AccueilđŸ‡«đŸ‡·Chercher

Yves Lacoste

Yves Lacoste est un géographe et géopolitologue français né le à FÚs au Maroc.

Yves Lacoste
Yves Lacoste en 1972.
Autres informations
A travaillé pour
Centre universitaire de Vincennes (depuis )
Lycée Bugeaud (d) (-)
Université Paris-VIII
Parti politique
Conflit
Distinctions

Il est professeur Ă©mĂ©rite de gĂ©opolitique Ă  l’universitĂ© Paris-VIII (Saint-Denis), et fondateur de l'Institut français de gĂ©opolitique (IFG).

Biographie

Années de formation

AprĂšs une jeunesse au Maroc (son pĂšre Jean, gĂ©ologue est chargĂ© de prospecter dans le dĂ©sert aprĂšs avoir collaborĂ© avec Jean-Baptiste Charcot au Groenland), Yves Lacoste fait ses Ă©tudes en France (lycĂ©e Lakanal puis Institut de gĂ©ographie[1]). Il est titulaire de l'agrĂ©gation de gĂ©ographie (premier, 1952)[2], enseignant comme stagiaire d'agrĂ©gation au lycĂ©e Marcelin-Berthelot[3]. Il se rend en Afrique du Nord au dĂ©but des annĂ©es 1950 avec celle qui devient sa femme, l'ethnologue Camille Lacoste-Dujardin spĂ©cialiste des BerbĂšres pour enseigner au lycĂ©e Bugeaud d'Alger[4] entre 1952 et 1955. Il contribue alors Ă  la lutte pour l'indĂ©pendance algĂ©rienne. Membre du Parti communiste français jusqu'en 1956[5], il est en relation avec les milieux anti-colonialistes algĂ©riens. Sous la direction de Jean Dresch, gĂ©ographe marxiste et anticolonialiste dont il partage les idĂ©es[5], il rĂ©dige en AlgĂ©rie sa thĂšse d'État.

CarriĂšre universitaire

De retour en France en 1955, il enseigne Ă  l'universitĂ©, durant une pĂ©riode oĂč la question politique, primordiale, entraĂźne une effervescence au sein des sciences sociales[4]. DĂšs 1968, il enseigne Ă  l’universitĂ© Paris-VIII (universitĂ© de Vincennes), oĂč il crĂ©e la revue HĂ©rodote (qu'Ă©dite Ă  ses dĂ©buts François Maspero). En 1969, il rejoint le centre universitaire expĂ©rimental de Vincennes. Provocateur et anticonformiste, il publie en 1976 La GĂ©ographie, ça sert, d'abord, Ă  faire la guerre, « un titre choc pour un livre destinĂ© Ă  sortir la gĂ©ographie de sa situation de simple matiĂšre scolaire »[4].

En 1989, il fonde le centre de recherche et d’analyse de gĂ©opolitique qui est devenu l'Institut français de gĂ©opolitique sous la direction de BĂ©atrice Giblin. Il dirige par ailleurs le sĂ©minaire mĂ©thode d’analyse et reprĂ©sentations gĂ©opolitiques[6].

En 1995, il est invitĂ© Ă  prĂ©senter sa discipline dans l'Ă©mission Inventer demain diffusĂ©e sur La CinquiĂšme. À Paris oĂč il enseigne, il dirige la formation doctorale[7] au CRAG (Centre de Recherche et d'Analyse GĂ©opolitique)[8], institut qu'il a Ă©galement fondĂ©, aujourd'hui dirigĂ© par Philippe Subra. Il est membre, par ailleurs, du comitĂ© scientifique des revues Nordiques et GĂ©o-Ă©conomie.

Vision de la gĂ©ographie et Ɠuvre

GĂ©ographie de terrain

La guerre du ViĂȘt Nam constitue un Ă©pisode important de la carriĂšre d'Yves Lacoste. Il effectue une enquĂȘte renommĂ©e, sur les bombardements des digues du fleuve Rouge. Sur les recommandations de Jean Dresch il publie le 8 juin 1972 un article dans Le Monde Ă  ce sujet[9]. Pascal Lorot affirme que c'est en premier lieu « en tant que gĂ©ographe [
] (et) indĂ©pendamment de (son) engagement anti-impĂ©rialiste » que Lacoste publie cet article. Il attise la curiositĂ© des autoritĂ©s du ViĂȘt Nam, qui, pour en apprendre davantage sur les attaques amĂ©ricaines, l'invitent prĂ©cipitamment, par l'intermĂ©diaire de Moscou et du KGB Ă  venir sur le terrain. Il analyse de façon gĂ©ographique la stratĂ©gie amĂ©ricaine : « bombarder les rives concaves des mĂ©andres, dans la partie moyenne du delta, lĂ  oĂč se trouve le plus grand nombre de villages, et attaquer la base des digues afin de les fragiliser sans les dĂ©truire directement »[10] (permettant de faire passer l’attaque pour une catastrophe naturelle). Il est remerciĂ© par le premier ministre vietnamien en personne. Le retentissement de cette enquĂȘte est remarquable dans la presse internationale et dans les milieux diplomatiques, ce qui entraĂźna l'arrĂȘt des bombardements sur les digues[11].

Ceci a permis Ă  Lacoste d’acquĂ©rir une notoriĂ©tĂ© mondiale et a manifestement modifiĂ© sa conception de la gĂ©ographie ; il signale : « cette enquĂȘte a Ă©tĂ© capitale, j’y ai mis en Ɠuvre de façon systĂ©matique ma mĂ©thode d’analyse gĂ©ographique, puis bientĂŽt gĂ©opolitique [
] (ainsi) dĂšs 1970, il oriente rĂ©solument ses analyses gĂ©ographiques vers l’étude des stratĂ©gies politiques pour la conquĂȘte ou le contrĂŽle d’un territoire »[10].

Il entreprit, par la suite, une enquĂȘte similaire Ă  Cuba oĂč il fut invitĂ© en 1973 afin d'analyser l'action des guĂ©rillas de Fidel Castro selon une mĂ©thode d'analyse, ici encore, gĂ©ographique, et ce, dans la Sierra Maestra. Dans ses conclusions publiĂ©es en 1977, il mentionne que Castro avait l'intention initiale de longer la cĂŽte par l'Est et non de s'implanter dans la Sierra Maestra, mais que c'est lĂ  qu’il trouva le soutien inattendu de paysans, chassĂ©s des plaines. Il entend par ailleurs rappeler que Fidel Castro « a Ă©tĂ© soutenu par les AmĂ©ricains et les grands propriĂ©taires jusqu'en 1961, notamment pour son arrivĂ©e au pouvoir [
] analyse, peu courante, (qui) va effectivement Ă  l'encontre de l'image classique du leader de gauche qui aurait luttĂ© contre Fulgencio Batista, homme de paille des États-Unis et de la mafia[10]. Il alerte contre l'illusion de ce qu'il qualifie de gĂ©ographismes, « procĂ©dĂ© qui tend Ă  faire d'un territoire un sujet ou un acteur (ici la montagne), et prend pour preuve l'Ă©chec de la stratĂ©gie du foco, menĂ©e en Bolivie par Che Guevara »[10].

La revue HĂ©rodote

Ses expĂ©riences de terrain l’amĂšnent Ă  fonder, en 1976, la revue HĂ©rodote dans un premier temps sous-titrĂ©e StratĂ©gies, gĂ©ographies, idĂ©ologies puis revue de gĂ©ographie et de gĂ©opolitique[12] (ceci n’est en aucun cas un « virage idĂ©ologique, mais plutĂŽt de ne pas laisser le champ libre Ă  la revue GĂ©opolitique »)[10] , grĂące Ă  l’aide de son ami l’éditeur François Maspero, d'Ă©tudiants (de l'unitĂ© Ă©pistĂ©mologie de la gĂ©ographie[13]), ainsi que de certains de ses collaborateurs comme Jean Dresch ou Jean Tricart. Le titre HĂ©rodote fait rĂ©fĂ©rence au savant grec qui Ă©tudia les rapports entre Perses et Grecs avec un esprit d’observation gĂ©ographique au Ve siĂšcle av. J.-C. L'engagement de gauche de l’auteur se ressent dans cette revue mais de façon moins marquĂ©e que lorsqu'il militait durant la guerre d'AlgĂ©rie. Lacoste effectue puis publie des recherches en France, comme dans le village de Fayence, et sur les grandes aires gĂ©ographiques de notre planĂšte (aires islamiques, Mitteleuropa, sous-continent indien, Balkans, Asie du Sud-Est, URSS/CEI mais aussi les ocĂ©ans)[8].

Dans les premiers temps, HĂ©rodote est boudĂ©e par les gĂ©ographes universitaires français, qu'elle choque, agace et irrite ; lors de la sortie d’HĂ©rodote, personne ne qualifie l'ouvrage de gĂ©opolitique, pas mĂȘme son auteur[14]. Cette revue a pour objectif de « dĂ©montrer l’importance politique et stratĂ©gique d’une discipline jugĂ©e fastidieuse et cataloguĂ©e comme scolaire »[10]. L’objectif Ă©tait d’esquisser un rĂ©quisitoire Ă  l’encontre de la gĂ©ographie, « en posant les questions fondamentales, quant Ă  ses fonctions politiques [
] (et de) faire prendre conscience des vĂ©ritables enjeux de la gĂ©ographie »[10].

La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre

En 1976, inspirĂ© une fois encore par son sĂ©jour au ViĂȘt Nam, il publie La gĂ©ographie, ça sert, d'abord, Ă  faire la guerre, petit livre bleu qui connut un vif succĂšs[10]. Au fil de cette publication il s’efforce « de rĂ©introduire l'Ă©tude de la gĂ©opolitique en France, en la dĂ©barrassant notamment de son injuste image de « science nazie », en rĂ©fĂ©rence aux travaux de Karl Haushofer, affirmant que la dimension politique prĂ©sente chez ElisĂ©e Reclus a Ă©tĂ© Ă©ludĂ©e par Paul Vidal de la Blache ainsi que par ses successeurs »[12].

Il affirme que le savoir gĂ©ographique peut servir Ă  un État pour faire la guerre et distingue trois gĂ©ographies : la « scolaire et universitaire » (celle des professeurs), la « gĂ©ographie spectacle » et celle comme « instrument de pouvoir » (celle des Ă©tats-majors), les deux premiĂšres dissimulant la derniĂšre (thĂ©orie remise en cause par une partie de la communautĂ© des gĂ©ographes mais « ayant le mĂ©rite d'avoir encouragĂ© les gĂ©ographes Ă  s'intĂ©resser aux problĂšmes Ă©pistĂ©mologiques de leur discipline ainsi que de relancer une "gĂ©ographie active" qui s'engage dans l'organisation de l'espace »[12]) ; rĂ©vĂ©lant ici « une opposition feutrĂ©e entre "gĂ©ographie classique" et "new geography" »[15], la premiĂšre se rĂ©vĂ©lant selon ses dires « un discours idĂ©ologique dont les fonctions inconscientes sont de masquer l’importance stratĂ©gique des raisonnements qui portent sur l’espace alors que celle des Ă©tats-majors, ignorĂ©e alors du plus grand nombre, a Ă©tĂ© pratiquĂ©e durant des siĂšcles par les militaires, fonctionnaires ou hommes politiques, dĂ©positaires d’un savoir stratĂ©gique liĂ© Ă  l’espace [
] adressant des critiques Ă  la gĂ©ographie classique mais aussi aux nouvelles mĂ©thodes et objectifs prĂŽnĂ©s par des gĂ©ographes de l’époque [
] le rĂ©el problĂšme de la gĂ©ographie "des professeurs" Ă©tant qu’elle a occultĂ© les vĂ©ritables enjeux de pouvoir inscrits dans l’espace »[15].

Lacoste affirme dans cet ouvrage que « les aspects physiques et humains se chevauchent constamment, si bien que la gĂ©ographie en vient Ă  devenir la science qui examine la dimension spatiale de tous les phĂ©nomĂšnes [
] affirmant que cette porositĂ© confĂšre un statut trĂšs hĂ©tĂ©rogĂšne Ă  la gĂ©ographie d'aujourd'hui [
] et se demandant si le rejet de la gĂ©opolitique n’est pas dĂ» au simple fait que son Ă©poque est profondĂ©ment irĂ©nique ». Il dĂ©clare que « si l'homme, le souverain, fait dessiner des cartes par des gĂ©ographes depuis 3 000 ans, c’est car la gĂ©ographie, au dĂ©part, sert Ă  dresser des cartes qui sont autant de "reprĂ©sentations opĂ©ratoires". Mais celui qui a besoin de "reprĂ©sentations opĂ©ratoires" et s'en sert, spĂ©cule aussi sur la modalitĂ© Ă©ventuelle future que prendra la volontĂ© de son adversaire (spĂ©culations subjectives et parfois irrationnelles). Pour lui, la gĂ©ographie devient ainsi un savoir qui a une pertinence politique et qui est destinĂ© Ă  l'action et implique qu'il y ait un État »[8].

Lacoste est l'un des rares auteurs francophones, avec son contemporain Paul Claval à s'intéresser aux approches politiques en géographie[12]. Certains chercheurs estiment que l'on doit davantage la géopolitique à Thibaut Viné[10]. Pour Yves Lacoste, la géopolitique n'est pas une science « ayant vocation à établir des lois mais un savoir scientifique qui combine des outils de connaissance produits par diverses sciences (sciences de matiÚre, sciences du vivant, sciences humaines) en fonction de préoccupations stratégiques »[8].

Lacoste ne dĂ©finit pas dans le livre la formule « faire la guerre ». Si la gĂ©ographie est un savoir stratĂ©gique, c'est aussi parce qu'il ne sert pas uniquement aux militaires dans la conduite de leurs opĂ©rations, mais aussi au politique, compris dans la continuitĂ© complexe avec le militaire. D'oĂč ambivalence de la notion de « guerre ». D'un cĂŽtĂ© on doit y voir la violence de la guerre menĂ©e par les États majors, de l'autre, celle, plus subtile, du contrĂŽle territorial, de l'urbanisme[16].

Critique de la géographie des professeurs

Lacoste regrette la prĂ©gnance de la "nomomanie". Selon lui, « la plupart des gĂ©ographes veulent Ă©dicter des lois et des normes, ce qui, en bout de course, s'avĂšre impossible dans une science aussi hĂ©tĂ©rogĂšne que la gĂ©ographie. Les lois, les constantes, se chevauchent et s'imbriquent sans cesse, sont soumises aux mutations perpĂ©tuelles d'un monde toujours en effervescence »[8]. Il prĂ©tend que contrairement Ă  l’école allemande dont fait partie Karl Haushofer (dont il admire l'aptitude Ă  dessiner des cartes suggestives claires), la gĂ©opolitique française est « trop timide et trop introvertie ». Les quelques gĂ©ographes ayant osĂ© s'engager, tels Paul Vidal de la Blache[8] (il fait rĂ©fĂ©rence ici uniquement Ă  son dernier ouvrage La France de l’Est concernant l'Alsace-Lorraine, Ă©minemment gĂ©opolitique selon lui, qu'il exhuma en y consacrant un article en 1979 dans HĂ©rodote "A bas Vidal
 Viva Vidal ! ", et ce bien qu'il fustige le reste de son Ɠuvre[10]) dont l'Ɠuvre Ă©tait reconnue comme scientifique et lĂ©gitime par ses pairs ou encore Jean Brunhes gĂ©opolitologue helvĂ©tique, auteur de GĂ©ographie de l’histoire, de la paix et de la guerre ont Ă©tĂ© boycottĂ©s car jugĂ©s trop audacieux et engagĂ©s.

Pour Lacoste, les gĂ©ographes allemands ont davantage marquĂ© la pĂ©dagogie populaire. Il affirme que la rĂ©surgence des thĂ©matiques gĂ©opolitiques sur la scĂšne française apparait en 1978 simultanĂ©ment au conflit entre ViĂȘt Nam et Cambodge[8]. Lacoste crĂ©e une discipline universitaire nouvelle « en faisant table rase de la "gĂ©opolitique Ă  l’allemande" [
] (celle instiguĂ©e par) Friedrich Ratzel fondateur de l’Anthropogeographie qu'il qualifie de Geopolitik (et qui) sera suivi par Rudolf KjellĂ©n qui continuera de forger ce terme jusqu’à son utilisation par Haushofer ». L'antagonisme soulignĂ© par Pascal Lorot entre "gĂ©opolitique Ă  la française" et "gĂ©opolitique allemande" a le mĂ©rite de faire mettre en exergue « l’apport singulier et primordial d’Yves Lacoste, mais reste schĂ©matique » (la distinction proposĂ©e plus rĂ©cemment par FrĂ©dĂ©ric Lasserre et Emmanuel Gonon entre Ă©cole Ă©tatiste, Ă©cole gĂ©ographique, Ă©cole matĂ©rialiste, semble mieux fournie)[13]. La premiĂšre de ces Ă©coles, celle d’Yves Lacoste, qui entend redonner toute sa place « au raisonnement gĂ©ographique et historique complexe », et la seconde, celle de Friedrich Ratzel, s’étant « dĂ©voyĂ©e par son dĂ©terminisme gĂ©ographique en servant les conquĂȘtes des nazis [
] (et) critiquĂ© au dĂ©but du XXe siĂšcle par les tenants de l’école française de gĂ©ographie, notamment par le plus illustre d’entre eux, Paul Vidal de La Blache, puis par ses disciples dont Emmanuel de Martonne, la gĂ©opolitique et plus gĂ©nĂ©ralement la dimension politique, furent bannies de toute analyse gĂ©ographique en France et ce, particuliĂšrement aprĂšs la seconde guerre mondiale »[10]

L’ Ă©cole française de gĂ©opolitique a pour fondements le CRAG (centre de recherche et d’analyse en gĂ©opolitique), crĂ©Ă© en 1989, de la revue HĂ©rodote, ainsi que de l'IFG (Institut français de gĂ©opolitique) localisĂ© Ă  l’universitĂ© de Paris VIII depuis 2002 (fondĂ©s, tous trois, sous l’influence d'Yves Lacoste)[10]. Selon lui, il n’était pas question « de crĂ©er une nouvelle discipline, ni de faire de la gĂ©ographie une science de l’espace [
] le vĂ©ritable risque (Ă©tant) la construction de lois de l’espace, d’autant plus dangereuses lorsqu’il s’agit de gĂ©opolitique, comme l’atteste son utilisation par le nazisme [
] C’est donc Ă©galement pour ne pas laisser le monopole de la gĂ©opolitique « Ă  tous ceux qui prĂ©tendaient l’ériger au rang de science nouvelle avec ses soi-disant lois propres » qu’il dĂ©cida de modifier le nom de la revue HĂ©rodote en 1982 »[10] Lacoste souligne les dangers d’une gĂ©opolitique « conçue comme une science stricto-sensu, c’est-Ă -dire obĂ©issant Ă  des lois, et en mĂȘme temps, impose l'idĂ©e qu'elle Ă©tait d’abord un savoir scientifique, au mĂȘme titre que l’histoire ou la gĂ©ographie, c’est-Ă -dire une dĂ©marche rigoureuse, disposant d'un arsenal thĂ©orique et d'outils conceptuels efficaces comme le raisonnement diatopique ou les reprĂ©sentations »[10].

ÉpistĂ©mologie gĂ©ographique

Dans son Dictionnaire de la gĂ©ographie, Lacoste souligne que, particuliĂšrement Ă  la suite de la Seconde Guerre mondiale, Ă©merge un « dĂ©bat Ă©pistĂ©mologique, afin de dĂ©terminer quels critĂšres diffĂ©renciaient fondamentalement la gĂ©ographie et la gĂ©opolitique. La premiĂšre affirmation dans la corporation des gĂ©ographes universitaires a Ă©tĂ© de dire que seule la gĂ©ographie Ă©tait “scientifique” ; la gĂ©opolitique, dans cette optique, n'Ă©tait pas scientifique parce qu'elle Ă©tait spĂ©culative, stratĂ©gique donc subjective, visionnaire donc irrationnelle »[8]. Mais cette assertion de la scientificitĂ© de la gĂ©ographie soulĂšve son lot d’incertitudes « plusieurs dimensions de la gĂ©ographie ne sont pas encore dĂ©finitivement fixĂ©es ou n'ont jamais pu ĂȘtre enfermĂ©es dans un cadre dĂ©limitĂ© ; les facteurs humains jouent en gĂ©ographie politique un rĂŽle considĂ©rable ; ces facteurs qui influent sur la gĂ©ographie possĂšdent nĂ©cessairement une dimension stratĂ©gique, tournĂ©e vers l'action, mue par des mobiles irrationnels (gloire, vengeance, dĂ©sir de conversion religieuse, aviditĂ© matĂ©rielle, etc.) ; les gĂ©ographes, mĂȘme ceux qui se montrent hostiles Ă  la gĂ©opolitique, sont contraints d'opĂ©rer une distinction entre gĂ©ographie physique et gĂ©ographie humaine/politique, prouvant ainsi que l'hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© de la gĂ©ographie entraĂźne la nĂ©cessitĂ© d'une approche plurilogique dans l'apprĂ©hension des faits gĂ©ographiques ; la gĂ©ographie humaine/politique est donc une science de la terre, telle qu'elle a Ă©tĂ© transformĂ©e et marquĂ©e par l'homme en tant que zoon politikon. Celle-ci ouvre la voie Ă  la gĂ©opolitique proprement dite en rĂ©vĂ©lant ses propres dimensions stratĂ©giques. Les frontiĂšres entre la gĂ©ographie et la gĂ©opolitique sont donc poreuses »[8] Lacoste entend par gĂ©opolitique « l’ensemble des rivalitĂ©s de pouvoirs sur des territoires, de petite comme de grande dimension, qui mettent en jeu des acteurs aux reprĂ©sentations contradictoires [
] la boĂźte Ă  outils du raisonnement gĂ©opolitique »[10], car, pour lui, il n’y a « pas de gĂ©opolitique sans gĂ©ographie »[10].

Sa conception de l’espace

Pour Yves Lacoste, tout raisonnement gĂ©opolitique nĂ©cessite en premier lieu « un raisonnement gĂ©ographique [
] (qu’il) appelle diatopique, c’est-Ă -dire, Ă  diffĂ©rents niveaux d’analyse (terme qu’il prĂ©fĂšre Ă  celui d’échelles gĂ©ographiques) [
] on peut ainsi construire une reprĂ©sentation de l’espace terrestre comme s’il Ă©tait feuilletĂ© , formĂ© de plans superposĂ©s, ceux du dessus reprĂ©sentant des espaces bien plus vastes que ceux du dessous. Il l’a notamment dĂ©veloppĂ© de maniĂšre approfondie Ă  l’aide d’utiles reprĂ©sentations cartographiques dans GĂ©opolitique, la longue histoire d’aujourd’hui »[10]. Stipulant par ailleurs, prendre en considĂ©ration « les interactions entre ces diffĂ©rents niveaux d’analyse, les situations gĂ©opolitiques locales pouvant se rĂ©percuter au niveau planĂ©taire ou inversement [
] (et) Ă  chaque plan d’observation, il convient de considĂ©rer la complexitĂ© de l’organisation gĂ©ographique d’un territoire en analysant l’intersection de diffĂ©rents ensembles spatiaux (linguistiques, politiques, religieux, dĂ©mographiques), dont la dimension gĂ©opolitique peut ĂȘtre trĂšs importante »[10]. L'une des spĂ©cificitĂ©s d'Yves Lacoste comme penseur de la gĂ©opolitique de considĂ©rer que « la gĂ©opolitique opĂšre Ă  tous les niveaux ». Il explique: « À petite Ă©chelle [c'est-Ă -dire au niveau du diatope le plus vaste] , les États et les multinationales se disputent le contrĂŽle des mers et des olĂ©oducs
 À grande Ă©chelle, les groupes rivaux se disputent l’accĂšs Ă  des portions de territoire. Il peut s’agir d’une cathĂ©drale [
] mais aussi d’une rue, voire d’un hall d’immeuble »[17].

Le concept de reprĂ©sentation est selon lui cardinal mĂȘme s’il est couramment apprĂ©hendĂ© de maniĂšre erronĂ©e et impropre[10]. Selon Lacoste, chaque acteur « se fait sa propre reprĂ©sentation, plus ou moins subjective, du territoire, enjeu de rivalitĂ©s de pouvoir. Au chercheur en gĂ©opolitique de la dĂ©crypter, en utilisant notamment le raisonnement historien et gĂ©ographique, d’autant que les vrais raisonnements gĂ©opolitiques [
] sont faits dans le secret par quelques-uns, avant que la guerre ou que la bataille n’éclate. La comprĂ©hension, puis la confrontation des arguments de chacun des adversaires est donc primordiale dans l’analyse d’un conflit »[10]

Contribution Ă  la rĂ©habilitation du gĂ©ographe ÉlisĂ©e Reclus

ÉlisĂ©e Reclus, gĂ©ographe anarchiste humaniste, a Ă©tĂ© frappĂ© d’ostracisme par ses pairs qui le jugeaient trop engagĂ© dans l’aventure de la Commune. Militant libertaire, il fut envoyĂ© en exil Ă  Bruxelles Ă  l’universitĂ© nouvelle qui, comme son nom l’indique, dispensait des mĂ©thodes nouvelles d’enseignement. Initialement, l’Ɠuvre de Reclus ne connut aucun succĂšs, jugĂ©e spĂ©culative et non scientifique. Lacoste contribua Ă  sa rĂ©habilitation et de nos jours, Reclus jouit d’une renommĂ©e substantielle. Les livres de jeunesse de Reclus qui mettent en scĂšne deux garçons alsaciens dĂ©notent d’aprĂšs les dires d’Yves Lacoste « que toute tentative visant Ă  extirper la dimension stratĂ©gique-subjective dans l’étude de la gĂ©ographie est une dĂ©marche non politique voire anti-politique »[8]. L’engagement, le militantisme, caractĂ©risant ÉlisĂ©e Reclus, revĂȘt Ă©galement une importance primordiale. Lacoste affirme qu’il s’agit lĂ  d’une rĂ©gression Ă©pistĂ©mologique, et pour lui, les gĂ©ographes « ont rĂ©trĂ©ci leur regard, leur propre concept de “gĂ©ographicitĂ©â€ »[8]. Selon Lacoste, l’immense GĂ©ographie Universelle de Reclus fit l’objet d’un vĂ©ritable escamotage par les vidaliens[10]. Il dirige par ailleurs la thĂšse de BĂ©atrice Giblin sur ÉlisĂ©e Reclus en 1971[10].

La « question postcoloniale »

Lacoste, trĂšs engagĂ© sur le plan « social et socialiste »[8] et trĂšs critique vis-Ă -vis de la politique coloniale et prĂ©fectorale française en Afrique du Nord (dont celle menĂ©e par le marĂ©chal Lyautey) publia une Ă©tude sur ces derniers territoires, en 1957, qui reçut un accueil trĂšs mitigĂ©[8] Lacoste estime que l’enjeu majeur de la nation française, de nos jours, est la "question post-coloniale" raison pour laquelle il publie en 2010 le livre La question postcoloniale : une analyse gĂ©opolitique afin de dĂ©voiler le malaise social, culturel et politique des descendants d’immigrĂ©s d’ex colonies françaises, qui se sentent victimes de discrimination raciale. L’hostilitĂ© qu’ils manifestent envers la France s’est traduite par des Ă©meutes des 1980 et particuliĂšrement en 2005[10]. Lacoste affirme Ă  ce propos : « fils ou petits-fils d’immigrĂ©s, ils ne comprennent pas surtout pourquoi ils sont nĂ©s en France. [
] Dans leurs reprĂ©sentations personnelles, ils sont nĂ©s dans le pays des colonisateurs et ils ont la nationalitĂ© des tortionnaires »[10]. Lacoste s’interroge aussi quant Ă  l’articulation entre nation, immigration et banlieues et traite la question postcoloniale par l’analyse gĂ©opolitique (prĂ©conisant que) la rĂ©flexion gĂ©opolitique, notamment celle de l’articulation de diffĂ©rents niveaux d’analyse spatiale, soit davantage menĂ©e par les citoyens, ce qui serait, selon lui, un moyen de conjurer nombre de pĂ©rils ». Pour lui, « plutĂŽt que de dĂ©noncer l’immigration en gĂ©nĂ©ral [
] il importe de veiller Ă  ce que les raisonnements gĂ©opolitiques portent sur des situations territoriales concrĂštes oĂč se trouvent concentrĂ©s de nombreux immigrĂ©s et descendants d’immigrĂ©s »[10]. Il souligne par ailleurs le fait que la « dĂ©marche gĂ©opolitique, fondĂ©e sur l’analyse historique, qu’elle soit gĂ©nĂ©rale ou locale, et la prise en compte des reprĂ©sentations, pourraient permettre de mieux comprendre le "vivre ensemble" et "d’y voir plus clair dans les discussions confuses Ă  propos de la nation" »[10]. Pour lui, « admettre que les populations colonisĂ©es Ă©taient dans la misĂšre, c’était, dans une certaine mesure, reconnaĂźtre la faillite de cette fameuse mission civilisatrice, alibi idĂ©ologique de la colonisation »[18]. Lacoste rĂ©dige une « GĂ©ographie du sous-dĂ©veloppement en 1965, instiguant une rupture radicale ; d’une gĂ©ographie employĂ©e Ă  justifier l’entreprise civilisatrice des anciennes mĂ©tropoles on en vient Ă  dĂ©noncer le caractĂšre prĂ©dateur de la colonisation. DĂ©barrassĂ© de tout prĂ©jugĂ© suspect, le concept de dĂ©veloppement fait alors son entrĂ©e dans les ouvrages scolaires au dĂ©but des annĂ©es 1970 »[19].

Sa vision de l’identitĂ© nationale

À partir de 1998, Yves Lacoste ouvre le dĂ©bat sur l'identitĂ© française avec l’ouvrage Une analyse gĂ©opolitique Vive la nation, destin d’une idĂ©e gĂ©opolitique. La nation est, selon lui, « par excellence une reprĂ©sentation gĂ©opolitique car elle s’appuie sur du territoire, sur un État et sur l’idĂ©e d’indĂ©pendance, ce qui implique des rivalitĂ©s de pouvoir tant au plan interne que dans le cadre des relations internationales. » Soulignant par ailleurs que ce concept voit le jour durant la RĂ©volution française « au nom de l’égalitĂ© entre les citoyens, puis de l’indĂ©pendance de la France et raconte que son itinĂ©raire personnel et intellectuel lui fit « voir peut-ĂȘtre la France d’une façon particuliĂšre ». Il lie son enfance marocaine, sa vie pendant la guerre, ses attaches familiales, son amour pour la langue française, Ă  sa profonde prĂ©occupation de l’avenir de la nation française »[10]. Il dĂ©plore le fait que le concept de nation soit accaparĂ© par la droite nationaliste et que l'autre cĂŽtĂ© de l’échiquier politique dĂ©laisse ces thĂ©matiques. Il affirme Ă  ce propos : « Je suis exaspĂ©rĂ© par la façon systĂ©matique dont les intellectuels de gauche minimisent la portĂ©e des comportements anti-français en les accompagnants de discours qui dĂ©nigrent ou ridiculisent l’idĂ©e de la nation. Je crains que l’aggravation de la question post-coloniale en France n’entraĂźne une montĂ©e considĂ©rable de l’extrĂȘme droite dans les milieux populaires et son succĂšs lors d’une consultation Ă©lectorale dĂ©cisive »[10]. Dans l'ouvrage composĂ© d'entretiens avec Pascal Lorot, Lacoste dĂ©clare qu’à son sens, « l’immigration ne devient un problĂšme gĂ©opolitique qu’à partir du moment oĂč il y a une rivalitĂ© de pouvoirs des territoires [
] c’est ce qui se produit aujourd’hui en France, du fait de la concentration, dans les grands ensembles d’habitat collectif construits en banlieue, d’une grande partie des descendants d’immigrĂ©s algĂ©riens. »[13]. Ceci illustre selon lui la « question postcoloniale », « illustrĂ©e par le malaise des jeunes issus de l’immigration qui se veulent français mais sifflent la Marseillaise lors de rencontre sportive exĂ©crant une France coloniale et raciste [
] (affirmant) que la gauche en posture de dĂ©fenseur de l’opprimĂ© est embarrassĂ©e face Ă  ce malaise »[13]. Selon les dires d'Yves Lacoste, cette question postcoloniale peut ĂȘtre rĂ©solue par « l’articulation de diffĂ©rents niveaux d’analyse spatiale car si le citoyen s’approprie une vision de gĂ©opolitique et considĂšre aprĂšs les grands ensembles comme un territoire, car les populations prĂ©sentent des caractĂ©ristiques communes, l’immigration ne sera plus stigmatisĂ©e »[13].

RĂ©habilitation de la cartographie

Lacoste suggĂšre de rĂ©habiliter la carte et rappelle que « “gĂ©ographie” signifie Ă©tymologiquement “dessiner la terre”, autrement dit, dessiner des cartes. Or les cartes sont soit des cartes physiques (indiquant les fleuves, les montagnes, les lacs, les mers, etc.) soit des cartes politiques, indiquant les rĂ©sultats finals de la “gĂ©ographie politique” »[8]. Les premiĂšres montrent les entitĂ©s territoriales « telles qu'elles sont et non pas telles qu'elles sont devenues ou telles qu'elles devraient ĂȘtre [
] n'indiquant ni l'Ă©volution antĂ©rieure rĂ©elle du territoire ni l'Ă©volution ultĂ©rieure potentielle, que voudrait Ă©ventuellement impulser une volontĂ© politique [
] (contrairement aux secondes) »[8]. Les cartes politiques relĂšvent donc respectivement de la gĂ©ographie et de la “gĂ©ographie politique”, indiquant « les mouvements de l'histoire, les fluctuations passĂ©es, susceptibles de se rĂ©pĂ©ter »[8]. Il affirme ainsi que les gĂ©ographes, « mĂȘme s’ils prennent du plaisir Ă  parler de pouvoir, refusent de se rĂ©fĂ©rer Ă  la maniĂšre typiquement gĂ©ographique de le voir : la carte ! »[14].

« Démocratisation » de la géographie

Lacoste a toujours exprimĂ© une volontĂ© de rĂ©pandre la « pĂ©dagogie populaire » dans le domaine de la gĂ©ographie, Ă  l’origine dĂ©jĂ  de la revue HĂ©rodote ; cette mĂ©thode permettait la divulgation de la gĂ©ographique grĂące Ă  des pratiques didactiques telles que les cartes « suggestives ». Pour ce faire, il prend exemple sur les gĂ©ographes prussiens tels que Ritter, Humboldt, Ratzel[8]. Dans l’ùre post 1968, Lacoste devient trĂšs populaire auprĂšs des Ă©tudiants (critiquant l’aspect ennuyeux et bonnasse de la vision acadĂ©mique). En 1986, il prĂ©sente l’émission tĂ©lĂ©visuelle Apostrophes de Bernard Pivot[10]. Lacoste est, par ailleurs, le gĂ©ographe contemporain sans doute le plus cĂ©lĂšbre parmi le grand public[10].

Les critiques adressées par Lacoste aux autres géographes

De Roger Brunet, dont il ne conteste pas le travail de gĂ©ographe, Lacoste critique, dĂšs 1990, « sa conception mathĂ©matique et modĂ©lisante de la gĂ©ographie », ses « schĂ©matisations structuralistes » telle la « banane bleue » (concept de dorsale europĂ©enne) et tout particuliĂšrement ses « chorĂšmes ». Ces critiques sont dĂ©veloppĂ©es dans un numĂ©ro d’HĂ©rodote qui leur est consacrĂ©. Il relĂšve aussi que cet auteur a perçu de nombreuses subventions, entre autres pour publier une nouvelle « gĂ©ographie universelle » en dix volumes et pour crĂ©er la maison de la gĂ©ographie Ă  Montpellier. Il lui en veut aussi pour son inclination Ă  diffuser tous ces prĂ©ceptes auprĂšs de la DATAR[10]. Un autre reproche que Lacoste adresse Ă  Brunet est le fait que ses cartes obĂ©issent uniquement aux lois de l'Ă©conomie, « Ă©vacuant la topographie et l'impact du politique sur l'espace ». Ces querelles dĂ©butent avec la publication d’un article de Brunet, intitulĂ© GĂ©ographie du Goulag, dĂ©finissant ce dernier lieu comme « le produit du besoin de main d'Ɠuvre de l'URSS et insistait sur la localisation surtout europĂ©enne des goulags »[10] , ce que rĂ©cuse formellement Yves Lacoste qui les interprĂšte comme la simple volontĂ© du gouvernement soviĂ©tique de mettre au monde un nouvel espace qui est la SibĂ©rie[10].

Critiques faites à l’encontre de Lacoste

Le choix du nom d’HĂ©rodote offusqua certains historiens et des gĂ©ographes. Le premier numĂ©ro, intitulĂ© GĂ©ographie de la crise, crise de la gĂ©ographie, est banni de certains amphithĂ©Ăątres et sera mĂȘme brĂ»lĂ© par certains acadĂ©miciens[10]. Le journal communiste L’HumanitĂ©, trouvant que Lacoste contrevenait Ă  l'idĂ©ologie marxiste n’a pas soutenu cette revue. Cependant, Lacoste reçut l’appui de gĂ©ographes de renom comme Jean Dresch (directeur de l’union gĂ©ographique internationale) ainsi que celui de philosophes comme François ChĂątelet[13]. Il est critiquĂ© car selon certains, « tout en couvrant le sujet, la revue ne fait pas rĂ©fĂ©rence nommĂ©ment Ă  la gĂ©opolitique avant 1982 avec le changement de son sous-titre pour Revue de gĂ©ographie et de gĂ©opolitique»[13]. Dans les annĂ©es 1980 Lacoste parvient Ă  faire avaliser l'intĂ©rĂȘt pour la gĂ©opolitique au sein des dĂ©bats publics. Son adhĂ©sion, durant sa jeunesse, au PCF le dessert parfois, si bien qu’il est qualifiĂ© de gauchiste[13]. PostĂ©rieurement Ă  la seconde guerre mondiale, la gĂ©opolitique maintient un flou de maniĂšre plus ou moins volontaire autour de sa propre dĂ©finition[20]. De l'opinion de Marc Dumont, MaĂźtre de confĂ©rences en amĂ©nagement urbain, c'est dans son « in-explicitation sĂ©mantique que rĂ©side peut-ĂȘtre un des mĂ©caniques les plus efficaces de ce type de discours : Friedrich Ratzel conserve un certain flou autour de la notion de Lebensraum et Yves Lacoste, directeur de la revue HĂ©rodote, n’apporte jamais de dĂ©finition prĂ©cise de cette discipline, la gĂ©opolitique, dont il se dĂ©finit comme le chef de file, contemporain. C'est ce flou gĂ©nĂ©alogique jamais surmontĂ© quant Ă  la dĂ©finition mĂȘme de la gĂ©opolitique qui a rendu celle-ci d'autant plus vulnĂ©rable et rĂ©cupĂ©rable par toutes les formes de fascisme, un creux sĂ©mantique qui est parfois celui du vide pur et simple, parfois celui de la tautologie »[20].

Grand nombre de géographes lui reprochent son approche essentiellement descriptive et empirique conceptualisant, à nouveau, la géopolitique sur le modÚle de la Political Geography anglo-saxonne[10].

Les critiques de Claude Raffestin

Le diffĂ©rend opposant Raffestin et Lacoste s’amorce lorsque ce dernier fustige l’ouvrage de Raffestin Pour une gĂ©ographie du pouvoir . La riposte de Raffestin ne se fait alors pas attendre affirmant avec virulence que « les tentatives de Lacoste sont plus proches du bord de l’échiquier politique, avec de rĂ©centes montĂ©es nationalistes et populistes »[14].

Claude Raffestin, professeur en gĂ©ographie humaine Ă  l'universitĂ© de GenĂšve soutient dans son ouvrage GĂ©opolitique et histoire (1995), que la gĂ©opolitique n’est qu’un « discours propagandiste infĂ©odĂ© Ă  un pouvoir »[21]. Il souligne l’inexistence d’une quelconque dĂ©finition du terme gĂ©opolitique dans la publication HĂ©rodote, de surcroit lorsqu’elle est rĂ©-intitulĂ©e revue de gĂ©ographie et de gĂ©opolitique dĂšs 1982[21] et ajoute : « faute d'une indispensable rĂ©flexion sur l'objet et les mĂ©thodes de la gĂ©opolitique, Yves Lacoste a fini par se laisser prendre Ă  son propre piĂšge publicitaire. Au lieu de continuer Ă  raisonner en gĂ©ographe, il lui est arrivĂ© de dĂ©raper vers les propos nationalistes souvent associĂ©s Ă  la gĂ©opolitique »[21] (pour sa part, le directeur d'HĂ©rodote parle de patriotisme).

Concernant la tragĂ©die yougoslave, Raffestin reproche Ă  Lacoste d'avoir Ă©crit que « la seule solution rĂ©aliste [
] (est) celle du transfert de population d'une ville Ă  l'autre, d'une rĂ©gion Ă  une autre, de façon que chaque nationalitĂ© puisse disposer d'un territoire cohĂ©rent et Ă©conomiquement viable » bien qu'en ayant lui-mĂȘme, selon Raffestin « condamnĂ© les solutions que Staline apportait aux problĂšmes des nationalitĂ©s »[21].

Le dernier paragraphe de l’ouvrage GĂ©opolitique et histoire rĂ©sume parfaitement les critiques faites par Raffestin Ă  la gĂ©opolitique de Lacoste : « Apparemment, personne n'Ă©chappe Ă  la contamination de la gĂ©opolitique qui vĂ©hicule une barbarie nouvelle dont la guerre du Golfe a donnĂ© l'un des exemples les plus achevĂ©s[...] PrĂ©sentĂ©e comme un jeu sur de grandes tables ou de grandes cartes Ă  grand renfort de modĂšles rĂ©duits, la guerre a Ă©tĂ© apprivoisĂ©e pour que la sociĂ©tĂ© civile ne s'y oppose pas, davantage mĂȘme, pour qu'elle y adhĂšre et la regarde comme un spectacle nĂ©cessaire »[22] Raffestin tente ainsi de dĂ©montrer que la gĂ©opolitique « n'est pas une science ni mĂȘme un savoir scientifique », la gĂ©opolitique dont Lacoste est l’un des instigateurs n’est pour lui qu'une « superstructure idĂ©ologique lĂ©gitimant le nationalisme et l'impĂ©rialisme de l'Allemagne du XXe siĂšcle commençant »[8].

L'archiviste Dominique Roche reprend ces griefs et les accentue Ă©voquant le « manque de rigueur » de la conception, nouvelle et globale de la gĂ©opolitique d'Yves Lacoste[21]. Il l'accuse par ailleurs de s’octroyer fallacieusement les mĂ©rites de la crĂ©ation de la gĂ©ographicitĂ© (l'Ă©quivalent gĂ©ographique de l'historicitĂ©), alors que le terme fut mentionnĂ© en 1952 par Eric Dardel dans L'homme et la terre, mais aussi d’avoir commis de graves inexactitudes dans son article Ruanda ou Rwanda, inexactitudes qu'il assimile Ă  de la « propagande raciste », n'hĂ©sitant pas Ă  comparer Lacoste Ă  d' « involontaires complices du gĂ©nocide »[21]. Selon Roche, GĂ©opolitique et histoire souligne la prĂ©gnance des nationalismes, de la propagande et des « rĂ©habilitations parfois inconscientes d'idĂ©ologies dangereuses », qui sont ouvertement dĂ©veloppĂ©es par certaines revues et ouvrages gĂ©opolitiques qui foisonnent depuis 1980, faisant rĂ©fĂ©rence Ă  HĂ©rodote, mais aussi Ă  fortiori aux revues Limes et GĂ©opolitique[21]. Pour Roche, « plus qu’il n’a tentĂ© de redorer le blason de sa discipline (Lacoste a) plutĂŽt surfĂ© sur la vague de la gĂ©opolitique, de plus en plus Ă  la mode [
] rĂ©flexe de publicitaire plus que de scientifique [
] ayant acquis sa notoriĂ©tĂ©, grĂące aux coups qu'il a assĂ©nĂ©s Ă  Vidal de La Blache, qui n'Ă©tait plus lĂ  pour se dĂ©fendre»[21]. Il dĂ©clare par ailleurs que son livre la gĂ©ographie, ça sert, d'abord, Ă  faire la guerre serait inexact, approximatif et mal informĂ©. Il concĂšde toutefois qu’HĂ©rodote contribua Ă  « sortir la gĂ©ographie de son ghetto universitaire »[21].

L'analyse de Leslie Hepple, un professeur de gĂ©ographie, est bien plus nuancĂ©e. Elle dĂ©finit les ambitions initiales de Lacoste comme louables mais souligne le « manque sĂ©rieux de rĂ©flexion Ă©pistĂ©mologique qui a aveuglĂ© la gĂ©ographie française dans le sens oĂč le sujet a Ă©tĂ© construit d’une façon Ă©troite et Ă©masculĂ©, expliquant que le terme de gĂ©opolitique n’est rien d’autre qu’un choix stratĂ©gique reflĂ©tant le besoin d’occuper les champs lexicaux Ă  un moment oĂč d’autres forces rĂ©actionnaires Ă©taient utilisĂ©es en France »[14]

Ripostes aux critiques à l’encontre de Lacoste

Pour le gĂ©ographe Leslie Hepple, le virage Ă  droite de Lacoste que dĂ©nonce tant Raffestin n’est qu’une rĂ©ponse Ă  l’hĂ©gĂ©monie anglo-saxonne[14]. PlutĂŽt que de spĂ©cifier les critiques Ă©mises par Jacques LĂ©vy et Claude Raffestin, Paul Claval dĂ©cide de s’intĂ©resser uniquement Ă  la rĂ©ponse de Lacoste dans laquelle il affirme qu’il est uniquement critiquĂ© pour ne pas ĂȘtre orthodoxe marxiste, affirmant ainsi qu’il est le seul penseur ayant l’esprit ouvert, reconnaissant qu’avec le temps beaucoup de journalistes de droite considĂšrent que Lacoste a cassĂ© ses liens avec la droite française. Écrivant par ailleurs que le regain d’intĂ©rĂȘt pour la gĂ©ographie politique n’était pas limitĂ© aux gĂ©ographes de droite, AndrĂ©-Louis Sanguin Paul Claval et Claude Raffestin le prouvent[14].

Pour le thĂ©oricien Robert Steuckers, Claude Raffestin, qui tire la conclusion que la gĂ©opolitique est « le “masque” du nationalisme, de l'impĂ©rialisme, du racisme », « anathĂ©mise » plus qu’il ne prouve quoi que ce soit. Selon lui, Raffestin ignore les renouvellements de la gĂ©opolitique, car son objectif est de la disqualifier Ă  nouveau « en pratiquant la reductio ad Hitlerum »[8].

Lacoste admet avoir eu des liens avec des dirigeants politiques français, mais somme toute assez restreints, relativisant l’importance de son passage au PCF et affirme qu’il n’a plus adhĂ©rĂ© Ă  un quelconque parti politique aprĂšs l’avoir quittĂ© en 1957. Avec le temps, c’est aussi une maniĂšre de minimiser son adhĂ©sion aux idĂ©es communistes, qu’il a, au cours des annĂ©es 1980, laissĂ©es de cĂŽtĂ© dans ses analyses gĂ©ographiques. À ses dĂ©tracteurs qui le taxent de gauchiste, il rĂ©pond craindre au contraire « d’accorder trop d’importance Ă  la raison d’État, surtout quand il s’agit de l’intĂ©rĂȘt de la nation »[10]. « Lacoste a Ă©vitĂ© tant de critiques en affirmant qu’il Ă©tait apolitique, de plus scientifique ; le raisonnement gĂ©ographique le protĂšge du pĂ©ril du glissement idĂ©ologique (O Tuathail, Hepple). »[14].

Hommages et distinctions

Yves Lacoste recevant le prix Vautrin-Lud à Saint-Dié-des-Vosges en 2000.

Bibliographie

Notes et références

  1. Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre, La Découverte / Poche, édition augmentée, rééd. 2014, pages 15-16.
  2. « Les agrégés de l'enseignement secondaire. Répertoire 1809-1960 », sur cnrs.fr (consulté le ).
  3. Yves Lacoste, La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre, La Découverte / Poche, édition augmentée, rééd. 2014, page 74.
  4. Yves Lacoste, bibliomonde.com, sans date
  5. , Encyclopédie Larousse en Ligne, sans date
  6. KAHN, Sylvain, Birckel, Laure 20 ans de Prix Vautrin Lud, le Nobel de la géographie, http://www.franceculture.fr/blog-globe-2011-11-30-20-ans-de-prix-vautrin-lud-le-nobel-de-la-geographie .
  7. http://urbanisme.u-pec.fr/documentation/paroles/yves-lacoste-64711.kjsp, Interview d’Yves Lacoste rĂ©alisĂ© par Thierry Paquot le 8 mai 1995
  8. Retour de la gĂ©opolitique et histoire du concept : l’apport d’Yves Lacoste, Steuckers, Robert, ConfĂ©rence Ă  l’universitĂ© d’Hanovre, avril 1994
  9. Yves Lacoste, « L'aviation amĂ©ricaine peut provoquer une catastrophe sans toucher directement les digues nord-vietnamiennes », Le Monde,‎ (lire en ligne, consultĂ© le )
  10. commentaire sur le livre Yves Lacoste, la géopolitique et le géographe, Tangui Pennec, commentaire publié le 11 février 2011
  11. Yves Lacoste, La gĂ©ographie, ça sert, d'abord, Ă  faire la guerre. Édition augmentĂ©e., Paris, La DĂ©couverte, , 249 p. (ISBN 978-2-7071-7836-7), p. 43
  12. ‘‘Michel Foucault and Francophone geography : circulations, conversions and disappearances’’, FALL, Juliet, EspacesTemps.net, 15 septembre 2005
  13. Yves Lacoste, Pape géopolitique, VOJINOVIC, Arnaud, lesinfluences.fr, 25 octobre 2010
  14. Guest Editorial: on the limits of dialogue between Francophone and Anglophone political geography, FALL, Juliet, ROSIERE, Stéphane, traduction libre
  15. BEDIN, VĂ©ronique, FOURNIER, Martine, « Yves Lacoste, La BibliothĂšque idĂ©ale des sciences humaines »(Archive.org ‱ Wikiwix ‱ Archive.is ‱ Google ‱ Que faire ?), Éditions Sciences humaines, 2009, 400 pages
  16. « Nous avons lu », sur Le Grand Continent, (consulté le )
  17. Erwan Barillot, « La gĂ©opolitique, une invention française. Entretiens avec le gĂ©ographe Yves Lacoste. », HĂ©rodote.net,‎ (lire en ligne)
  18. Alain, François, Le concept de dĂ©veloppement la fin d’un mythe, [PDF] Lire en ligne.
  19. François Alain, Le concept de dĂ©veloppement la fin d’un mythe, [PDF] Lire en ligne.
  20. Dumont, Marc, Aux origines d’une gĂ©opolitique de l’action spatiale : Michel Foucault dans les gĂ©ographies françaises, dĂ©cembre 2010, L'Espace politique
  21. La gĂ©opolitique comme idĂ©ologie, FRANCHE, Dominique, revue le banquet, nÂș7, 1995/2
  22. GĂ©opolitique et histoire, Payot, 1995, 329 pages, (ISBN 2228889016) .
  23. « Les Grands Prix de la Société », sur Société de Géographie, (consulté le )
  24. Yves Lacoste, « La question post-coloniale », (consulté le )

Voir aussi

Articles connexes

Liens externes

Cet article est issu de wikipedia. Text licence: CC BY-SA 4.0, Des conditions supplĂ©mentaires peuvent s’appliquer aux fichiers multimĂ©dias.