Manifeste des 93
Le Manifeste des 93 (également intitulé Appel des intellectuels allemands aux nations civilisées) est un document de propagande daté du qui fut publié en Allemagne sous le titre Aufruf an die Kulturwelt, An die Kulturwelt ! Ein Aufruf (et traduit en français dans La Revue Scientifique du 2e semestre 1914[1]). Il exprime, au début de la Première Guerre mondiale, une réaction des intellectuels allemands aux accusations d'exactions — dommages collatéraux pourtant bien réels — portées contre l'armée allemande à la suite de l'invasion de la Belgique neutre.
Il fut signé par 93 intellectuels allemands (d'où son nom). On retrouve principalement dans cette liste des prix Nobel, des scientifiques, des philosophes, des artistes, des médecins et des enseignants de renommée internationale.
En 1921, The New York Times publia le compte-rendu d'une enquête menée auprès de 73 signataires ayant survécu à cette guerre : 60 exprimèrent diverses formes de regrets et certains affirmèrent avoir signé sans même l'avoir lu[2].
Contexte
Ce qui allait être la Première Guerre mondiale venait de commencer : la déclaration de guerre de l'Empire allemand à la France est effective le . Le premier choc fut la rapide offensive allemande à travers la Belgique neutre, stoppée près de Paris lors de la première bataille de la Marne en .
La communauté internationale, qui s'était soulevée d'abord à cause de l'action d'envahir un pays neutre, s'est émue des atrocités allemandes commises en Belgique, qui étaient bien réelles : ce manifeste propagandiste fut rédigé pour démontrer au monde entier le soutien sans équivoque des intellectuels allemands au Kaiser Guillaume II, à la cause de l'Empire allemand et à l'armée allemande.
Le Figaro du le publie en indiquant : « C'est mieux qu'un document. C'est un monument de mensonge et d'hypocrisie qu'il faut conserver »[3].
Contenu
Texte
« Appel au monde civilisé
En qualité de représentants de la science et de l'art allemands, nous, soussignés, protestons solennellement devant le monde civilisé contre les mensonges et les calomnies dont nos ennemis tentent de salir la juste et noble cause de l'Allemagne dans la terrible lutte qui nous a été imposée et qui ne menace rien de moins que notre existence. La marche des événements s'est chargée de réfuter cette propagande mensongère qui n'annonçait que des défaites allemandes. Mais on n'en travaille qu'avec plus d'ardeur à dénaturer la vérité et à nous rendre odieux. C'est contre ces machinations que nous protestons à haute voix : et cette voix est la voix de la vérité.
Il n'est pas vrai que l'Allemagne ait provoqué cette guerre. Ni le peuple, ni le Gouvernement, ni l'empereur allemand ne l'ont voulue. Jusqu'au dernier moment, jusqu'aux limites du possible, l'Allemagne a lutté pour le maintien de la paix. Le monde entier n'a qu'à juger d'après les preuves que lui fournissent les documents authentiques. Maintes fois pendant son règne de vingt-six ans, Guillaume II a sauvegardé la paix, fait que maintes fois nos ennemis mêmes ont reconnu. Ils oublient que cet Empereur, qu'ils osent comparer à Attila, a été pendant de longues années l'objet de leurs railleries provoquées par son amour inébranlable de la paix. Ce n'est qu'au moment où il fut menacé d'abord et attaqué ensuite par trois grandes puissances en embuscade, que notre peuple s'est levé comme un seul homme.
Il n'est pas vrai que nous avons violé criminellement la neutralité de la Belgique. Nous avons la preuve irrécusable que la France et l'Angleterre, sûres de la connivence de la Belgique, étaient résolues à violer elles-mêmes cette neutralité. De la part de notre patrie, c'eût été commettre un suicide que de ne pas prendre les devants.
Il n'est pas vrai que nos soldats aient porté atteinte à la vie ou aux biens d'un seul citoyen belge sans y avoir été forcés par la dure nécessité d'une défense légitime. Car, en dépit de nos avertissements, la population n'a cessé de tirer traîtreusement sur nos troupes, a mutilé des blessés et égorgé des médecins dans l'exercice de leur profession charitable. On ne saurait commettre d'infamie plus grande que de passer sous silence les atrocités de ces assassins et d'imputer à crime aux Allemands la juste punition qu'ils se sont vus forcés d'infliger à des bandits.
Il n'est pas vrai que nos troupes aient brutalement détruit Louvain. Perfidement assaillies dans leurs cantonnements par une population en fureur, elles ont dû, bien à contrecœur, user de représailles et canonner une partie de la ville. La plus grande partie de Louvain est restée intacte. Le célèbre hôtel de ville est entièrement conservé : au péril de leur vie, nos soldats l'ont protégé contre les flammes. Si dans cette guerre terrible, des œuvres d'art ont été détruites ou l'étaient un jour, voilà ce que tout Allemand déplorera sincèrement. Tout en contestant d'être inférieur à aucune autre nation dans notre amour de l'art, nous refusons énergiquement d'acheter la conservation d'une œuvre d'art au prix d'une défaite de nos armes.
Il n'est pas vrai que nous fassions la guerre au mépris du droit des gens. Nos soldats ne commettent ni actes d'indiscipline ni cruautés. En revanche, dans l'Est de notre patrie la terre boit le sang des femmes et des enfants massacrés par les hordes russes, et sur les champs de bataille de l'Ouest les projectiles dum-dum de nos adversaires déchirent les poitrines de nos braves soldats. Ceux qui s'allient aux Russes et aux Serbes, et qui ne craignent pas d'exciter des mongols et des nègres contre la race blanche, offrant ainsi au monde civilisé le spectacle le plus honteux qu'on puisse imaginer, sont certainement les derniers qui aient le droit de prétendre au rôle de défenseurs de la civilisation européenne.
Il n'est pas vrai que la lutte contre ce que l'on appelle notre militarisme ne soit pas dirigée contre notre culture, comme le prétendent nos hypocrites ennemis. Sans notre militarisme, notre civilisation serait anéantie depuis longtemps. C'est pour la protéger que ce militarisme est né dans notre pays, exposé comme nul autre à des invasions qui se sont renouvelées de siècle en siècle. L'armée allemande et le peuple allemand ne font qu'un. C'est dans ce sentiment d'union que fraternisent aujourd'hui 70 millions d'Allemands sans distinction de culture, de classe ni de parti.
Le mensonge est l'arme empoisonnée que nous ne pouvons arracher des mains de nos ennemis. Nous ne pouvons que déclarer — à haute voix devant le monde entier — qu'ils rendent faux témoignage contre nous. À vous qui nous connaissez et, avez été, comme nous, les gardiens des biens les plus précieux de l'humanité, nous crions :
Croyez-nous ! Croyez que dans cette lutte nous irons jusqu'au bout en peuple civilisé, en peuple auquel l'héritage d'un Goethe, d'un Beethoven et d'un Kant est aussi sacré que son sol et son foyer. Nous vous en répondons sur notre nom et sur notre honneur. »
— [93 signataires], le 4 octobre 1914
Liste des 93 signataires
Albert Einstein, qui avait été l'un des trois seuls savants allemands à signer une pétition pour la paix en 1913, refusa énergiquement de signer ce manifeste qu'il qualifia de « capitulation de l'indépendance intellectuelle allemande. »
- Adolf von Baeyer
- Peter Behrens
- Emil von Behring
- Wilhelm von Bode
- Aloïs Brandl
- Lujo Brentano
- Justus Brinckmann (de)
- Johannes Conrad
- Franz Defregger
- Richard Dehmel
- Adolf Deissmann
- Wilhelm Dörpfeld
- Friedrich von Duhn
- Paul Ehrlich
- Albert Ehrhard
- Carl Engler
- Gerhard Esser
- Rudolf Christoph Eucken
- Herbert Eulenberg
- Heinrich Finke
- Hermann Emil Fischer
- Wilhelm Foerster
- Ludwig Fulda
- Eduard Gebhardt
- Jan Jakob Maria de Groot (en)
- Fritz Haber
- Ernst Haeckel
- Max Halbe (de)
- Gustav-Adolf von Harnack
- Gerhart Hauptmann
- Carl Hauptmann
- Gustav Hellmann
- Wilhelm Herrmann
- Andreas Heusler (de)
- Adolf von Hildebrand
- Ludwig Hoffmann
- Engelbert Humperdinck
- Leopold von Kalckreuth
- Arthur Kampf
- Friedrich August von Kaulbach
- Theodor Kipp (de)
- Felix Klein
- Max Klinger
- Aloïs Knoepfler (de)
- Anton Koch (de)
- Paul Laband
- Karl Lamprecht
- Philipp Lenard
- Maximilian Lenz
- Max Liebermann
- Franz von Liszt
- Ludwig Manzel
- Joseph Mausbach (de)
- Georg von Mayr (de)
- Sebastian Merkle
- Eduard Meyer
- Heinrich Morf (de)
- Friedrich Naumann
- Albert Neisser
- Walther Hermann Nernst
- Wilhelm Ostwald
- Bruno Paul
- Max Planck
- Albert Plehn (de)
- Georg Reicke (de)
- Max Reinhardt
- Alois Riehl
- Carl Robert
- Wilhelm Roentgen
- Max Rubner
- Fritz Schaper
- Adolf von Schlatter
- August Schmidlin (de)
- Gustav von Schmoller
- Reinhold Seeberg
- Martin Spahn
- Franz von Stuck
- Hermann Sudermann
- Hans Thoma
- Wilhelm Trübner
- Karl Vollmöller
- Richard Voss
- Karl Vossler
- Siegfried Wagner
- Heinrich Wilhelm Waldeyer
- August von Wassermann
- Felix Weingartner
- Theodor Wiegand
- Wilhelm Wien
- Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff
- Richard Willstätter
- Wilhelm Windelband
- Wilhelm Wundt
Origine du texte
Le , l'industriel Erich Buchwald demande à Hermann Sudermann de réagir à ce qu'il considère être des diffamations d'origine étrangère.
Initiatives semblables
En , des historiens d'Oxford signent Why we are at war.
En , vingt-deux recteurs d'universités allemandes signent un manifeste dénonçant les accusations portées contre l'Allemagne. Un autre manifeste est signé par 3 016 professeurs d'université et d’écoles supérieures[4], avec publication le . Waldeyer fonde le Kulturband à Berlin.
C'est le qu'est signée, à l'initiative de Reinhold Seeberg, la Pétition des intellectuels (par 352 professeurs de l'enseignement supérieur Seeberg-Adresse).
Échos et effets
Le , le New York Times publie Réponse aux professeurs allemands, réponse signée par 120 professeurs britanniques.
En France, le manifeste des 93 incita le ministère des Affaires étrangères à créer un service de la Propagande.
Dans l'élan de l'appel, plusieurs signataires allemands rejoignent le cercle politique de la Société Allemande de 1914.
Les dirigeants français de la ligue du libre-échange, Yves Guyot notamment, polémiquèrent via la presse suisse avec un Allemand signataire, Lujo Brentano, jusqu'en [5].
On lira dans le mémoire de Marie-Ève Chagnon la réaction des diverses Académies de France : fallait-il exclure les membres correspondants étrangers signataires de ce manifeste ? Les signataires, au fond, s'étaient prononcés à titre individuel ; fallait-il qu'une institution leur répondît ? L'Académie des sciences fut la plus hésitante.
Notes et références
- Collectif, « L'Appel des intellectuels allemands aux Nations civilisées », Revue Scientifique, 8 août 1914-14 novembre 1914, p. 170-172 (lire en ligne)
- (en) (en) « The Ninety-Three Today », The New York Times, , p. 7 (lire en ligne [PDF])
- « L'Appel aux «Nations civilisées», une hypocrisie allemande (1914) », sur http://www.lefigaro.fr, Le Figaro, (consulté le )
- [(de) Déclaration des professeurs des Universités et des Écoles supérieures de l'Empire allemand], le 23 octobre 1914.
- Journal des économistes, Le Manifeste des Kulturkriger
Voir aussi
Articles connexes
- Atrocités allemandes en 1914 et Viol de la Belgique
- Kriegsschuldfrage (« Question de la responsabilité dans la guerre »)
- Manifeste des 16 (1916) par Pierre Kropotkine et Jean Grave
- Histoire de Louvain : La Première Guerre mondiale
- Massacre de Tamines
- Traité de Couillet