Lemme de Cousin
En mathĂ©matiques, le lemme de Cousin (du nom du mathĂ©maticien français[1] Pierre Cousin) est une propriĂ©tĂ© de la droite rĂ©elle Ă©quivalente Ă l'existence de la borne supĂ©rieure pour les parties non vides et majorĂ©es de â. Il joue un rĂŽle important dans l'intĂ©grale de Kurzweil-Henstock, mais permet Ă©galement de dĂ©montrer directement des thĂ©orĂšmes d'analyse.
Historique
En 1894, Pierre Cousin[2], alors élÚve de Henri Poincaré, démontra une variante du théorÚme de Borel-Lebesgue[3], connue parfois à présent sous le nom de théorÚme de Cousin[N 1], mais ce travail fut pour l'essentiel ignoré, et fut redécouvert indépendamment par Borel et Lebesgue quelques années plus tard. Le lemme de Cousin en est une simple conséquence dans le cas d'un intervalle réel ; ce nom lui fut donné par Kurzweil et Henstock en raison de l'importance de cette forme du théorÚme de Borel dans la définition de leur intégrale.
ĂnoncĂ©
Le lemme de Cousin s'Ă©nonce comme suit[4] :
Soit un segment rĂ©el [a, b] et soit une fonction ÎŽ dĂ©finie sur [a, b] Ă valeurs strictement positives (appelĂ©e jauge). Alors il existe une subdivision a = x0 < x1 < ⊠< xn = b et des nombres t1, t2, ⊠, tn tels que, pour tout i â {1, 2, âŠ, n}, ti â [xiâ1, xi] et xi â xiâ1 †Ύ(ti).
On dit que ti marque le segment [xiâ1, xi], et que la subdivision (xi) marquĂ©e par les points ti est ÎŽ-fine[4] - [5]. On utilisera souvent le fait qu'alors, [xiâ1, xi] est inclus dans [ti â ÎŽ(ti), ti + ÎŽ(ti)].
L'intégrale de Kurzweil-Henstock
L'intégrale de Riemann est une définition de l'intégrale généralement accessible aux étudiants de premier cycle universitaire, mais elle présente plusieurs inconvénients. Un certain nombre de fonctions relativement simples ne possÚdent pas d'intégrale au sens de Riemann, par exemple la fonction de Dirichlet. Par ailleurs, cette théorie de l'intégration rend malaisées les démonstrations et l'utilisation des théorÚmes puissants d'intégration, tels que le théorÚme de convergence dominée, le théorÚme de convergence monotone ou le théorÚme d'interversion série-intégrale. Ces lacunes sont comblées par l'intégrale de Lebesgue mais celle-ci est plus complexe et difficilement accessible dans les premiÚres années du supérieur.
Kurzweil et Henstock ont proposé une théorie de l'intégration, guÚre plus difficile que la théorie de Riemann, mais aussi puissante que la théorie de Lebesgue, en posant[7] :
Une fonction f bornée ou non sur un segment [a, b] est intégrable au sens de Kurzweil-Henstock, d'intégrale I, si, pour tout Δ > 0, il existe une fonction jauge Ύ telle que, pour toute subdivision marquée ((xi), (ti)) Ύ-fine :
Si l'on prend des jauges constantes, on retrouve l'intégrale de Riemann.
Dans cette théorie, le lemme de Cousin joue un rÎle essentiel.
Quelques applications en analyse
Nous donnons ci-dessous quelques exemples de propriĂ©tĂ©s susceptibles d'ĂȘtre directement dĂ©montrĂ©es au moyen du lemme de Cousin. Dans chacun des cas, il suffit de choisir une jauge adĂ©quate.
Existence de la borne supérieure
La propriĂ©tĂ© de la borne supĂ©rieure, qui a permis de dĂ©montrer le lemme de Cousin pour â, lui est en fait Ă©quivalente (pour tout corps totalement ordonnĂ© K)[8].
En effet, si A est une partie de K sans borne supérieure, contenant un élément a et majorée par un élément b, montrons que le lemme de Cousin n'est pas satisfait pour la jauge suivante sur [a, b] :
- si t ne majore pas A, il existe c dans A tel que t < c. On prend alors ÎŽ(t) dans ]0, c â t[.
- si t est un majorant de A, il existe un majorant c de A tel que c < t (puisque par hypothĂšse, t n'est pas une borne supĂ©rieure de A). On pose alors ÎŽ(t) = t â c.
Si [a, b] possédait une subdivision marquée ((xi), (ti)) Ύ-fine, on aurait :
- si ti ne majore pas A alors xi non plus (car xi â ti †xi â xiâ1 †Ύ(ti) < c â ti pour un certain c dans A), donc si xi majore A alors ti aussi ;
- si ti majore A alors xiâ1 aussi (car ti â xiâ1 †xi â xiâ1 †Ύ(ti) = ti â c pour un certain majorant c de A).
Par conséquent, de proche en proche (à partir de b) tous les xi et les ti majoreraient A, ce qui contredirait l'hypothÚse initiale (a = x0 serait le plus grand élément de A).
Le théorÚme des bornes
Soit f continue sur un segment [a, b]. Supposons que f n'admet pas de maximum et montrons qu'alors, le lemme de Cousin n'est pas satisfait pour la jauge suivante sur [a, b] : pour tout t dans [a, b], puisque f(t) n'est pas maximum, il existe y tel que f(t) < f(y) ; l'application f Ă©tant continue, il existe ÎŽ(t) > 0 tel que f([t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)]) < f(y). Si [a, b] possĂ©dait une subdivision marquĂ©e ((xi), (ti)) ÎŽ-fine, on aurait : pour chaque i, il existe yi tel que f(ti) < f(yi). Soit k tel que f(yk) soit le plus grand des f(yi). L'Ă©lĂ©ment yk est dans l'un des intervalles [xiâ1, xi] de la subdivision, mais il doit alors vĂ©rifier, comme les autres Ă©lĂ©ments de cet intervalle : f(yk) < f(yi), ce qui est contradictoire avec la maximalitĂ© de f(yk).
Le théorÚme des valeurs intermédiaires
Soit f continue sur [a, b] et ne s'annulant pas. Montrons que f est de signe constant, en appliquant le lemme de Cousin Ă la jauge suivante sur [a, b] :
- si f(t) < 0, on prend ÎŽ(t) > 0 tel que f([t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)]) < 0 ;
- si f(t) > 0, on prend ÎŽ(t) > 0 tel que f([t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)]) > 0.
Soit ((xi), (ti)) une subdivision marquĂ©e ÎŽ-fine, alors f est de signe constant sur chaque intervalle [xiâ1, xi] donc sur tout l'intervalle [a, b].
Le théorÚme de Heine dans le cas réel
Soit f continue sur [a, b], et soit Δ > 0. Pour tout t, il existe ÎŽ(t) > 0 tel que f([t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)]) est inclus dans ]f(t) â Δ/2, f(t) + Δ/2[.
Soient ((xi), (ti)) une subdivision marquĂ©e ÎŽ/2-fine, puis η le plus petit des ÎŽ(ti)/2. Si x et y sont tels que |x â y| †η, et si x est dans l'intervalle [xiâ1, xi], alors |x â ti| †Ύ(ti)/2 et |y â ti| †Ύ(ti)/2 + η †Ύ(ti), de sorte que f(x) et f(y) sont tous deux dans f([ti â ÎŽ(ti), ti + ÎŽ(ti)]) donc dans ]f(ti) â Δ/2, f(ti) + Δ/2[. Il en rĂ©sulte que |f(x) â f(y)| < Δ. On a ainsi montrĂ© que f est uniformĂ©ment continue[9].
Approximation d'une fonction continue par des fonctions en escalier
Soit f continue sur [a, b], et soit Δ > 0. L'application f Ă©tant continue, pour tout t de [a, b], il existe ÎŽ(t) > 0 tel que f(]t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)[) est inclus dans ]f(t) â Δ, f(t) + Δ[. Soient ((xi), (ti)) une subdivision marquĂ©e ÎŽ-fine, puis Ï la fonction en escalier dĂ©finie comme suit :
- Ï(xi) = f(xi) ;
- pour tout Ă©lĂ©ment x de ]xiâ1, xi[, Ï(x) = f(ti).
Alors, Ï approche f uniformĂ©ment à Δ prĂšs.
Le théorÚme de relÚvement
Soit f continue sur [a, b] et Ă valeurs dans le cercle unitĂ© đ du plan complexe. Pour tout t, il existe ÎŽ(t) > 0 tel que f([t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)]) soit inclus dans đ privĂ© d'un point. L'application f possĂšde alors un relĂšvement local sur [t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)]. Par exemple, si f([t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)]) est inclus dans đ\{â1}, on prendra comme relĂšvement (Ă un multiple de 2Ï prĂšs) la fonction Ξ Ă©gale Ă arccos(Re(f)) si Im(f) â„ 0 et Ă âarccos(Re(f)) si Im(f) †0. Si l'on considĂšre une subdivision marquĂ©e ÎŽ-fine ((xi), (ti)) de [a, b], on obtient un relĂšvement local Ξi sur chaque sous-intervalle [xiâ1, xi] de la subdivision. On obtiendra un relĂšvement global continu en ajoutant au besoin Ă la fonction Ξi+1 le nombre Ξi(xi) â Ξi+1(xi), de façon Ă obtenir la continuitĂ© au point xi.
Le théorÚme de Bolzano-Weierstrass dans le cas réel
Soit une suite réelle bornée, donc à valeurs dans un segment [a, b].
- (i) Si t est une valeur d'adhérence de la suite, on prend Ύ(t) quelconque strictement positif.
- (ii) Sinon, il existe ÎŽ(t) > 0 tel que l'intervalle [t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)] ne contienne qu'un nombre fini de termes de la suite.
Le lemme de Cousin affirme l'existence d'une subdivision marquée Ύ-fine. Cela impose nécessairement au moins un marqueur du type (i), car si tous les marqueurs étaient du type (ii), la suite n'aurait qu'un nombre fini de termes.
Le théorÚme de Borel-Lebesgue dans le cas réel
Soit (Oi) une famille d'ouverts recouvrant un segment [a,b]. Pour tout t de [a,b], t est dans l'un des Oi. Ce dernier Ă©tant ouvert, il existe ÎŽ(t) > 0 tel que l'intervalle [t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)] soit inclus dans Oi. Le lemme de Cousin affirme l'existence d'une subdivision marquĂ©e ÎŽ-fine. Chaque intervalle de cette subdivision est inclus dans l'un des Oi, ce qui dĂ©finit un recouvrement de [a,b] par un nombre fini d'ouverts Oi[10].
Fonction continue à dérivée nulle sauf sur un ensemble dénombrable
Soit f une fonction continue définie sur un intervalle réel I et dont la dérivée f ' est définie et nulle, sauf en un nombre dénombrable de points. Alors f est constante[11]. En effet, soit Δ > 0. Posons :
- (i) Si t est Ă©gal Ă l'un des points tn, n entier, en lesquels la dĂ©rivĂ©e n'est pas dĂ©finie ou n'est pas nulle, utilisant la continuitĂ© de f, choisissons ÎŽ(tn) > 0 tel que, pour tout x dans [tn â ÎŽ(tn), tn + ÎŽ(tn)], |f(x) â f(tn)| < Δ2n+1. Puisque la variation de f sur l'intervalle [tn â ÎŽ(tn), tn + ÎŽ(tn)] est au plus Δ2n, la somme de ces variations sur tous ces intervalles, lorsque n dĂ©crit l'ensemble des entiers, est majorĂ©e par 2Δ.
- (ii) Sinon, f '(t) = 0 donc il existe ÎŽ(t) > 0 tel que, pour tout x dans [t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)], on ait |f(x) â f(t)| < Δ|x â t|. Puisque la variation de f sur l'intervalle [t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)] est au plus 2Δ fois la longueur de l'intervalle, la somme de ces variations sur une rĂ©union de tels intervalles est majorĂ©e par 2Δ fois la somme des longueurs des intervalles.
Pour tout [a, b] dans I, le lemme de Cousin fournit une subdivision marquĂ©e ÎŽ-fine. En distinguant les marqueurs du type (i) et du type (ii), on obtient |f(b) â f(a)| < 2Δ + 2Δ(b â a), car b â a est un majorant de la somme des longueurs des intervalles de la subdivision du type (ii). L'inĂ©galitĂ© Ă©tant vraie pour tout Δ > 0, il en rĂ©sulte que f(a) = f(b).
Fonction lipschitzienne à dérivée nulle presque partout
Soit f une fonction M-lipschitzienne sur un intervalle rĂ©el I et dont la dĂ©rivĂ©e f ' est dĂ©finie et nulle presque partout. Alors f est constante[12]. En effet, soit Δ > 0 et soit U un ouvert de mesure infĂ©rieure à Δ contenant les points oĂč la dĂ©rivĂ©e de f est non nulle ou non dĂ©finie.
- (i) Si t est un point de U, choisissons ÎŽ(t) > 0 tel que tel que [t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)] soit inclus dans U. Pour tout x et tout y dans cet intervalle, |f(x) â f(y)| †M |x â t|. Remarquons que la variation de f sur cet intervalle est au plus M fois la longueur de l'intervalle, et que la somme des longueurs de tels intervalles disjoints (sauf en leur extrĂ©mitĂ©) est infĂ©rieure Ă la mesure de U.
- (ii) Sinon, f '(t) = 0 donc il existe ÎŽ(t) > 0 tel que, pour tout pour tout x dans [t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)], on ait |f(x) â f(t)| < Δ|x â t|. Puisque la variation de f sur l'intervalle [t â ÎŽ(t), t + ÎŽ(t)] est au plus 2Δ fois la longueur de l'intervalle, la somme de ces variations sur une rĂ©union de tels intervalles est majorĂ©e par 2Δ fois la somme des longueurs des intervalles.
Pour tout [a, b] dans I, le lemme de Cousin fournit une subdivision marquĂ©e ÎŽ-fine. En distinguant les marqueurs du type (i) et du type (ii), on obtient |f(b) â f(a)| < M Δ + 2Δ(b â a), car b â a est un majorant de la somme des longueurs des intervalles de la subdivision du type (ii). L'inĂ©galitĂ© Ă©tant vraie pour tout Δ > 0, il en rĂ©sulte que f(a) = f(b).
Une démonstration analogue s'applique aux fonctions absolument continues[12].
Le théorÚme fondamental de l'analyse
Soit F dérivable sur [a, b] de dérivée f. Alors f, bien que non nécessairement continue, est KH-intégrable et [13].
En effet, soit Δ > 0. Pour tout t de [a, b], il existe ÎŽ(t) > 0 tel que, pour tout x dans [a, b] tel que 0 < |x â t| †Ύ(t), on ait :
ou encore : pour tout x dans [a, b] tel que |x â t| †Ύ(t),
Pour toute subdivision marquée ((xi), (ti)) Ύ-fine, on aura donc :
et en sommant ces inégalités :
Or cette inĂ©galitĂ© signifie que f est KH-intĂ©grable et que son intĂ©grale vaut F(b) â F(a).
On peut montrer que la conclusion reste vraie si F est dérivable sauf en un nombre dénombrable de points[14].
Notes et références
Notes
- Le théorÚme de Cousin dit que si une jauge Ύ est définie sur une partie E fermée et bornée du plan (le résultat est en fait vrai pour un espace métrique compact quelconque), il existe une suite finie de points de E, t1, t2, ⊠, tn, telle que E est recouvert par la réunion des disques de centre ti et de rayon Ύ(ti).
- Proche de celle du théorÚme de Borel-Lebesgue.
Références
- Curieusement, (en) Brian S. Thomson, « Rethinking the elementary real analysis course », Amer. Math. Monthly, vol. 114,â , p. 469-490 (lire en ligne) le dit belge (p. 472).
- Pierre Cousin, « Sur les fonctions de n variables complexes », Acta Math., vol. 19,â , p. 1-62 (DOI 10.1007/BF02402869).
- Bernard Maurey et Jean-Pierre Tacchi, « La genĂšse du thĂ©orĂšme de recouvrement de Borel », Rev. Hist. Math., vol. 11, no 2,â , p. 163-204 (lire en ligne) (p. 172-173). Voir aussi Bernard Maurey, « ThĂ©orĂšmes d'Ascoli, de Peano et de Schauder », prĂ©pa agreg, sur IMJ-PRG, , p. 8.
- Jean-Pierre Ramis, André Warusfel et al., Mathématiques Tout-en-un pour la Licence 2, Dunod, , 2e éd. (lire en ligne), p. 591.
- Jean-Pierre Demailly, Théorie élémentaire de l'intégration : l'intégrale de Kurzweil-Henstock, (lire en ligne), p. 11-12.
- (en) Lee Peng Yee et Rudolf VĂœbornĂœ, The Integral : An Easy Approach after Kurzweil and Henstock, Cambridge University Press, , 311 p. (ISBN 978-0-521-77968-5, prĂ©sentation en ligne, lire en ligne), p. 25, avec une lĂ©gĂšre variante (p. 23) dans la dĂ©finition de la ÎŽ-finesse.
- J.-P. Ramis, A. Warusfel et al., Mathématiques Tout-en-un pour la Licence 3, Dunod, (lire en ligne), p. 202.
- Yee et VĂœbornĂœ 2000, p. 28.
- Thomson 2007, Example 3.
- Thomson 2007, Example 1.
- Thomson 2007, Example 4.
- Thomson 2007, Example 5.
- Ramis, Warusfel et al. 2015, p. 218.
- Thomson 2007, Lemma 4.