lance dans la production de faux tableaux et dessins, vendus comme Ă©tant de la main de Hitler qu'il peignit pendant deux dĂ©cennies Ă  Vienne. Le potentiel est important : elles ont l'avantage pour le faussaire d'ĂŞtre faciles Ă  imiter et de ne pas avoir Ă©tĂ© inventoriĂ©es, la production est estimĂ©e Ă  plus de 2000 pièces. Kujau peut donc donner libre cours Ă  son imagination et choisir des thèmes susceptibles de plaire Ă  ses clients : des caricatures, des nus ou des scènes de combat, alors mĂŞme que Hitler n'a jamais traitĂ© de tels sujets dans ses peintures. ConformĂ©ment Ă  sa technique maintenant bien Ă©prouvĂ©e, Kujau accompagne ces peintures et ces dessins de notes manuscrites supposĂ©ment Ă©crites par Hitler lui-mĂŞme, ou par Martin Bormann, qui certifient l'authenticitĂ© de l'Ĺ“uvre. Pour justifier son accès Ă  des objets ayant appartenu Ă  de hauts dirigeants du IIIe Reich, Kujau invoque diffĂ©rentes sources, toutes situĂ©es en RDA : un ancien responsable de la SS, le directeur corrompu d'un musĂ©e historique, et surtout son propre frère, dont il prĂ©tend qu'il est gĂ©nĂ©ral dans l'armĂ©e est-allemande.

Enhardi par son succès, Kujau se lance dans une tâche plus ambitieuse, et entreprend de recopier Ă  la main les deux volumes de Mein Kampf, sans se laisser arrĂŞter par le fait que les originaux avaient Ă©tĂ© tapĂ©s Ă  la machine. Puis il rĂ©dige un troisième volume inĂ©dit de l'ouvrage. Ces manuscrits sont vendus Ă  son plus fidèle client, Fritz Stiefel, qui en accepte sans hĂ©sitation l'authenticitĂ©. Il compose Ă©galement une sĂ©rie de poèmes de guerre, toujours en les attribuant Ă  Hitler, mais ils sont si mauvais que Kujau reconnut plus tard que « mĂŞme un gamin de quatorze ans se serait aperçu de la supercherie Â».

Gerd Heidemann

Gerd Heidemann est nĂ© Ă  Hambourg en 1931, dans une famille de la classe moyenne. Ses parents ne s’occupaient pas de politique, mais comme beaucoup de jeunes de son âge, il adhĂ©ra aux jeunesses hitlĂ©riennes. Il suit une formation d’électricien, mais sa passion est la photographie ; il rĂ©alise des reportages pour la Deutsche Press-Agentur ainsi que pour des journaux locaux, avant de rejoindre le Stern en 1951, d’abord comme pigiste puis quatre ans plus tard comme journaliste Ă  part entière. Ses collègues savent peu de choses de lui : ils dĂ©crivent un jeune homme silencieux, discret jusqu’à l’effacement. Ă€ part la photographie, ils ne lui connaissent pas d’autre passion que les Ă©checs. Ă€ partir de 1961, il est envoyĂ© en Afrique et au Moyen-Orient couvrir des conflits. En 1965, un reportage sur les mercenaires blancs au Congo lui vaut le prix international de la presse de La Haye du meilleur reportage photographique[8].

Sur le terrain, son courage et son sang-froid sont impressionnants, et c’est un enquĂŞteur infatigable : on le surnomme Der SpĂĽrhund, le limier. Il traque inlassablement les documents, les images et les tĂ©moins. Pour obtenir les informations qu’il recherche, il n’essaie pas de dĂ©stabiliser ou de critiquer ceux qu’il interroge ; sa mĂ©thode consiste au contraire Ă  entrer dans leurs vues, Ă  les flatter et les encourager Ă  parler toujours plus[9]. Cette façon de s’immerger dans les opinions des autres, si elle lui permet d’obtenir des confidences qu’une approche plus agressive aurait dĂ©couragĂ©es, constitue aussi sa faiblesse. Incapable de faire preuve de recul, il accumule les documents sans comprendre quand il est temps de s’arrĂŞter. Ă€ chacun de ses reportages, le mĂŞme scĂ©nario se reproduit : son rĂ©dacteur en chef doit lui ordonner d’arrĂŞter son travail et de remettre les notes accumulĂ©es Ă  un collègue, qui se chargera d’écrire l’article. Heidemann ne rĂ©ussit jamais Ă  rĂ©diger un article, et tout au long de sa carrière au Stern, il ne put devenir autre chose qu’un photographe et un collecteur de matĂ©riau brut.

En janvier 1973, Heidemann est envoyé prendre des photographies du Carin II, un yacht qui avait appartenu au maréchal Göring. Le bateau est à l’abandon dans le port de Bonn et a manifestement besoin de réparations coûteuses, mais Heidemann, qui ne connaît pourtant rien à la navigation, décide aussitôt de l’acheter. Il expliquera plus tard qu’il avait espéré pouvoir le revendre avec une belle marge et qu’il avait sous-estimé le coût des réparations. Grâce à une hypothèque prise sur son appartement et à un emprunt auprès de son employeur, il achète le Carin II et fait procéder aux réparations les plus urgentes[10].

En effectuant des recherches sur l'histoire du yacht, il rencontre la fille de Göring, Edda, avec qui il entame une liaison. Petit Ă  petit, grâce au yacht et Ă  son intimitĂ© avec la fille de Göring, Heidemann parvient Ă  s’introduire dans un cercle d’anciens hauts responsables nazis. Aux soirĂ©es qu’il organise Ă  bord du Carin II, les invitĂ©s d’honneur s'appellent Wilhelm Mohnke, ancien gĂ©nĂ©ral de la SS et commandant de la dernière garnison qui dĂ©fendit la chancellerie pendant le siège de Berlin, et Karl Wolff, lui aussi gĂ©nĂ©ral de la SS et ancien officier de liaison de Himmler auprès de Hitler[11]. En 1976, incapable de faire face au remboursement des emprunts qu’il a contractĂ©s, Heidemann conclut un accord avec Gruner & Jahr, la maison-mère du Stern : en Ă©change d’une avance de 60 000 DM, il s'engage Ă  Ă©crire un livre d'anecdotes historiques sur le IIIe Reich, basĂ© sur les confidences qu’il aura pu recueillir au cours des soirĂ©es organisĂ©es sur le yacht. Pendant deux ans, les croisières sur le Carin II se multiplient, mais les comptes rendus des conversations qui s’y tiennent entre vieux camarades nazis Ă©mĂ©chĂ©s ne produisent rien d’exploitable pour le journal. Heidemann est incapable d’écrire le livre promis et sa situation financière continue de s’aggraver. ÉtranglĂ© par les dettes, il prend la dĂ©cision de vendre le yacht et, sur la recommandation de Mohnke, il s'adresse Ă  Jacob Tiefenthaeler, un ancien SS bien introduit dans le milieu des collectionneurs d’objets nazis. Tiefenthaeler n'est pas en mesure d’acheter lui-mĂŞme le Carin II mais il prend contact avec de riches acquĂ©reurs potentiels. En attendant que la vente puisse se faire, il invite Heidemann Ă  rencontrer l’un de ses amis collectionneurs, Fritz Stiefel. Stiefel n’est pas intĂ©ressĂ© par le Carin II, mais il achète des objets personnels de Göring qui meublent le yacht, ce qui procure un peu de trĂ©sorerie Ă  Heidemann.

Le Stern

Le Stern (« l'Ă©toile Â» en allemand) est un hebdomadaire fondĂ© Ă  Hambourg en 1948 par Henri Nannen. Ă€ l'origine, c'est un magazine de type tabloĂŻd qui publie des faits divers, des histoires Ă  sensations et des ragots. Ă€ partir des annĂ©es 1960, il Ă©volue vers un modèle plus sĂ©rieux avec des enquĂŞtes historiques (en particulier sur le IIIe Reich) et des reportages consacrĂ©s Ă  l’actualitĂ© internationale. Son positionnement politique est clairement marquĂ© Ă  gauche. Ă€ la fin des annĂ©es 1970, le Stern est le plus important magazine d’Allemagne de l’Ouest ; chaque exemplaire fait environ deux cents pages, et son tirage dĂ©passe rĂ©gulièrement les deux millions d'exemplaires. En 1981, Henri Nannen cède sa place de rĂ©dacteur en chef Ă  un trio composĂ© de Peter Koch, Rolf Gilhausen et Felix Schmidt. Le Stern est la propriĂ©tĂ© du groupe de presse Gruner & Jahr, qui est lui-mĂŞme une filiale du groupe Bertelsman.

Écriture et vente des carnets

Le travail du faussaire

Les initiales gothiques « FH Â» (en haut) utilisĂ©es par erreur par Kujau Ă  la place de « AH Â». Aucun des collectionneurs, journalistes et historiens qui auront le carnet entre les mains ne s'apercevra de l'erreur. Lorsque la mĂ©prise fut dĂ©couverte, Stern rĂ©plique un temps que les initiales FH veulent dire FĂĽhrer Hitler ou FĂĽhrer Hauptquartier[12].

On ne sait pas exactement quand Kujau a commencĂ© Ă  produire les carnets. Stiefel affirme avoir eu un exemplaire entre les mains en 1975 ; d'autres collectionneurs disent en avoir entendu parler dès 1976. Kujau lui-mĂŞme dit avoir Ă©crit le premier carnet en 1978, après s'ĂŞtre entraĂ®nĂ© pendant un mois Ă  reproduire l'Ă©criture gothique employĂ©e en Allemagne jusqu'en 1941. Il se sert d'un lot de carnets achetĂ©s dans un supermarchĂ© Ă  Berlin-est. Pour ajouter une touche d'authenticitĂ©, il colle sur la couverture les initiales du FĂĽhrer en utilisant des dĂ©calcomanies dorĂ©es fabriquĂ©es Ă  Hong-Kong – mais il confond les lettres, et au lieu de « AH Â», il colle les initiales « FH Â». Il emploie un mĂ©lange d'encre Pelikan noire et bleue allongĂ©e d'eau afin qu'elle s'Ă©coule plus facilement de son stylo-plume. Il termine son travail en rĂ©pandant du thĂ© sur le carnet pour jaunir les pages, et en le frappant contre son bureau pour en vieillir l'aspect. Quant au travail rĂ©dactionnel proprement dit, Kujau, qui n'est pas un historien, se contente de recopier verbatim un recueil de discours et proclamations du FĂĽhrer publiĂ© après-guerre, sa principale source Ă©tant la compilation Hitler : Reden und Proklamationen, 1932-1945 [Hitler : discours et proclamations] par Max Domarus (en), publiĂ© en deux volumes en 1962-1963. Harris dĂ©clare que cette copie de documents, souvent formels, n'est pas spĂ©cialement passionnante mais le contenu est datĂ© et moins susceptible d'ĂŞtre dĂ©masquĂ©. Kujau intercale de temps en temps des anecdotes de son invention, après les avoir recopiĂ©s Ă  part dans un brouillon. De ces anecdotes personnelles, seules celles publiĂ©es par le Stern sont connues et furent raillĂ©es des historiens car Ă©loignĂ©es d'Hitler :

« « Les Anglais vont me rendre fou. Faut-il que je les laisse s'Ă©chapper [de Dunkerque] ou pas ? Et comment Churchill rĂ©agira-t-il ? » (mai 1940)

« Certaines mesures prises contre les Juifs vont trop loin. BrĂ»ler des livres en public Ă©tait une mauvaise idĂ©e de Goebbels. Â» (mai 1933)

« Ă€ la demande d'Eva [Braun], je me suis soumis Ă  des examens mĂ©dicaux approfondis. Les nouveaux mĂ©dicaments que je prends me donnent de violentes flatulences et - d'après E[va] – une mauvaise haleine Â» (juin 1941)

« Ha, ha, je n'en rigole pas. Ces minables ont dĂ©jĂ  formĂ© un nouveau gouvernement. La liste en est composĂ©e d'amateurs et de bons Ă  rien Â» (20 juillet 1944, opĂ©ration Walkyrie) »

Après avoir rĂ©digĂ© le premier carnet, il le montre Ă  Stiefel, qui souhaite aussitĂ´t l'acheter. Kujau refuse, mais sur l'insistance de son meilleur client, il accepte de lui prĂŞter le carnet. En juin 1979, Stiefel, fier de sa collection, dĂ©cide de la faire expertiser, afin d'en Ă©valuer la valeur. Une maison d’enchères munichoise lui recommande un expert : Dr August Priesack. Priesack est un ancien membre du parti nazi, qui travailla aux archives, qui s'est auto-proclamĂ© spĂ©cialiste de la pĂ©riode nationale-socialiste et aussi de l'Ĺ“uvre artistique d'Hitler[13]. Dans la mesure oĂą la collection de Stiefel est presque exclusivement composĂ©e de peintures et de documents vendus par Kujau (Ă©videmment tous faux), il s’agit pour celui-ci d’un test dĂ©cisif ; d’autant plus qu'il s'est engagĂ© contractuellement Ă  rembourser Stiefel si l'authenticitĂ© des objets vendus Ă©tait mise en doute. Mais ses craintes sont vite dissipĂ©es : « Priesack a contemplĂ© les objets exposĂ©s dans la pièce pendant quelques instants, puis il s'est tournĂ© vers nous et a dit d'une voix solennelle que la collection qu’il avait sous les yeux Ă©tait d'une importance historique primordiale. Ensuite, il a montrĂ© du doigt une aquarelle et a dit : j'ai eu entre les mains ce tableau en 1936 – Ă  ce moment j'ai compris Ă  quelle sorte d'expert j'avais affaire ; c'Ă©tait une aquarelle que j'avais terminĂ©e Ă  peine dix jours auparavant Â»[14]. Priesack est particulièrement impressionnĂ© par le journal intime de Hitler que Stiefel lui montre. Avec l'accord de Stiefel, Priesack contacte l'un des meilleurs spĂ©cialistes allemands de Hitler, Eberhard Jaeckel, professeur d'Histoire contemporaine Ă  l'universitĂ© de Stuttgart. Jaeckel est en train de travailler Ă  une Ă©dition des Ă©crits de jeunesse d'Adolf Hitler (antĂ©rieurs Ă  1924) et il accepte de rencontrer le collectionneur, ainsi que son fournisseur Kujau. Sur la pĂ©riode qui intĂ©resse le professeur, Stiefel dispose d'une masse stupĂ©fiante de documents inĂ©dits, en particulier des poèmes Ă©crits pendant la première guerre mondiale. Il est très heureux de les mettre Ă  la disposition d'un chercheur aussi renommĂ©. Jaeckel est fascinĂ© ; quand il publiera son livre en 1980, celui-ci contiendra pas moins de soixante-seize documents issus de la collection de Stiefel – tous faux.

En octobre 1979, Stiefel reçoit chez lui Tiefenthaeler, Kujau et leurs Ă©pouses. Kujau est prĂ©sentĂ© Ă  Tiefenthaeler sous le nom de « Herr Fischer Â». Sous l'influence de l'alcool, Kujau, habituellement prudent dans ce genre de circonstances, se laisse aller ; il se vante de ses contacts haut placĂ©s en RDA, puis il parle des carnets. Il y en aurait en tout vingt-sept, qui proviendraient d'un crash aĂ©rien lors des derniers jours de la guerre. Kujau a probablement eu connaissance de l'opĂ©ration Seraglio en lisant les mĂ©moires du gĂ©nĂ©ral Baur[15]. C'est en tout cas la première fois qu'il relie les carnets Ă  l'accident.

Quelques jours plus tard, Tiefenthaeler téléphone à Heidemann pour lui parler du carnet vu chez Stiefel. Heidemann a lu lui aussi les mémoires de Baur ; il fait aussitôt le lien avec le crash aérien qui coûta la vie à Gundlfinger. Il s'enthousiasme pour la découverte et insiste pour voir le carnet. Stiefel accepte de le lui montrer mais, par hostilité au Stern, qui est un magazine très opposé à ses idées politiques, il refuse catégoriquement de nommer sa source. Heidemann finit par apprendre que cette source est un dénommé Fischer, commerçant à Stuttgart, mais cette indication est insuffisante pour l'identifier. Il lui faudra plus d'un an de recherches pour obtenir de Tiefenthaeler, moyennant la promesse d'une commission conséquente, le numéro de téléphone de Fischer, alias Kujau.

En janvier 1981, Heidemann rencontre enfin Kujau, sous son nom d'emprunt « Fischer », dans sa boutique de Stuttgart. Kujau confirme la provenance du carnet prĂŞtĂ© Ă  Stiefel : il se trouvait dans une malle retrouvĂ©e dans les restes de l'appareil qui s'est Ă©crasĂ© en avril 1945. La malle contenait 27 carnets, couvrant la pĂ©riode 1933-1945, mais aussi de nombreux autres documents : le troisième tome inĂ©dit de Mein Kampf, un opĂ©ra composĂ© par Hitler intitulĂ© Wieland der Schmied (« Wieland le forgeron Â»), des poèmes de jeunesse, des dessins et des lettres. Tous ces documents se trouvent actuellement en RDA, entre les mains de son frère.

Acquisition des carnets par le Stern

Durant toute cette pĂ©riode, Heidemann a enquĂŞtĂ© en se cachant de sa hiĂ©rarchie : exaspĂ©rĂ©s par son obsession du nazisme, et plus gĂ©nĂ©ralement par son manque de productivitĂ©, Henri Nannen, le directeur du Stern, et Peter Koch, le rĂ©dacteur en chef, lui avaient strictement interdit de travailler Ă  quoi que ce soit qui touche au IIIe Reich. Pourtant, lors de sa rencontre avec Kujau, Heidemann n'hĂ©site pas Ă  lui faire, de la part du magazine, une proposition extraordinaire : deux millions de DM pour l'ensemble des documents, une avance immĂ©diate de 200 000 DM, et la garantie du secret le plus absolu tant que la totalitĂ© des manuscrits n'a pas Ă©tĂ© exfiltrĂ©e d'Allemagne de l'Est. Cette dernière condition est essentielle pour Kujau, qui se prĂ©sente comme un simple passeur transmettant les documents dĂ©tenus par son frère, et qui affirme que la vie de celui-ci serait en danger si les autoritĂ©s est-allemandes avaient vent de l'affaire. Sur les bases proposĂ©es par Heidemann, les deux hommes concluent un accord. Pour cĂ©lĂ©brer la fructueuse collaboration qui s'annonce, ils procèdent Ă  un Ă©change de cadeaux : le journaliste offre au faussaire un uniforme de parade du marĂ©chal Göring, et Kujau lui cède un tableau peint par Hitler, un nu reprĂ©sentant Geli Raubal, la petite-nièce du FĂĽhrer dont il aurait Ă©tĂ© secrètement amoureux. De façon peu surprenante, l'uniforme comme le portrait se rĂ©vĂ©lèrent ĂŞtre des faux[16].

L'uniforme de parade du maréchal Göring.

Il faut maintenant que le Stern accepte de financer et de publier les documents fournis par Kujau. Heidemann sait qu'il ne parviendra pas Ă  convaincre sa hiĂ©rarchie : il dĂ©cide donc de la contourner. Il se confie Ă  Thomas Walde, rĂ©cemment recrutĂ© par le Stern pour s'occuper des enquĂŞtes historiques, et rĂ©ussit Ă  le persuader que les carnets de Hitler constituent le scoop du siècle. Walde est l'ami d'enfance de Wilfried Sorge, l'un des dirigeants de Gruner & Jahr, la maison-mère du Stern. Par l'entremise de Sorge, il obtient un rendez-vous avec le directeur gĂ©nĂ©ral du groupe, Manfred Fischer. Au cours de cet entretien, les deux hommes expliquent comment ils ont appris l'existence des carnets et Ă  quelles conditions leur source serait prĂŞte Ă  s'en dĂ©faire. Ils insistent en particulier sur trois points : les documents sont dans leur quasi-totalitĂ© entre les mains d'un officier supĂ©rieur de l'armĂ©e est-allemande ; ils doivent ĂŞtre acheminĂ©s clandestinement en RFA. En consĂ©quence, aucun nom ne doit ĂŞtre rĂ©vĂ©lĂ©, et le secret le plus absolu doit ĂŞtre conservĂ© pour ne pas mettre en danger la vie des personnes impliquĂ©es. De plus, le vendeur n'accepte de traiter avec personne d'autre que Heidemann ; la rĂ©daction en chef du Stern (Nannen et Koch) ne croit pas en cette enquĂŞte et doit donc ĂŞtre tenue Ă  l'Ă©cart ; si le groupe n'accepte pas ces conditions, Heidemann et Walde n'auront aucun mal Ă  convaincre un Ă©diteur amĂ©ricain de financer cette enquĂŞte.

Manfred Fischer est immĂ©diatement convaincu ; le fait de court-circuiter l'Ă©quipe Ă©ditoriale du Stern ne lui pose aucun problème et il accède Ă  toutes les demandes de Heidemann. Gruner & Jahr versera donc 85 000 DM pour chacun des 27 carnets, 200 000 DM pour le troisième volume de Mein Kampf et 500 000 DM pour le reste du fonds documentaire, essentiellement constituĂ© de dessins et peintures. Cela reprĂ©sente au total presque 3 millions de DM, soit bien plus que ce qui a Ă©tĂ© promis Ă  Kujau. Heidemann a ainsi dès le dĂ©part dĂ©cidĂ© de tromper Ă  la fois son employeur et son fournisseur. Dans les jours qui suivent, l'accord entre Gruner & Jahr et Heidemann est formalisĂ© par un contrat Ă©crit, rĂ©digĂ© directement par Manfred Fischer, sans que le service juridique du groupe soit informĂ©. Cet accord tire toutes les consĂ©quences des dĂ©cisions prises par Manfred Fischer. Les principales clauses sont l'anonymat de la source de Heidemann ainsi qu'une expertise historique seulement avec l'accord du journaliste, ne l'accordant qu'une fois le fonds complet.

Enfin, Heidemann sera associĂ© aux bĂ©nĂ©fices liĂ©s Ă  la commercialisation des carnets et une prime de 300 000 DM lui est attribuĂ©e immĂ©diatement Ă  titre de rĂ©compense, ainsi qu'une Mercedes de fonction.

Le premier carnet est livrĂ© Ă  Heidemann le 17 fĂ©vrier 1981. Les livraisons se poursuivent ensuite avec rĂ©gularitĂ©, au rythme moyen de deux carnets par mois. Après six mois, Heidemann informe Gruner & Jahr qu'il faudra dĂ©sormais dĂ©bourser 100 000 DM par carnet au lieu de 85 000 : il invoque des difficultĂ©s nouvelles pour passer la frontière, et la nĂ©cessitĂ© de payer des pots-de-vin Ă  des officiers des douanes est-allemandes. Ă€ la fin de l'annĂ©e, le groupe a dĂ©jĂ  dĂ©pensĂ© 1 800 000 DM. DĂ©but 1982, M.Fischer cède son poste de directeur Ă  G.Schulten-Hillen, qui valide les transactions dĂ©jĂ  effectuĂ©es et ordonne Ă  son directeur financier de verser sans discuter les sommes demandĂ©es par Heidemann.

Heidemann invente ensuite de nouvelles tracasseries avec l'administration est-allemande pour faire passer le prix de chaque carnet Ă  200 000 DM. Il lui est d'autant plus facile de dĂ©tourner une large partie des fonds mis Ă  sa disposition qu'aucun contrĂ´le n'est exercĂ© : il est entendu dès le dĂ©part que dans ce type de transaction, il n'est pas possible de demander des reçus ou des justificatifs comptables. Le journaliste mène Ă  prĂ©sent un train de vie luxueux : il s'achète une BMW dĂ©capotable et une Porsche, il loue un immense duplex sur l'avenue la plus prestigieuse de Hambourg (avec vue sur l'Elbe) et dĂ©pense plusieurs centaines de milliers de DM en bijoux et meubles.

En juillet 1982, Heidemann a une bonne nouvelle pour Schulten-Hillen : de nouveaux carnets ont Ă©tĂ© retrouvĂ©s, il y en aurait donc en tout soixante. A posteriori, les journalistes qui chroniquèrent la fraude y voient une grande naĂŻvetĂ© de la part d'Heidemann et du Stern qui ne se doutent pas que l'augmentation subite du nombre de carnets est assez suspecte. AussitĂ´t une nouvelle ligne de crĂ©dit est dĂ©bloquĂ©e pour permettre au journaliste de les acquĂ©rir. Les dĂ©penses somptuaires continuent ; le Carin II est entièrement refait, pour un coĂ»t supĂ©rieur Ă  600 000 DM – les boiseries seules, confiĂ©es Ă  un Ă©bĂ©niste hongrois, ont coĂ»tĂ© 300 000 DM. La situation financière de Konrad Kujau est Ă©galement excellente : il achète un appartement sur la Rotenbergstrass, dans lequel il installe sa maĂ®tresse, une ancienne prostituĂ©e nommĂ©e Maria Modritsch, qu'il entretient et qu'il couvre de cadeaux. Ă€ la fin de l'annĂ©e 1982, Gruner & Jahr a dĂ©pensĂ© plus de 7 millions de DM, soit l'Ă©quivalent de 4 millions de dollars. Les carnets d'Hitler devinrent la forgerie la plus onĂ©reuse, surpassant de très loin les 650 000 $ de la fausse autobiographie d'Howard Hughes par Clifford Irving[17].

Publication

Premiers pas vers la publication : les carnets sont soumis Ă  des experts

La signature de Hitler imitée par Kujau, que des graphologues jugent assez médiocre sur l'imitation.
La signature authentique de Hitler (non datée).

Début 1983, Gruner & Jahr prend la décision de lancer la publication des carnets, même si tous les exemplaires ne sont pas encore en leur possession : compte tenu des sommes considérables qui ont été dépensées, il est temps que le groupe commence à rentrer dans ses frais. En outre, il craint de ne plus pouvoir longtemps conserver le secret : parmi les historiens spécialisés, les collectionneurs et les nostalgiques du IIIe Reich, des rumeurs ont commencé à circuler – en grande partie alimentées par Heidemann lui-même, car le journaliste résiste difficilement à la tentation de se vanter et d’étaler les trésors de sa collection. L'écrivain anglais David Irving inquiète particulièrement les dirigeants du Stern : grâce à ses contacts avec August Priesack, il a eu accès à une copie du volume détenu par Stiefel, et l'on sait qu'il est en train de mener sa propre enquête. En décembre 1982, il a publié dans plusieurs quotidiens allemands une lettre ouverte accusant sans le nommer le Stern d’être en possession de documents personnels du Führer et de refuser de les publier car ils établiraient que Hitler n’était pas au courant de l'extermination des juifs d’Europe[18]. Malgré l’opposition de Heidemann, Schulte-Hillen charge donc Walde de contacter des experts afin de valider l'authenticité des carnets, l’objectif étant de publier les premiers articles début mai 1983.

L'historien Hugh Trevor-Roper vers 1983.

Pour Gruner & Jahr comme pour le Stern (dont les rédacteurs en chef ont finalement été mis au courant en mai 1981), l'authenticité des carnets ne fait absolument aucun doute. Leur préoccupation principale est de conserver le secret pour éviter que le scoop ne soit éventé ; en conséquence, seul le strict minimum est fait pour authentifier les carnets. Si les tests avaient été plus poussés, l'authenticité aurait probablement été démentie[1]. Deux experts sont choisis : le Dr Frei-Sulzer, ancien chef de la police scientifique de Zurich, et Ordway Hilton, ancien membre de la police scientifique new-yorkaise. Compte tenu de la médiocrité du travail de Kujau, cette étape aurait dû révéler sans difficulté la fraude et mettre un point final à l'affaire. En réalité, les précautions prises par le Stern vont empêcher toute expertise sérieuse. En premier lieu, le magazine décide de ne pas révéler à Frei-Sultzer et Hilton qu'ils vont examiner un journal intime de Hitler, mais seulement des « documents historiques inédits ». Le Stern décide également de ne pas se séparer des carnets : c'est sur une page photocopiée que les experts travailleront. Cette décision a pour conséquence qu'aucun examen chimique ne pourra être effectué sur les documents, qui ne seront examinés que sous l'angle de la graphologie. Enfin, pour procéder à des comparaisons, on fournit à chaque expert trois manuscrits originaux de Hitler : mais si l'un est issu des archives nationales ouest-allemandes, les deux autres viennent de la collection personnelle de Heidemann et ont été fabriqués par Kujau. Les deux experts – dont l'un ne parle pas allemand – vont donc confronter des faux avec des faux. À l'issue de leurs travaux, tous deux concluent à l'authenticité des documents qui leur ont été soumis. David Irving avait déjà révélé une imposture d'Heidemann. Ce dernier, par l'intermédiaire de Boorman, découvrit une correspondance Churchill-Mussolini, mais qui était des faux évidents, un prélude aux carnets d'Hitler.

Le journal contacta la police ouest-allemande pour tester les carnets, une page fut fournie, sans indiquer le contenu. Le problème réside que la nature des documents est inconnue et que Stern révéla l'existence des carnets avant les résultats définitifs des tests médico-légaux. Des résultats préliminaires furent communiqués le 28 mars, indiquant que des tests supplémentaires devaient être effectués mais que déjà, le matériau posait problème. Le magazine passa outre[1].

Le Stern fait également appel à un historien pour valider l'authenticité des carnets. Hugh Trevor-Roper, professeur à l'université d'Oxford, est surtout un spécialiste du XVIIe siècle, mais il est également un très bon connaisseur de l'Allemagne nazie. En 1945, alors qu'il travaillait dans les services de renseignement, il a été envoyé à Berlin par le gouvernement anglais pour enquêter sur les derniers jours d'Adolf Hitler et mettre un terme aux rumeurs qui affirmaient qu'il avait survécu ; son livre Les derniers jours d'Adolf Hitler est une référence sur le sujet. Le Stern le fait venir à Zurich, où les documents achetés par l'intermédiaire de Heidemann sont entreposés dans un coffre à la Handels Bank. Dans une pièce spécialement aménagée, les cinquante-six volumes de carnets en possession du magazine sont disposés sur une table, ainsi que des piles de lettres ; aux murs sont accrochés des dizaines de tableaux peints par le Führer. Trevor-Roper est impressionné par l'ampleur de la collection : il lui paraît difficile de croire qu'un faussaire se soit donné autant de mal pour contrefaire autant de documents. On lui présenta le contexte mais les informations sont spéculatives voire mensongères : on lui dit que les journalistes d'investigation du Stern ont prouvé que les carnets proviennent d'une malle récupérée sur les lieux du crash de l'opération Seraglio le et on lui affirme que les graphologues et les tests chimiques ont bien authentifié les carnets. Trevor-Roper, qui n'est pas très à l'aise avec la langue allemande, se fait traduire quelques passages des carnets, et ne trouve rien qui lui permette de douter de leur authenticité. Comme il ne lui vient pas à l'idée que les représentants d'un magazine aussi sérieux aient pu lui mentir, il ne voit pas d’objection à écrire dans le Times un article pour présenter les carnets.

Vente des droits à la presse étrangère

Rupert Murdoch.

AussitĂ´t obtenu l'aval des experts, le Stern engage des nĂ©gociations en vue de la cession des droits avec diffĂ©rents groupes de presse Ă©trangers : Newsweek aux États-Unis, le groupe Murdoch, propriĂ©taire du Times, en Angleterre, mais aussi Paris Match, Grupo Zeta en Espagne, Panorama en Italie, etc. Les nĂ©gociations les plus importantes concernent les États-Unis et l’Angleterre, oĂą le groupe allemand cherche Ă  jouer de la concurrence entre Newsweek et le groupe Murdoch. Après un premier accord avec Murdoch pour 3 250 000 $, Schulte-Hillen annonce qu’il ne commencera pas Ă  nĂ©gocier en dessous de 4 200 000 $. OutrĂ© par ce qu’il considère comme un manquement Ă  la parole donnĂ©e, Rupert Murdoch se retire des nĂ©gociations, et Newsweek refuse d’enchĂ©rir. Le Stern se retrouve sans partenaire commercial pour le marchĂ© anglophone, et Schulte-Hillen est contraint de retourner nĂ©gocier avec Murdoch dans une position très dĂ©favorable : le marchĂ© est finalement conclu pour 1 800 000 $. Un accord est trouvĂ© avec Paris-Match pour 400 000 $, avec le groupe Zeta pour 150 000 $, et avec diffĂ©rents autres medias europĂ©ens pour des sommes moins importantes.

La conférence de presse

Le 22 avril 1983 un communiquĂ© de presse du Stern rĂ©vèle l'existence des carnets et leur publication imminente ; une confĂ©rence de presse est annoncĂ©e pour le 25 avril. La nouvelle dĂ©clenche de nombreuses rĂ©actions de la part des historiens. Alors que le magazine clame que des experts l'ont authentifiĂ©, la plupart des historiens sont extrĂŞmement sceptiques, y compris l'administrateur du patrimoine de la RFA. MĂŞme le chancelier Helmut Kohl, fait publiquement part de ses doutes. Les arguments Ă©tayĂ©s Ă©tant que mĂŞme si l'opĂ©ration Seraglio est authentique, on signale qu'Hitler dĂ©testait Ă©crire, avait une syntaxe mĂ©diocre et sa maladie de Parkinson rendait improbable l'existence des carnets manuscrits après 1942 mais pointèrent l'opĂ©ration marketing rĂ©ussie[19]. Les tĂ©moignages sur l'opĂ©ration Seraglio montrent que l'accident eut un impact très fort, au point qu'il est improbable que des documents aient pu survivre[20]. L'historien Werner Maser le 25 avril, en plus de signaler la maladie de Parkison d'Hitler, rajoute qu'il est impossible que l'entourage du FĂĽhrer ait ignorĂ© l'existence des journaux, il soupçonne un coup de l'Allemagne de l'Est pour se procurer des devises[21] Le spĂ©cialiste Norman Stone (en) railla les carnets comme « Hitler par Charlie Chaplin »[22]. Rudolf Augstein du Spiegel dĂ©nonce les contresens historiques et le peu de contrĂ´le qui fut rĂ©alisĂ© avant la publication, indiquant que l'unanimitĂ© journalistique est contre l'authenticitĂ© et tient Ă  rappeler les nombreux faux[23]. En Angleterre, David Irving donne des interviews aux plus grands journaux du pays dans lesquelles il assure que les carnets sont des faux. Le Times annonce que son Ă©dition dominicale (le Sunday Times) a acquis les droits pour l'Angleterre. Un long article de Trevor-Roper, Ă©crit quelques jours auparavant, explique les circonstances dans lesquelles ont Ă©tĂ© dĂ©couverts les carnets et le jour nouveau que cette dĂ©couverte jette sur l'histoire de l'Allemagne nazie. Ă€ ce stade toutefois, l'historien commence Ă  avoir de sĂ©rieux doutes sur l'affaire. Tout d'abord, il a rencontrĂ© Heidemann, qui lui a fait une impression dĂ©plorable : complètement saoul, le journaliste l'a longuement entretenu de son obsession pour Hitler (ainsi que pour Mussolini, Amin Dada et un certain nombre d'autres dictateurs) et il est allĂ© jusqu'Ă  se vanter d'ĂŞtre en contact avec Martin Bormann. Le secrĂ©taire particulier de Hitler serait bien vivant et il serait prĂŞt Ă  donner une confĂ©rence de presse pour confirmer l'authenticitĂ© des carnets. Par ailleurs, le Stern a communiquĂ© Ă  l'historien des copies de plusieurs carnets, et un certain nombre de dĂ©tails lui paraissent incohĂ©rents. Trevor-Roper fait part de ses doutes au rĂ©dacteur en chef du Times, Charles Douglas-Home, mais celui-ci ne prĂ©vient pas son homologue du Sunday Times, Franck Giles.

Le lendemain, samedi 23 avril, alors que l'Ă©dition du lendemain du Sunday Times est en prĂ©paration, Franck Giles demande Ă  Trevor-Roper d'Ă©crire un nouvel article pour rĂ©pondre aux critiques qui se multiplient Ă  l'encontre des carnets, mais l'historien refuse tout net. Giles appelle immĂ©diatement Murdoch pour lui faire part du revirement de Trevor-Roper, et lui demander s'il faut changer le contenu du journal. La rĂ©ponse de Murdoch est sans ambiguĂŻtĂ© : « on l'emmerde. Vous publiez » (Fuck [him]. Publish)[24].

Le 24 avril, Trevor-Roper est Ă  Hambourg en vue de la confĂ©rence de presse qui doit se tenir le lendemain. Il demande Ă  Heidemann de nommer sa source. Le journaliste refuse, mais la version qu'il donne est lĂ©gèrement diffĂ©rente de la prĂ©cĂ©dente. L'historien est maintenant extrĂŞmement inquiet : il insiste, et, pendant plus d’une heure, il place le journaliste face Ă  ses contradictions, mais Heidemann refuse d'en dire plus. Il s'Ă©nerve, accuse l'historien de se comporter « exactement comme un officier anglais arrogant en 1945 Â», et quitte la pièce. Le soir, le dĂ®ner donnĂ© par le Stern se dĂ©roule dans une ambiance glaciale.

L'Ă©crivain anglais David Irving.

Le lendemain, la salle oĂą se tient la confĂ©rence de presse est pleine Ă  craquer, et l'atmosphère est tendue. Après une prĂ©sentation enthousiaste de l'affaire par Peter Koch, la parole est donnĂ©e aux historiens Trevor-Roper et Weinberg. Tous deux s'Ă©taient prononcĂ©s en faveur de l'authenticitĂ© des carnets, mais ils ne sont Ă  prĂ©sent plus en mesure de le faire. Le lien direct et Ă©tabli entre l'accident d'avion d'avril 1945 et les carnets, sur lequel reposait leur conviction, n’est plus dĂ©montrĂ©. Trevor-Roper exprime son regret que « la rigueur et la prudence propres Ă  la recherche historique aient Ă©tĂ©, dans une certaine mesure, sacrifiĂ©es aux nĂ©cessitĂ©s journalistiques de la recherche du scoop Â»[25]. Les journalistes extĂ©rieurs, dĂ©jĂ  très dubitatifs, pointent le peu d'enthousiasme des historiens du Stern pour authentifier les carnets[21]. Durant la confĂ©rence de presse, David Irving, s'introduit dans l'assistance, et avant d'ĂŞtre expulsĂ©, soulève deux problèmes : d'une part, aucun test chimique n'a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© sur l'encre ; d'autre part, une entrĂ©e est datĂ©e du , le jour de l'attentat ratĂ© oĂą le FĂĽhrer a Ă©tĂ© blessĂ© au bras et vraisemblablement pas en l'Ă©tat d'Ă©crire. Après la confĂ©rence, les journalistes sont sceptiques sur l'authenticitĂ© mais Peter Koch, le rĂ©dacteur en chef du Stern, parle du « plus grand scoop de l'après-guerre » et estime que l'histoire du Troisième Reich est Ă  rĂ©Ă©crire. On estime que le journal tripla son tirage[21].

Les analyses scientifiques confirment la fraude

ConfrontĂ© Ă  la multiplication des critiques, le Stern est dans l'obligation de mettre fin aux doutes. Trois des carnets sont transmis au Dr Henke, du service fĂ©dĂ©ral des archives (Bundesarchiv), afin de procĂ©der Ă  des tests complets. Le Stern dĂ©cide malgrĂ© tout de maintenir son Ă©dition spĂ©ciale du 28 avril, qui contient des rĂ©vĂ©lations sur le point de vue supposĂ© de Hitler relativement au vol de Rudolf Hess en Écosse, Ă  la nuit de cristal et Ă  la Shoah. Le lendemain, Heidemann rencontre Kujau, et lui achète les quatre derniers volumes des carnets. Le dimanche suivant, le Sunday Times publie de nouvelles rĂ©vĂ©lations sur l'origine des carnets, en les reliant Ă  l'opĂ©ration Seraglio, qui prouverait leur authenticitĂ©. Le mĂŞme jour, le Times publie une interview de David Irving, dans laquelle l'Ă©crivain revient entièrement sur ses premières positions : il croit maintenant Ă  l'authenticitĂ© des Carnets. Il explique avoir eu accès Ă  plusieurs carnets, et avoir remarquĂ© que l'Ă©criture Ă©volue avec le temps : elle penche de plus en plus vers la droite, et la taille des lettres diminue Ă  la fin de chaque ligne. Or, le Dr Theodore Morell, mĂ©decin personnel de Hitler, avait diagnostiquĂ© chez son patient la maladie de Parkinson, dont l'un des symptĂ´mes est une altĂ©ration de l'Ă©criture semblable Ă  celle observable dans les Carnets. Il est très probable que cet argument ne soit que de pure forme, et qu'Irving ait en rĂ©alitĂ© dĂ©cidĂ© de soutenir le Stern parce que les Carnets ne font jamais rĂ©fĂ©rence Ă  l'extermination des juifs, ce qui allait dans le sens des thĂ©ories rĂ©visionnistes de l'historien.

Le lendemain, le responsable des archives fĂ©dĂ©rales communique au Stern les premières conclusions de ses experts : un examen aux rayons ultra-violets montre la prĂ©sence dans le papier d'Ă©lĂ©ments fluorescents incompatibles avec l'anciennetĂ© supposĂ©e des Carnets. Les reliures contiennent une variĂ©tĂ© de polyester qui n'est employĂ©e que depuis 1953. De plus, de nombreuses erreurs factuelles ont Ă©tĂ© relevĂ©es. Le Stern organise une rĂ©union de crise au cours de laquelle Heidemann est sommĂ© d'identifier sa source. Le journaliste finit par cĂ©der et rĂ©pète les explications que « Fischer Â» (Kujau) lui a fournies. Ă€ ce stade, mĂŞme si les conclusions rendues par le service fĂ©dĂ©ral des archives ne sont pas encore dĂ©finitives, il est dĂ©jĂ  Ă©vident que le magazine a Ă©tĂ© victime d'une escroquerie – mais cette Ă©ventualitĂ© est inconcevable pour les dirigeants du Stern. Il est absolument impossible que des annĂ©es d'enquĂŞte et des millions de DM dĂ©pensĂ©s dĂ©bouchent sur un canular. Incapables d'accepter la rĂ©alitĂ©, les dirigeants du magazine s'entĂŞtent dans leur croyance : ils chargent des journalistes du service « Ă©conomie Â» d'enquĂŞter pour vĂ©rifier que l'agent blanchissant identifiĂ© dans le papier n'a pas pu ĂŞtre utilisĂ© Ă  titre expĂ©rimental avant la guerre, et dĂ©cident de publier un communiquĂ© au ton combatif, oĂą ils rĂ©affirment leur certitude que les carnets sont authentiques.

Le 4 mai tombent les rĂ©sultats d'une autre expertise, demandĂ©e par Peter Koch au graphologue amĂ©ricain Kenneth Rendell pour Newsweek. Il lui a fallu moins de quarante-huit heures pour conclure qu'on lui a soumis un travail bâclĂ©. Non seulement l'encre et le papier utilisĂ©s ne font pas illusion, mais l'Ă©criture elle-mĂŞme n'a rien de commun avec les caractĂ©ristiques de l'original[26]. Les derniers doutes sont levĂ©s le 6 mai par les analyses complĂ©mentaires des archives fĂ©dĂ©rales : le faible taux d'Ă©vaporation de la chloride contenue dans l'encre montre que les carnets ont Ă©tĂ© Ă©crits il y a moins de deux ans. Par ailleurs, les nombreuses incohĂ©rences historiques relevĂ©es coĂŻncident toutes avec des erreurs ou des lacunes figurant dans l'ouvrage de Domarus, que le faussaire n'a pas cherchĂ© Ă  combler. Avant d'informer le Stern, le service des archives avait prĂ©venu le ministère de l'intĂ©rieur, estimant que l'affaire avait des implications politiques. Les rĂ©dacteurs en chef du Stern prĂ©parent en toute hâte un communiquĂ© de presse pour admettre leur erreur, mais cinq minutes avant sa publication, l'annonce officielle du gouvernement est diffusĂ©e Ă  la tĂ©lĂ©vision : non seulement les carnets ne sont pas authentiques, mais il s'agit « de faux grotesques, du travail mĂ©diocre d'un copiste aux capacitĂ©s intellectuelles limitĂ©es Â»[27] - [28].

Arrestation et procès

Après avoir vu le communiquĂ© gouvernemental Ă  la tĂ©lĂ©vision, Kujau dĂ©cide de s'enfuir en Autriche avec sa femme et sa maĂ®tresse (qu'il a prĂ©sentĂ©e Ă  Edith comme son employĂ©e). Il s'y cache pendant quelques jours, mais après avoir lu un article sur l'affaire affirmant que le Stern avait payĂ© en tout près de neuf millions de DM (soit plus de quatre fois ce qu'il avait reçu de Heidemann), il contacte la police de Hambourg afin de se rendre. Il est interpellĂ© le lendemain Ă  la frontière austro-allemande. En perquisitionnant son domicile, la police dĂ©couvre un lot de carnets vierges, identiques Ă  ceux qui servirent pour la fraude. Dans un premier temps, Kujau s'en tient Ă  la version donnĂ©e Ă  Heidemann, et il persiste Ă  affirmer que les Carnets lui ont Ă©tĂ© fournis par une source est-allemande, qui doit rester secrète. Mais rapidement, la rancĹ“ur Ă  l'Ă©gard du journaliste, qui est toujours en libertĂ© et qui a touchĂ© tellement plus d'argent que lui, l'emporte ; le , il rĂ©dige des confessions complètes, dans lesquelles il affirme que Heidemann savait depuis le dĂ©but que les Carnets Ă©taient faux. Le journaliste est arrĂŞtĂ© le soir-mĂŞme.

Le procès des deux hommes s'ouvre le 21 aoĂ»t 1984. En dĂ©pit de la gravitĂ© des charges (une escroquerie de plus de neuf millions de DM), il apparaĂ®t rapidement que le procès va tourner Ă  la farce. Kujau cabotine, ravi d'ĂŞtre au centre de l'attention ; Heidemann s'enfonce dans des thĂ©ories fumeuses, et les deux hommes s'insultent sans relâche, se traitant mutuellement d'escroc et de voleur. Le procès s'Ă©tire, se perd dans des anecdotes qui amusent le public[29], mais ne parvient pas Ă©tablir clairement les responsabilitĂ©s. Le verdict est rendu le 8 juillet 1985 : Heidemann est condamnĂ© Ă  quatre ans et huit mois de prison, et Kujau Ă  quatre ans et six mois. Dans les motifs de sa dĂ©cision, le juge expliqua que l'incroyable nĂ©gligence dont avait fait preuve le Stern devait conduire Ă  ne pas prononcer de peines trop lourdes Ă  l'encontre des deux co-inculpĂ©s. Heidemann fut reconnu coupable d'avoir dĂ©tournĂ© Ă  son profit 1 700 000 DM, et Kujau d'avoir escroquĂ© le Stern de 1 500 000 DM. Il reste plus de 6 millions de DM dont l'emploi n'a pas pu ĂŞtre reconstituĂ©.

Suites de l'affaire

À sa sortie de prison, en 1987, Konrad Kujau ouvrit une galerie d'art à Stuttgart où il vendit des copies de tableaux – de Hitler, mais aussi de Miro, Rembrandt ou Monet. Chaque toile portait une double signature, la sienne et celle de l'artiste original. Grâce à sa nouvelle célébrité, il fut pendant un certain temps un artiste à la mode et ses “vraies-fausses” imitations se vendirent bien ; à la fin des années 1990 il fut pourtant à nouveau condamné pour un trafic de faux permis de conduire. Il mourut d'un cancer du larynx en septembre 2000.

Heidemann fut également libéré en 1987. Cinq ans plus tard, le Spiegel révéla qu'il avait été recruté par la STASI dans les années 1950, pour fournir des renseignements sur l'arrivée d'armes atomiques américaines en RFA[30]. Criblé de dettes, il vit des minima sociaux dans un petit appartement à Hambourg. Il reste apparemment persuadé qu'un journal intime de Hitler a bien existé[31].

Deux des rĂ©dacteurs en chef du Stern, Koch et Schmidt, furent rĂ©voquĂ©s Ă  la suite du scandale. Tous deux protestèrent Ă©nergiquement contre cette dĂ©cision, car ils n'Ă©taient pas Ă  l'origine de l'affaire, n'y avaient jamais cru et avaient dès 1981 proposĂ© de licencier Heidemann. La rĂ©daction du Stern se mit en grève et organisa des sit-ins pour protester contre les mĂ©thodes de la direction, qui faisait payer son Ă©chec aux rĂ©dacteurs en chef après les avoir court-circuitĂ©s. Koch et Schmidt obtinrent finalement une indemnitĂ© de 3,5 millions de DM chacun dans le cadre d'une sĂ©paration amiable, mais le scandale provoqua une crise profonde au sein du magazine et sa rĂ©putation fut durablement endommagĂ©e.

M. Fischer et G. Schulten-Hillen, qui avaient pris, à la tête de Gruner & Jahr, la décision d'acheter et de publier les Carnets sans en avertir la rédaction en chef du Stern, ne furent pas sanctionnés et conservèrent leur poste de direction au sein du groupe.

Rupert Murdoch considĂ©ra la publication des Carnets comme une excellente affaire : « nous avons gagnĂ© 20 000 nouveaux lecteurs, et nous les avons conservĂ©s. Le Stern nous a remboursĂ© l'argent que nous avions payĂ© : nous n'avons pas perdu un centime dans cette histoire Â»[32]. Toutefois, en rĂ©action au scandale, il licencia F. Giles, le rĂ©dacteur en chef du Sunday Times.

Le Carin II fut saisi par les créanciers de Heidemann et vendu aux enchères en 1985. En février 1987, le yacht fut confisqué, dans des conditions troubles, par les autorités libyennes, alors qu'il se trouvait amarré dans le port de Benghazi. Il se trouverait actuellement en Égypte, au large d'El Gouna, laissé à l'abandon[33].

En 2004, l'un des carnets fut vendu aux enchères pour 6 400 €, Ă  un acheteur anonyme. Le reste des Carnets fut offert en 2013 par le Stern aux archives fĂ©dĂ©rales allemandes pour servir, non Ă  l'histoire du IIIe Reich, mais Ă  celle du journalisme.

Filmographie

Cinéma

  • Cette affaire a inspirĂ© le film allemand Schtonk ! sorti en 1992.

SĂ©rie

Documentaire

  • 2016 : Les plus grandes arnaques de l'histoire, Ă©pisode 9 Les journaux d'Hitler rĂ©alisĂ© par Bruce Burgess.

Notes et références

  1. « The Hitler Diaries », sur Hoaxes,
  2. Robert Harris 1986, p. 33.
  3. Antony Beevor, The Fall of Berlin 1945
  4. Robert Harris 1986, chap. 1.
  5. « Histoire d'un faux : le journal intime d'Eva Braun », sur Curieuses Histoires
  6. (de) « Gefälschtes Eva-Braun-Tagebuch : Als Leni nackt mit Adolf tanzte », sur Der Spiegel,
  7. En particulier lorsqu'il compose en anglais ; on peut ainsi lire dans ce qui se prĂ©sente comme un exemplaire personnel de Hitler des accords de Munich : we regard the areement signet last night and the Anglo-German Naval Agreement as symbolic of the desire of our two peoples never to go to war with one another againe.
  8. (de) « voir les photos »
  9. Robert Harris 1986, p. 62
  10. Il achète le yacht pour 160 000 DM alors que son salaire mensuel est de 9 000 DM environ
  11. Wolff fut gravement impliquĂ© dans la solution finale ; alors qu'il Ă©tait gouverneur en Italie, il fut responsable de la dĂ©portation d'au moins 300 000 juifs Ă  Treblinka
  12. « Les carnets d’Hitler, une sacrée arnaque », sur L'Alsace,
  13. (en) « Fascist or forgery? », sur The Guardian,
  14. Robert Harris 1986, p. 118
  15. Hans Bauer (trad. de l'allemand), J'étais le pilote de Hitler [« Ich flog mit den Mächtigen der Erde »], Paris, Éditions Déterna, coll. « Documents pour l'histoire », (1re éd. 1957), 311 p. (ISBN 978-2-36006-091-7, OCLC 981931903).
  16. Robert Harris 1986, p. 134
  17. Robert Harris 1986, prologue.
  18. Robert Harris 1986, p. 215-216
  19. « 20h Antenne 2 [3e minute] », sur YouTube / INA,
  20. Hamilton 1991, p. 69.
  21. « JA2 20H [à partir de la 15e minute] », sur INA / YouTube,
  22. Hamilton 1991, p. 70.
  23. (de) « Bruder Hitler », sur Der Spielgel, et (de) « Hitler-Tagebücher: „Ha, ha, daß ich nicht lache“ », sur Der Spiegel,
  24. Robert Harris 1986, p. 315
  25. Robert Harris 1986, p. 322
  26. « Even at first glance, everything looked wrong. The paper was of poor quality, the ink looked modern, none of the writing was blotted – a slopiness I didn't expect from Hitler – and even the signatures were terrible renditions Â» (litt. « MĂŞme au premier regard, tout semble faux. Le papier est de qualitĂ© mĂ©diocre, l'encre est moderne, l'Ă©criture est sans tache ou barbouillage (une nĂ©gligence que je ne prĂ©voyais pas pour Hitler) et mĂŞme les signatures sont des imitations terribles Â») Robert Harris 1986, p. 351
  27. « JA2 20H : EMISSION DU 7 MAI 1983 », sur YouTube - INA Archive
  28. « not merely fakes, [but] a crude forgery, the grotesquely superficial concoction of a copyist endowed with a limited intellectual capacity Â», citĂ© par Robert Harris 1986, p. 24-25
  29. Par exemple lorsqu'on apprend que Heidemann a achetĂ© un « authentique Â» caleçon du marĂ©chal Idi Amin Dada, qu'il avait mis sous verre et accrochĂ© dans son salon
  30. Hitler diaries agent was communist spy, BBC News, 29 juillet 2002
  31. Living in poverty, the man who « found Â» Hitler's diaries, Allan Hall, The Independent, 24 avril 2008
  32. Robert Harris 1986, p. 368
  33. Hitler's Diary & Hermann Goering's Yacht, Welcome to Wally world, 26 avril 2008.

Bibliographie

  • (en) Charles Hamilton, The Hitler diaries : fakes that fooled the world, Lexington, KY, University Press of Kentucky, , 211 p. (ISBN 978-0-8131-1739-3, OCLC 22593403).
  • (en) Robert Harris, Selling Hitler : The extraordinary story of the con job of the century : The faking of the Hitler "diaries", New York, Pantheon Books, , 402 p. (ISBN 978-0-394-55336-8, OCLC 230834846). Une adaptation tĂ©lĂ©visĂ©e du livre a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e en 1991 pour la chaĂ®ne anglaise ITV
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