Rouleaux enluminés du journal intime de Murasaki Shikibu
Les Rouleaux enluminĂ©s du journal intime de Murasaki Shikibu (玫ćŒéšæ„èšç””ć·», Murasaki Shikibu nikki emaki) forment un emaki japonais datant du XIIIe siĂšcle. Il sâinspire du journal de Murasaki Shikibu (« journal »: nikki ; Murasaki Shikibu nikki, le Journal de Murasaki Shikibu), dame de cour de l'impĂ©ratrice, Ă la cour de Heian aux Xe et XIe siĂšcle, auteur du fameux roman du Dit du Genji. Cet emaki sâinscrit dans le style de peinture japonais yamato-e et renoue avec lâiconographie typique du siĂšcle prĂ©cĂ©dent, sous lâĂ©poque de Heian.
Les rouleaux ou fragments subsistant de lâemaki sont individuellement classĂ©s au patrimoine culturel du Japon, en tant que trĂ©sor national ou bien culturel important.
Description
Apparue au Japon depuis environ le VIe siĂšcle grĂące aux Ă©changes avec lâEmpire chinois, la pratique de lâemaki se diffuse largement auprĂšs de lâaristocratie Ă lâĂ©poque de Heian : il sâagit de longs rouleaux de papier narrant au lecteur une histoire au moyen de textes et de peintures. Plus tard, lâavĂšnement de lâĂ©poque de Kamakura est marquĂ© par les luttes intestines et les guerres civiles qui se rĂ©pandent et favorisent lâascension de la classe des guerriers (les samouraĂŻs) ; ces derniers mettent Ă lâhonneur une culture aristocratique rĂ©aliste moins maniĂ©rĂ©e et Ă©sotĂ©rique (le zen apparaĂźt aussi en ces temps). Vers la fin du XIIIe siĂšcle, un regain dâintĂ©rĂȘt pour la culture raffinĂ©e de lâĂ©poque de Heian conduit les artistes Ă revenir aux styles de peinture de la cour de lâempereur ; le Journal intime de Murasaki Shikibu sâinscrit dans ce contexte-lĂ , pendant lâĂąge dâor de lâemaki (XIIe et XIIIe siĂšcles)[1] - [2].
Ă lâĂ©poque de Kamakura, si les guerriers du bakufu prĂ©fĂšrent les rĂ©cits dynamiques, la production dâemaki Ă la cour de Heian subsiste toujours. Ainsi, on retrouve trace du Journal intime de Murasaki Shikibu dans le journal de Fujiwara no Teika, poĂšte et lettrĂ© ; dâaprĂšs ce document, plusieurs aristocrates proches de lâancien empereur Go-Horikawa projettent en 1233 de rĂ©aliser un nouvel emaki du Dit du Genji (aprĂšs celui du XIIe, le Genji monogatari emaki, Ćuvre des plus connues), accompagnĂ© dâun autre du Journal intime. Il nâexiste toutefois pas de preuve que les rouleaux actuels correspondent bien Ă ceux mentionnĂ©s par Fujiwara no Teika, mais les dates de confection estimĂ©es semblent concorder[3]. Des thĂ©ories ont attribuĂ© lâĆuvre au peintre Fujiwara no Nobuzane, sans rĂ©elle preuve toutefois[4]. De nos jours, il subsiste de lâemaki quatre rouleaux de papier entreposĂ©s dans diffĂ©rentes collections, respectivement : collection Hachisuka, musĂ©e Gotoh et collection Hinohara (Tokyo), ainsi quâun au musĂ©e d'art Fujita (Osaka)[5].
Le premier rouleau relate les cĂ©lĂ©brations de la naissance du prince Atsunari en 1008, et le dernier celle de la naissance du prince Atsunaga en 1010. Cet Ă©cart dans le temps indique trĂšs probablement que lâemaki original devait compter plus de rouleaux quâactuellement[5]. LâĆuvre sâinspire directement du Journal intime de Murasaki Shikibu, courtisane et dame de compagnie de lâimpĂ©ratrice ShĆshi, dans lequel elle dĂ©crit trĂšs prĂ©cisĂ©ment les cĂ©rĂ©monies officielles et la vie recluse des dames de compagnie. Elle livre Ă©galement ses rĂ©flexions sur les relations humaines et le temps qui passe, et juge sĂ©vĂšrement ses contemporains, les hommes pour leurs maniĂšres discourtoises (dont Fujiwara no Michinaga, homme le plus influent de la cour) et les femmes pour leur inexpĂ©rience et leur manque dâĂ©ducation et de volontĂ©. Pour D. Keene, le journal donne lâimage dâune femme solitaire et mise Ă lâĂ©cart, peut-ĂȘtre en raison de ses analyses perspicaces sur la personnalitĂ© profonde des gens, qui sâaccommodent guĂšre avec la vie intimiste du palais de Heian[6]. Lâemaki retranscrit ainsi cette solitude et ces observations sur la vie au palais. Toutefois, sây ajoute par rapport au texte une certaine nostalgie patente au XIIIe siĂšcle (Ă©poque de confection des rouleaux) pour le glorieux passĂ© de la cour de Heian, confĂ©rant Ă lâensemble un sentiment dâ« Ăąge dâor perdu » selon P. Mason, mĂȘme lors des Ă©vĂ©nements heureux comme les fĂȘtes[3].
Style et composition
Lâemaki suit les principes du genre onna-e du yamato-e, et apparaĂźt proche des Rouleaux illustrĂ©s du Dit du Genji (env. 1120-1140)[7] tout en dĂ©notant une profonde Ă©volution de style[1]. En effet, les peintures dĂ©crivent la vie au palais dans un sentiment nostalgique, intemporel et trĂšs retenu typique du onna-e, mais divers Ă©lĂ©ments purement dĂ©coratifs (comme le traitement des paysages et les scĂšnes contemplatives) sây ajoutent[8]. La technique picturale du tsukuri-e (lit. « peinture construite »), employĂ©e principalement dans les emaki de la cour au XIIe siĂšcle, est Ă©galement utilisĂ©e ici[5]. Elle sâeffectue en trois temps : une premiĂšre esquisse de la scĂšne est rĂ©alisĂ©e Ă lâencre de Chine (probablement par un maĂźtre de lâatelier), puis la couleur est apposĂ©e sue toute la surface du papier dans un ordre prĂ©cis, des vastes zones en fond jusquâaux dĂ©tails finaux. Enfin, les contours sont ravivĂ©s ou rehaussĂ©s Ă lâencre afin dâaccentuer la profondeur[9]. Toutefois, une Ă©volution de style tangible peut de nouveau ĂȘtre notĂ©e, car les pigments sont ici moins opaques que dâaccoutumĂ©, et les tons plus discrets soulignĂ©s par de fins contours Ă lâencre ; de plus, lâaspect dĂ©coratif ressort fortement via lâutilisation intensive de poudre dâor et, parfois, dâargent[5]. Pour P. Mason, la technique semble moins soignĂ©e que par le passĂ©, par exemple pour les Ă©lĂ©ments architecturaux dâintĂ©rieur (portes coulissantes, paravents...) ou la poudre dâargent bien plus rare que lâor[3].
Les personnages sont esquissĂ©s suivant les tendances du portrait rĂ©aliste de lâĂ©poque de Kamakura, abandonnant le hikime kagibana (technique de reprĂ©sentation des visages avec quatre traits sur fond blanc, similaire Ă des masques nĂŽ pour marquer lâeffacement extrĂȘme des aristocrates)[8]. Plus gĂ©nĂ©ralement, M. Murase note que lâexpression des sentiments change subtilement par rapport aux rouleaux du XIIe ; ici, le cloisonnement des espaces a moins cours et les nobles vont et viennent de façon naturelle et dĂ©cidĂ©e[1]. Les sentiments sont ainsi peints directement plutĂŽt que suggĂ©rĂ©s par le dĂ©cor, les postures ou les couleurs, Ă la maniĂšre des Rouleaux illustrĂ©s du Dit du Genji[3]. Tout comme la plupart des emaki, la composition repose sur lâusage des diagonales pour marquer la profondeur et de la technique du fukinuki yatai (littĂ©ralement « toit enlevĂ© »), qui consiste en ne pas peindre les toits du palais pour reprĂ©senter directement lâintĂ©rieur, avec un point de vue gĂ©nĂ©ralement plongeant. Le rythme volontairement lent du tsukuri-e semble ici lĂ©gĂšrement accĂ©lĂ©rĂ©, bien que les peintures soient toujours sĂ©parĂ©es par des sections calligraphiĂ©es inspirĂ©es des textes du journal[10].
Cette nouvelle approche dĂ©corative des peintures de la cour (onna-e) inspirĂ©e des thĂšmes de la littĂ©rature se remarque dans plusieurs autres Ćuvres Ă lâĂ©poque de Kamakura, comme lâemaki des Contes dâIse ou le Rouleau illustrĂ© du roman de Sumiyoshi (Sumiyoshi monogatari emaki)[11] - [8].
Historiographie
Les peintures fournissent un aperçu complĂ©mentaire au rouleau sur la vie et les festivitĂ©s au palais, parfois fort simple comme les jeux sur le lac, bien que la sensibilitĂ© soit diffĂ©rente Ă lâĂ©poque de leur confection. On y trouve notamment un exemple du style architectural shinden, marquĂ© par un mĂ©lange dâinfluence de la Chine des Tang et du Japon traditionnel[12].
Annexes
Articles connexes
Rouleaux enluminés
- Liste d'emaki
- Rouleaux illustrés du Dit du Genji (le plus ancien: du XIIe siÚcle)
- Rouleau des maladies (XIIe siĂšcle)
- Rouleau des ĂȘtres affamĂ©s (XIIe siĂšcle)
- Rouleaux des légendes du mont Shigi (XIIe siÚcle)
- Ban dainagon ekotoba (Rouleaux enluminés du grand courtisan Tomo no Yoshio, ou Histoire de Ban dainagon) (XIIe siÚcle)
- Rouleaux des enfers (fin XIIe siĂšcle)
- Roman enluminé du roman de Nezame (fin XIIe siÚcle)
- ChĆjĆ«-giga (Rouleaux enluminĂ©s des hommes et des animaux en folie) (XIIeâââXIIIe siĂšcle
- Rouleaux illustrés du Dit de Heiji (XIIIe siÚcle)
- Rouleaux enluminés de la procession nocturne des cent démons (entre le XVIe et le XIXe siÚcle)
Autres articles connexes
Liens externes
- (ja) Présentation du Murasaki Shikibu nikki emaki, site du musée Gotoh
- (fr) Fragment de lâemaki, emuseum.jp
Bibliographie
- Elise Grilli (trad. Marcel Requien), Rouleaux peints japonais, Arthaud, , 56 p.
- (en) Hideo Okudaira (trad. Elizabeth Ten Grotenhuis), Narrative picture scrolls, vol. 5, Weatherhill, coll. « Arts of Japan », , 151 p. (ISBN 978-0-8348-2710-3)
- (ja) Ichimatsu Tanaka, Murasaki Shikibu nikki emaki, Makura no sĆshi emaki, vol. 12, Kadokawa Shoten, coll. « Nihon emakimono zenshĆ« »,
- (ja) S. Kuboki, « A Speculation on the Original Appearance of the Murasaki Shikibu Nikki Ekotoba », Kokka (ćèŻ), no 1050,â
- Murasaki Shikibu (trad. René Sieffert), Journal de Murasaki-Shikibu, Publications Orientalistes de France, , 87 p. (ISBN 978-2-7169-0107-9) (réédité en 2000)
Notes et références
- Miyeko Murase (trad. de l'anglais), Lâart du Japon, Paris, Ăditions LGF - Livre de Poche, coll. « La PochothĂšque », , 414 p. (ISBN 2-253-13054-0), p. 163-164
- Christine Shimizu, Lâart japonais, Flammarion, coll. « Tout lâart », , 448 p. (ISBN 978-2-08-013701-2), p. 193
- (en) Penelope E. Mason et Donald Dinwiddie, History of Japanese art, Pearson Prentice Hall, (ISBN 978-0-13-117601-0), p. 183
- (en) Louis Frédéric, Japan encyclopedia, Harvard University Press, (ISBN 0-674-01753-6, lire en ligne), p. 207
- Okudaira 1973, p. 131
- (en) Donald Keene, Travelers of a Hundred Ages : The Japanese as revealed through 1000 years of diaries, Columbia University Press, , 468 p. (ISBN 978-0-231-11437-0), p. 42-46
- Okudaira 1973, p. 53
- Christine Shimizu, Lâart japonais, Flammarion, coll. « Tout lâart », , 448 p. (ISBN 978-2-08-013701-2), p. 194
- (en) « Tsukuri-e », JAANUS (Japanese Architecture and Art Net Users System) (consulté le )
- Okudaira 1973, p. 64
- Okudaira 1973, p. 33
- Penelope E. Mason et Donald Dinwiddie, op. cit., Pearson Prentice Hall, 2005, p. 107-108