Nise-e
Le terme nise-e (䌌甔, littĂ©ralement « portrait ressemblant Ă lâoriginal » ou « portrait rĂ©aliste ») dĂ©signe un style japonais de peinture de portrait nĂ© Ă la fin du XIIe siĂšcle et prisĂ© durant toute lâĂ©poque de Kamakura (XIIeâââXIVe siĂšcle). Ce mouvement, cadrant avec les nouvelles tendances rĂ©alistes de Kamakura, est initiĂ© par le peintre et courtisan Fujiwara Takanobu et repris par sa descendance. Il demeure de nos jours nombre de portraits de personnages influents, tels que les empereurs, les shoguns, les aristocrates ou les samouraĂŻs[1].
Contexte et terminologie
La plus ancienne mention du terme nise-e (䌌甔) date dâune chronique officielle de 1241, lâAzumakagami (ćŸćŠ»éĄ), bien que le genre soit fondĂ© quelques dĂ©cennies plus tĂŽt. Dans les Rouleaux illustrĂ©s des invasions mongoles (MĆko shĆ«rai ekotoba), lâexpression est Ă©galement employĂ©e pour les animaux (plus prĂ©cisĂ©ment, les chevaux et harnais)[2].
Le nise-e sâinscrit dans le mouvement de peinture dâinspiration japonaise nommĂ©e yamato-e, qui Ă©merge au dĂ©but de lâĂ©poque de Heian en rĂ©action au style chinois en vogue auparavant, nommĂ© kara-e. Ă la suite de la rupture des relations avec la Chine lors de lâeffondrement de la glorieuse dynastie Tang, le yamato-e, qui sâinspire de la littĂ©rature et de la poĂ©sie de lâarchipel, domine tant dans les arts religieux que profanes, favorisĂ©s par la nouvelle esthĂ©tique raffinĂ©e, impersonnelle et nostalgique de la cour impĂ©riale. Le style se caractĂ©rise par son lyrisme, ses reprĂ©sentations de paysages japonais et de la vie quotidienne, sa dĂ©licatesse et son esprit dĂ©coratif enfin[3]. Quelques Ćuvres reprĂ©sentatives du yamato-e dâalors sont les peintures murales du HĆĆdĆ du ByĆdĆ-in, divers emaki comme le Genji monogatari emaki et le Shigisan engi emaki ou encore La Descente dâAmida NyĆrai.
DĂ©veloppement
Premiers portraits nise-e de Fujiwara Takanobu
Lâorigine du nise-e remonte au peintre Fujiwara Takanobu (1142-1205) reconnu pour son art du portrait de style rĂ©aliste, dont on conserve quelques exemples comme les peintures murales du Saishoko-in (æćć éą) ou les portraits dâaristocrates de lâĂ©poque. Son trait fait au dĂ©but scandale Ă la cour pour ses fresques du Saishoko-in de Kyoto (1173), oĂč il sâest exclusivement chargĂ© des visages des personnages (Tokiwa Mitsunaga composant le reste). DâaprĂšs des textes ou journaux datant de la fin du XIIe siĂšcle, les aristocrates blĂąmĂšrent effectivement ces peintures sur lesquelles on pouvait aisĂ©ment les reconnaĂźtre[2]. Lâart du portrait nâexistait, semble-t-il, pas Ă lâĂ©poque de Heian autrement que pour des visions idĂ©alisĂ©es de divinitĂ©s et de moines cĂ©lĂšbres, et les premiers croquis pris sur le vif conservĂ©s datent de 1274[4].
Il ne reste de nos jours trois portraits de Fujiwara Takanobu conservĂ©s au Jingo-ji (ç„è·ćŻș), qui sont emblĂ©matiques de tout lâart du nise-e. Ils reposent sur lâopposition entre la composition trĂšs gĂ©omĂ©trique des vĂȘtements et le rĂ©alisme poussĂ© du visage. Le portrait de Taira no Shigemori montre fort clairement la forme anguleuse de la robe, peinte en noire, presque sans plis ni discontinuitĂ© sauf pour une tablette en bois (signalant le rang du personnage) et la garde de son sabre. Le visage, en revanche, est trĂšs rĂ©aliste dans le trait et la couleur lĂ©gĂšre, dâun rose trĂšs pĂąle, ainsi que la coiffe traditionnelle de la cour. Ainsi, selon Akiyama Terukazu, une harmonie naĂźt du contraste entre la gĂ©omĂ©trie de la robe et la prĂ©cision du visage, tant dans la forme que dans la couleur[5]. Un autre portrait, probablement lâun des plus cĂ©lĂšbres du nise-e, est celui de Minamoto no Yoritomo (XIIIe) : le visage sĂ©vĂšre, dur, mais sĂ©rieux et compĂ©tent du guerrier qui a assujetti tout le Japon traduit bien les tendances rĂ©alistes de lâĂ©poque de Kamakura, surtout dans lâabsence dâidĂ©alisation. La composition solennelle, mais tout aussi gĂ©omĂ©trique et sombre de la robe guide lâĆil jusquâau visage rigide[6].
Le yamato-e Ă lâĂ©poque de Kamakura est, en effet, marquĂ© par un rĂ©alisme poussĂ© qui se ressent le plus dans la sculpture, trĂšs rĂ©putĂ©e de nos jours ; lâarrivĂ©e au pouvoir dâune classe de guerriers et lâapparition de nouvelles sectes bouddhiques amidistes (jĆdo) qui sâadressent directement au peuple expliquent cette Ă©volution.
Une Ă©cole de portrait nise-e (XIIIe-XIVe)
Par la suite, le fils de Fujiwara Takanobu, Fujiwara Nobuzane (vers 1176-1269), Ă©galement un peintre reconnu, poursuit cet art du portrait et donne naissance Ă une des premiĂšres Ă©coles de peinture significatives du Japon[5]. Son style apparaĂźt moins gĂ©omĂ©trique que celui de son pĂšre, par exemple Ă travers son cĂ©lĂšbre portrait de lâempereur retirĂ© Go-Toba[7] ; il est Ă©galement considĂ©rĂ© comme lâauteur dâune partie du Rouleau enluminĂ© des gardes impĂ©riaux (Zuijin teiki emaki), dont la peinture Ă lâencre (hakubyĆ) rehaussĂ©e de couleur trĂšs discrĂšte illustre parfaitement le trait du nise-e[4].
Cette Ă©cole du nise-e produisit de nombreuses Ćuvres fameuses, car ses portraits visaient Ă saisir la personnalitĂ© profonde du sujet avec une relative Ă©conomie de moyen[8]. Il convient de noter que le terme est parfois aussi appliquĂ© aux peintures dâanimaux, comme pour lâĆuvre typique de Nobuzane, les Rouleaux des gardes impĂ©riaux[2].
Les successeurs, Fujiwara no Tamenobu et son fils GĆshin (XIVe), rĂ©alisent les Rouleaux des portraits des empereurs et des rĂ©gents (Tenshi sekkan miei), emaki composĂ© de 131 portraits dâempereurs, rĂ©gents, ministres et hauts courtisans. On doit aussi Ă GĆshin un portrait trĂšs intime de lâempereur Hanazono aprĂšs quâil se fut retirĂ© dans les ordres[4]. Sont Ă©galement notables les Rouleaux des trente-six poĂštes (Sanjurokkasen emaki), un emaki reprĂ©sentant trente-six poĂštes cĂ©lĂšbres du Japon, bien que ces portraits soient en fait purement imaginĂ©s[7] - [9].
Postérité
Ă lâĂ©poque de Muromachi, au XIVe siĂšcle, la peinture japonaise subit de profondes transformations et sâinspire plus du zen et de la peinture au lavis de la Chine des Song, si bien que le yamato-e perd rapidement de son importance. Toutefois, le portrait reste trĂšs populaire et nombre de shoguns et de daimyĆs en commandent, jusquâĂ lâĂ©poque dâEdo[10]. Toutefois, le terme est peu Ă peu employĂ© pour divers types de portraits au milieu du XIVe siĂšcle, y compris ceux de personnes disparues depuis longtemps, rĂ©duisant dâĂ©vidence la qualitĂ© rĂ©aliste. Vers le XVe siĂšcle, il semble que le mot nâest plus guĂšre employĂ© dans les archives[2].
Lâart du nise-e se rapporte explicitement au portrait, mais se retrouve dans dâautres formes dâart de lâĂ©poque, notamment quelques emaki (rouleaux enluminĂ©s) oĂč des artistes donnent une plastique rĂ©aliste Ă leurs personnages, par exemple dans les Rouleaux illustrĂ©s du Dit de Heiji (XIIIe), malgrĂ© la complexitĂ© et le fourmillement des scĂšnes[11].
Notes
- (en) KĆdansha Encyclopedia of Japan, vol. 2, KĆdansha, , 367 p. (ISBN 978-0-87011-620-9), p. 355.
- (en) (en) « Nise-eă䌌甔 », sur aisf.or.jp, JAANUS (Japanese Architecture and Art Net Users System) (consultĂ© le ).
- Akiyama Terukazu, La Peinture japonaise, vol. 3, Skira, coll. « Les TrĂ©sors de lâAsie, Skira-Flammarion », (ISBN 978-2-605-00094-4), p. 66-68.
- Christine Shimizu, LâArt japonais, Flammarion, coll. « Tout lâart », , 448 p. (ISBN 978-2-08-013701-2), p. 185-187.
- Akiyama Terukazu, op. cit., , p. 81-83.
- Peter Charles Swann (trad. Marie TadiĂ©), Japon : de lâĂ©poque JomĆn Ă lâĂ©poque des Tokugawa, Paris, Albin Michel, coll. « Lâart dans le monde », , p. 113-116.
- (en) SaburĆ Ienaga, Painting in the Yamato style, Weatherhill, coll. « The Heibonsha survey of Japanese art », , 162 p. (ISBN 978-0-8348-1016-7), p. 106, 121-122.
- (en) « Nise-e », EncyclopÊdia Britannica en ligne (consulté le ).
- (en) Ewa Machotka, Visual Genesis of Japanese National Identity : Hokusai's Hyakunin isshu, Bruxelles, Peter Lang, , 256 p. (ISBN 978-90-5201-482-1, lire en ligne), p. 38.
- SaburĆ Ienaga, op. cit., Weatherhill, 1972, p. 150-151.
- Shimizu 2001, p. 196-197.