SNCF et la Shoah
SNCF et la Shoah est le sujet des relations entre la SociĂ©tĂ© nationale des chemins de fer français (SNCF) et les dĂ©portations des Juifs de France. S'il y a eu de la rĂ©sistance par les cheminots français, il n'y a pas eu de tentative de sabotage des convois de la dĂ©portation des juifs de France. Le dĂ©bat sur la question a impliquĂ© aux Ătats-Unis des consĂ©quences Ă©conomiques Ă©ventuelles.
Histoire
1940
DĂšs la signature de l'armistice franco-allemand du 22 juin 1940, en application de l'article 13 de la convention d'armistice[1], les chemins de fer de la zone occupĂ©e (soit les deux tiers du rĂ©seau de la SNCF) et le « personnel spĂ©cialisĂ© nĂ©cessaire » sont mis Ă la disposition de l'occupant, qui fixe les prioritĂ©s (ce sera de mĂȘme pour les routes et voies navigables). En , Goeritz, le Colonel Commandant de la WVD adresse une lettre au directeur gĂ©nĂ©ral de la SNCF rappelant, entre autres, que :
« [...] Tous les fonctionnaires, agents et ouvriers de la S.N.C.F. sont soumis aux lois de guerre allemandes.
Les lois de guerre allemandes sont trÚs dures, elles prévoient presque dans tous les cas la peine de mort ou des travaux forcés à perpétuité ou à temps[2]. »
DÚs l'été 1940, l'occupant allemand effectue des prélÚvements de matériel, le premier ordre portant sur 1 000 locomotives et 35 000 wagons.
AprĂšs la rafle du Vel' d'Hiv le 16-, les juifs arrĂȘtĂ©s sont dĂ©portĂ©s par les autoritĂ©s françaises dans des trains de la SNCF vers les camps de Drancy, Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. Il en est de mĂȘme aprĂšs la rafle de Marseille des 23 et et le transport Ă partir de la gare d'Arenc de 1 642 personnes vers le camp de Royallieu Ă CompiĂšgne le , de 782 Juifs Ă Sobibor et 600 « suspects » au camp de Sachsenhausen[3]
Le , un conducteur de locomotive, Léon Bronchart, a refusé de conduire un train de Juifs vers la déportation, c'est le seul cas connu[4]. Des trains de déportés sont partis vers la frontiÚre allemande jusqu'en 1944. Au total, environ 76 000 juifs et 86 000 déportés politiques ont été envoyés de France vers les camps de la mort[5].
La Moselle et l'Alsace sont annexées de fait par l'Allemagne à l'été 1940. Le réseau Alsace-Lorraine est donc rattaché à la Reichsbahn à partir du . Pour le reste de la France occupée, l'organisation[6] mise en place laisse toutefois la responsabilité de l'exploitation et du fonctionnement à la SNCF sous la surveillance d'un organisme militaire allemand, le WVD (Wehrmachtverkehrsdirektion) direction des transports de la Wehrmacht, dont le siÚge est à Paris (sauf pour une partie des réseaux Nord et Est dépendant du WVD de Bruxelles).
1942
En , le WVD devient une autorité civile sous le nom de HVD (Hauptverkehrsdirektionen), directions principales, divisées en cinq directions régionales (EDB) : Paris-Nord, Paris-Sud, Paris-Ouest, Paris-Est, Bordeaux.
La WVD de Bruxelles contrÎle le réseau ferré de la zone du Nord-Est, interdite au retour des réfugiés jusqu'en . Cette « zone interdite » divisée en deux EDB (Lille et Nancy) inclut deux départements dont l'administration tout entiÚre est rattachée au commandement militaire de Bruxelles : le Nord et le Pas-de-Calais. Dans ces régions occupées, le contrÎle allemand sur la SNCF est défini par les articles 13 et 15 de la convention d'armistice. Il consiste à faire surveiller par des cheminots allemands l'exploitation du réseau que les agents Français continuent à assurer et, en particulier, à faire respecter la priorité absolue donnée à tous les transports demandés par l'occupant.
En zone Libre, la surveillance allemande n'existe pas avant l'invasion du 11 novembre 1942, ce qui n'empĂȘche pas le trafic d'ĂȘtre largement affectĂ© par les prioritĂ©s allemandes Ă satisfaire.
1998 : ProcÚs pour complicité de crime contre l'humanité
En 1998 aprĂšs la condamnation de l'ancien ministre Maurice Papon, les frĂšres Lipietz, Georges Lipietz (pĂšre d'Alain Lipietz) et Guy S. (Guy est le demi-frĂšre de Georges et ne souhaite pas que son nom soit rĂ©vĂ©lĂ©) dĂ©cident d'attaquer l'Ătat et la SNCF pour complicitĂ© de crime contre l'humanitĂ© envers la moitiĂ© des 76 000 juifs dĂ©portĂ©s de France. En mai 2006 le procĂšs, poursuivi par la famille Lipietz aprĂšs le dĂ©cĂšs de Georges, arrive en audience. L'Ătat Français et la SNCF sont condamnĂ©s en premiĂšre instance le [7] - [8]. « Le tribunal a reconnu que l'Ătat et la SNCF ont fait plus que ce que leur demandaient les Allemands », a remarquĂ© Alain Lipietz[8]. Le tribunal ne s'est pas prononcĂ© sur la complicitĂ© de crime contre l'humanitĂ©[9].
La SNCF facturait le transport des juifs, tziganes et homosexuels en wagons couverts au tarif de troisiĂšme classe[10] et d'aprĂšs Me Avi Bitton, un des avocats reprĂ©sentant deux cents familles juives françaises, israĂ©liennes, belges, amĂ©ricaines et canadiennes, la direction de la SNCF a aggravĂ© les conditions de transport des juifs : « Ă la diffĂ©rence de l'Ătat, la SNCF refuse de reconnaĂźtre sa responsabilitĂ©. Il n'y a aucun document qui prouve qu'on lui a imposĂ© d'utiliser des wagons pour les bĂȘtes. Elle n'obĂ©issait ni Ă un ordre ni Ă une contrainte. C'Ă©tait sa propre initiative[10]. »
La SNCF a fait appel de cette dĂ©cision. La position de l'entreprise, exprimĂ©e par son prĂ©sident, Louis Gallois, dans la presse est que la SNCF a agi sous la contrainte car elle a Ă©tĂ© rĂ©quisitionnĂ©e et mise Ă la disposition des nazis aux termes de la convention d'armistice. Il prĂ©cise que « le choix des wagons, la composition des trains, leurs itinĂ©raires et leurs horaires Ă©taient fixĂ©s par les autoritĂ©s allemandes ou celles de Vichy ». Il rappelle que depuis 1992, la SNCF a mis ses archives Ă la disposition des chercheurs, notamment de l'institut d'histoire du temps prĂ©sent du CNRS. La SNCF a en effet commandĂ© un rapport au CNRS sur ses activitĂ©s sous l'Occupation[11]. Selon son prĂ©sident, Louis Gallois, le devoir de mĂ©moire ne doit pas ĂȘtre un devoir de repentance pour des actions pilotĂ©es et commanditĂ©es par l'armĂ©e d'occupation allemande[12]. Nombre d'historiens ont condamnĂ© cette initiative, affirmant, dans la mĂȘme veine que Gallois, qu'il ne faut pas confondre « devoir de mĂ©moire » et judiciarisation de l'histoire[13]. Alain Lipietz s'est dĂ©fendu des accusations portĂ©es contre lui, en affirmant :
« [...] Une dĂ©portĂ©e, dans EnvoyĂ© spĂ©cial du 15 juin rappelait quâalors que la direction privait « naturellement » les dĂ©portĂ©s juifs dâeau (et de nourriture et dâair, pendant des dizaines dâheures, sans ordre en ce sens ni de Vichy ni des nazis). Tandis que les cheminots braquaient sur leurs wagons surchauffĂ©s les pompes Ă eau des gares afin de les rafraĂźchir un peu... Charles Tillon raconte comment, Ă Montluçon, en 1943, une manif de cheminots, aprĂšs avoir bloquĂ© dix fois la locomotive, permit la libĂ©ration totale dâun train de dĂ©portĂ©s (il sâagissait de requis du STO). Un conducteur de locomotive de Montauban, LĂ©on Bronchart, a refusĂ© de conduire un train de dĂ©portĂ©s.
Le 12 aoĂ»t 1944, tous les dĂ©pĂŽts de la SNCF parisienne sont en grĂšve insurrectionnelle. On se bat Ă Austerlitz. Le mĂȘme jour, la SNCF envoie tranquillement la facture du train de transfĂšrement de mes parents Ă la prĂ©fecture de Haute-Garonne. Les FFI de Ravanel paieront sans barguigner[14]... »
2001-2012 : Demande de compte aux Ătats-Unis
Une plainte en action collective a Ă©tĂ© dĂ©posĂ©e pour des raisons similaires contre la SNCF en aux Ătats-Unis, oĂč elle a Ă©tĂ© dĂ©fendue par Arno Klarsfeld[15]. Les 300 plaignants ont Ă©tĂ© dĂ©boutĂ©s de leur requĂȘte par le juge, qui a estimĂ© que la SNCF, du fait de son statut de monopole d'Ătat, bĂ©nĂ©ficiait de l'immunitĂ© rĂ©servĂ©e aux Ătats Ă©trangers, selon une loi de 1977[16]. En , une cour d'appel de New York, a cassĂ© ce jugement, ouvrant ainsi la voie Ă un possible procĂšs[16].
Toujours pour les mĂȘmes raisons, des Ă©lus de l'Ătat de Californie, suivi d'Ă©lus de l'Ătat de Floride, demandent la mise Ă l'Ă©cart de la SNCF des appels d'offres pour leur Ă©quipement en ligne Ă grande vitesse, Ă©largissant dans le temps et l'espace la sanction morale contre la complicitĂ© de gĂ©nocide. Le PrĂ©sident de la SNCF, Guillaume Pepy s'est alors rendu en personne aux Ătats-Unis pour exprimer des regrets au nom de l'entreprise française[17].
En la SNCF annonce quâelle a dĂ©posĂ© une copie de la totalitĂ© de ses archives numĂ©risĂ©es pour la pĂ©riode 1939-1945 au mĂ©morial de la Shoah Ă Paris, au mĂ©morial de Yad Vashem Ă JĂ©rusalem et Ă l'United States Holocaust Memorial Museum (USHMM) â MusĂ©e du MĂ©morial de lâHolocauste des Ătats-Unis â, afin de « faciliter le travail des chercheurs », et ainsi « renforcer sa dĂ©marche de transparence sur le passĂ© de l'âentreprise[18] »
Le débat
Sarah Federman, professeur assistante Ă l'universitĂ© de Baltimore se spĂ©cialise sur les relations entre la SNCF et la Shoah. Elle fait le point en 2018 sur la question Elle explique que la SNCF continue d'ĂȘtre dans l'actualitĂ© pour 4 raisons: 1) sa force, 2) son abstraction 3) elle reprĂ©sente la nature du crime, et 4) l'opposition qui met l'accent sur son caractĂšre de perpĂ©treur[19].
Notes et références
- Texte de la convention d'armistice - Université de Perpignan
- Ordre du jour no 35 - SNCF, 24 juillet 1940 [PDF]
- Source Cercle d'Ă©tude de la Shoah.
- Lâacheminement des Juifs de province vers Drancy et les dĂ©portations - Serge Klarsfeld, juin 2000, p. 4 [PDF]
- (en) World War II in France - SNCF
- La Lettre de la Fondation de la Résistance numéro spécial : Les Cheminots dans la Résistance
- Le jugement : une page dâhistoire est tournĂ©e - Site d'HĂ©lĂšne Lipietz
- La justice condamne l'Ătat et la SNCF pour leur rĂŽle dans la dĂ©portation de juifs - Le Monde 6 juin 2006
- Cf. le jugement et les documents liés sur le site d'Alain Lipietz
- La SNCF attaquée pour son rÎle dans la déportation - L'Humanité, 31 août 2006
- « La SNCF sous occupation allemande, 1940-1944 », rĂ©sumĂ© du rapport Bachelier fait par le CNRS et commandĂ© par la SNCF elle-mĂȘme (consultĂ© le ) ; ce document est une archive.
- Louis Gallois : La SNCF n'est pas responsable de la déportation des Juifs « Copie archivée » (version du 22 avril 2007 sur Internet Archive) - Le Figaro, 12 juin 2006
- « Cette procédure ne fait pas sens », entretien avec Me Michel Zaoui, avocat des familles de déporté au procÚs Papon, L'Humanité, 31 août 2006
- Collaboration de classe à la SNCF ? - Alain Lipietz (repris sur son site), L'Humanité, 13 juillet 2006
- La SNCF et les trains de la mort, tribune d'Arno Klarsfeld (avocat de la SNCF pour le procĂšs aux Ătats-Unis) dans Le Monde du 2 juin 2006
- « Ce procÚs, je le dois à ma mÚre » - Libération, 24 juin 2003
- DĂ©portation des Juifs : La SNCF fait acte de contrition pour sauver ses chances aux Ătats-Unis - 'Le Point/AFP, 12 novembre 2010
- La SNCF ouvre aux chercheurs sur la Shoah ses archives pour la période 1939-1945 - Le Point/AFP, 3 février 2012
- (en) Sarah Federman, The âideal perpetratorâ: The French National Railways and the social construction of accountability, 2018.
Annexes
Bibliographie
- (en) Sarah Federman. The âideal perpetratorâ: The French National Railways and the social construction of accountability. SAGE Journals, 2018
Articles connexes
- Histoire de la SNCF
- Jean Bichelonne
- Alain Lipietz
- Georges Lipietz
- Convois de déportation au départ de la gare de CompiÚgne
- Léon Bronchart , Cheminot, il est le seul conducteur connu de la SNCF ayant refusé de conduire un train de prisonniers - transfert depuis la prison de Eysses - pendant la Seconde Guerre mondiale. Déporté en 1943 pour ses activités de résistance au camp de Dora, il a reçu en 1994 le titre de Juste parmi les nations par le Mémorial de Yad Vashem.
- Collaboration en France
- Convois de la déportation des Juifs de France
- Les Convois de la honte
- Résistance intérieure française
- Henri Lang (1895-1942), ingĂ©nieur polytechnicien français, directeur Ă la SNCF et enseignant Ă l'Ăcole des Ponts, avant d'ĂȘtre destituĂ© puis arrĂȘtĂ© et dĂ©portĂ©. Il dĂ©cĂšde Ă Auschwitz.
- Rafle du 11 septembre 1942, événement unique en Europe va se produire. Des cheminots de la SNCF - au nombre de 24 - vont décider spontanément d'aider des dizaines de personnes, principalement des enfants, en leur donnant la main et en les entraßnant vers l'extérieur.