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RĂ©volution d'Octobre

La rĂ©volution d'Octobre (en russe : ОĐșŃ‚ŃĐ±Ń€ŃŒŃĐșая рДĐČĐŸĐ»ŃŽŃ†ĐžŃ, OktiabrskaĂŻa revolioutsia), aussi connue sous le nom de rĂ©volution bolchevique, parfois sous le nom d'octobre rouge (en russe : ĐšŃ€Đ°ŃĐœŃ‹Đč ОĐșŃ‚ŃĐ±Ń€ŃŒ, Krasnyi Oktiabr)[1] - [2], est la deuxiĂšme phase de la rĂ©volution russe de 1917, aprĂšs celle survenue en fĂ©vrier.

RĂ©volution d'Octobre
Description de cette image, également commentée ci-aprÚs
Gardes rouges de l'usine Vulkan Ă  Petrograd.
Informations générales
Date –
Lieu Petrograd, Russie
Issue

Victoire des bolcheviks

RĂ©volution russe

Elle a lieu, selon le calendrier julien, dans la nuit du 25 octobre 1917 ( dans le calendrier grégorien).

La révolution d'Octobre a été favorisée par l'échec des gouvernements issus de la révolution de février face à la situation désastreuse de la Russie dans la PremiÚre Guerre mondiale : défaites militaires, usines peu productives, réseau ferroviaire inefficace, crise des obus de 1915. Au moment de l'entrée en guerre en 1914, tous les partis politiques ont été favorables à la participation de la Russie à la guerre contre l'Allemagne, à l'exception de la branche bolchevique, dirigée par Lénine, du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Mais à cette époque, on n'imagine pas les désastres que va subir la Russie, pays relativement peu développé sur le plan industriel.

Or, aprĂšs la rĂ©volution de fĂ©vrier, alors que tout part Ă  vau-l'eau, le gouvernement provisoire fait le choix de poursuivre la guerre aux cĂŽtĂ©s des alliĂ©s de la Russie, la France et la Grande-Bretagne. Cela empĂȘche la mise en Ɠuvre de grandes rĂ©formes[3] et rend rapidement le gouvernement trĂšs impopulaire. L'armĂ©e russe connaĂźt simultanĂ©ment une vague de dĂ©sertions qu'elle est incapable d'empĂȘcher.

Le programme bolchevique d'avril 1917, résumé par les slogans « la paix, le pain et la terre » et « tout le pouvoir aux soviets », correspond mieux aux souhaits de la population et notamment des soldats mobilisés. La popularité du parti bolchevique, dont la propagande est intense[3], augmente[3] et les bolcheviks sont de plus en plus nombreux dans soviets, notamment ceux de Moscou et de Petrograd.

AprĂšs une pĂ©riode de rĂ©pression (juillet-aoĂ»t), oĂč LĂ©nine est obligĂ© de fuir en Finlande, la situation militaire empirant et le gouvernement Ă©tant menacĂ© par des gĂ©nĂ©raux contre-rĂ©volutionnaires (Kornilov), les bolcheviks peuvent se rĂ©installer Ă  Petrograd.

Le 25 octobre 1917 ( dans le calendrier grégorien), Lénine et Trotski lancent leurs partisans dans un soulÚvement armé contre le gouvernement provisoire, alors dirigé par le socialiste Kerensky. Ils prennent le contrÎle de Petrograd sans se voir opposer de résistance sérieuse.

Le lendemain, Trotski annonce la dissolution du gouvernement provisoire lors de l'ouverture du CongrÚs panrusse des soviets des députés ouvriers et paysans, qui compte 649 délégués, dont 390 bolcheviks. Les représentants des soviets de tout le pays approuvent l'insurrection. Le congrÚs adopte les décrets transférant tous les pouvoirs aux soviets ainsi que les décret sur la terre, sur la paix (qui prévoit une demande immédiate de négociations de paix avec les Allemands), sur les nationalités et sur le contrÎle ouvrier dans les usines.

Au lendemain de la révolution d'Octobre, la Russie devient le premier pays socialiste (au sens marxiste) de l'Histoire.

Contexte

À l'automne 1917, les consĂ©quences de l'affaire Kornilov sont importantes : les masses se sont rĂ©armĂ©es, les bolcheviks peuvent sortir de leur semi-clandestinitĂ©, les prisonniers politiques de juillet, dont Trotsky, sont libĂ©rĂ©s par les marins de Kronstadt. Pour mater le putsch, Kerensky a appelĂ© Ă  l’aide tous les partis rĂ©volutionnaires, acceptant la libĂ©ration et l’armement des bolcheviks eux-mĂȘmes. Il a perdu le soutien de la droite, qui ne lui pardonne pas l’échec du putsch, sans pour autant rallier la gauche, qui le juge trop indulgent dans la rĂ©pression des complices de Kornilov, encore moins l’extrĂȘme-gauche bolchevique, Ă  laquelle LĂ©nine, de sa cachette, a fixĂ© le mot d’ordre : « Aucun soutien Ă  Kerenski, lutte contre Kornilov ».

De plus en plus d’ouvriers et soldats pensent qu’il ne saurait y avoir de conciliation entre l’ancienne sociĂ©tĂ© dĂ©fendue par Lavr Kornilov et la nouvelle. Le putsch et l’effondrement du gouvernement provisoire, en donnant aux soviets la direction de la rĂ©sistance, renforce l’autoritĂ© et accroĂźt l’audience des bolcheviks. Leur prestige se trouve grandi : aiguillonnĂ©es par la contre-rĂ©volution, les masses se radicalisent, des soviets, des syndicats se rangent du cĂŽtĂ© des bolcheviks. Le , le soviet de Petrograd accorde la majoritĂ© aux bolcheviks, et Ă©lit LĂ©on Trotski Ă  sa prĂ©sidence le .

Toutes les Ă©lections tĂ©moignent de cette montĂ©e ; ainsi, aux Ă©lections municipales de Moscou, entre juin et septembre, les SR passent de 375 000 suffrages Ă  54 000, les mencheviks de 76 000 Ă  16 000, les dĂ©mocrates constitutionnels (KD) de 109 000 Ă  101 000, alors que les bolcheviks passent de 75 000 Ă  198 000 voix. Le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets » dĂ©passe largement les bolcheviks et est repris par des ouvriers SR ou mencheviks. Le , le soviet de Petrograd et 126 soviets de province votent une rĂ©solution en faveur du pouvoir des soviets.

La rĂ©volution se poursuit et s’accĂ©lĂšre, surtout dans les campagnes. Pendant cet Ă©tĂ© 1917, les paysans passent Ă  l’action, et s’emparent des terres des seigneurs, sans plus attendre la rĂ©forme agraire promise et constamment retardĂ©e par le gouvernement. La paysannerie russe renoue en fait avec sa longue tradition de vastes soulĂšvements spontanĂ©s (le bunt), qui avaient dĂ©jĂ  marquĂ© le passĂ© national, ainsi lors des grandes rĂ©voltes de Stenka Razine au XVIIe siĂšcle ou d'Emelian Pougatchov (1774-1775) au temps de Catherine II. Pas toujours violentes, ces occupations massives des terres sont toutefois souvent le thĂ©Ăątre de dĂ©chaĂźnements spontanĂ©s oĂč les propriĂ©tĂ©s des maĂźtres sont brĂ»lĂ©es, eux-mĂȘmes maltraitĂ©s voire assassinĂ©s. Cette immense jacquerie, sans doute la plus importante de l’histoire europĂ©enne, est globalement victorieuse, et les terres sont partagĂ©es, sans que le gouvernement condamne ou ratifie le mouvement.

Apprenant que le « partage noir »[4] est en train de s’accomplir dans leurs villages, les soldats, largement d’origine paysanne, dĂ©sertent en masse afin de pouvoir participer Ă  temps Ă  la redistribution des terres. L’action de la propagande pacifiste, le dĂ©couragement aprĂšs l’échec de l’ultime offensive de l’étĂ© font le reste. Les tranchĂ©es se vident peu Ă  peu.

Ainsi les bolcheviks, qu’on qualifiait encore en juillet d’une « insignifiante poignĂ©e de dĂ©magogues »[5] contrĂŽlent la majoritĂ© du pays. DĂšs , Ă  une sĂ©ance du Ier congrĂšs des soviets, LĂ©nine avait dĂ©jĂ  annoncĂ© ouvertement que les bolcheviks Ă©taient prĂȘts Ă  prendre le pouvoir, mais sur le moment ses paroles n’avaient pas Ă©tĂ© prises au sĂ©rieux[6].

L'insurrection

Portrait de Lénine, réalisé en 1919 par Isaak Brodsky.

En , LĂ©nine et Trotski considĂšrent que le moment est venu d’en finir avec la situation de double pouvoir (gouvernement provisoire et soviet des dĂ©putĂ©s ouvriers et des dĂ©lĂ©guĂ©s des soldats de Petrograd).

Les dĂ©bats au sein du comitĂ© central du Parti bolchevique afin que celui-ci organise une insurrection armĂ©e et prenne le pouvoir sont vifs. Certains autour de Kamenev et Zinoviev considĂšrent qu’il faut encore attendre, car le parti est dĂ©jĂ  assurĂ© de la majoritĂ© dans les soviets, et se retrouverait Ă  leur avis isolĂ© en Russie comme en Europe s’il prenait le pouvoir seul et non au sein d’une coalition de partis rĂ©volutionnaires. Mais LĂ©nine et Trotski l’emportent et aprĂšs avoir rĂ©sistĂ©, le ComitĂ© approuve et organise l’insurrection, dont LĂ©nine fixe la date pour la veille de l’ouverture du IIe congrĂšs des soviets, qui doit se rĂ©unir le .

Un ComitĂ© militaire rĂ©volutionnaire est crĂ©Ă© au sein du soviet de Petrograd et dirigĂ© par Trotski, prĂ©sident de ce dernier. Il est composĂ© d’ouvriers armĂ©s, de soldats et de marins. Il s’assure le ralliement ou la neutralitĂ© de la garnison de la capitale, et prĂ©pare mĂ©thodiquement la prise d’assaut des points stratĂ©giques de la ville. La prĂ©paration du coup de force se fait presque au vu et au su de tous, les plans livrĂ©s par Kamenev et Zinoviev sont mĂȘme disponibles dans les journaux, et Kerenski lui-mĂȘme en vient Ă  souhaiter l’affrontement final qui viderait l’abcĂšs[7].

L’insurrection est lancĂ©e dans la nuit du 6 au (24 au 25 octobre du calendrier julien). Les Ă©vĂ©nements se dĂ©roulent presque sans effusion de sang. Les gardes rouges conduits par les bolcheviks prennent sans rĂ©sistance le contrĂŽle des ponts, des gares, de la banque centrale, des centraux postal et tĂ©lĂ©phonique, avant de lancer un assaut final sur le palais d'Hiver. Les films officiels tournĂ©s plus tard montrĂšrent ces Ă©vĂšnements sous un angle hĂ©roĂŻque, bien que dans la rĂ©alitĂ© les insurgĂ©s n’eurent Ă  faire face qu’à une faible rĂ©sistance. En effet, parmi les troupes cantonnĂ©es dans la capitale, seuls quelques bataillons d’élĂšves officiers (junkers) soutiennent le gouvernement provisoire, l’immense majoritĂ© des rĂ©giments se prononçant pour le soulĂšvement ou se dĂ©clarant neutres. Selon l'historien Richard Pipes, on ne dĂ©nombre que cinq morts et quelques blessĂ©s[8]. D'aprĂšs sa confrĂšre Ioulia Kantor, une canonnade d'artillerie en direction des chambres de l'hĂŽpital installĂ©es dans les salles de rĂ©ception du palais, occupĂ©es par des blessĂ©s alitĂ©s, a fait « plusieurs dizaines de morts »[9]. Pendant l’insurrection les tramways continuent Ă  circuler, les thĂ©Ăątres Ă  jouer, les magasins restent ouverts. Un des Ă©vĂ©nements dĂ©cisifs du XXe siĂšcle a lieu dans l'indiffĂ©rence[10].

Si une poignĂ©e de partisans a pu se rendre maĂźtre de la capitale face Ă  un gouvernement provisoire que plus personne ne soutient, le soulĂšvement doit maintenant ĂȘtre ratifiĂ© par les masses. Le lendemain, , Trotski annonce officiellement la dissolution du gouvernement provisoire lors de l’ouverture du CongrĂšs pan-russe des soviets des dĂ©putĂ©s ouvriers et paysans (562 dĂ©lĂ©guĂ©s Ă©taient prĂ©sents, dont 382 bolcheviks et 70 SR de gauche[11]).

Mais une partie des dĂ©lĂ©guĂ©s considĂ©raient que LĂ©nine et les bolcheviks avaient pris le pouvoir illĂ©galement, et une cinquantaine quittĂšrent la salle[12]. Les dĂ©missionnaires, socialistes rĂ©volutionnaires de droite et mencheviks, crĂ©eront dĂšs le lendemain un « ComitĂ© de Salut de la Patrie et de la RĂ©volution »[13]. Ces dĂ©fections furent accompagnĂ©es de cette rĂ©solution improvisĂ©e de Lev Trotski : « Le 2e CongrĂšs doit constater que le dĂ©part des mencheviks et des SR est une tentative criminelle et sans espoir de briser la reprĂ©sentativitĂ© de cette assemblĂ©e au moment oĂč les masses s’efforcent de dĂ©fendre la rĂ©volution contre les attaques de la contre-rĂ©volution »[14]. Le jour suivant, les Soviets ratifient la constitution d’un Conseil des commissaires du peuple intĂ©gralement constituĂ© de bolcheviks, comme base du nouveau gouvernement, en attendant la convocation d’une assemblĂ©e constituante. LĂ©nine se justifiera le lendemain aux reprĂ©sentants de la garnison de Petrograd en affirmant « Ce n’est pas notre faute si les S-R et les mencheviks sont partis. Nous leur avons proposĂ© de partager le pouvoir [...]. Nous avons invitĂ© tout le monde Ă  participer au gouvernement »[15].

Le nouveau gouvernement

Dans les quelques heures qui suivirent, une poignĂ©e de dĂ©crets allait jeter les bases du nouveau rĂ©gime. Lorsque LĂ©nine fit sa premiĂšre apparition publique, il fut ovationnĂ© et sa premiĂšre dĂ©claration fut : « Nous allons maintenant procĂ©der Ă  la construction de l’ordre socialiste ».

Tout d’abord, LĂ©nine annonce l’abolition de la diplomatie secrĂšte et la proposition Ă  tous les pays belligĂ©rants d’entamer des pourparlers « en vue d’une paix Ă©quitable et dĂ©mocratique, immĂ©diate, sans annexion et sans indemnitĂ© ».

Ensuite, est promulguĂ© le dĂ©cret sur la terre : « la grande propriĂ©tĂ© fonciĂšre est abolie immĂ©diatement sans aucune indemnitĂ© ». Il laisse aux soviets de paysans la libertĂ© d’en faire ce qu’ils dĂ©sirent, socialisation de la terre ou partage entre les paysans pauvres. Le texte entĂ©rine en fait une rĂ©alitĂ© dĂ©jĂ  existante, puisque les paysans se sont dĂ©jĂ  emparĂ©s des terres pendant l’étĂ© 1917. Mais ce faisant, il gagne aux bolcheviks la neutralitĂ© bienveillante des campagnes, au moins jusqu’au printemps 1918.

Enfin un nouveau gouvernement, baptisĂ© « conseil des commissaires du peuple » est nommĂ©. D’autres mesures suivront, comme une nouvelle abolition de la peine de mort (malgrĂ© la rĂ©ticence de LĂ©nine qui la jugeait dans les cas de guerre de classe indispensable), la nationalisation des banques (), le contrĂŽle ouvrier sur la production, la crĂ©ation d’une milice ouvriĂšre, la journĂ©e de huit heures, la souverainetĂ© et l’égalitĂ© de tous les peuples de Russie, leur droit Ă  disposer d’eux-mĂȘmes y compris par la sĂ©paration politique et la constitution d’un État national indĂ©pendant[16], l'annulation des engagements russes sur les emprunts obligataires, la suppression de tout privilĂšge Ă  caractĂšre national ou religieux, la sĂ©paration de l'Église orthodoxe et de l'État, le passage du calendrier julien au calendrier grĂ©gorien, etc. La rĂ©ussite d’Octobre acheva dans l’immĂ©diat certains prĂ©mices de la RĂ©volution russe nĂ©s en fĂ©vrier, en prenant en 33 heures des mesures que le gouvernement provisoire n’avait pas prises en 8 mois d’existence.

En 1871, les ouvriers parisiens avaient pris le pouvoir pendant la Commune de Paris. Cette premiĂšre expĂ©rience de « dictature du prolĂ©tariat » (comme Friedrich Engels l’a qualifiĂ©e[17]) s’était terminĂ©e par le massacre de 10 000 Ă  20 000 communards et des dĂ©portations en masse. En prenant le pouvoir Ă  Petrograd, LĂ©nine et Trotski savaient qu’ils ne pourraient tenir sans le renfort de pays industrialisĂ©s, l’Allemagne, la France et l’Angleterre ; en attendant, il s’agit pour eux de tenir plus que les 72 jours de la Commune de Paris[18].

La nature d’Octobre : rĂ©volution, coup d’État, coup d’État et rĂ©volution ?

DĂšs les premiĂšres heures qui suivent le , et jusqu’à nos jours, nombre d’acteurs et de commentateurs ont considĂ©rĂ© la « rĂ©volution d'Octobre » comme Ă©tant en rĂ©alitĂ© un simple coup d'État d’une minoritĂ© rĂ©solue et organisĂ©e, qui visait Ă  donner « tout le pouvoir aux bolcheviks »[19] et non aux soviets. L'HumanitĂ©, principal quotidien socialiste français, titre ainsi le 9 sur le « coup d’État en Russie » qui vient d’amener LĂ©nine et les « maximalistes » au pouvoir.

L’historien Alessandro Mongili relĂšve d’ailleurs que dans les annĂ©es suivantes, les bolcheviks eux-mĂȘmes n’hĂ©sitent pas Ă  parler entre eux de leur « coup » d’Octobre (perevorot)[20]. Dans son autobiographie, Trotski utilise indiffĂ©remment les termes « insurrection », « conquĂȘte du pouvoir » et « coup d’État »[21]. La communiste allemande Rosa Luxemburg parle elle aussi du « coup d’État d’octobre »[22].

Marc Ferro considĂšre qu’Octobre est Ă  la fois, techniquement, un putsch, mais qui ne s’explique que dans le contexte d’ébullition rĂ©volutionnaire gĂ©nĂ©rale dans tout le pays et dans toute la sociĂ©tĂ©. Les forces populaires ont apportĂ© un soutien au moins tacite Ă  l’entreprise bolchevique, face Ă  un gouvernement discrĂ©ditĂ© et dĂ©jĂ  impuissant :

« Aux militants rĂ©volutionnaires de 1917, Octobre apparut comme un coup d’État contre la dĂ©mocratie, comme une sorte de putsch accompli par une minoritĂ© qui sut prendre le pouvoir et le garder. Jugement excessif puisqu’au IIe CongrĂšs des soviets, rĂ©uni en pleine insurrection, il y avait une majoritĂ© de bolcheviks, qu’une partie des SR et des mencheviks s’y rallia aux vainqueurs, et que les futurs dirigeants de l’État soviĂ©tique, LĂ©nine, Trotski, Kamenev, Zinoviev, Ă©taient Ă©lus en tĂȘte du PrĂ©sidium. [
] Le jugement des nouveaux opposants, mencheviks, populistes, anarchistes, est Ă©galement partial en ce sens que les bolcheviks accomplissaient par prioritĂ© aprĂšs six mois de lutte et de tergiversations ce que les classes populaires demandaient : que les chefs militaires, les propriĂ©taires, les riches, les prĂȘtres et autres « bourgeois » soient dĂ©finitivement expulsĂ©s de l’Histoire. Par contre, il est indĂ©niable qu’en participant Ă  l’insurrection et en aidant les bolcheviks Ă  prendre le pouvoir, les soldats, ouvriers et marins croyaient que le pouvoir passerait aux Soviets. Pas un instant, ils n’imaginaient que les bolcheviks, en leur nom, garderaient ce pouvoir pour eux tout seuls, et pour toujours[23]. »

Évoquant les « paradoxes et malentendus d’Octobre », Nicolas Werth rĂ©sume ainsi les dĂ©bats et les thĂšses opposĂ©es, souvent non dĂ©nuĂ©s d’arriĂšre-pensĂ©es et de parti-pris idĂ©ologiques :

« Pour une premiĂšre Ă©cole historique qu’on pourrait qualifier de « libĂ©rale », la rĂ©volution d’Octobre n’a Ă©tĂ© qu’un putsch imposĂ© par la violence Ă  une sociĂ©tĂ© passive, rĂ©sultat d’une habile conspiration tramĂ©e par une poignĂ©e de fanatiques disciplinĂ©s et cyniques, dĂ©pourvus de toute assise rĂ©elle dans le pays. Aujourd’hui, la quasi-totalitĂ© des historiens russes, comme les Ă©lites cultivĂ©es et les dirigeants de la Russie post-communiste a fait sienne la vulgate libĂ©rale. PrivĂ©e de toute Ă©paisseur sociale et historique, la rĂ©volution d’ n’a Ă©tĂ© qu’un accident qui a dĂ©tournĂ© de son cours naturel la Russie prĂ©-rĂ©volutionnaire, une Russie riche, laborieuse et en bonne voie vers la dĂ©mocratie [
]. Si le coup d’État bolchĂ©vique de 1917 n’a Ă©tĂ© qu’un accident, alors le peuple russe n’a Ă©tĂ© qu’une victime innocente. Face Ă  cette interprĂ©tation, l’historiographie soviĂ©tique a tentĂ© de montrer qu’Octobre avait Ă©tĂ© l’aboutissement logique, prĂ©visible, inĂ©vitable, d’un itinĂ©raire libĂ©rateur entrepris par les « masses » consciemment ralliĂ©es au bolchevisme. [
] Rejetant la vulgate libĂ©rale comme la vulgate marxisante, un troisiĂšme courant historiographique s’est efforcĂ© de « dĂ©s-idĂ©ologiser » l’histoire, de comprendre, comme l’écrivit Marc Ferro, que l’insurrection d’ ait pu ĂȘtre Ă  la fois un mouvement de masse et que seul un petit nombre y ait participĂ©. »

C’est pourquoi, selon cet historien, loin des « simplismes » libĂ©raux ou marxistes,

« la rĂ©volution d’Octobre 1917 nous apparaĂźt comme la convergence momentanĂ©e de deux mouvements : une prise du pouvoir politique, fruit d’une minutieuse prĂ©paration insurrectionnelle, par un parti qui se distingue radicalement, par ses pratiques, son organisation et son idĂ©ologie, de tous les autres acteurs de la rĂ©volution ; une vaste rĂ©volution sociale, multiforme et autonome [
] une immense jacquerie paysanne d’abord, [
] l’annĂ©e 1917 [Ă©tant] une Ă©tape dĂ©cisive d’une grande rĂ©volution agraire, [
] une dĂ©composition en profondeur de l’armĂ©e, formĂ©e de prĂšs de 10 millions de soldats-paysans mobilisĂ©s depuis 3 ans dans une guerre dont ils ne comprenaient guĂšre le sens [
], un mouvement revendicatif ouvrier spĂ©cifique, [
], un quatriĂšme mouvement enfin [
] Ă  travers l’émancipation rapide des nationalitĂ©s et des peuples allogĂšnes [
]. Chacun de ces mouvements a sa propre temporalitĂ©, sa dynamique interne, ses aspirations spĂ©cifiques, qui ne sauraient Ă©videmment ĂȘtre rĂ©duites ni aux slogans bolcheviques ni Ă  l’action politique de ce parti [
]. Durant un bref mais dĂ©cisif instant — la fin de l’annĂ©e 1917 — l’action des Bolcheviks, minoritĂ© politique agissante dans le vide institutionnel ambiant, va dans le sens des aspirations du plus grand nombre, mĂȘme si les objectifs Ă  moyen et Ă  long terme sont diffĂ©rents pour les uns et pour les autres. »

Selon sa conclusion, en , « momentanĂ©ment, coup d’État politique et rĂ©volution sociale se tĂ©lescopent, avant de diverger vers des dĂ©cennies de dictature »[24].

Le problĂšme de la coalition

Le 2e CongrÚs des Soviets avait approuvé la nomination du gouvernement composé uniquement de bolcheviks. Or pour de nombreux militants bolcheviques, cette solution n'est pas acceptable. Victor Serge écrit : « On affirme que les bolcheviks voulurent tout de suite le monopole du pouvoir. Autre légende ! Ils redoutaient l'isolement du pouvoir. Nombre d'entre eux furent, au début, partisans d'un gouvernement de coalition socialiste »[25]. De fait dÚs le lendemain de l'insurrection victorieuse, la quasi-totalité des délégués au congrÚs des soviets votent une résolution du menchevik Julius Martov, soutenue par le bolchevik Lounatcharski, demandant que le Conseil des commissaires du peuple soit élargi à des représentants d'autres partis socialistes. Le syndicat des cheminots, le Vikhjel, reprend cette revendication.

L’opportunitĂ© de crĂ©er une coalition socialiste entraĂźne de vifs dĂ©bats au sein du parti bolchevique, les dirigeants Ă©tant divisĂ©s sur le fait de partager le pouvoir ou sur les concessions possibles, et mĂšne le parti bolchevique au bord de la scission (plusieurs dirigeants dĂ©missionnent de leurs postes pour dĂ©noncer le refus d'une coalition par LĂ©nine : « Ce groupe (Zinoviev, Kamenev, Rykov et Noguine) s’indigna et des tentatives de LĂ©nine pour faire Ă©chouer les nĂ©gociations, et de son comportement Ă  l’égard des autres partis socialistes Ă  la veille des Ă©lections, notamment dans la question fondamentale de la libertĂ© de la presse »[26]). Le commissaire du peuple au travail Chliapnikov, ainsi que Riazanov, se joignent aux protestations contre le refus de LĂ©nine. Finalement une dĂ©lĂ©gation, conduite par Kamenev, rencontre les reprĂ©sentants mencheviks et SR, qui exigent le dĂ©sarmement des gardes rouges et un gouvernement sans LĂ©nine ni Trotski.

Mis en difficultĂ© au cours d’un comitĂ© central du parti bolchevique, LĂ©nine est contraint de transiger : il refuse la poursuite des nĂ©gociations en vue d’une coalition unissant tous les socialistes, mais accepte que des nĂ©gociations se poursuivent uniquement avec les SR de gauche. Certains SR de gauche entrent ainsi au gouvernement en .

Les premiers jours d’un nouvel État

Les avis sur les premiers jours suivant le changement de pouvoir d’Octobre sont partagĂ©s.

Pour certains, il s’agit dĂšs le dĂ©but d’une dictature. Maxime Gorki Ă©crit le : « Les bolcheviks ont placĂ© le CongrĂšs des soviets devant le fait accompli de la prise du pouvoir par eux-mĂȘmes, non par les soviets. [...] Il s’agit d’une rĂ©publique oligarchique, la rĂ©publique de quelques commissaires du peuple »[27].

DĂšs le lendemain du , sept journaux de la capitale sont interdits[28]. Il s'agit selon Victor Serge de sept journaux prĂŽnant ouvertement la rĂ©sistance armĂ©e au « coup de force des agents du Kaiser ». Mais les partis socialistes conservent leur presse, comme celui de Maxime Gorki. Selon Victor Serge, la presse lĂ©gale menchevique ne disparaĂźt qu’en 1919, celle des anarchistes hostiles au rĂ©gime en 1921, celle des SR de gauche dĂšs du fait de leur rĂ©volte contre les bolcheviks.

Mais les bolcheviks s’étaient, avant qu’ils prennent le pouvoir, prononcĂ©s pour la libertĂ© de la presse, y compris LĂ©nine[29], et cette volte-face n’est pas acceptĂ©e par de nombreux bolcheviks[30]. Marc Ferro considĂšre que « contrairement Ă  la lĂ©gende, la suppression de la presse bourgeoise ou des feuilles SR n'Ă©mane ni de LĂ©nine ni des sphĂšres dirigeantes du parti bolcheviks » mais « du public, en l'occurrence des milieux populaires insurgĂ©s »[31].

Alors qu'Ă  peu prĂšs tous les fonctionnaires de Petrograd se sont mis en grĂšve pour protester contre le coup de force, des listes publiques dĂ©noncent ceux qui refusent de servir le nouveau pouvoir. Le , les dirigeants du parti KD, qui ont pris la tĂȘte de la rĂ©sistance armĂ©e au gouvernement bolchevique, sont dĂ©clarĂ©s en Ă©tat d'arrestation[32].

D'autres estiment que c’est surtout la clĂ©mence qui marque les premiers temps du rĂ©gime soviĂ©tique[33]. Les ministres du gouvernement provisoire sont arrĂȘtĂ©s, et rapidement relĂąchĂ©s. La plupart participeront par la suite Ă  la guerre civile aux cĂŽtĂ©s des armĂ©es blanches. Le gĂ©nĂ©ral Krasnov, qui s'est soulevĂ© au lendemain de l'insurrection d'Octobre, est remis en libertĂ© avec d'autres officiers contre leur parole de ne pas reprendre les armes contre le rĂ©gime soviĂ©tique. Ils formeront les cadres de l’armĂ©e blanche dans les mois suivants.

Pour Nicolas Werth, le nouveau pouvoir entreprend une reconstruction autoritaire de l'État au dĂ©triment des instances de contre-pouvoir nĂ©es spontanĂ©ment de la sociĂ©tĂ© civile : comitĂ©s d'usine, coopĂ©ratives, syndicats ou soviets sont dĂ©jĂ  noyautĂ©s, subordonnĂ©s ou transformĂ©s en coquilles vides. « En quelques semaines (fin - ), le « pouvoir par en-bas », le « pouvoir des soviets » qui s'Ă©tait dĂ©veloppĂ© de fĂ©vrier Ă  (...) se transforme en un pouvoir par en-haut, Ă  l'issue de procĂ©dures de dessaisissement bureaucratiques ou autoritaires. Le pouvoir passe de la sociĂ©tĂ© Ă  l'État, et dans l'État au parti bolchevik »[34].

Vers la guerre civile

Orphelins des rues, victimes de la famine de 1920-1921.

Lorsque les bolcheviks prennent le pouvoir Ă  PĂ©trograd, l'État russe est en dĂ©liquescence, l'armĂ©e n'existe pratiquement plus, l'empire est en voie de dislocation sous l'action de forces centrifuges, et la population en proie Ă  d'Ă©normes convulsions sociales rĂ©volutionnaires. En outre, la Grande Guerre continue.

Dans ces conditions, beaucoup ne voyaient la rĂ©volution d'Octobre que comme une pĂ©ripĂ©tie supplĂ©mentaire, et peu osaient croire Ă  la survie durable du nouveau rĂ©gime bolchevique. C'est au point qu'en , LĂ©nine esquissera quelques pas de danse dans la neige le jour oĂč son gouvernement dĂ©passera d'une journĂ©e la durĂ©e de la Commune de Paris de 1871.

DĂšs le , le nouveau pouvoir doit faire Ă©chec Ă  une tentative de reconquĂȘte de Petrograd menĂ©e par Kerenski et les Cosaques du gĂ©nĂ©ral Krasnov. Ces derniers sont appuyĂ©s Ă  Petrograd mĂȘme par une mutinerie des Ă©lĂšves officiers (junkers), dont les SR ont pris la tĂȘte. Les junkers sont rapidement dĂ©faits par les gardes rouges. ArrivĂ©s Ă  20 kilomĂštres de la capitale, les cosaques rencontrent la rĂ©sistance de ces derniers, et subissent des pertes importantes.

De son cĂŽtĂ©, le grand Quartier gĂ©nĂ©ral (la « Stavka ») de l’armĂ©e russe annonce le sa volontĂ© de marcher sur Petrograd « afin d’y rĂ©tablir l’ordre ». Rejoint par les chefs du parti SR, Tchernov et Gots, il propose la crĂ©ation d’un « gouvernement de l’ordre ». Cependant, la masse des soldats passe peu Ă  peu aux bolcheviks, arrĂȘtant les officiers. Le , LĂ©nine appelle les soldats Ă  s’opposer Ă  la tentative contre-rĂ©volutionnaire des officiers, Ă  Ă©lire des reprĂ©sentants et engager directement des nĂ©gociations d’armistice. Le , l’état-major doit fuir dans le sud, le gĂ©nĂ©ralissime Doukhonine Ă©tant massacrĂ© par ses propres soldats.

L'armistice avec les Empires centraux est signé le . Au cours des négociations qui s'engagent à Brest-Litovsk, les bolcheviks cherchent surtout à gagner du temps en attendant que la contagion révolutionnaire gagne les lignes allemandes. Mais ce n'est qu'en , une fois ces espoirs déçus, qu'est signé le trÚs dur traité de Brest-Litovsk.

À partir du printemps 1918, dans les villes comme les campagnes, les oppositions enflent contre le nouveau rĂ©gime, qu'elles soient populaires, libĂ©rales, socialistes ou monarchistes - tandis que les puissances Ă©trangĂšres commencent Ă  intervenir sur le territoire russe. Les bolcheviks ont eux-mĂȘmes pris les devants en fondant une police politique, la Tcheka, dĂšs , et en dissolvant la Constituante russe dĂšs sa premiĂšre sĂ©ance en . Au printemps 1918, aprĂšs avoir mis hors-la-loi les partis bourgeois et libĂ©raux, ils ont engagĂ© la rĂ©pression des anarchistes, puis rompu avec les SR de gauche.

AprĂšs quelques combats sporadiques dĂšs l'automne 1917, le printemps 1918 est marquĂ© par la constitution d'une premiĂšre armĂ©e blanche dans la rĂ©gion du Don, par des milliers d’officiers et de junkers, ainsi que par le gĂ©nĂ©ral Kornilov, arrĂȘtĂ© Ă  la suite de sa tentative de putsch en septembre et qui a pu quitter le monastĂšre oĂč il Ă©tait internĂ©. L'armĂ©e des volontaires est formĂ©e par le gĂ©nĂ©ral tsariste AlexĂ©ĂŻev. Cette armĂ©e rĂ©prime les soulĂšvements bolchĂ©viques Ă  Rostov-sur-le-Don et Taganrog, les et . Les gardes rouges ouvriĂšres de Moscou et Petrograd, sous le commandement d’Antonov-OvseĂŻenko convergent vers le sud et mĂšnent une guerre de partisans, qui finissent par chasser Kornilov. C'est au point qu'apprenant la dĂ©route des Blancs, LĂ©nine croit pouvoir s'exclamer, le , que la guerre civile est terminĂ©e.

En réalité, c'est véritablement à partir de l'été 1918 que s'engage la guerre civile russe, dont l'issue permet la survie du nouveau régime, mais à un prix trÚs lourd.

Victoire et crise du « communisme de guerre »

Pour faire face aux problĂšmes posĂ©s par la guerre civile et l'offensive militaire de pays Ă©trangers (Allemagne, Angleterre, France, Japon, États-Unis), et afin d'assurer l'approvisionnement des villes et de l'armĂ©e, LĂ©nine dĂ©crĂšte le « communisme de guerre », dont les mesures essentielles sont :

  • nationalisation des industries et du commerce ;
  • production planifiĂ©e de maniĂšre centralisĂ©e par le gouvernement ;
  • stricte discipline pour les travailleurs (les grĂ©vistes peuvent ĂȘtre fusillĂ©s) ;
  • travail obligatoire des paysans ;
  • interdiction de l'entreprise privĂ©e ;
  • rĂ©quisition de la production agricole au-delĂ  du minimum vital pour les paysans ;
  • rationnement et centralisation de la distribution de nourriture.

Les éléments fondateurs du régime, sous l'appellation de « dictature du prolétariat »[35], se mettent aussi en place à cette époque :

  • dissolution dĂšs sa premiĂšre sĂ©ance de l'AssemblĂ©e constituante Ă©lue au suffrage universel (janvier 1918) ; les bolcheviks, majoritaires dans les villes, y sont minoritaires (25 % des voix) en raison du vote des campagnes en faveur du Parti socialiste rĂ©volutionnaire (60 % des voix)[36] ;
  • crĂ©ation de l'ArmĂ©e rouge le 23 fĂ©vrier 1918 : ses soldats sont recrutĂ©s d'abord sur la base du volontariat, puis par conscription ;
  • mise en place, dĂšs dĂ©cembre 1917, d'une police politique, la TchĂ©ka, et de tribunaux d'exception, chargĂ©s d'arrĂȘter et de juger les « ennemis du rĂ©gime »[N 1] tels les socialistes rĂ©volutionnaires, les anarchistes, les mencheviks, les socialistes-rĂ©volutionnaires de gauche, les sionistes, les bundistes, les pacifistes, les dĂ©mocrates, les libĂ©raux du Parti constitutionnel dĂ©mocratique, et, bien sĂ»r, les « Blancs » (partisans de la monarchie) ;
  • progressivement, le Parti bolchevik devient le parti unique ;
  • la censure de la presse et de la radio, qui tombent dans les mains du parti ;
  • la IIIe Internationale (ou Komintern) est crĂ©Ă©e en mars 1919 Ă  Moscou, officiellement pour ĂȘtre l'instrument de la « rĂ©volution mondiale » ; les partis communistes Ă©trangers doivent se soumettre aux 21 conditions d'adhĂ©sion, Ă©crites en juillet 1920 ; les rĂ©volutions de 1919 en Allemagne et en Hongrie, ainsi que les grĂšves dans la plupart des pays europĂ©ens font un temps penser aux SoviĂ©tiques que la RĂ©volution devient mondiale ; mais l'Ă©crasement des spartakistes en Allemagne et celui du rĂ©gime hongrois de BĂ©la Kun mettent fin Ă  ces espoirs.

Les logements des classes aisĂ©es sont collectivisĂ©s : les appartements collectifs entrent ainsi dans la vie des Russes. Alors que la monnaie s'effondre et que le pays vit Ă  l'heure du troc et des salaires versĂ©s en nature, le rĂ©gime instaure la gratuitĂ© des logements, des transports, de l'eau, de l'Ă©lectricitĂ© et des services publics, tous pris en main par le Parti-État. Certains bolcheviks rĂȘvent mĂȘme dĂšs lors d'abolir l'argent, ou du moins de limiter drastiquement son usage. D'abord improvisĂ© sous le feu des circonstances, le « communisme de guerre » (terme crĂ©Ă© a posteriori, apparu aprĂšs la fin de la guerre civile) paraĂźt alors un moyen de faire passer directement la Russie au socialisme.

Le pouvoir restaure aussi un puissant dirigisme sur l'Ă©conomie et sur les ouvriers. Pour ce faire, il n'hĂ©site pas Ă  rĂ©tablir une discipline de fer dans les usines ou Ă  faire rĂ©apparaĂźtre des pratiques honnies comme le salaire aux piĂšces, le livret de travail, le lock-out, le retrait des cartes de ravitaillement, l'arrestation et la dĂ©portation des meneurs de grĂšves. Des centaines de grĂ©vistes sont mĂȘme fusillĂ©s. Les syndicats sont Ă©purĂ©s, bolchevisĂ©s et transformĂ©s en courroie de transmission, les coopĂ©ratives absorbĂ©es, les soviets transformĂ©s en coquilles vides. En 1920, Trotski suscite une vaste controverse en proposant la « militarisation » du travail. Dans les campagnes, des dĂ©tachements armĂ©s procĂšdent violemment aux rĂ©quisitions forcĂ©es de cĂ©rĂ©ales pour nourrir les villes ainsi que l'ArmĂ©e rouge.

Le pouvoir mĂšne aussi un Ă©norme effort d'alphabĂ©tisation, d'Ă©ducation et de propagande Ă  destination des soldats et des masses populaires. Il encourage l'effervescence artistique et met les crĂ©ateurs des avant-gardes au service de la rĂ©volution par une vaste production d'Ɠuvres et d'affiches qui aident le ralliement des masses aux bolcheviks[37].

Cette politique sauve le régime, mais contribue à l'énorme mécontentement populaire et à l'effondrement radical de la production, de la monnaie et du niveau de vie. L'économie est ruinée, le réseau de transports disloqué. Le marché noir et le troc fleurissent[38]. L'inégalité institutionnelle du rationnement au profit des soldats et des bureaucrates suscite les récriminations populaires. Les villes se dépeuplent, beaucoup d'ouvriers et de citadins affamés revenant à la terre. C'est ainsi que Moscou et Petrograd se vident de moitié, tandis que la classe ouvriÚre se décompose : elle compte moins d'un million d'actifs en 1921, contre plus de trois millions en 1917.

En 1921-1922, une famine doublée d'une trÚs grave épidémie de typhus fauche plusieurs millions de vies dans les campagnes russes.

En 1920, Albert Londres sera le premier journaliste français à pénétrer dans ce pays difficile d'accÚs. Il publie ses articles sur la misÚre du peuple russe dans le magazine L'Excelsior.

La révolte de Kronstadt et l'instauration de la NEP (mars 1921)

Attaque de Kronstadt par l'Armée rouge.

ÉcƓurĂ©s par le monopole du pouvoir acquis par le parti bolchevique, ainsi que par la violence et la rĂ©pression dĂ©ployĂ©s dans les campagnes ou contre les ouvriers en grĂšve, les marins de Kronstadt se rĂ©voltent en et exigent le retour au pouvoir des soviets, des Ă©lections libres, la libertĂ© du marchĂ© intĂ©rieur, la fin de la police politique. En pratique l'insurrection consista en la dissolution du soviet de Kronstadt et en la dĂ©signation d'un « comitĂ© rĂ©volutionnaire provisoire » Ă  sa place[39]. Leur soulĂšvement est Ă©crasĂ© par Trotski et Toukhatchevski.

Au mĂȘme moment, le pouvoir met les mencheviks hors-la-loi, rĂ©prime les derniĂšres grandes vagues de protestations ouvriĂšres, et entame une violente campagne de « pacification » contre les paysans insurgĂ©s. Le Xe congrĂšs du Parti, tenu au mĂȘme moment que l'insurrection de Kronstadt, abolit aussi le droit de fraction au sein du Parti.

Mais devant l'impasse du « communisme de guerre » et l'effondrement de l'Ă©conomie, LĂ©nine dĂ©cide un retour limitĂ© et provisoire au capitalisme de marchĂ© : la Nouvelle politique Ă©conomique (NEP) est adoptĂ©e au cours du mĂȘme congrĂšs. Cette libĂ©ralisation Ă©conomique, qui ne se double d'aucune libĂ©ralisation politique, va permettre de redresser l'Ă©conomie.

Notes et références

Notes

  1. La survie de l'État dĂ©pend beaucoup d'une surveillance de ses citoyens par la police politique. La TchĂ©ka — connue ensuite sous diffĂ©rents noms : GPU, MVD, NKVD (Narodnyi Komissariat Vnutrennih Del), et finalement KGB en 1953 — est chargĂ©e de liquider les « poux » et autres « agents capitalistes » avec des « mĂ©thodes expĂ©ditives ». Elle est aussi chargĂ©e de la traque des dissidents, de leur expulsion du Parti et de leur jugement pour activitĂ©s contre-rĂ©volutionnaires.

Références

  1. Martin Malia, Histoire des révolutions, Points, 464 p. (ISBN 978-2757813553, lire en ligne), « Octobre rouge », p. 339
  2. Geoffroy Caillet, « Octobre rouge, une révolution du septiÚme art », sur lefigaro.fr
  3. Rabinowitch (1978), p. 311.
  4. « Partage noir » est le nom d'une organisation contestataire populiste anti-tsariste née en 1879, au moment de la scission avec l'organisation terroriste Narodnaïa Volia.
  5. Léon Trotsky, « Marée montante », dans son Histoire de la révolution russe.
  6. Michel Heller et Aleksandr Nekrich, L’Utopie au pouvoir, op. cit., p. 25. Marc Ferro, d’aprĂšs le compte rendu des dĂ©bats, prĂ©cise qu’en « revendiquant le pouvoir pour son parti, trĂšs minoritaire, LĂ©nine ne provoqua pas l’indignation des dĂ©putĂ©s mais un immense Ă©clat de rire » ». La RĂ©volution de 1917, op. cit., p. 473.
  7. 1917, documentaire diffusé sur Arte le 7 novembre 2007.
  8. Richard Pipes, La RĂ©volution russe, op. cit., p. 457.
  9. « La nuit des chefs rouges », Courrier international, no hors-sĂ©rie,‎ septembre-octobre-novembre 2017, p. 53 (lire en ligne, consultĂ© le ).
  10. Richard Pipes, La RĂ©volution russe, op. cit., p. 463-464.
  11. Marc Ferro ajoute qu'il ne faudrait pas « accorder trop de foi ou de signification à ces chiffres ». La Révolution de 1917, op. cit., p. 849.
  12. Jean-Jacques Marie, LĂ©nine, Paris, Balland, 2004, p. 215.
  13. Jean-Jacques Marie, LĂ©nine, p. 217.
  14. Cité par Marc Ferro, La Révolution de 1917, op. cit., p. 851.
  15. LĂ©nine, ƒuvres complĂštes, tome 35, p. 36.
  16. Voir Michael Löwy, « La rĂ©volution d’Octobre et la question nationale : LĂ©nine contre Staline », Critique communiste, n° 150, automne 1997.
  17. « Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolĂ©tariat. » Engels, prĂ©face Ă  La Guerre civile en France de Karl Marx, citĂ© par Kostas PapaĂŻoannou dans Marx et les marxistes, Flammarion, 1972, p. 223.
  18. Marc Ferro, La RĂ©volution de 1917, op. cit., p. 307.
  19. Titre d’un chapitre d’HĂ©lĂšne CarrĂšre d'Encausse, LĂ©nine, Fayard, 1997.
  20. Alessandro Mongili, Staline et le stalinisme, Casterman, 1995.
  21. Léon Trotsky, Ma vie, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 2004, p. 403-408.
  22. Rosa Luxemburg, La RĂ©volution russe, op. cit., p. 15.
  23. Marc Ferro (avec Jean Elleinstein), La RĂ©volution d’Octobre, L’HumanitĂ© en Marche, Éd. du Burin, 1972, p. 95.
  24. Nicolas Werth, « Paradoxes et malentendus d’Octobre », in Le Livre noir du communisme, Robert Laffont, 1997, p. 49-51.
  25. Victor Serge, « Postface inédite : trente ans aprÚs », L'An I de la révolution russe, La Découverte, Paris, 1997, p. 455-456.
  26. HélÚne CarrÚre d'Encausse, Lénine, la révolution et le pouvoir, Flammarion, 1979, p. 95.
  27. Novaïa Jizn', 7 décembre 1917.
  28. Selon Marc Ferro, La RĂ©volution de 1917, 1967, p. 863. Parmi eux, la Retch [La Parole], organe central du parti des cadets (qui continue Ă  paraĂźtre sous d’autres titres jusqu'en juillet 1918) ; Dien [le Jour], quotidien de tendance libĂ©rale-bourgeoise financĂ© par les banques ; Birjovka ou BirjĂ©vyiĂ© ViĂ©domosti [La Gazette de la Bourse], journal bourgeois fondĂ© en 1880 dans des buts commerciaux. Selon Nicolas Werth, certains seraient des journaux socialistes, ce que contestent Marc Ferro et Victor Serge. Dans La RĂ©volution russe, op. cit., Richard Pipes qualifie Dien de journal menchevique et parle en outre de l'interdiction de Nache obsheie delo, « entiĂšrement antibolchevique » et de Novoie Vremia, « de droite » (p. 479). Il ajoute que « la plupart des quotidiens interdits reparurent trĂšs vite sous des noms diffĂ©rents ».
  29. « Par le passĂ© [
] LĂ©nine s’était fait alors le chantre de la libertĂ© de la presse [
] moins de trois mois plus tard, il oublie ce texte intitulĂ© "Comment assurer le succĂšs de l’AssemblĂ©e constituante ?". Une fois le pouvoir acquis, il est devenu hostile et Ă  la presse libre, et Ă  la Constituante ». HĂ©lĂšne CarrĂšre d'Encausse, LĂ©nine, Fayard, 1998, p. 350. LĂ©nine rĂ©pond ainsi le 7 novembre aux SR de gauche qui protestent contre l’interdiction de journaux bourgeois : « N'avait-on pas interdit les journaux tsaristes aprĂšs le renversement du tsarisme ? ».
  30. Iouri Larine propose ainsi au comitĂ© exĂ©cutif central une motion rĂ©clamant l’abolition des mesures contre la libertĂ© de la presse, motion qui n’est rejetĂ©e qu’à deux voix prĂšs.
  31. Marc Ferro, La RĂ©volution de 1917, 1967, p. 863.
  32. Le dĂ©cret sur l'arrestation des chefs de la guerre civile contre la rĂ©volution (Pravda, n° 23, 12 dĂ©cembre (29 novembre) 1917) dĂ©clare que « Les membres des organismes dirigeants du parti cadet sont passibles d'ĂȘtre arrĂȘtĂ©s et dĂ©fĂ©rĂ©s devant les tribunaux rĂ©volutionnaires ».
  33. Arno Joseph Mayer, Les Furies : Violence, vengeance, terreur, aux temps de la Révolution française et de la révolution russe, p. 215-219 : « S'il n'y avait pas eu de "preuves" d'une résistance implacable juste aprÚs la prise du pouvoir, les bolcheviques auraient trÚs probablement renoncé à la terreur (...) En novembre 1918 encore, alors que le clivage ami-ennemi était consommé, Lénine prétendait non sans raison que "nous procédons à des arrestations mais que nous ne recourons pas à la terreur" notamment contre des frÚres ennemis. ». Voir aussi Pierre Broué, « Les débuts du régime soviétique et la paix de Brest-Litovsk », dans Le Parti bolchevique ; ou Edward Hallett Carr, La Révolution russe.
  34. Nicolas Werth, L'URSS de LĂ©nine Ă  Staline, Que sais-je ?, 1995, p. 8.
  35. Ce qui est contesté par de nombreux marxistes, comme Rosa Luxemburg pour qui le régime bolchevik est « une dictature, il est vrai, non celle du prolétariat, mais celle d'une poignée de politiciens, c'est-à-dire une dictature au sens bourgeois » (La Révolution russe, septembre 1918).
  36. Cette dissolution est fortement critiquée par des marxistes comme Charles Rappoport qui écrit que « Lénine a agi comme le tsar. En chassant la Constituante, Lénine crée un vide horrible autour de lui. Il provoque une terrible guerre civile sans issue et prépare des lendemains terribles. » (La Vérité, 26 janvier 1918). Il écrit également que « la garde rouge de Lénine-Trotsky a fusillé Karl Marx. » (Le Journal du peuple, 24 janvier 1918).
  37. Selon Sabine Dullin, Histoire de l'URSS, op. cit., 3700 affiches sont ainsi créées pendant la guerre civile.
  38. Selon Nicolas Werth, Histoire de l'URSS de Lénine à Staline, op. cit., la moitié du ravitaillement urbain en 1920 est assurée par le marché noir.
  39. La vérité sur Cronstadt

Voir aussi

Articles connexes

Bibliographie

Filmographie

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