Nuit des Longs Couteaux (Québec)
Au Québec, la nuit des Longs Couteaux est un terme utilisé en référence à la nuit du , au moment où le premier ministre du Canada Pierre Elliott Trudeau a fait accepter son projet de loi constitutionnelle par 9 des 10 premiers ministres provinciaux, à l'insu du premier ministre du Québec René Lévesque, qui dormait à Hull[1].
Dans le Canada anglais, le même événement est appelé le kitchen accord[2], en français « l'accord de la cuisine », puisque les négociations ont débuté dans une cuisine du Centre de conférences du gouvernement[3], situé en face de l'hôtel Château Laurier d'Ottawa où étaient hébergés les premiers ministres concernés.
Origine de l'expression
La phrase fait référence à la nuit des Longs Couteaux, survenue en Allemagne en 1934, durant laquelle des personnes menaçant le statut politique d'Adolf Hitler ont été écartées des hautes sphères du parti nazi et, pour la plupart, assassinées. Des commentateurs québécois des négociations constitutionnelles canadiennes de 1981, principalement les nationalistes, ont rapidement utilisé cette expression au lendemain de l'entente, conclue au cours de la nuit par le gouvernement fédéral et neuf des dix gouvernements provinciaux sans la participation du gouvernement québécois, et donc considérée comme une trahison puisque la plupart des provinces avaient conclu un accord de solidarité avec le Québec jusque-là .
Le problème constitutionnel
En 1981, le Canada conservait certains liens constitutionnels avec le Royaume-Uni : l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, en application depuis le , n'était encore qu'une loi du Parlement de Londres. Pierre Elliott Trudeau souhaitait mettre fin à cette tutelle en rapatriant la Constitution canadienne du Royaume-Uni. Ce rapatriement était au centre d'une importante dispute opposant les premiers ministres provinciaux et Trudeau.
Un groupe appelé le « Groupe des huit » ((en) Gang of Eight), composé de tous les premiers ministres provinciaux sauf Bill Davis (Ontario) et Richard Hatfield (Nouveau-Brunswick), ont soumis un plan de Constitution ne comportant pas de charte des droits de la personne mais reconnaissant un droit de véto aux provinces pour les modifications constitutionnelles. Trudeau, qui tenait à incorporer sa charte des droits de la personne dans la nouvelle constitution, menaça de recourir directement au parlement du Royaume-Uni, sans passer par le système judiciaire canadien.
Le groupe fit aussitôt appel à la Cour suprême du Canada, qui décréta que le gouvernement fédéral était légalement autorisé à procéder à un rapatriement unilatéral de la Constitution, mais qu'il devait préférablement essayer de s'entendre avec un nombre « substantiel » de provinces. Le nombre fut volontairement laissé indéfini, mais Trudeau le situa arbitrairement entre cinq et neuf, ce qui mena à une rencontre entre Trudeau et tous les premiers ministres provinciaux à Ottawa, en novembre 1981.
Les négociations
Après deux jours de discussions, Trudeau proposa de soumettre son projet de constitution à un référendum national. René Lévesque accepta d'abord pour ensuite exprimer des réserves. (Curieusement, les mémoires de Trudeau et de Lévesque présentent des versions relativement différentes de ces événements.)
Les autres premiers ministres, pour leur part, sachant que les Canadiens étaient majoritairement d'accord avec le projet du premier ministre canadien, souhaitaient éviter un référendum, qui accorderait la victoire à celui-ci, victoire impliquant une importante réduction des pouvoirs des provinces.
À la fin de cette journée de négociations, René Lévesque partit dormir à Hull en demandant aux autres premiers ministres (qui logeaient tous au même hôtel à Ottawa, ville limitrophe de Hull) de l'appeler si quelque chose se passait.
Exclusion du Québec
Cette nuit-là , le procureur général Jean Chrétien négocie avec ses homologues de la Saskatchewan (Roy Romanow) et de l'Ontario (Roy McMurtry). Les premiers ministres provinciaux acceptent de renoncer au droit de véto, alors que Chrétien, avec réserve, leur offre une clause dérogatoire, soit une clause qui permettrait aux provinces de soustraire certaines de leurs dispositions législatives aux exigences constitutionnelles.
Hatfield et Davis acceptent le compromis et disent à Trudeau qu'il devrait conclure l'entente. Trudeau accepte. Cet accord est connu au Canada anglophone comme l'« Accord de la cuisine », parce qu'il est né d'une discussion ayant débuté dans une cuisine.
Le matin suivant, René Lévesque, qui résidait à l'hôtel des Gouverneurs à Gatineau, entre dans l'hôtel pour le déjeuner des premiers ministres et il est alors informé qu'une entente est survenue durant la nuit. Lévesque refuse catégoriquement de la signer et quitte immédiatement la salle. Le Québec annonce le qu'il utilisera son droit de véto sur l'entente, mais le la Cour suprême du Canada entérine une décision de la Cour d'appel du Québec statuant que le Québec n'avait jamais possédé ce droit[4].
Responsabilité du Québec
Dans La Régression tranquille du Québec (2018), l'ex-ministre péquiste Rodrigue Tremblay souligne que René Lévesque, par sa témérité et son absence de stratégie, porte sa part de responsabilité dans ce fiasco : « Il n'en demeure pas moins que le gouvernement Lévesque avait joué avec le feu en adoptant la stratégie fort risquée de se présenter à des négociations constitutionnelles comme « un gouvernement provincial parmi d'autres », et de surcroît, sans avoir en mains un mandat en bonne et due forme de la population du Québec pour participer à des négociations constitutionnelles de grande importance, et cela, après avoir vu sa propre option constitutionnelle rejetée par la population lors d'un référendum spécialement tenu à cet effet[5]. » Selon Tremblay, Lévesque aurait dû refuser de participer à ces négociations, ou encore, il aurait dû réclamer publiquement un référendum pancanadien sur la nouvelle constitution, de la même façon qu'il avait lui-même soumis son projet de souveraineté à un référendum populaire.
Les répercussions
Cet accord a permis à Pierre Elliott Trudeau de convaincre le Parlement britannique d'adopter le « Canada Bill », qui autorise le rapatriement de sa version de la Constitution, et ce, malgré le désaccord officiel du Québec, dont le droit de véto n'avait pas été reconnu sans équivoque par la Cour suprême du Canada.
La version trudeauiste de la constitution ainsi adoptée comporte une nouvelle charte des droits et libertés qui donne préséance aux droits individuels sur les droits collectifs. Cette préséance aura pour effet de faire triompher la vision multiculturaliste du Canada chère à Trudeau, vision qui détrône les Canadiens français de leur statut de « peuple fondateur » du Canada (statut partagé avec les Canadiens anglais dans un Canada biculturel) pour les considérer comme une culture canadienne minoritaire parmi d'autres. De nombreuses décisions ultérieures rendues par la Cour suprême du Canada en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés limiteront les pouvoirs du Québec, notamment, en matière de langue et d'éducation.
Plusieurs fédéralistes et indépendantistes québécois ont perçu l'accord comme un coup de poignard de la part des premiers ministres des autres provinces[1]. Comme l'écrivait l'ancien ministre péquiste Rodrigue Tremblay plus d'un quart de siècle plus tard : « Avec son coup de force contre le gouvernement Lévesque, c'est le Québec tout entier et la nation québécoise que le gouvernement Trudeau spoliait [...][5]. » Ainsi, l'accord a fait chuter radicalement la popularité traditionnelle des libéraux au Québec pour favoriser la victoire de Brian Mulroney et du parti progressiste-conservateur à l'élection suivante (1984).
Aujourd'hui, le Québec n'a toujours pas signé la Constitution canadienne, même après plusieurs tentatives (échouées) d'amendement, tels l'accord du lac Meech (1987) et l'accord de Charlottetown (1990) pendant l'ère de Brian Mulroney. Toutefois, l'absence d'adhésion du Québec à la Constitution du Canada n'a aucune conséquence juridique.
Notes et références
- Robert Dutrisac, « Il y a 25 ans, la nuit des longs couteaux - Une Constitution inachevée », Le Devoir,‎ (ISSN 0319-0722, lire en ligne)
- (en)(fr)« Patriation of the Constitution - Rapatriement de la Constitution » dans L'Encyclopédie canadienne, Historica Canada, 1985–. (consulté le ).
- « Centre de conférences du gouvernement », sur www.pc.gc.ca (consulté le )
- « Jugements de la Cour suprême : Renvoi sur l’opposition du Québec à une résolution pour modifier la Constitution », sur scc-csc.lexum.com (consulté le ).
- Rodrigue Tremblay, La Régression tranquille du Québec : 1980-2018, Fides, (ISBN 9782762142204), p. 127.