Rouleaux des légendes du mont Shigi
Les Rouleaux des lĂ©gendes du mont Shigi (俥èČŽć±±çžè”·ç””ć·», Shigi-san engi emaki), aussi traduits en Rouleaux illustrĂ©s des antĂ©cĂ©dents du monastĂšre du mont Shigi ou LĂ©gendes du temple du mont Shigi, forment un exemple remarquable de lâemaki, un art pictural japonais dont les bases ont Ă©tĂ© importĂ©es de Chine vers le VIe siĂšcle. Datant approximativement de la fin de lâĂ©poque de Heian (XIIe siĂšcle) et rĂ©alisĂ©s Ă lâencre de Chine et couleurs sur papier, ils illustrent la biographie romancĂ©e du moine MyĆren et les lĂ©gendes qui entourent le monastĂšre bouddhique ChĆgosonshi construit sur un versant du mont Shigi (俥èČŽć±±, Shigi-san), dans lâancienne province de Yamato. Son classement au titre de trĂ©sor national du Japon en 1951 le dĂ©signe comme chef-dâĆuvre artistique dâune valeur exceptionnelle du patrimoine culturel du Japon et garantit sa conservation et sa protection par lâĂtat japonais. Au-delĂ de sa valeur artistique, lâĆuvre livre un tĂ©moignage historique sur la vie quotidienne des gens ordinaires de lâĂ©poque de Heian. Les scĂšnes peintes qui se succĂšdent dĂ©crivent des hommes et des femmes au travail, voyageant ou recevant des hĂŽtes. De nombreux dĂ©tails architecturaux, prĂ©cisĂ©ment reproduits, renseignent sur les structures de lâhabitat et des lieux saints de lâĂ©poque. AssociĂ©e Ă des emaki contemporains, tels que le ChĆjĆ«-giga et le Ban dainagon ekotoba, cette Ćuvre picturale tĂ©moigne de la grande maturitĂ© atteinte par la peinture narrative japonaise au tout dĂ©but des temps mĂ©diĂ©vaux.
Artiste |
Inconnu |
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Date |
XIIe siĂšcle |
Commanditaire |
Inconnu |
Type | |
Technique |
Peinture et encre de Chine sur rouleau de papier |
Dimensions (H Ă L) |
31 Ă 3 560 cm |
Format |
Trois rouleaux mesurant respectivement (H Ă L) : 31,7 cm Ă 878,27 cm ; 31,82 cm Ă 1 275,85 cm ; 31,7 cm Ă 1 417,43 cm[B 1]. |
Mouvement | |
Propriétaire | |
Localisation | |
Protection | |
Coordonnées |
34° 41âČ 01âł N, 135° 50âČ 11âł E |
Place dans lâart des emaki
Les emaki
Apparu au Japon vers le VIe siĂšcle grĂące aux Ă©changes avec lâEmpire chinois, lâart de lâemaki se diffuse largement auprĂšs de lâaristocratie Ă lâĂ©poque de Heian (794 â 1185)[B 2]. Un emaki se compose dâun ou plusieurs longs rouleaux de papier ou de soie narrant une histoire au moyen de textes et de peintures, gĂ©nĂ©ralement de style yamato-e. Le lecteur dĂ©couvre le rĂ©cit en dĂ©roulant progressivement chaque rouleau avec une main tout en le rĂ©-enroulant avec lâautre main, de droite Ă gauche (selon le sens dâĂ©criture du japonais), de sorte que seule une portion de texte ou dâimage dâune soixantaine de centimĂštres est visible. La narration suppose un enchaĂźnement de scĂšnes dont le rythme, la composition et les transitions relĂšvent entiĂšrement de la sensibilitĂ© et de la technique de lâartiste. Les thĂšmes des rĂ©cits Ă©taient trĂšs variĂ©s : illustrations de romans, de chroniques historiques, de textes religieux, de biographies de personnages cĂ©lĂšbres, dâanecdotes humoristiques ou fantastiques[1].
Les engi et les sources historiques de lâĆuvre
Les Rouleaux des lĂ©gendes du mont Shigi (Shigi-san engi emaki), au nombre de trois, narrent chacun une anecdote miraculeuse sur la vie de MyĆren[n 1], un moine bouddhiste ayant vĂ©cu Ă la fin du IXe siĂšcle au temple ChĆgosonshi sur le mont Shigi (Shigi-san) dans la province de Yamato, dĂ©diĂ© Ă la divinitĂ© Bishamon-ten (VaiĆravana)[B 3]. Le terme « engi » du titre dĂ©signe un style littĂ©raire japonais qui retranscrit chroniques et lĂ©gendes sur la fondation des temples bouddhiques ou sanctuaires shinto, ainsi que, par extension, les miracles qui leur sont associĂ©s[2]. Avec les biographies de moines de haut rang (kĆsĆ-den[n 2] ou eden[n 3]), il sâagit du principal genre dâemaki Ă sujet religieux, qui connaissent une forte production durant lâĂ©poque de Kamakura (1185 â 1333), essentiellement dans un but prosĂ©lyte ou didactique[3].
Les Rouleaux des lĂ©gendes du mont Shigi constituent de nos jours lâexemple le plus ancien dâemaki Ă thĂšmes religieux qui laissent une grande part Ă la reprĂ©sentation de la vie quotidienne et du folklore, tĂ©moignant dâun intĂ©rĂȘt inĂ©dit en peinture pour les petites gens et les lĂ©gendes populaires. Un tel intĂ©rĂȘt existe toutefois dĂ©jĂ parmi la noblesse depuis au moins la fin du XIe siĂšcle, comme en tĂ©moigne la littĂ©rature de la cour impĂ©riale. Plusieurs recueils anciens de contes populaires, dont le Konjaku monogatari shĆ«, le Kohon setsuwa shĆ« (ja) et lâUji ShĆ«i monogatari, narrent dâailleurs trois anecdotes sur un moine-ermite de lâĂ©poque de Nara, ce qui nâest pas sans rappeler le sujet des rouleaux[B 4] - [B 5]. Les textes subsistants des second et troisiĂšme rouleaux sont trĂšs proches du Kohon setsuwa shĆ«, suggĂ©rant que lâauteur sâest principalement basĂ© sur ce recueil[B 5] - [B 6]. Le mĂ©lange de thĂšmes populaires et religieux dans les Rouleaux des lĂ©gendes du mont Shigi et de nombreux emaki ultĂ©rieurs, qui leur confĂšrent un aspect authentique et romancĂ©[B 7], correspond ainsi Ă ces mouvements en littĂ©rature[B 4].
Outre ces contes, la vie de MyĆren (mort vers 937-941) est rapportĂ©e dans une courte autobiographie datĂ©e de 937 et plusieurs chroniques historiques ultĂ©rieures. Ces sources relatent quâil vĂ©cut une douzaine dâannĂ©es sur le mont Shigi oĂč une petite chapelle dĂ©diĂ©e Ă Bishamon-ten Ă©tait installĂ©e. Plusieurs compagnons le rejoignirent, confĂ©rant une importance grandissante au ChĆgosonshi-ji. Selon dâautres chroniques romancĂ©es, MyĆren aurait Ă©tĂ© instruit en rĂȘve lors dâune retraite au HĆryĆ«-ji de se rendre au mont Shigi pour sây Ă©tablir, un nuage violet devant le guider[B 8] - [B 6].
Description de lâĆuvre
Lâemaki des Rouleaux des lĂ©gendes du mont Shigi se prĂ©sente sous la forme de trois rouleaux en papier, de format horizontal, sur lesquels des textes calligraphiĂ©s accompagnent des illustrations peintes, Ă la main, en utilisant des techniques apparentĂ©es Ă lâaquarelle associĂ©es Ă lâapplication de traits Ă lâencre de Chine. Ils mesurent respectivement : 31,7 cm de hauteur par 878,27 cm de longueur ; 31,82 cm par 1 275,85 cm ; 31,7 cm par 1 417,43 cm[B 1] - [B 9]. Chaque rouleau est composĂ© de plusieurs feuilles de papier de longueurs similaires â environ 60 cm â collĂ©es Ă la suite : 16 pour le premier rouleau, 24 pour le second et 26 pour le troisiĂšme[B 10].
Premier rouleau
Le premier rouleau, couramment intitulĂ© « Le Grenier volant[n 4] », se compose dâune seule longue section peinte, le texte ayant disparu[B 11]. Il narre lâanecdote dite du « grenier volant ». MyĆren avait pour habitude dâenvoyer chaque jour son bol par les airs jusquâau village proche, oĂč un riche fermier le remplissait de riz. Un jour toutefois, le fermier refusa de sâacquitter de cette tĂąche et MyĆren le punit en faisant sâenvoler tout son grenier Ă riz. Le rouleau sâouvre ainsi sur une scĂšne montrant la stupeur et le dĂ©sarroi des villageois courant aprĂšs le grenier volant. Sâensuivent plusieurs scĂšnes de paysage oĂč des voyageurs sâĂ©tonnent de ce grenier volant tandis que le riche fermier Ă cheval et quatre de ses gens poursuivent leur bien. La demeure de MyĆren apparaĂźt soudain dans un paysage de montagne. Le moine est assis sur sa terrasse, tournĂ© vers ses visiteurs qui apparaissent ensuite. Le fermier est inclinĂ© devant le moine et lâon comprend quâil implore MyĆren de lui rendre son riz. AprĂšs un nouveau court paysage de montagne, on dĂ©couvre MyĆren et ses visiteurs devant le grenier Ă riz. Un serviteur dĂ©pose un sac de riz dans le bol de MyĆren, manifestement sur ordre de ce dernier qui pointe explicitement le bol du doigt. Le reste des sacs commencent alors Ă sâenvoler. Sâensuit, comme pour le grenier volant, une longue scĂšne de paysages survolĂ©s par les sacs de riz, jusquâau village oĂč les petites gens sâaffairent Ă leurs occupations quotidiennes â les femmes cuisinent ou ramassent des fruits, un enfant et un vieil homme lisent. Enfin, un court paysage conclut la peinture et le premier rouleau[B 12] - [B 13] - [B 14] - [B 15].
DeuxiĂšme rouleau
Lâanecdote narrĂ©e dans le second rouleau, « lâExorcisme de lâempereur de lâĂšre Engi[n 5] », porte sur la guĂ©rison miraculeuse de lâempereur rĂ©gnant Daigo grĂące aux priĂšres de MyĆren[B 11]. Le rouleau se compose de deux portions de texte calligraphiĂ© et de deux longues sections peintes. AprĂšs le texte introductif, la premiĂšre peinture sâouvre sur la grande porte du palais impĂ©rial de Kyoto devant laquelle une dĂ©lĂ©gation impĂ©riale sâapprĂȘte Ă partir, tandis que des prĂȘtres arrivent pour prier pour lâempereur malade. Plusieurs sĂ©quences illustrent le voyage de la dĂ©lĂ©gation Ă travers divers paysages, un village et de la brume. Enfin arrivĂ© au mont Shigi, le messager de la dĂ©lĂ©gation et MyĆren sâentretiennent, assis sur une vĂ©randa, tandis que les autres voyageurs attendent en contrebas. AprĂšs un nouveau paysage de montagne, la dĂ©lĂ©gation est de retour au SeiryĆ-den, le quartier privĂ© de lâempereur, apparemment rapportant un message de MyĆren. Le mur du palais termine la premiĂšre peinture[B 16] - [B 17] - [B 18]. Le second texte calligraphiĂ© rĂ©vĂšle que MyĆren, qui, malgrĂ© les requĂȘtes insistantes de Sa MajestĂ© impĂ©riale, a refusĂ© de se rendre en personne au palais, a promis de guĂ©rir lâempereur depuis chez lui[4]. La seconde peinture sâouvre sur une vue de lâempereur assis dans ses quartiers. Ă lâextĂ©rieur un long paysage montre Ken-no-GohĆ[n 6] survolant champs et fermes jusquâau palais, la Roue de la Loi roulant devant lui. La divinitĂ©, envoyĂ© par Bishamon-ten, a pour mission dâexaucer les priĂšres du moine bouddhiste en guĂ©rissant lâempereur[4] - [5]. AprĂšs un court paysage, la peinture montre de nouveau la dĂ©lĂ©gation impĂ©riale en route Ă travers plaines, brumes et montagnes. Le messager remercie MyĆren en personne, puis la peinture se termine par un paysage qui se perd dans la brume[B 19] - [B 20] - [B 18].
TroisiĂšme rouleau
Le troisiĂšme rouleau, « lâHistoire de la nonne[n 7] », narre les aventures dâune nonne, sĆur aĂźnĂ©e de MyĆren, en quĂȘte de son frĂšre quâelle nâa plus vu depuis vingt ans[B 11]. Il se compose de deux sections calligraphiĂ©es et de deux sections peintes. AprĂšs le texte introductif, la premiĂšre peinture sâouvre sur un paysage de montagne dans lequel cheminent une vieille nonne et deux hommes. Puis la nonne, arrivĂ©e Ă un village, est figurĂ©e assise sous le porche dâune chapelle tandis que des villageois lui amĂšnent de la nourriture. Sâensuit une nouvelle scĂšne de paysage et de brume, puis la moniale, ayant passĂ© un petit sanctuaire dĆsojin, demande des renseignements sur son frĂšre Ă un vieux paysan. DerriĂšre eux, la ferme et trois femmes sâaffairant, une au jardin et deux lavant le linge. On dĂ©couvre ensuite la nonne assise sur le pas-de-porte de la ferme, discutant avec une jeune femme qui file la laine. On aperçoit Ă©galement Ă travers les fenĂȘtres une femme et des enfants qui scrutent avec curiositĂ© les voyageurs, ainsi quâun homme rabrouant deux chiens qui aboient Ă lâextĂ©rieur. Un nouveau paysage montre encore la religieuse voyageant, des daims indiquant quâelle se trouve dans la rĂ©gion de Nara. Puis la nonne, arrivĂ©e au temple TĆdai, est peinte priant devant la statue du Grand Bouddha. La religieuse est reprĂ©sentĂ©e plusieurs fois (technique de reprĂ©sentation du temps qui passe) dans la scĂšne au pied de la statue monumentale, priant, dormant ou mĂ©ditant. Le temple disparaĂźt dans la brume puis une scĂšne de paysage sâensuit, achevant la peinture[B 21] - [B 22] - [B 23]. Le second texte raconte que le bouddha du TĆdai-ji est apparu dans les rĂȘves de la nonne pour la guider vers son frĂšre. Dans la seconde peinture, MyĆren regarde vers lâextĂ©rieur comme si quelquâun lâavait appelĂ© ; devant lui se tient sa sĆur. Puis suit un paysage oĂč un nuage violet apparaĂźt dans les airs, un prĂ©sage indiquant que la nonne a Ă©tĂ© guidĂ©e jusquâau mont Shigi par ce nuage. La nonne sâinstalle alors avec son frĂšre, et la derniĂšre scĂšne peint les deux protagonistes dans diffĂ©rentes activitĂ©s, comme prier, lire des sutras ou prĂ©parer les rituels religieux. Un paysage de montagne clĂŽt la peinture, dans lequel peut ĂȘtre aperçu le toit du grenier volant du premier rouleau[B 24] - [B 25] - [B 23].
Datation, auteur et commanditaire
La date exacte de conception des rouleaux nâest pas connue. Les historiens de lâart datent communĂ©ment lâĆuvre du milieu ou de la seconde moitiĂ© du XIIe siĂšcle (soit la fin de lâĂ©poque de Heian), probablement entre 1157 et 1180, sans certitude toutefois[B 26] - [B 27] - [B 28]. Cette estimation est basĂ©e sur la datation de dĂ©tails architecturaux reproduits dans lâĆuvre. Ainsi, le Kikki, journal personnel de Yoshida Tsunefusa[n 8], un aristocrate de la cour impĂ©riale, Ă©voque des amĂ©nagements aux alentours du palais, reproduits dans le second rouleau, qui sont ultĂ©rieurs au dĂ©but de lâĂšre HĆgen (1156-1159), dâoĂč une date de confection des rouleaux probablement postĂ©rieure au commencement de cette Ăšre. Quant Ă 1180, il sâagit de lâannĂ©e oĂč la statue originelle du Grand Bouddha du TĆdai-ji, qui est reprĂ©sentĂ©e dans le troisiĂšme rouleau, est dĂ©truite par un incendie, indiquant que lâĆuvre est probablement antĂ©rieure Ă cette date[B 27]. Le style des calligraphies est Ă©galement proche de ceux en vogue durant le dernier quart du XIIe siĂšcle[B 29]. Bien que cette datation reste approximative, cela fait nĂ©anmoins des Rouleaux des lĂ©gendes du mont Shigi lâun des emaki les plus anciens conservĂ©s de nos jours[B 7].
Lâauteur et le commanditaire ne sont pas plus connus. La confection des emaki est un processus Ă©minemment collaboratif qui requiert la participation de calligraphistes pour les textes, de peintres rĂ©unis en atelier, de monteurs, ainsi quâĂ©ventuellement la participation dâĂ©diteurs ou du commanditaire pour le choix des textes et peintures Ă exĂ©cuter[B 6]. LâĆuvre a traditionnellement Ă©tĂ© attribuĂ©e Ă KakuyĆ«, aussi connu sous le nom de Toba SĆjĆ, moine et peintre. Cependant, cette attribution a Ă©tĂ© rĂ©futĂ©e depuis, KakuyĆ« Ă©tant dĂ©cĂ©dĂ© en 1140 alors que les rouleaux sont consensuellement datĂ©s de la seconde moitiĂ© du XIIe siĂšcle par les historiens de lâart[B 30] - [6] - [B 29]. Les Ă©tudes contemporaines des peintures soulignent le rendu prĂ©cis des vĂȘtements de nobles et des quartiers privĂ©s du palais impĂ©rial, indiquant que le peintre Ă©tait un familier de la cour, par exemple un peintre professionnel dâun edokoro. Lâaspect burlesque, voire caricatural, des visages dans les rouleaux rappellent Ă©galement les esquisses humoristiques qui ont Ă©tĂ© retrouvĂ©es dans les marges des peintures religieuses produites par les ateliers des temples bouddhiques ; lâimagerie bouddhique est de plus trĂšs prĂ©cise, suggĂ©rant que lâauteur des rouleaux est Ă©galement familier du monde religieux[B 4] - [B 31]. Ainsi, lâĆuvre peut ĂȘtre attribuĂ©e aussi bien Ă un peintre professionnel de la cour quâĂ un peintre bouddhique, sans quâil soit possible de distinguer entre les deux mondes. Cette difficultĂ© dâattribution nâest pas surprenante dans la mesure oĂč, Ă la fin de lâĂ©poque de Heian, lâactivitĂ© des peintres de la cour et des temples se recoupe largement[B 26].
Quant au commanditaire, lui aussi inconnu, une hypothĂšse de travail lâenvisage comme appartenant aux cercles Ă©rudits de la cour, par exemple le clan Fujiwara ou lâempereur Go-Shirakawa, en raison de la diversitĂ© des motifs reprĂ©sentĂ©s[B 32]. Lâobjectif du commanditaire Ă©tait peut-ĂȘtre de promouvoir le culte de Bishamon-ten ainsi que le style de vie monastique de lâĂ©poque de Nara tel que pratiquĂ© par MyĆren, dans un contexte de controverse religieuse entre plusieurs Ă©coles bouddhiques rivales vers la fin du XIIe siĂšcle[B 26] - [B 29] - [B 33].
Style et composition
Le style pictural des Rouleaux des lĂ©gendes du mont Shigi sâinscrit dans le mouvement du yamato-e qui prĂ©domine dans la peinture japonaise aux Ă©poques de Heian et Kamakura (1185 â 1333), plus prĂ©cisĂ©ment dans un sous-genre du yamato-e nommĂ© otoko-e (littĂ©ralement « peinture dâhomme »)[B 34]. Ce style se caractĂ©rise par la reprĂ©sentation de la vie du peuple Ă lâextĂ©rieur du palais et la mise en scĂšne dâĂ©vĂ©nements historiques et Ă©piques, en opposition aux emaki intimistes et romancĂ©s sur la vie au palais. Les emaki du genre otoko-e mettent lâaccent sur les images dynamiques plutĂŽt que sur le texte[B 35]. Ainsi, la composition des rouleaux (dite composition continue) est basĂ©e sur de longues peintures dans lesquelles plusieurs scĂšnes se succĂšdent sans coupure nette, crĂ©ant une impression de dynamisme. Les transitions entre scĂšnes sont astucieusement intĂ©grĂ©es Ă la composition et permettent dâen varier le rythme, notamment grĂące Ă des gros plans, ou Ă lâinsertion de paysages calmes et de brumes[B 36] - [6]. Souvent, les contraintes liĂ©es au format des rouleaux, qui imposent la dĂ©couverte progressive de peintures limitĂ©es en hauteur, conduisent les artistes Ă distordre le temps du rĂ©cit. PremiĂšrement, le peintre peut Ă©taler un seul moment narratif sur plusieurs scĂšnes du rouleau, afin de crĂ©er du suspense, de lâĂ©pique ou bien simplement le temps qui passe ; par exemple, lâarrivĂ©e de Ken-no-GohĆ au palais dans le second rouleau est reprĂ©sentĂ©e par une longue peinture mĂ©nageant un effet de suspense quant Ă la suite du rĂ©cit, tandis que les longs paysages survolĂ©s par le grenier volant dans le premier rouleau suggĂšrent tant la distance que le temps qui passe, soulignant lâincroyable pouvoir surnaturel de MyĆren[B 37] - [B 38]. DeuxiĂšmement, le peintre peut condenser en une seule scĂšne plusieurs Ă©tapes du rĂ©cit, permettant de mettre en image lâaction avec une grande Ă©conomie de moyen[B 37] - [7]. En particulier, lâauteur utilise deux fois un procĂ©dĂ© caractĂ©ristique du yamato-e, consistant Ă reprĂ©senter, dans une seule scĂšne, un mĂȘme personnage plusieurs fois (technique dite du hanpuku byĆsha[n 9]) ou diffĂ©rents moments (technique de lâiji-dĆzu[n 10]) afin de suggĂ©rer le temps qui passe : la nonne est reprĂ©sentĂ©e plusieurs fois dans la scĂšne au TĆdai-ji (3e rouleau), priant ou dormant, puis dans la scĂšne finale montrant sa nouvelle vie chez MyĆren[8] - [B 35] - [B 26].
La dimension artistique des rouleaux suit Ă©galement les canons du style otoko-e. Ainsi, les peintures sont dynamiques et fluides, reposant principalement sur les courbes et les lignes Ă lâencre qui constituent rĂ©ellement le cĆur de la composition[B 39]. Le dessin Ă lâencre confĂšre une grande libertĂ© aux artistes, permettant un style naturaliste en opposition aux peintures trĂšs stylisĂ©es de la cour comme les Rouleaux illustrĂ©s du Dit du Genji. La couleur cĂšde ainsi le pas sur la ligne, nâĂ©tant apposĂ©e quâen ton discret et laissant paraĂźtre le papier Ă nu[9] - [B 26]. Les peintres ont principalement employĂ© des pigments vĂ©gĂ©taux, dont lâopacitĂ© varie selon la quantitĂ© dâeau utilisĂ©e pour leur dilution. Le papier absorbant ces couleurs Ă lâeau, des effets de gradation se crĂ©ent naturellement, donnant un rendu rĂ©aliste et facilitant les transitions entre scĂšnes, par exemple via la rĂ©alisation dâune brume lĂ©gĂšre dans laquelle se perd le paysage ou lâestompage progressif de la couleur cĂ©dant la place au papier nu. Le mĂȘme procĂ©dĂ© est utilisĂ© avec lâencre de Chine pour obtenir diffĂ©rents niveaux de gris[B 40].
La profondeur est typiquement rendue dans les emaki par des lignes diagonales qui crĂ©ent une perspective parallĂšle tout en guidant lâĆil du lecteur de scĂšne en scĂšne[B 41]. Ce procĂ©dĂ© est particuliĂšrement bien illustrĂ© par lâenvol des sacs de riz dans le premier rouleau ou lâarrivĂ©e, depuis le ciel, de Ken-no-GohĆ dans le second rouleau, matĂ©rialisĂ©e par une longue ligne diagonale depuis le coin en bas Ă droite jusquâau coin en haut Ă gauche du rouleau. Pour crĂ©er la perspective, le peintre a Ă©galement recours Ă des formations dâoiseaux qui deviennent progressivement de plus en plus petits, un procĂ©dĂ© originaire de la peinture chinoise[B 42]. Cette influence chinoise se retrouve aussi dans les paysages escarpĂ©s de montagnes, exĂ©cutĂ©s avec une grande maĂźtrise via des lignes souples et des touches Ă lâencre pour les reliefs[B 42] - [B 43].
LâĆuvre se caractĂ©rise par la volontĂ© du peintre de reprĂ©senter la vie quotidienne du peuple : paysans, marchands, moines, femmes[B 44]... Ce parti-pris confĂšre un aspect vif et authentique, presque documentaire aux rouleaux, et donne tout loisir au peintre de sâĂ©carter du texte pour imaginer des pĂ©ripĂ©ties ou des dĂ©tails nouveaux, par exemple les pĂ©rĂ©grinations solitaires de la nonne (3e rouleau) ou la vie rurale peinte dans les paysages lors de lâenvol des sacs de riz (1er rouleau)[B 32]. Les visages, peints de façon humaine et populaire, presque caricaturale, expriment une large palette dâĂ©motions : trouble, agitation, excitation alternent tour Ă tour[B 45] ; la scĂšne du grenier volant en est une bonne illustration, figurant la consternation et la stupeur de la foule lorsque le grenier Ă riz sâenvole dans les airs[10]. Ces visages expressifs, dont les dĂ©tails sont soulignĂ©s Ă lâencre, contrastent avec les visages stylisĂ©s des peintures de la cour, et prĂ©figurent de lâiconographie plus rĂ©aliste qui dominera au siĂšcle suivant dans les emaki[B 46] - [6].
Les peintures montrent aussi une bonne connaissance de lâimagerie bouddhique, en particulier le rendu du Grand Bouddha du TĆdai-ji et de la divinitĂ© Ken-no-GehĆ. Les historiens identifient ce dernier comme lâun des vingt-huit messagers de Bishamon-ten, la divinitĂ© principale du ChĆgosonshi-ji. La roue qui le prĂ©cĂšde Ă©voque celle du Dharma (Dharmachakra), un ancien et puissant symbole bouddhique, soulignant ici le pouvoir de cette divinitĂ©[B 38].
Quant aux calligraphies, elles sont trĂšs parcimonieuses, nâayant quâune fonction de prĂ©sentation sommaire de lâhistoire, hormis le premier rouleau oĂč le texte a entiĂšrement disparu[B 41].
Historiographie
Ă travers les thĂšmes et la narration, les rouleaux possĂšdent une valeur historiographique certaine sur la vie de lâĂ©poque[6]. Les Ă©tudes des historiens portent notamment sur lâhabitat, lâoutillage (four, pressoir), le travail rural, les coutumes et pratiques sociales (comme lâhospitalitĂ©), les vĂȘtements, la nourriture, les voyages[B 47]. Ainsi, les scĂšnes de genre du premier et troisiĂšme rouleau montrent les besognes du petit peuple, par exemple les paysannes tirant lâeau du puits, lavant le linge, filant ou encore allaitant leur enfant[B 48]. LâĆuvre laisse observer les travaux ou les loisirs des gens du peuple, comme cuisiner, jardiner, lire, surveiller les enfants. Dâautre part, lâemaki prĂ©sente force dĂ©tails sur lâarchitecture religieuse et profane dâalors (le palais impĂ©rial, les temples et les chaumiĂšres des paysans) ; dans le premier rouleau, lâhabitat du riche fermier offre de nombreux dĂ©tails sur le toit de chaume, lâĂątre, la cuisine, les palissades[B 47]... Le troisiĂšme rouleau prĂ©sente mĂȘme un aperçu rare sur le Grand Bouddha (statue monumentale) originel du TĆdai-ji qui brĂ»la en 1180[B 49]. Les voyages occupent aussi une grande place dans la narration, et permettent de peindre la route historique de Kiso, qui reliait Mino Ă Matsumotodaira, puis finalement KyĆto, ainsi que les petits sanctuaires et les auberges entretenues par lâĂtat le long des voies[B 47]. Certains dĂ©tails restent toujours obscurs de nos jours, comme la signification exacte des cibles dessinĂ©es sur certaines fermes[B 50].
Ătude et apprĂ©ciation contemporaine
Lâemaki appartient, depuis sa crĂ©ation, au temple ChĆgosonshi-ji, mais est entreposĂ© au musĂ©e national de Nara[B 33]. De dĂ©but avril Ă fin , ce dernier a organisĂ© une exposition spĂ©ciale au cours de laquelle a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© au public, pour la premiĂšre fois, lâensemble des trois rouleaux peints, Ă©talĂ©s sur toute leur longueur[11] - [12]. Ils ont Ă©tĂ© dĂ©signĂ©s trĂ©sor national du Japon le [13] - [14]. Câest Ă lâoccasion de cette dĂ©signation que le titre actuel de lâĆuvre, Shigi-san engi emaki, a Ă©tĂ© adoptĂ©, bien que les rouleaux nâen portent pas mention[B 6].
Lâemaki ne nous est pas parvenu dans sa forme originelle, comme le suggĂšre lâabsence de texte dans le premier rouleau, peut-ĂȘtre Ă la suite d'altĂ©rations ou remontages anciens de lâĆuvre[B 6]. Il nâexiste aujourdâhui pas de consensus sur la forme originale de lâĆuvre ; les hypothĂšses existantes envisagent la simple disparition des textes du premier rouleau, la disparition de quelques scĂšnes peintes, voire dâune peinture entiĂšre au dĂ©but du premier rouleau, ou encore le remontage des feuilles composant les rouleaux dans un ordre diffĂ©rent[B 6] - [B 15] - [15]. Les pigments picturaux ont Ă©galement largement disparus en divers endroits. Une gravure sur le coffret dans lequel les rouleaux Ă©taient conservĂ©s indique de plus quâun quatriĂšme rouleau y Ă©tait entreposĂ©, le Taishigun no maki[n 11], aujourdâhui disparu[B 11]. Plusieurs copies de lâemaki ont Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es, notamment une de Sumiyoshi Hiroyasu[n 12] en 1701 qui est conservĂ©e au ChĆgosonshi-ji[B 6].
De nos jours, les Rouleaux des lĂ©gendes du mont Shigi sont considĂ©rĂ©s par les historiens de lâart comme un des chefs-dâĆuvre de lâart des emaki. Ils ont fait lâobjet de plusieurs dizaines dâarticles acadĂ©miques[B 33] - [B 6], et permettent en particulier dâĂ©tudier la formation du mouvement yamato-e Ă lâĂ©poque de Heian, fort peu de peintures antĂ©rieures ayant subsistĂ©[B 51]. Ils illustrent Ă©galement le perfectionnement de la peinture narrative Ă la fin de lâĂ©poque de Heian, prĂ©figurant lâĂąge dâor des emaki durant lâĂ©poque de Kamakura qui suit[B 33] - [B 52]. En raison de leur narration dynamique et continue, les Rouleaux des lĂ©gendes du mont Shigi sont souvent citĂ©s pour contextualiser lâinfluence de la peinture japonaise sur les mangas modernes, trĂšs populaires au Japon[13] - [16] - [17].
Notes et références
Notes
- MyĆren (ćœèź).
- Biographies de moines de haut rang (é«ć§äŒ, kĆsĆ-den).
- Biographie d'un moine ou d'un temple (ç””äŒ, eden).
- ć±±ćŽé·è ăźć·» (Yamazaki ChĆja no maki, litt. « lâhomme riche de Yamazaki »).
- 滶ćć æăźć·» (Enki Kaji no maki, litt. « rouleau de lâexorcisme de lâĂšre Engi »).
- Ken no gohĆ (ćŁăźè·æł), ou Tsurugi no gohĆ.
- Le rouleau Amagimi (ć°Œć Źăźć·», Amagimi no maki), ou « rouleau de la nonne ».
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Annexes
Rouleaux enluminés
- Liste d'emaki
- Rouleaux illustrés du Dit du Genji (le plus ancien: du XIIe siÚcle)
- Rouleau des maladies (XIIe siĂšcle)
- Rouleau des ĂȘtres affamĂ©s (XIIe siĂšcle)
- Ban dainagon ekotoba (Rouleaux enluminés du grand courtisan Tomo no Yoshio, ou Histoire de Ban dainagon) (XIIe siÚcle)
- Rouleaux des enfers (fin XIIe siĂšcle)
- Roman enluminé du roman de Nezame (fin XIIe siÚcle)
- ChĆjĆ«-giga (Rouleaux enluminĂ©s des hommes et des animaux en folie) (XIIeâââXIIIe siĂšcle
- Rouleaux enluminés du journal intime de Murasaki Shikibu (XIIIe siÚcle)
- Rouleaux illustrés du Dit de Heiji (XIIIe siÚcle)
- Rouleaux enluminés de la procession nocturne des cent démons (entre le XVIe et le XIXe siÚcle)
Autres articles connexes
- Emaki (rouleaux narratifs enluminés)
- Setsuwa (rĂ©cits, mais sans ĂȘtre des romans)
- Bouddhisme au Japon
- ChĆgosonshi-ji
- Ăpoque de Heian
- Art japonais
Bibliographie
: document utilisé comme source pour la rédaction de cet article.
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Liens externes
- (ja) Site officiel
- Notice dans un dictionnaire ou une encyclopédie généraliste :
- (en) Musée national de Nara, « The National Treasure Illustrated Scrolls of the Legends of Shigisan » [« Un trésor national : rouleaux illustrés des légendes du mont Shigi »], sur www.narahaku.go.jp, (consulté le ).
- (ja) Asahi Shinbun, « 俥èČŽć±±çžè”·ç””ć·» » [« Shigi-san engi emaki »], sur Kotobank,â (consultĂ© le ).