Guerre psychologique
La guerre psychologique est l'utilisation de techniques psychologiques pour amener l'adversaire Ă penser qu'il est en position de faiblesse ou qu'il a intĂ©rĂȘt Ă se rendre. C'est la guerre par les idĂ©es plutĂŽt que par les armes matĂ©rielles.
Introduction
Si l'on utilise une mĂ©taphore, la guerre psychologique peut ĂȘtre assimilĂ©e Ă une partie de poker oĂč chaque joueur cherche Ă se prĂ©senter aux autres comme celui ayant la meilleure main, en bluffant. Câest, comme l'a dit Sun Tzu, L'Art de la guerre qui consiste Ă jouer des faiblesses de l'adversaire pour le subjuguer (de lâanglais « to subdue », issu de lâancien français « soduire », lui-mĂȘme issu du bas latin « subdere »).
Dans lâĂ©conomie politique de la « thĂ©orie des contextes » chez Anthony Wilden, la guerre psychologique est un enveloppement stratĂ©gique dâattaque au niveau supĂ©rieur de la commande politique. Le niveau politique est visĂ©, car important supposĂ© dĂ©cider de lâattribution des ressources (entre la paix ou la guerre dans ce cas) ; il oriente et dĂ©limite les stratĂ©gies militaires et diplomatiques possibles. Le niveau stratĂ©gique choisi oriente et dĂ©limite les « batailles » possibles dans lesquelles se trouvent les combats tactiques orientĂ©s et dĂ©limitĂ©s par la stratĂ©gie de la Bataille. Sans cette orientation et dĂ©limitation, le MarĂ©chal Erwin Rommel volait de victoire tactique en victoire tactique vers la dĂ©faite finale de la Bataille d'Afrique du Nord.
En pratique, la guerre psychologique combine souvent lâeffet de surprise psychique et un effet de choc physique ; prĂ©parĂ©s, rĂ©percutĂ©s et amplifiĂ©s par la propagande. Ainsi, la stratĂ©gie militaire de la bataille de DiĂȘn BiĂȘn Phu a amenĂ© le gouvernement français Ă nĂ©gocier les accords de GenĂšve. Cette stratĂ©gie militaire soutenue par la stratĂ©gie diplomatique, environ un mois aprĂšs la chute de la garnison dans lâorganisation par disponibilitĂ© Ă lâĂ©vĂ©nement, dans lâenchevĂȘtrement de Devoir Pouvoir, Savoir et Vouloir. De la mĂȘme façon, lâoffensive du Táșżt a conduit le gouvernement des Ătats-Unis aux Accords de paix de Paris.
Toute guerre est en partie psychologique, car faite par des ĂȘtres humains utilisant des atouts physiques et de dĂ©monstration et communication. Selon les cas, la guerre est menĂ©e dans les rĂšgles de jeu d'un Ă©tat de droit, ou hors de ces rĂšgles : la force du droit prime sur le droit de la force, ou au contraire les rĂšgles disparaissent dans une « mĂȘlĂ©e gĂ©nĂ©rale » ou la « barbarie ».
De nombreux tĂ©moignages issus de l'histoire de l'AntiquitĂ©, du Moyen Ăge et d'autres Ă©poques, ou d'anthropologues, montrent que les guerres et certains combats rituels Ă©taient cadrĂ©s par des rĂšgles, parfois dĂ©bordĂ©es. Ă partir de la PremiĂšre Guerre mondiale, les armes chimiques, les armes de destruction massive et les moyens modernes de communication et d'influence, le « pouvoir Ă©conomique » ont changĂ© la donne, dans des proportions et formes que les historiens doivent encore cerner.
Guerre révolutionnaire, guérilla et guerre psychologique
Primitivement, la guerre psychologique sâentend souvent par propagande en vue de dĂ©moraliser lâadversaire et soutenir le moral de ses propres troupes et de sa population sous forme de tracts et dâaffiches. La propagande sâoriente en trois directions :
- la dissuasion, ou promesse du pire, pour casser toute volontĂ© de rĂ©sistance ou dâagression, comme la marche du gĂ©nĂ©ral Sherman Ă travers la GĂ©orgie en dĂ©truisant tout sur son passage durant la guerre de SĂ©cession et comme les Mongols de Gengis Khan prĂ©cĂ©dĂ©s de leur rĂ©putation de fĂ©rocitĂ© Ă chaque fois quâils se prĂ©sentent devant une citĂ© qui se rend pour Ă©viter la destruction ou comme la stratĂ©gie de la destruction mutuelle assurĂ©e qui a fait lâĂ©conomie dâune TroisiĂšme Guerre mondiale nuclĂ©aire. En effet, mĂȘme si l'un des deux camps lançait une attaque nuclĂ©aire surprise, l'autre camp avait encore la possibilitĂ© de riposter, surtout avec l'apparition des sous-marin nuclĂ©aire lanceur d'engins, qui donnent une capacitĂ© de seconde frappe, et d'anĂ©antir le camp attaquant ;
- la persuasion, ou promesse du mieux, suivant la prescription de Sun Tzu de laisser sâenfuir lâadversaire pour Ă©viter le combat ;
- la sĂ©duction, ou promesse du meilleur, pour sâimplanter de façon durable, comme Alexandre de MacĂ©doine qui a essaimĂ© des colonies hellĂ©nistiques sur les territoires conquis.
Cependant, pour le gĂ©nĂ©ral VĂ” NguyĂȘn GiĂĄp, une guerre est Ă la fois diplomatique, militaire, politique et psychologique. La bataille de DiĂȘn BiĂȘn Phu, dont il a Ă©tĂ© le maĂźtre dâĆuvre, en est lâexemple illustratif. Cette bataille fut militaire sur le thĂ©Ăątre des opĂ©rations, diplomatique en tant quâargument pour les nĂ©gociations des accords de GenĂšve de juin 1954, nĂ©gociĂ©s par PháșĄm VÄn Äá»ng, aprĂšs la capitulation inconditionnelle de la garnison en mai de 1954 et politique pour la consĂ©cration et la consolidation de lâindĂ©pendance du ViĂȘt Nam dĂ©clarĂ©e le . Elle fut psychologique par le renversement des perceptions de la situation, de glorification en misĂ©rabilisme auprĂšs du CEFEO (Corps expĂ©ditionnaire français en ExtrĂȘme-Orient).
Lâoffensive du Táșżt en fĂ©vrier de 1968 a Ă©tĂ© une dĂ©faite militaire pour ce qui est du terrain pris et gardĂ©, mais elle a Ă©tĂ© une victoire psychologique en amplifiant lâopposition aux Ătats-Unis Ă la guerre du ViĂȘt Nam et une victoire diplomatique en conduisant les Ătats-Unis Ă nĂ©gocier les accords de paix de Paris qui aboutissaient au retrait total des troupes terrestres en 1973, laissant le champ libre Ă lâoffensive finale de la chute de SaĂŻgon en .
Pour Sun Tzu, la guerre est lâart de la tromperie et la dimension psychologique est une partie intĂ©grante, voire fondamentale, dans la conduite dâune guerre.
Pour Clausewiz, la guerre est lâutilisation illimitĂ©e de la force brute et la dimension psychologique nâest quâaccessoire dans la propagande.
Ă la suite des guerres de dĂ©colonisations, la notion de guerre psychologique a pris de lâampleur avec la conquĂȘte du cĆur et de lâesprit par rapport Ă la conquĂȘte du terrain.
Pour Richard Taber, la guerre rĂ©volutionnaire par des tactiques de guĂ©rilla a pour but le remplacement dâun ordre Ă©tabli par un ordre nouveau, ce qui privilĂ©gie la conquĂȘte du cĆur et de lâesprit orientant et dĂ©limitant les opĂ©rations militaires possibles.
Physique, psychique, Ă©thique et logique de la puissance
Comprendre la guerre, câest avant tout comprendre ceux qui la font. Pourquoi les hommes arrivent-ils Ă se battre ? Comment sâexercent la violence, la coercition et la contrainte ? Quels sont les vĂ©ritables rapports de force dans les conflits contemporains ?
VoilĂ les questions auxquelles le modĂšle dĂ©veloppĂ© au fil de cet article tente de rĂ©pondre. Les dĂ©convenues des armĂ©es dans les conflits de basse intensitĂ© ou guĂ©rilla ont pour cause principale leur incapacitĂ© Ă cerner les conditions de leur engagement, et notamment Ă sâĂ©carter des schĂ©mas hĂ©ritĂ©s de la guerre totale de Clausewitz. La tendance des militaires Ă privilĂ©gier les facteurs matĂ©riels au dĂ©triment des facteurs immatĂ©riels, encore renforcĂ©e par la mĂ©canisation et lâinformatisation, rĂ©duit leur aptitude Ă maĂźtriser la violence par lâexercice dâune coercition mesurĂ©e.
Ă lâinverse, le terrorisme contemporain exploite la couverture mĂ©diatique en continu pour obtenir des effets psychologiques totalement disproportionnĂ©s, alors que les organisations non gouvernementales utilisent leur posture Ă©thique pour mieux influer sur les opĂ©rations militaires et les armes quâelles emploient.
De toute Ă©vidence, les rapports de force ne peuvent plus ĂȘtre rĂ©duits Ă la taille ou le nombre de la rĂ©alitĂ© physique matĂ©rielle.
Une conception détaillée des sources et résultats des effets matériels, émotionnels, moraux et cognitifs permet de surmonter la subjectivité des perceptions et de cerner la gamme des actions possibles.
LâĂ©volution de la situation internationale souligne lâurgence que revĂȘt aujourdâhui un tel changement de perspective. Comment expliquer que la guĂ©rilla irakienne nâait pas rĂ©ussi Ă retourner lâopinion publique amĂ©ricaine malgrĂ© la mort au combat de plus de 4 000 soldats, alors quâil a suffi 10 ans plus tĂŽt de 18 morts pour prĂ©cipiter le retrait de Somalie ? Pourquoi les Palestiniens nâont-ils pas rĂ©ussi Ă diviser la sociĂ©tĂ© israĂ©lienne depuis , au contraire de la premiĂšre Intifada ? Pour quelles raisons les attentats du ont-ils uni la population amĂ©ricaine autour de leur gouvernement, alors que ceux du nâont pas eu le mĂȘme effet en Espagne ?
Toutes ces questions mettent en jeu des forces et des rĂšgles qui sont celles de lâhomme dans son activitĂ© belligĂ©rante, rĂ©elle ou potentielle. Câest donc celle-ci quâil sâagit dâĂ©tudier. Lâanthropologue Margaret Mead sâest aventurĂ©e Ă Ă©tudier le caractĂšre national. Pour elle et avec la culture des fermiers et des pionniers, Ă chaque attaque reçue, lâAmĂ©ricain rĂ©pond avec rage et par lâunion sacrĂ©e. Du jour au lendemain, lâattaque aĂ©ronavale japonaise sur Pearl Harbor a transformĂ© lâisolationnisme en interventionnisme et les industries en arsenal de la dĂ©mocratie.
Pouvoir, vouloir, devoir et savoir
Prenons lâhistoire militaire vietnamienne rĂ©cente du XXe siĂšcle, de la dĂ©colonisation française (1945-1955) Ă la rĂ©unification (1955-1975), du bombardement de HaĂŻphong en 1946 au sabotage des Accords de GenĂšve rendant impossible la rĂ©unification des parties sĂ©parĂ©es temporairement pour la technicitĂ© des regroupements militaires avant lâĂ©vacuation du CEFEO jusquâĂ la chute de Saigon en 1975.
En 1945, la toute jeune RĂ©publique dĂ©mocratique du ViĂȘt Nam formĂ©e par des paysans attachĂ©s Ă leur indĂ©pendance aprĂšs environ 80 ans de colonisation française et revendiquant leur libertĂ© et leur identitĂ© nationales voyait son existence menacĂ©e par la reconquĂȘte coloniale aprĂšs 5 ans de « solitude indochinoise » oĂč la puissance protectrice française nâa pas pu protĂ©ger lâIndochine française de lâoccupation japonaise.
Parti dâune opĂ©ration de police avec des troupes de l'empire colonial français et la LĂ©gion Ă©trangĂšre Ă©quipĂ©es Ă lâanglaise au dĂ©but de 45-49 et Ă lâamĂ©ricaine dans la phase finale de 49-54, le CEFEO (Corps expĂ©ditionnaire français en ExtrĂȘme-Orient) est tombĂ© dans le bourbier de lâenlisement jusquâĂ la bataille de DiĂȘn BiĂȘn Phu qui a Ă©tĂ© Ă la dĂ©colonisation ce que furent la prise de la Bastille et les soldats de lâan II Ă lâEurope libĂ©rale.
Cette premiĂšre grande victoire en Asie des paysans contre des militaires professionnels en armes va cependant au-delĂ de lâaffrontement factuel, et pose plusieurs questions dâimportance. Pourquoi les Vietnamiens de l'ArmĂ©e populaire vietnamienne (APVN) Ă©taient-ils prĂȘts Ă se battre contre la France et sa troupe, qui formait une armĂ©e moderne avec tout son armement ?
Essentiellement pour dĂ©fendre leur sociĂ©tĂ© rurale et leur conception de la libertĂ© contre lâimpĂ©rialisme de la France, mais Ă©galement parce quâils avaient le goĂ»t du combat et que se battre Ă©tait le devoir de chaque homme valide.
Ă lâinverse, les soldats du corps expĂ©ditionnaire français Ă©taient mus par lâintĂ©rĂȘt dâune solde, aussi maigre soit-elle Ă la sortie des privations de lâoccupation nazie, par lâaventure pour certains et par le patriotisme de la dĂ©fense et conservation de la puissance française pour dâautres, principalement pour ses dirigeants. Les enjeux Ă©taient donc diffĂ©rents.
Henry Kissinger a dĂ©clarĂ© que la victoire dâun peuple de paysans sur les Ătats-Unis Ă©tait une catastrophe.
Cet exemple rĂ©sumĂ© reprend la distinction Ă©tablie par Carl von Clausewitz entre les fins, les moyens et les voies, qui facilite lâapprĂ©hension de chaque belligĂ©rant. Les enjeux de la guerre expliquent ainsi son caractĂšre dĂ©terminĂ© des uns et hĂ©sitant des autres : les Vietnamiens sont allĂ©s jusquâau bout des difficultĂ©s parce que la survie de la toute jeune RĂ©publique dĂ©mocratique du ViĂȘt Nam exigeait la dĂ©faite dâune configuration coloniale majoritairement antagoniste.
De mĂȘme, leurs ressources limitĂ©es expliquent la mĂ©thode choisie : la connaissance du terrain et des intentions ennemies ainsi que la volontĂ© de combattre Ă mort, câest-Ă -dire la supĂ©rioritĂ© cognitive et psychologique, ont permis aux Vietnamiens de contrebalancer leur infĂ©rioritĂ© physique â obligĂ©s quâils Ă©taient de se battre avec des armes de fortuneâ par une guerre longue et ruineuse pour une puissance industrielle dans le combat du tigre et de lâĂ©lĂ©phant oĂč le tigre peut Ă©puiser lâĂ©lĂ©phant Ă longueur de temps qui dĂ©moralise les Français et amplifie le sentiment national des Vietnamiens.
« L'esprit de l'homme est plus fort que ses propres machines... Ce sera une guerre entre un tigre et un Ă©lĂ©phant. Si jamais le tigre s'arrĂȘte, l'Ă©lĂ©phant le transpercera de ses puissantes dĂ©fenses. Seulement le tigre ne s'arrĂȘtera pas. Il se tapit dans la jungle pendant le jour pour ne sortir que la nuit. Il s'Ă©lancera sur l'Ă©lĂ©phant et lui arrachera le dos par grands lambeaux puis il disparaĂźtra Ă nouveau dans la jungle obscure. Et lentement l'Ă©lĂ©phant mourra d'Ă©puisement et d'hĂ©morragie. VoilĂ ce que sera la guerre d'Indochine. »
â HĂŽ Chi Minh
VoilĂ , illustrĂ©e en quelques mots, lâarticulation fondamentale qui forme le cĆur de cette approche : la matiĂšre, la psychĂ©, la morale et le savoir forment la quadrature de la puissance, les quatre domaines dans lesquels sâinscrivent les guerres humaines. Chaque acteur dâun conflit est ainsi caractĂ©risĂ© par des enjeux, des ressources et des mĂ©thodes dont la nature est physique, psychologique, Ă©thique et/ou cognitive. Montrer pourquoi et comment les hommes se battent revient Ă se plonger dans les profondeurs de leur ĂȘtre, Ă tenter de systĂ©matiser les moyens, les pulsions, les impĂ©ratifs et les concepts qui façonnent leur puissance et quâils emploient pour lâexprimer. Le modĂšle qui en rĂ©sulte doit dĂšs lors sâappliquer Ă toutes les formes dâaffrontements et Ă tous les types dâacteurs, sans distinction de lieux et dâĂ©poques.
Un exemple dâopĂ©ration tactique combinĂ©e militaire et psychologique est dans lâoffensive vietnamienne au Cambodge pendant la TroisiĂšme Guerre dâIndochine qui a Ă©tĂ© aussi une campagne psychologique en mĂȘme temps quâune campagne militaire. Les troupes vietnamiennes de premiĂšre ligne distribuaient des marmites et des ustensiles de cuisine Ă la population, leur signifiant la fin des cuisines communautaires quâelle dĂ©testait particuliĂšrement. Le rĂ©gime de Pol Pot avait imposĂ© avec une brutalitĂ© insensĂ©e cette forme de « communautarisme » maoĂŻste des « Communes Populaires » pour briser lâunitĂ© familiale traditionnelle.
EnchevĂȘtrements de la puissance
Par matiĂšre, il faut entendre la dimension physique du rĂ©el, le domaine matĂ©riel oĂč se manifestent les Ă©lĂ©ments tangibles et visibles des belligĂ©rants : les ĂȘtres vivants, les armes, les Ă©quipements, les vivres, et bien entendu les valeurs marchandes pouvant assurer leur disponibilitĂ©.
Les facteurs physiques dĂ©terminent la capacitĂ© dâagir, câest-Ă -dire la possibilitĂ© matĂ©rielle de dĂ©ployer des moyens et de les utiliser, ainsi que les limites qui lâentravent. La facilitĂ© de leur numĂ©risation et de leur intĂ©gration spatio-temporelle a jusquâici confĂ©rĂ© aux facteurs physiques la prĂ©dominance dans lâĂ©tude des conflits, de mĂȘme quâune place centrale â et parfois exclusive â dans les doctrines militaires.
Ils ne recouvrent nĂ©anmoins quâune partie de la puissance, et il est ainsi impossible dâexpliquer le dĂ©roulement de la bataille de DiĂȘn BiĂȘn Phu en prenant uniquement en compte le nombre dâhommes ou les armes employĂ©es.
De fait, lâhistoire rapporte maints exemples de forces ou de nations matĂ©riellement supĂ©rieures et nĂ©anmoins dĂ©faites, Ă commencer par le rĂ©cit biblique de David contre Goliath, et ceci sâexplique principalement par deux raisons :
- le nombre et la force brute ne fournissent quâune puissance potentielle, et non une puissance rĂ©elle dans lâespace et dans le temps ; câest une faiblesse des grandes organisations qui est exploitĂ©e dans les opĂ©rations spĂ©ciales, oĂč des petits contingents hautement entraĂźnĂ©s et prĂ©parĂ©s obtiennent une supĂ©rioritĂ© relative assurant la rĂ©ussite de leur mission. Les « Kommandos » lĂ©gers de paysans afrikaners de la seconde guerre des Boers a Ă©tĂ© un exemple illustratif repris par Winston Churchill pour former les commandos britanniques ;
- La puissance nâest tout simplement pas quâune affaire de force physique ou mĂ©canique, et celle-ci peut mĂȘme gĂ©nĂ©rer une faiblesse susceptible dâĂȘtre exploitĂ©e ; les facteurs autres que la matiĂšre doivent Ă©galement ĂȘtre pris en compte.
Par psychĂ©, il faut entendre la dimension psychologique des acteurs, lâensemble des activitĂ©s mentales conscientes ou inconscientes qui fondent leurs Ă©motions : les pulsions, les dĂ©sirs, les affects, les sensations et les sentiments, avec en filigrane toute la palette des relations humaines.
Les facteurs psychologiques dĂ©terminent la volontĂ© dâagir, câest-Ă -dire la possibilitĂ© Ă©motionnelle de faire usage de ses capacitĂ©s, ainsi que les inhibitions qui sây opposent. Le courage, la confiance et la camaraderie, mais aussi la haine et le mĂ©pris sont des ressources pĂ©rissables et limitĂ©es qui ont une influence dĂ©terminante sur la puissance effective des hommes et des armes.
Ă la bataille de DiĂȘn BiĂȘn Phu, lâassaut farouche des Vietnamiens devait beaucoup Ă une volontĂ© patiemment cultivĂ©e par lâexercice des armes et multipliĂ©e par lâamour de la patrie. Lâimportance considĂ©rable des facteurs psychologiques dans tous les conflits depuis lâAntiquitĂ© nâa pas empĂȘchĂ© le retard de leur intĂ©gration dans les rapports de forces, en dĂ©pit de quelques doctrines visant Ă les idĂ©aliser pour mieux compenser lâinfĂ©rioritĂ© matĂ©rielle.
Pourtant, lâexpĂ©rience quotidienne montre que les traits de caractĂšre dĂ©terminent largement la combativitĂ©, lâamour-propre et lâaltruisme des hommes, alors que lâentraĂźnement des formations contribue directement Ă dĂ©velopper leur esprit de corps et ainsi raffermir leur cohĂ©sion. Dans la mesure oĂč les unitĂ©s ont une puissance supĂ©rieure Ă la simple addition des soldats qui les composent, la psychĂ© forge le lien qui unit ceux-ci : la disposition Ă privilĂ©gier le collectif Ă lâindividuel, et donc Ă risquer sa vie pour autrui.
Par morale, il faut entendre la dimension Ă©thique des acteurs, la somme des impĂ©ratifs qui forment leur jugement Ă propos dâactes rĂ©els ou potentiels : les lois, les rĂšgles, les prĂ©ceptes, la religion, les valeurs, les coutumes et les missions, et donc lâhĂ©ritage pratique de la culture.
Les facteurs Ă©thiques dĂ©terminent la lĂ©gitimitĂ© Ă agir, câest-Ă -dire la possibilitĂ© morale â ou la nĂ©cessitĂ© â dâexercer sa volontĂ©, ainsi que les interdits qui lâenserrent. Leur existence a durablement façonnĂ© les conflits par des principes et des codes, tacites ou non, liant lâhonneur des combattants Ă leur comportement et formant la base de la culture militaire et du droit international. La morale avait Ă©galement cours Ă la bataille de DiĂȘn BiĂȘn Phu : les Vietnamiens ont fait prisonnier toute la garnison et ainsi respectĂ© la rĂšgle de Sun Tzu de prendre intact plutĂŽt que de dĂ©truire.
Il faudra cependant attendre la gĂ©nĂ©ralisation de la couverture tĂ©lĂ©visĂ©e, et donc lâirruption des combats dans le salon des citoyens, pour que la morale devienne un levier Ă part entiĂšre, en couvrant dâopprobre les hommes qui ont violĂ© les valeurs de leur sociĂ©tĂ©, en imposant des limites toujours plus strictes Ă lâemploi des armes, ou au contraire en incitant Ă leur usage pour rĂ©pondre Ă une urgence.
Par savoir, enfin, il faut entendre la dimension cognitive des acteurs, lâensemble des connaissances acquises par lâĂ©tude, lâobservation, lâapprentissage et lâexpĂ©rience : les idĂ©es, les concepts, les doctrines, les certitudes, les explications et les interprĂ©tations extraites de la masse des informations disponibles.
Les facteurs cognitifs dĂ©terminent lâoccasion dâagir, câest-Ă -dire la possibilitĂ© de dĂ©clencher une action opportune dans le temps, dans lâespace et dans sa modalitĂ©. Leur mise en pratique ne date pas dâhier : le rĂ©seau dâespionnage et les complicitĂ©s des vietnamiens ont ainsi constituĂ© lâĂ©lĂ©ment dĂ©terminant de la surprise des combats pĂ©riphĂ©riques en concentrations et dispersions.
Pourtant, le rĂŽle de la connaissance est aujourdâhui encore sous-estimĂ©, prĂ©cisĂ©ment parce que le concept occidental du combat est liĂ© Ă lâidĂ©e dâun choc frontal, dĂ©libĂ©rĂ© et dĂ©cisif. Si les services de renseignements sont largement considĂ©rĂ©s comme la premiĂšre ligne de dĂ©fense dâun Ătat, lâĂ©ducation peine encore Ă ĂȘtre reconnue comme la base de sa puissance.
Le processus de dĂ©cision de chaque organisation dĂ©pend en premier lieu de sa facultĂ© Ă exploiter rationnellement la masse dâinformations disponibles et Ă en tirer un savoir libĂ©rĂ© de la passion ou de lâidĂ©ologie ; ne pas le faire revient Ă sâabandonner aux influences cognitives dâautrui, Ă accepter sans mĂȘme en prendre conscience des concepts et des idĂ©es potentiellement nuisibles.
Ă lâinverse, la recherche et la diffusion du savoir permettent de convaincre sans effort, voire de vaincre sans combattre, suivant le slogan de Sun Tzu pour lâexcellence dans lâart de la guerre.
Pouvoir, vouloir, devoir et savoir : voilĂ donc les quatre verbes qui fondent lâaction. Il va de soi que cette articulation sâappuie sur une simplification considĂ©rable de questions trĂšs complexes, et que chaque dimension dâun acteur ne peut pas ĂȘtre davantage dissociĂ©e des autres que le corps de lâesprit. Ce dĂ©coupage possĂšde nĂ©anmoins lâimmense avantage de cerner la nature des conflits : un affrontement basĂ© sur la force, la volontĂ©, la morale et la connaissance. DĂ©limiter les possibilitĂ©s dâaction dâune entitĂ© donnĂ©e revient ainsi Ă prendre en compte Ă la fois ses capacitĂ©s et ses lacunes, sa volontĂ© et ses inhibitions, sa morale et ses interdits, ses connaissances et son ignorance. Aucune apprĂ©ciation rĂ©aliste dâune situation donnĂ©e ne peut omettre ces quatre dimensions propres Ă lâĂȘtre humain.
Cette articulation contribue en outre Ă clarifier lâimportance de ces dimensions pour lâaction. Alors que les armĂ©es privilĂ©gient souvent les facteurs physiques, afin que lâintĂ©gration des hommes et des machines dĂ©veloppe une puissance de destruction ou de protection maximale, ceux-ci ne font pourtant que concrĂ©tiser un processus complet. Ainsi, lâefficacitĂ© de lâaction dĂ©pend en premier lieu de la comprĂ©hension quâapporte la connaissance, puis de la lĂ©gitimation que fournit la morale ; lâaction elle-mĂȘme fait ensuite lâobjet dâune dĂ©cision reposant sur la volontĂ©, avant que son exĂ©cution ne dĂ©pende des capacitĂ©s. En dâautres termes, le dĂ©veloppement et la transmission de la connaissance doit obligatoirement constituer la prioritĂ© de chaque organisation armĂ©e.
Confusions
Il existe de nettes confusions entre les termes « guerre psychologique » et « ruse de guerre ». La confusion signifie à la fois « fondre l'un dans l'autre » et « prendre l'un pour l'autre ».
- La ruse de guerre existe dĂ©jĂ dans le monde animal avec le camouflage pour se fondre dans le dĂ©cor, Ă l'exemple du camĂ©lĂ©on et avec le dĂ©guisement d'une proie en un fĂ©roce prĂ©dateur pour Ă©viter de se faire manger. L'OpĂ©ration « Mincemeat » a Ă©tĂ© Ă©laborĂ©e par les Britanniques en 1943 pour faire croire aux Allemands Ă un dĂ©barquement en GrĂšce. Elle consiste en un vrai cadavre d'un faux officier portant de faux documents concernant les prĂ©paratifs d'un dĂ©barquement en GrĂšce et s'arranger pour que ce cadavre soit dĂ©couvert inopinĂ©ment et les faux documents transmis aux autoritĂ©s allemandes. La mĂȘme configuration s'est reproduite avec une fausse armĂ©e amĂ©ricaine dirigĂ©e par George S. Patton pour faire croire Ă un dĂ©barquement au Pas de Calais et dĂ©tourner l'attention des Allemands du vrai lieu du dĂ©barquement en Normandie. L'offensive du Táșżt de 1968 s'est dĂ©ployĂ©e en trois batailles dont la bataille de Khe Sanh qui n'a Ă©tĂ© qu'un leurre, une ruse de guerre, pour attirer l'attention et les forces vives de l'adversaire loin des enjeux principaux que furent la bataille de SaĂŻgon et la bataille de Huáșż. Ces enjeux Ă©taient de l'ordre de la guerre psychologique qui consistait Ă attaquer les symboles. Ces symboles Ă©taient la capitale impĂ©riale de HuĂȘ pour l'opinion publique vietnamienne et Saigon pour l'opinion publique amĂ©ricaine et internationale, en frappant la capitale Ă©conomique et politique avec l'occupation, mĂȘme seulement et pendant quelques heures du rez-de-chaussĂ©e de l'ambassade des Ătats-Unis, le Saint des Saints (Sanctus Sanctorum). Pour qu'une ruse de guerre rĂ©ussisse, il faut qu'elle soit crĂ©dible et rejoigne les croyances et les obsessions les plus prĂ©gnantes et les plus profondes de l'adversaire. Il y a eu auparavant un dĂ©barquement en GrĂšce des Britanniques et le projet allemand d'envahir l'Angleterre par le Pas-de-Calais et il y a eu aussi auparavant l'invasion de la CorĂ©e du Sud par la CorĂ©e du Nord qui a passĂ© la Ligne de DĂ©marcation Militaire. Or, KhĂȘ Sanh se trouve juste au Sud de la Ligne de DĂ©marcation Militaire entre le Nord et le Sud du ViĂȘt Nam. Une ruse de guerre est du ressort de la « dĂ©sinformation », de l'illusion, alors que la guerre psychologique est de l'ordre des raisons de se battre.
- La guerre psychologique, elle, est typiquement humaine et consiste Ă attaquer les symboles pour transformer complĂštement la « rĂ©alitĂ© » et montrer que l'option militaire soit inopĂ©rante en dĂ©truisant le Vouloir et le Devoir de se battre chez l'adversaire et conduire Ă des stratĂ©gies diplomatiques de nĂ©gociations de paix, comme les accords de GenĂšve de 1954 aprĂšs la bataille de DiĂȘn BiĂȘn Phu et les accords de paix de Paris de 1973 aprĂšs l'offensive du Táșżt de 1968.
Notes et références
Voir aussi
Bibliographie
- Gérard Chaliand (dir), La persuasion de masse. Guerre psychologique/guerre médiatique, Robert Laffont, 1992, 236 pages.
- François GĂ©rĂ©, « Contre-insurrection et action psychologique : tradition et modernitĂ© », Focus stratĂ©gique, no 25,â (lire en ligne [PDF])
- François GĂ©rĂ©, « Mutation de la guerre psychologique », StratĂ©gique, no 85,â (lire en ligne)
- VĂ” NguyĂȘn GiĂĄp, Guerre de libĂ©ration. Politique, stratĂ©gie, tactique, Ăditions sociales, Paris, 1970.
- François-Bernard Huyghe, Maßtres du faire croire. De la propagande à l'influence, Vuibert, 2008
- (en) Sun Tzu, The Art of War, traduction et commentaire par (ret) USMC Brigadier General Samuel B. Griffith, Oxford Paperbacks, London & New York, 1981. ThĂšse de Ph.D. La plus fiable des traductions moderne et rĂ©fĂ©rence Ă lâUNESCO. [lire en ligne]
- (en) Richard Taber, The War of the Flea : Guerrilla Warfare, Theory and Practice, Paladin, London, 1977.
- (en) Anthony Wilden, The Rules are no Game. The Strategy of Communication, Routledge & Kegan Paul, London & New York, 1987.
- (en) Anthony Wilden, Man and Woman, War and Peace. The Strategistâs Companion, Routledge & Kegan Paul, London & New York, 1987. [prĂ©sentation en ligne] [PDF]
- (it) Giuseppe Gagliano, Agitazione sovversiva,guerra psicologica e terrorismo, Ăditions Uniservice, Trento, 2010.
Articles connexes
- Agent provocateur (personne)
- Argumentum ad hominem
- Astroturfing
- Bleuite
- Campagne de dénigrement
- Compagnie de haut-parleurs et de tracts
- Contre-insurrection
- Discours de haine
- Diversion
- Diviser pour mieux régner
- Fausse banniĂšre
- Guerre contemporaine
- Groupement de commandos mixtes aéroportés
- Hareng rouge
- Liste de ruses dans l'histoire ou la mythologie
- Opérations psychologiques
- Organisation de façade
- Politique de la division
- Politique de la peur
- Politiques d'identité
- Propagande noire
- Propagande
- Stratégie de la tension
- Tactique du salami
Liens externes
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