Rouleaux illustrés du Dit de Heiji
Les Rouleaux illustrĂ©s du Dit de Heiji (ćčłæČ»ç©èȘ甔添, Heiji monogatari emaki, ou parfois Heiji monogatari ekotoba), Ă©galement traduits en Rouleaux de la rĂ©bellion Heiji, sont un emaki datant de la seconde moitiĂ© du XIIIe siĂšcle. Ils prĂ©sentent le rĂ©cit de la rĂ©bellion de Heiji (Ă©pisode prĂ©cĂ©dant la guerre de Genpei) entre les clans Taira et Minamoto au Japon.
Artiste |
Inconnu |
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Date |
Seconde moitié du XIIIe siÚcle |
Type | |
Technique | |
Dimensions (H Ă L) |
0,42 Ă 7 Ă 10 m |
Mouvement | |
Localisation | |
Protection |
Lâauteur comme le commanditaire de lâĆuvre restent inconnus, et la rĂ©alisation sâest probablement Ă©talĂ©e sur plusieurs dĂ©cennies. De nos jours, seuls trois rouleaux originaux et quelques fragments dâun quatriĂšme subsistent ; ils sont conservĂ©s par le musĂ©e des beaux-arts de Boston, la fondation SeikadĆ de TĆkyĆ et le musĂ©e national de TĆkyĆ. Les guerres civiles pour la domination du Japon Ă la fin de lâĂ©poque de Heian, qui s'achĂšvent avec la guerre de Genpei par la victoire du clan Minamoto, ont fortement marquĂ© lâhistoire du Japon au point dâĂȘtre illustrĂ©es dans de multiples Ćuvres. Fort renommĂ©s, les Rouleaux illustrĂ©s du Dit de Heiji ont inspirĂ© de nombreux artistes jusqu'Ă lâĂ©poque moderne.
Les peintures de lâĆuvre, de style yamato-e, se distinguent tant par le dynamisme des lignes et du mouvement que par les couleurs vives, ainsi que par un Ă©lan rĂ©aliste caractĂ©ristique des arts de l'Ă©poque de Kamakura. CruautĂ©, massacres et barbaries sont Ă©galement reproduits sans aucune attĂ©nuation. En rĂ©sulte un « nouveau style particuliĂšrement adaptĂ© Ă la vitalitĂ© et lâassurance de lâĂ©poque de Kamakura »[1]. Dans plusieurs rouleaux, de longues sĂ©quences peintes introduites par de brefs passages calligraphiĂ©s sont soigneusement composĂ©es de façon Ă crĂ©er le tragique et lâĂ©pique, tel le passage de lâincendie du palais de SanjĆ, profondĂ©ment Ă©tudiĂ© par les historiens de l'art.
Contexte
Arts des emaki
Apparu au Japon vers le VIe siĂšcle grĂące aux Ă©changes avec l'Empire chinois, l'art de lâemaki se diffusa largement auprĂšs de lâaristocratie Ă lâĂ©poque de Heian. Un emaki se compose dâun ou plusieurs longs rouleaux de papier narrant une histoire au moyen de textes et de peintures de style yamato-e. Le lecteur dĂ©couvre le rĂ©cit en dĂ©roulant progressivement les rouleaux avec une main tout en le rĂ©-enroulant avec lâautre main, de droite Ă gauche (selon le sens dâĂ©criture du japonais), de sorte que seule une portion de texte ou dâimage dâune soixantaine de centimĂštres est visible. La narration suppose un enchaĂźnement de scĂšnes dont le rythme, la composition et les transitions relĂšvent entiĂšrement de la sensibilitĂ© et de la technique de lâartiste. Les thĂšmes des rĂ©cits Ă©taient trĂšs variĂ©s : illustrations de romans, de chroniques historiques, de textes religieux, de biographies de personnages cĂ©lĂšbres, dâanecdotes humoristiques ou fantastiques[2]âŠ
L'Ă©poque de Kamakura (1185â1333), dont lâavĂšnement suivit une pĂ©riode de troubles politiques et de guerres civiles, fut marquĂ©e par lâarrivĂ©e au pouvoir de la classe des guerriers (les samouraĂŻs). La production artistique y Ă©tait trĂšs soutenue, explorant des thĂšmes et techniques plus variĂ©s encore quâauparavant[3], signalant l'« Ăąge dâor » de lâemaki (XIIe et XIIIe siĂšcles)[4]. Sous lâimpulsion de la nouvelle classe guerriĂšre au pouvoir, les peintures Ă©voluĂšrent vers un style pictural plus rĂ©aliste et composite[5].
Les peintures de chroniques militaires et historiques Ă©taient particuliĂšrement apprĂ©ciĂ©es par la classe dominante (les guerriers) ; les documents anciens permettent dâidentifier de nombreux emaki sur ces sujets, dont lâemaki du Dit de HĆgen (HĆgen monogatari emaki, aujourdâhui perdu) qui racontait la rĂ©bellion de HĆgen, le MĆko shĆ«rai ekotoba sur les invasions mongoles et bien sĂ»r le Dit de Heiji ici traitĂ©[6]. D'aprĂšs Miyeko Murase, les batailles Ă©piques qui y sont retranscrites ont dĂ» fortement marquer les esprits des Japonais, car les artistes les ont durablement prises pour thĂšme[7].
RĂ©bellion de Heiji
L'Ćuvre dĂ©crit la rĂ©bellion de Heiji (ćčłæČ»ăźäč±, Heiji-no-ran) en 1160, un des Ă©pisodes de la pĂ©riode de transition historique qui vit le Japon entrer dans lâĂ©poque de Kamakura et le Moyen Ăge : la cour impĂ©riale perdit tout pouvoir politique au profit des seigneurs fĂ©odaux dirigĂ©s par le shogun. Durant cette transition, lâautoritĂ© des empereurs et des rĂ©gents Fujiwara sâaffaiblit en raison de la corruption, de lâindĂ©pendance grandissante des chefs locaux (daimyos), de la famine et mĂȘme de la superstition, si bien que les deux principaux clans de lâĂ©poque se disputaient le contrĂŽle de lâĂtat : les Taira et les Minamoto[8]. Leurs relations se dĂ©gradĂšrent et des complots politiques sâaffirmaient, si bien que dĂ©but 1160, le clan Minamoto tenta un coup dâĂtat en assaillant le palais de SanjĆ Ă Kyoto pour ravir l'empereur retirĂ© Go-Shirakawa et son fils NijĆ. Ce fut le dĂ©but de la rĂ©bellion de Heiji. Les Taira, menĂ©s par Taira no Kiyomori, rassemblĂšrent en hĂąte leur force pour riposter ; ils prirent lâavantage et dĂ©cimĂšrent le clan rival, Ă l'exception des jeunes enfants. Ironie du sort, parmi ces enfants Ă©pargnĂ©s figurait Minamoto no Yoritomo qui, vingt ans plus tard, allait venger son pĂšre et prendre le contrĂŽle de tout le Japon, asseyant la domination politique des guerriers Ă lâĂ©poque nouvelle de Kamakura, dont date lâemaki[9].
LâĂ©pisode de la rĂ©bellion de Heiji, fameux au Japon, a fait lâobjet de nombreuses adaptations littĂ©raires, notamment le Dit de Heiji (ćčłæČ»ç©èȘ, Heiji monogatari) dont sâinspirent directement les rouleaux peints. Les rivalitĂ©s de clans, les guerres, les ambitions personnelles et les intrigues politiques sur fond de transformations sociales et politiques radicales ont fait de la rĂ©bellion de Heiji un sujet Ă©pique par excellence[10] - [11]. Ce type de rĂ©cits sanglants et rythmĂ©s est particuliĂšrement adaptĂ© pour les emaki[12].
Description des rouleaux
De nos jours, il ne subsiste que trois rouleaux de lâemaki original narrant les passages de la rĂ©bellion correspondant dans le Dit de Heiji aux chapitres trois, quatre, cinq, six, treize et dĂ©but du quatorziĂšme. La version initiale devait probablement en compter plus, entre dix et quinze couvrant les trente-six chapitres du Dit de Heiji selon Dietrich Seckel[10]. Des fragments dâĂ©poque dâun quatriĂšme rouleau existent Ă©galement, ainsi que des copies ultĂ©rieures dâun cinquiĂšme[7].
Le premier rouleau, de 730,6 par 41,2 cm, est conservĂ© au musĂ©e des beaux-arts de Boston ; deux sections de textes encadrant une longue peinture sont tirĂ©es du troisiĂšme chapitre du Dit de Heiji qui relate lâincendie du palais de SanjĆ par Fujiwara no Nobuyori (alliĂ© du clan Minamoto) et Minamoto no Yoshitomo[13]. Toute la scĂšne, cruelle et pathĂ©tique, est construite autour de lâincendie, des combats sanglants autour du palais et de la poursuite et de lâarrestation de lâempereur retirĂ© Go-Shirakawa. Les nobles de la cour sont pour la plupart sauvagement tuĂ©s par les armes, le feu ou les chevaux, y compris les femmes[14].
Le second rouleau, de 1 011,7 par 42,7 cm, se trouve au musĂ©e d'art SeikadĆ Bunko de Tokyo ; il inclut trois courts textes issus des chapitres quatre, cinq et six de la chronique[13]. La scĂšne sâouvre sur un conseil de guerre des Minamoto au sujet de Shinzei (Fujiwara no Michinori), ennemi sâĂ©tant enfui du palais. Las, ce dernier se suicide dans les montagnes autour de Kyoto et son corps est retrouvĂ© par des hommes de Minamoto no Mitsuyasu qui le dĂ©capitent pour rapporter sa tĂȘte en trophĂ©e. Les dirigeants du clan gagnent ensuite la demeure de Mitsuyasu pour vĂ©rifier la mort de Shinzei et rentrent Ă Kyoto en exhibant sa tĂȘte[14]. Cette sĂ©quence est lâoccasion de quelques peintures de paysage apprĂ©ciĂ©es Ă lâĂ©poque de Kamakura.
Enfin, le dernier rouleau, de 951 par 42,3 cm, est entreposĂ© au musĂ©e national de Tokyo. ComposĂ© de quatre peintures et quatre portions de textes extraits du chapitre treize, il met en scĂšne un autre moment fameux de la rĂ©bellion de Heiji : lâĂ©vasion du jeune empereur NijĆ, dĂ©guisĂ© en femme, suivie de celle de Bifukumon-in (Ă©pouse de feu lâempereur Toba)[13]. Ă la faveur de la nuit et avec lâaide de ses partisans, son escorte parvient Ă Ă©chapper aux gardes des Minamoto et Ă rejoindre Taira no Kiyomori Ă Rokuhara (ses hommes Ă©chouent toutefois Ă ramener le shinkyĆ, ou miroir sacrĂ©). Les derniĂšres scĂšnes offrent une vue sur la place-forte des Taira et la splendeur de leur armĂ©e tandis que Nobuyori est frappĂ© de stupeur quand il dĂ©couvre lâĂ©vasion[15].
Les quatorze fragments du quatriĂšme rouleau, dispersĂ©s dans diverses collections, ont pour sujet la bataille de Rokuhara : Minamoto no Yoshitomo attaque le fief des Taira, mais il est dĂ©fait et doit sâenfuir dans lâest du pays[16] - [17]. Bien que la composition soit trĂšs proche des autres rouleaux, il ne peut ĂȘtre affirmĂ© avec certitude que tous les fragments appartiennent bien Ă lâĆuvre originale en raison de lĂ©gĂšres variations stylistiques[18]. Il subsiste plusieurs copies des quatre rouleaux originaux ainsi que dâun cinquiĂšme, lui entiĂšrement perdu : la bataille de la porte Taiken, sans texte, narrant lâassaut par les Taira du palais impĂ©rial oĂč les Minamoto sâĂ©taient retranchĂ©s[19].
Le rouleau de la fuite de lâempereur NijĆ est inscrit au registre des trĂ©sors nationaux du Japon[20] et celui de Shinzei au registre des biens culturels important[21]. Quant au rouleau de lâincendie du palais de SanjĆ entreposĂ© Ă Boston, il est rĂ©guliĂšrement dĂ©crit comme lâun des chefs-dâĆuvre de lâart des emaki japonais et de la peinture Ă sujet militaire du monde en gĂ©nĂ©ral[11] - [22] - [23].
RĂ©alisation et historique
TrĂšs peu dâinformations nous sont parvenues sur la confection et les Ă©vĂ©nements expliquant lâĂ©tat et la destruction partielle des rouleaux originaux. Le ou les artistes demeurent inconnus ; lâĆuvre fut attribuĂ©e au XIXe siĂšcle Ă Sumiyoshi Keion, mais cette hypothĂšse nâest plus guĂšre accrĂ©ditĂ©e depuis la seconde moitiĂ© du XXe siĂšcle, lâexistence mĂȘme de ce peintre Ă©tant douteuse[10] - [24]. Le commanditaire nâest pas plus connu, mais il sâagissait probablement dâun proche du clan Minamoto, maĂźtre du Japon au moment de la confection de lâemaki, comme le suggĂšre la reprĂ©sentation brillante des guerriers Minamoto[11] - [25].
Selon les estimations et les comparaisons stylistiques, la confection de lâensemble date du milieu et de la seconde moitiĂ© du XIIIe siĂšcle, probablement des annĂ©es 1250 aux annĂ©es 1280[20] - [26]. La proximitĂ© picturale entre tous les rouleaux montre quâils proviennent vraisemblablement de peintres du mĂȘme atelier, mais de lĂ©gĂšres variations tendent Ă confirmer que la confection sâest Ă©talĂ©e sur quelques dĂ©cennies durant la seconde moitiĂ© du XIIIe siĂšcle, sans que la raison dâune telle durĂ©e ne soit connue[22] - [26]. Les fragments du rouleau de la bataille de Rokuhara, un peu plus rĂ©cents et de style lĂ©gĂšrement diffĂ©rent, peuvent appartenir aussi bien Ă lâĆuvre originale quâĂ une ancienne copie de lâĂ©poque de Kamakura selon les historiens de lâart, lĂ encore sans aucune certitude[27].
Lâensemble fut longtemps conservĂ© au Enryaku-ji sur le mont Hiei avec lâemaki des Contes de la rĂ©bellion HĆgen, aujourdâhui disparu[28]. Au cours du XVe ou du XVIe siĂšcle, les rouleaux furent sĂ©parĂ©s, mais leur histoire se perd encore jusquâĂ lâĂ©poque moderne. Le musĂ©e des Beaux-Arts de Boston obtint le rouleau de lâincendie du palais de SanjĆ au XIXe siĂšcle par lâentremise dâOkakura KakuzĆ. Le rouleau de la fuite Ă Rokuhara fut acquis par le musĂ©e national de Tokyo auprĂšs du clan Matsudaira aux alentours de 1926. Enfin, le rouleau de Shinzei Ă©chut Ă la riche famille Iwasaki, dont la collection est prĂ©servĂ©e par la fondation SeikadĆ (aujourdâhui le musĂ©e d'art SeikadĆ Bunko)[29].
Composition et style
Le style pictural de lâemaki est le yamato-e[22], mouvement de peinture japonais (en opposition aux styles chinois) qui a culminĂ© durant les Ă©poques de Heian et de Kamakura. Les artistes de yamato-e, art du quotidien colorĂ© et dĂ©coratif, exprimaient dans tous les sujets la sensibilitĂ© et le caractĂšre du peuple de lâarchipel[30].
Les Rouleaux illustrĂ©s du Dit de Heiji appartiennent principalement au genre otoko-e (« peinture dâhomme ») du yamato-e, typique des rĂ©cits Ă©piques ou des lĂ©gendes religieuses en privilĂ©giant la libertĂ© des lignes Ă lâencre et lâusage de couleurs lĂ©gĂšres laissant des portions de papier Ă nu[31]. Le dynamisme du trait se ressent notamment dans les foules de gens et de soldats. Toutefois, il sây trouve comme dans le Ban dainagon ekotoba un mĂ©lange avec le style de la cour (onna-e ou « peinture de femme ») du yamato-e, notamment dans le choix de couleurs plus vives pour certains dĂ©tails Ă lâinstar des vĂȘtements, des armures et des flammes. La scĂšne de lâincendie rappelle dâailleurs celui de la porte de lâĆtenmon dans le Ban dainagon ekotoba de par la composition similaire[32]. La couleur est essentiellement apposĂ©e avec la technique du tsukuri-e caractĂ©ristique du onna-e : une premiĂšre esquisse des contours est rĂ©alisĂ©e, puis la couleur est ajoutĂ©e en aplat, enfin les contours sont redessinĂ©s Ă lâencre par-dessus la peinture. Ce mĂ©lange entre onna-e et otoko-e, tangible dans dâautres Ćuvres comme le Kitano Tenjin engi emaki, est typique du style des emaki Ă partir du dĂ©but de lâĂ©poque de Kamakura : les couleurs riches aux pigments vifs cĂŽtoient les tons plus pastels, tandis que la ligne reste dynamique et expressive, mais moins libre que dans les peintures otoko-e plus anciennes. Les militaires au pouvoir apprĂ©ciaient particuliĂšrement les chroniques historiques et militaires colorĂ©es et dynamiques[33] - [13] - [34].
Une volontĂ© nouvelle de rĂ©alisme, notable sur plusieurs aspects de cette Ćuvre, a Ă©galement marquĂ© lâart des guerriers de Kamakura : dans lâemaki, les scĂšnes de combats sont exprimĂ©es de façon crue et brutale, montrant la souffrance et la mort dans le rougeoiement des flammes et du sang[1]. Lors de lâattaque du palais, des dĂ©tails de la peinture montrent des militaires Ă©gorgeant des aristocrates et exhibant leurs tĂȘtes au haut des lances[35]. Christine Shimizu souligne Ă©galement le rĂ©alisme dans la reprĂ©sentation des personnages : « Le peintre aborde les visages, les attitudes des personnages tout comme les mouvements des chevaux avec un surprenant sens du rĂ©alisme, prouvant son aptitude Ă incorporer les techniques du nise-e dans des scĂšnes complexes » (nise-e dĂ©signant un style de portrait rĂ©aliste en vogue Ă lâĂ©poque)[36]. Cette tendance rĂ©aliste se retrouve dans la plupart des versions alternatives aux Rouleaux illustrĂ©s du Dit de Heiji[12]. En revanche, les dĂ©cors sont le plus souvent minimalistes pour conserver toute lâattention du lecteur sur lâaction et le suspense, sans distraction[37].
LâĆuvre se signale par deux types de composition classiques dans lâart des emaki. Dâune part, les compositions continues permettent de reprĂ©senter plusieurs scĂšnes ou Ă©vĂ©nements dans une mĂȘme peinture, sans frontiĂšre prĂ©cise, afin de privilĂ©gier une narration picturale fluide ; câest le cas des rouleaux du palais de SanjĆ et de la bataille de Rokuhara. Dâautre part, les compositions alternĂ©es font se succĂ©der calligraphies et illustrations, les peintures visant alors Ă saisir des instants particuliers du rĂ©cit ; câest le cas des autres rouleaux ainsi que de la copie de la bataille de la porte Taiken[38]. Le peintre parvient ainsi Ă faire varier avec justesse le rythme de la narration tout au long de lâemaki, faisant succĂ©der aux passages de fortes tensions des scĂšnes plus paisibles, telle lâarrivĂ©e de lâempereur NijĆ chez les Taira aprĂšs sa fuite pĂ©rilleuse[37].
Les longues sĂ©quences peintes aux compositions continues, parfois entrecoupĂ©es de brĂšves calligraphies, permettent lâintensification de la peinture jusquâau sommet dramatique, tel que remarquable dans la scĂšne de lâincendie du palais de SanjĆ[39] : le lecteur dĂ©couvre dâabord la fuite de la troupe de lâempereur, puis des combats de plus en plus violents jusquâĂ la confusion autour de lâincendie â point culminant de la composition oĂč la densitĂ© des personnages ne sâestompe que devant les amples volutes de fumĂ©e â, enfin la scĂšne sâapaise avec lâencerclement du char de lâempereur et un soldat qui sâĂ©loigne paisiblement vers la gauche[7]. La transition vers le passage de lâincendie est effectuĂ©e au moyen dâun mur du palais qui barre lâemaki de longues diagonales sur presque toute sa hauteur, mĂ©nageant un effet de suspense et crĂ©ant des espaces narratifs diffĂ©rents avec une grande fluiditĂ©[40]. Pour les historiens de lâart, la maĂźtrise de la composition et du rythme, Ă©vidente dans les peintures continues, ainsi que le soin apportĂ© aux couleurs et aux lignes font de ce rouleau un des plus admirables qui nous est parvenu de lâĂ©poque de Kamakura[23] - [22].
Lâemaki apporte quelques innovations de composition pour les groupes de personnages, les disposant en triangle ou losange. Cette approche permet de tirer parti de la hauteur rĂ©duite des rouleaux pour reprĂ©senter les batailles en imbriquant les formes gĂ©omĂ©triques selon les besoins de lâartiste[1] - [36].
Les calligraphies en japonais sont de nos jours trĂšs fragmentaires et peu informatives. Le peintre ne suit dâailleurs pas scrupuleusement le texte (il arrive que l'illustration contredise le texte), mais soumet les peintures Ă son imagination dans un but essentiellement artistique plutĂŽt quâillustratif[41] - [42].
Contenu détaillé
Le premier tableau ci-dessous indique la composition des trois rouleaux originaux conservĂ©s, et le second mentionne la position des fragments du rouleau perdu de la bataille de Rokuhara dâaprĂšs une copie monochrome datant de l'Ă©poque dâEdo conservĂ©e au musĂ©e national de Tokyo. Chaque section est sĂ©parĂ©e de la suivante par une courte portion calligraphiĂ©e sur papier nu. Par convention, SNEZ fait rĂ©fĂ©rence Ă la collection ShinshĆ« Nihon emakimono zenshĆ« et NE Ă la collection Nihon no emaki.
Rouleau | Section | Description | Sources |
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Rouleau de SanjĆ | Section 1 | Lâempereur retirĂ© Go-Shirakawa et une foule de guerriers, courtisans et membres de la police impĂ©riale tentent de fuir les Minamoto assaillant le palais. Mais ils sont rapidement rattrapĂ©s par Minamoto no Yoshitomo, en armure rouge sur la peinture, et Fujiwara no Nobuyori, qui se tient debout sur une vĂ©randa. Sâensuit la scĂšne de lâincendie du palais et du massacre des aristocrates et des dames. Enfin, un certain calme revient avec la procession des hommes de Minamoto victorieux encerclant le char de Go-Shirakawa. | SNEZ, p. 25-27, NE, p. 4-20 |
Rouleau de Shinzei | Section 1 | Des hommes du camp Minamoto se rassemblent au palais, dans la cour de la porte impĂ©riale Taiken, autour de Fujiwara no Nobuyori pour dĂ©cider de la poursuite de Shinzei, de son nom complet Fujiwara no Michinori, alliĂ© des Taira. Ă lâextĂ©rieur, chevaux et bĆufs agitĂ©s et en mouvement donnent un sentiment dâimpatience et dâurgence. Le texte accompagnant lâimage est perdu. | SNEZ, p. 26-28, NE, p. NE 21-27 |
Rouleau de Shinzei | Section 2 | Deux serviteurs de Shinzei, qui vient de se suicider, enterrent son corps. Las, des guerriers de Mitsuyasu, gouverneur dâIzumo alliĂ© des Minamoto, dĂ©couvrent le corps et ramĂšnent sa tĂȘte. | SNEZ, p. 28-29, NE, p. 29-34 |
Rouleau de Shinzei | Section 3 | Fujiwara no Nobuyori et lâintendant Korekata de la famille Fujiwara inspectent depuis leur vĂ©hicule la tĂȘte de Shinzei chez Mitsuyasu. | SNEZ, p. 28-29, NE, p. 34-38 |
Rouleau de Shinzei | Section 4 | La tĂȘte de Shinzei est exhibĂ©e dans les rues de Kyoto par les guerriers des Minamoto, puis est attachĂ©e au faĂźte de la porte de la prison Ouest. | SNEZ, p. 28-31, NE, p. 38-47 |
Rouleau de la fuite Ă Rokuhara | Section 1 | DĂ©guisĂ© en femme, lâempereur NijĆ fuit le palais de SanjĆ dans un char avec quelques serviteurs. Ils passent devant des rangs de guerriers affairĂ©s ou dĂ©sĆuvrĂ©s, crĂ©ant une situation trĂšs confuse. Au tout dĂ©but du rouleau, deux serviteurs de NijĆ tentent dâemporter le miroir sacrĂ©, attribut impĂ©rial, mais sont pris la main dans le sac par deux gardes. | SNEZ, p. 30-32, NE, p. 49-60 |
Rouleau de la fuite Ă Rokuhara | Section 2 | La compagnie de lâempereur NijĆ et son char sont maintenant isolĂ©s sur la route en chemin vers Rokuhara. | SNEZ, p. 32-33, NE, p. 61-64 |
Rouleau de la fuite Ă Rokuhara | Section 3 | Lâempereur NijĆ arrive Ă Rokuhara, la place-forte de Taira no Kiyomori, oĂč de nombreux chars et guerriers sont prĂ©sents. Lâattitude des hommes rĂ©vĂšle quâils sont prĂȘts au combat. | SNEZ, p. 32-33, NE, p. 65-68 |
Rouleau de la fuite Ă Rokuhara | Section 4 | Dans la chambre Asagerei (la chambre de lâempereur) quâil sâest attribuĂ©e, Fujiwara no Nobuyori apprend la fuite de NijĆ. Il semble abasourdi par la nouvelle. La chambre et les vĂȘtements de Nobuyori sont richement dĂ©corĂ©s, mais son comportement rustre et la prĂ©sence dâarmes rĂ©vĂšlent la personnalitĂ© fruste de Nobuyori. | SNEZ, p. 32-33, NE, p. 69-73 |
Fragments | Section | Description | Sources |
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Fragments 1 à 4 | Section 1 | Les troupes des Minamoto menées par le frÚre ainé de Yoshitomo assaillent le domaine des Taira à Rokuhara. | SNEZ, p. 32-35, 49-52, NE, p. 74-79 |
Fragment 5 | Section 2 | La bataille Ă©tant perdue, Kamada Masakiyo, un vassal, conseille Ă Minamoto no Yoshitomo de fuir vers sa rĂ©gion natale dans lâest du Japon. | SNEZ, p. 32-35, 49-52, NE, p. 74-79 |
Fragments 6 Ă 11 | Section 3 | Les Taira attaquent le palais de SanjĆ occupĂ© par les Minamoto. Ă noter que le fragment 9 est un collage entre un fragment de la section 3 (un guerrier Ă cheval) et un autre de la section 4 (une portion de mur dâenceinte). | SNEZ, p. 32-35, 49-52, NE, p. 74-79 |
Fragments 13 et 14. | Section 4 | Les troupes Taira incendient les demeures de Yoshitomo et de Nobuyori. | SNEZ, p. 32-35, 49-52, NE, p. 74-79 |
Enfin, la copie du rouleau de la bataille de la porte Taiken (Ă©poque de Muromachi, conservĂ©e au musĂ©e national de Tokyo), en couleur mais sans texte, est dĂ©coupĂ©e en trois sections : la premiĂšre reprĂ©sente les chefs Minamoto (Nobuyori, Yoshitomo et Narichika) face Ă leur armĂ©e prĂȘte Ă la bataille ; la seconde scĂšne est un interlude comique montrant Nobuyori incapable de monter sur son cheval en raison de la boisson et du poids de lâarmure, Ă la grande consternation de ses soldats tout autour ; la troisiĂšme scĂšne montre la bataille qui tourne Ă lâavantage des Taira grĂące Ă une ruse, oĂč sâillustrent Minamoto no Yoshihira et Taira no Shigemori[19].
Valeur historiographique
Les Rouleaux illustrĂ©s du Dit de Heiji fournissent un aperçu du dĂ©roulement des Ă©vĂ©nements historiques de la rĂ©bellion de Heiji, mais surtout constituent un tĂ©moignage dâimportance sur la vie et la culture des samouraĂŻs. Lâattaque du palais montre un large Ă©ventail de cette gent militaire : chefs de clans, archers Ă cheval, infanterie, moines-soldats, police impĂ©riale (kebiishi)... Les armes et armures sont Ă©galement trĂšs rĂ©alistes et lâensemble tĂ©moigne du rĂŽle encore prĂ©pondĂ©rant de lâarcher montĂ© pour le samouraĂŻ au XIIe siĂšcle, et non du fantassin au katana[43]. La beautĂ© des luxueux harnais de lâĂ©poque de Heian peut aussi ĂȘtre soulignĂ©e[22]. Le contraste avec la piĂ©taille cruelle et vulgaire est intĂ©ressant, notamment car les textes traitent trĂšs peu de ce sujet[44]. Finalement, certains aspects des tenues militaires dâĂ©poque ne peuvent ĂȘtre compris de nos jours quâĂ travers ces peintures[35]. Historiographiquement, les textes ne fournissent en revanche que peu dâinformation en raison de leur briĂšvetĂ© et, parfois, de leur inadĂ©quation avec les peintures[45].
La reprĂ©sentation du palais de SanjĆ peu avant sa destruction fournit un exemple important de lâancien style architectural shinden-zukuri qui sâest dĂ©veloppĂ© Ă lâĂ©poque de Heian en sâĂ©cartant des influences chinoises en vogue Ă lâĂ©poque de Nara. Les longs corridors bordĂ©s de panneaux, fenĂȘtres ou stores, les vĂ©randas surĂ©levĂ©es en bois et les toitures finement recouvertes dâĂ©corce de cyprĂšs du Japon (æĄ§çźèș, hiwada-buki) en sont caractĂ©ristiques[46].
LâĆuvre a Ă©tĂ© par la suite une source dâinspiration pour divers artistes, en tout premier lieu ceux qui ont repris le thĂšme de la rĂ©bellion de Heiji sur paravent ou Ă©ventail, dont Tawaraya SĆtatsu[47] ou Iwasa Matabei[48]. Peinture Ă sujet militaire majeure du Japon, de nombreuses reprĂ©sentations de bataille sont sans surprise inspirĂ©es des rouleaux. Le Taiheikei emaki de lâĂ©poque d'Edo tĂ©moigne de la reprise Ă©troite de lâagencement des groupes de guerriers et de la posture des personnages[49]. Des Ă©tudes indiquent que KanĆ TannyĆ« sâest entre autres inspirĂ© des Rouleaux illustrĂ©s du Dit de Heiji dans son TĆshĆ daigongen engi (XVIIe siĂšcle) pour les peintures de la bataille de Sekigahara (selon Karen M. Gerhart, lâobjectif Ă©tait dâassocier symboliquement les Tokugawa aux Minamoto, premiers shoguns du Japon)[50]. Il en va de mĂȘme pour Tani BunchĆ sur lâIshiyama-dera engi emaki[51]. Le rouleau de la bataille de Rokuhara a Ă©tĂ© le plus imitĂ© et le plus populaire dans la peinture japonaise, au point de devenir Ă lâĂ©poque dâEdo un motif classique de peintures de bataille[52].
Enfin, Teinosuke Kinugasa en a tirĂ© quelques inspirations pour son film La Porte de lâenfer (Jigokumon)[53].
Voir aussi
Articles connexes
Rouleaux enluminés
- Liste d'emaki
- Rouleaux illustrés du Dit du Genji (le plus ancien: du XIIe siÚcle)
- Rouleau des maladies (XIIe siĂšcle)
- Rouleau des ĂȘtres affamĂ©s (XIIe siĂšcle)
- Rouleaux des légendes du mont Shigi (XIIe siÚcle)
- Ban dainagon ekotoba (Rouleaux enluminés du grand courtisan Tomo no Yoshio, ou Histoire de Ban dainagon) (XIIe siÚcle)
- Rouleaux des enfers (fin XIIe siĂšcle)
- Roman enluminé du roman de Nezame (fin XIIe siÚcle)
- ChĆjĆ«-giga (Rouleaux enluminĂ©s des hommes et des animaux en folie) (XIIeâââXIIIe siĂšcle
- Rouleaux enluminés du journal intime de Murasaki Shikibu (XIIIe siÚcle)
- Rouleaux enluminés de la procession nocturne des cent démons (entre le XVIe et le XIXe siÚcle)
Autres articles connexes
Liens externes
- Notice dans un dictionnaire ou une encyclopédie généraliste :
- Voir les rouleaux complets sur Wikimedia Commons : Heiji monogatari emaki
- (en) Rouleau de lâincendie du palais SanjĆ sur le site du musĂ©e des beaux-arts de Boston
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