L'Ingénu
LâIngĂ©nu est une Ćuvre de Voltaire parue en 1767, Ă©tiquetĂ©e gĂ©nĂ©ralement comme conte ou roman philosophique. Voltaire y raconte les aventures dâun Huron (« lâIngĂ©nu ») qui, arrivĂ© en France, regarde la vie française avec candeur, innocence et naĂŻvetĂ©. Il est engagĂ© dans une histoire d'amour et se trouve confrontĂ© Ă de multiples difficultĂ©s face aux pouvoirs religieux et tyranniques du siĂšcle de Louis XIV.
LâIngĂ©nu | |
Auteur | Voltaire |
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Pays | France |
Genre | Conte philosophique |
Date de parution | 1767 |
Chronologie | |
L'Ćuvre tient Ă la fois de lâapologue et du conte philosophique par les thĂšmes abordĂ©s comme la vĂ©ritĂ© dogmatique opposĂ©e Ă la raison ou l'Ă©tat de nature. Elle relĂšve aussi du conte satirique par la dĂ©nonciation des abus de pouvoir avec l'embastillement et la contrainte religieuse, ainsi que la critique sociale avec la justice bafouĂ©e, l'administration lente, inefficace et corrompue[1]. L'Ćuvre relĂšve Ă©galement du roman : roman d'apprentissage, et surtout du roman sensible qui diffĂ©rencie L'IngĂ©nu des autres contes de Voltaire par le traitement dramatique et Ă©mouvant des thĂšmes de l'amour contrariĂ© et du destin funeste de l'amoureuse, Ăąme pure victime de l'immoralitĂ© des puissants. Voltaire prĂ©sente l'histoire comme « vĂ©ritable » et lâattribue au pĂšre Quesnel, un jansĂ©niste (ce qui est particuliĂšrement ironique, au vu de ce que lâouvrage rapporte).
Résumé
Cette Ćuvre comprend vingt chapitres, dont les sept premiers et les deux derniers se passent en Bretagne, le huitiĂšme sur la route de Paris, et les autres Ă Paris.
En Bretagne, le prieur de Kerkabon vit prĂšs de Saint-Malo, avec sa sĆur, Mlle de Kerkabon, dans le prieurĂ© de la Montagne fondĂ© par saint Dunstan (Ă rapprocher de saint Brendan (484-578)). Ils rencontrent un Huron (un Indien du Canada) surnommĂ© « l'IngĂ©nu » parce qu'il « dit toujours naĂŻvement ce qu'il pense »[2]. Le prieur et sa sĆur sont persuadĂ©s d'avoir retrouvĂ© lĂ leur neveu[3] et dĂ©cident de l'adopter. Ils le convertissent au catholicisme[4] et le convainquent de se faire baptiser[5]. Mais il est amoureux de Mlle de Saint-Yves[6], qui se trouve ĂȘtre sa marraine[7]. Il veut se marier avec elle, ce qui est interdit par la religion chrĂ©tienne. Pour Ă©viter tout problĂšme liĂ© Ă cet amour interdit, l'abbĂ© de Saint-Yves envoie Mlle de Saint-Yves (sa sĆur) au couvent[8]. Ensuite, le prieurĂ© est attaquĂ© par les Anglais[9]. L'IngĂ©nu s'illustre pendant cette victorieuse bataille, ce qui lui permet de devenir un hĂ©ros[10]. Il dĂ©cide de profiter de sa nouvelle renommĂ©e pour se rendre Ă Versailles et demander directement au roi la main de Mlle de Saint-Yves[11].
Sur son chemin, il rencontre des protestants persĂ©cutĂ©s Ă la suite de la rĂ©vocation de l'Ă©dit de Nantes. Il parle ensuite avec eux de leurs conditions de vie, et du pouvoir de l'Ăglise sur le roi, ce qui l'Ă©meut. Malheureusement, un espion les entend et informe le roi de la discussion qu'il a Ă©piĂ©e[12].
ArrivĂ© Ă Versailles, il rĂ©clame la libĂ©ration de Mlle de Saint-Yves du couvent oĂč elle a Ă©tĂ© mise, ainsi qu'une unitĂ© de cavalerie et la cessation des persĂ©cutions contre les protestants[13]. Cependant, Ă la suite des propos qu'il avait tenus aux protestants croisĂ©s sur son chemin, il est embastillĂ©[14] et partage sa cellule avec Gordon, prisonnier jansĂ©niste de Port-Royal[15] - [16]. Gordon devient un maĂźtre pour l'IngĂ©nu : il lui apprend la physique, la science, mais surtout la philosophie, ce qui permettra au Huron de penser par lui-mĂȘme et de se former un esprit critique. Il dĂ©couvre Ă©galement l'art au contact de Gordon, particuliĂšrement le thĂ©Ăątre de MoliĂšre[17]. L'IngĂ©nu parvient, quant Ă lui, Ă convaincre Gordon ne plus adhĂ©rer Ă lâidĂ©ologie jansĂ©niste[18].
L'abbĂ© de Kerkabon et Mlle de Kerkabon, sans nouvelles de leur neveu, dĂ©cident de se rendre Ă Paris pour lui porter secours, mais leurs dĂ©marches n'aboutissent pas[19]. Entre-temps, Mlle de Saint-Yves se voit contrainte d'Ă©pouser le fils du bailli[20], mais elle s'enfuit le jour du mariage pour retrouver son amant[21]. Ă Versailles elle apprend qu'il a Ă©tĂ© enfermĂ© Ă la Bastille[22]. Sur les conseils du pĂšre Tout-Ă -tous, elle va voir M. de Saint Pouange, le seul capable d'obtenir sa libĂ©ration[23]. Elle lui demande donc d'obtenir la libĂ©ration de l'IngĂ©nu mais l'homme pose une condition : elle doit devenir sa maĂźtresse[24], ce qu'elle refuse. Finalement, M. de Saint Pouange la violera[25]. Elle obtient ainsi la libĂ©ration de son amant, qui rĂ©clame aussi celle de Gordon devenu son ami[26]. Il est Ă©galement libĂ©rĂ© et ils repartent tous les trois retrouver leur famille. Mais l'intense douleur d'avoir ainsi perdu sa vertu[27] et plusieurs erreurs mĂ©dicales[28] - [29] causent la mort de Mlle de Saint-Yves. Juste avant qu'elle ne meure, un courrier de Versailles annonce que Gordon et l'IngĂ©nu sont conviĂ©s pour rĂ©parer la disgrĂące qu'ils avaient subie[30], ce que l'IngĂ©nu refuse violemment[31]. M. de Saint Pouange, pas encore au fait de la mort de Mlle de Saint-Yves, se rend chez elle dans lâespoir de la « revoir »[32]. Il apprend sa mort une fois sur place. Se sentant responsable de cette tragĂ©die, il offre Ă l'IngĂ©nu de rĂ©parer son tort, ce que celui-ci refuse d'abord, mais finira par accepter avec le temps : il deviendra officier[33].
Ătude
Au sein du récit
En 1685, Louis XIV manifeste son despotisme lorsquâil rĂ©voque lâĂ©dit de Nantes, sous lâinfluence de conseillers et d'administrateurs rĂ©tifs Ă lui exposer la vĂ©ritĂ© sur les intimidations commises contre les huguenots, et souvent intĂ©ressĂ©s par les bĂ©nĂ©fices qu'ils pouvaient tirer de la confiscation de leurs biens. Lâhistoire de lâIngĂ©nu se dĂ©roule quatre annĂ©es plus tard et dĂ©nonce les mĂ©faits et dĂ©sastres de cette rĂ©vocation.
Lors de lâĂ©criture
La rivalitĂ© coloniale entre la France et lâAngleterre aboutit au XVIIIe siĂšcle Ă la guerre de Sept Ans, de 1756 Ă 1763. Câest cette guerre dĂ©sastreuse qui change le destin de la France puisquâelle se solde par la destruction de lâEmpire colonial français, entiĂšrement cĂ©dĂ© aux Britanniques lors du traitĂ© de Paris en 1763. Voltaire ironise sur cette dĂ©faite dans son conte, notamment au chapitre 2 (les propos prophĂ©tiques de Madame de Kerkabon seront dĂ©mentis par lâhistoire « Nous leur prendrons la JamaĂŻque et la Virginie avant quâil ne soit peu de temps ».) Voltaire nâa jamais eu beaucoup de respect pour la colonie française du Canada, mais dĂ©plore cependant sa perte et lâaffaiblissement de la puissance française.
SynthĂšse
Lâhistoire se dĂ©roule en 1689. Lorsque Voltaire Ă©crit ce conte, en 1767, la situation est inversĂ©e. Les jĂ©suites ont Ă©tĂ© expulsĂ©s et ce sont les jansĂ©nistes qui Ă©voluent dans les sphĂšres du pouvoir. Ainsi, en dĂ©coule la moralitĂ© de Voltaire : ce ne sont donc ni les jansĂ©nistes ni les jĂ©suites quâil faut condamner mais toute forme de fanatisme religieux.
LâIngĂ©nu
LâIngĂ©nu est un indigĂšne du Canada (un Huron), qui dĂ©barque en Bretagne, Ă la baie de Saint-Malo. Il fait tout de suite connaissance avec les Kerkabon, qui le logent et en quelque sorte, lâadoptent. En effet, lâabbĂ© de Kerkabon dĂ©couvre quâil est son oncle.
LâIngĂ©nu a de nombreuses qualitĂ©s malgrĂ© une Ă©ducation limitĂ©e (en Ă©cho au mythe du bon sauvage) et surprend par son charisme, lequel fera succomber Mlle de Saint-Yves. Mais lâamour entre ces deux protagonistes est impossible. En effet, Mlle de Saint-Yves doit ĂȘtre la marraine de lâIngĂ©nu quand il sera baptisĂ©, ce qui, selon les prĂ©ceptes catholiques, entraĂźne un interdit. Cet amour impossible conduira Mlle de Saint-Yves Ă mourir tragiquement.
LâIngĂ©nu est un conte philosophique. DĂšs le dĂ©but de lâĆuvre, le personnage Ă©ponyme avoue Ă ses proches quâil « dit et fait tout ce quâil pense ». Mais au fur et Ă mesure de lâĆuvre, lâIngĂ©nu va acquĂ©rir des connaissances et pourra ainsi adopter un comportement totalement autonome ; lâĂ©ducation qui lui faisait dĂ©faut est acquise au contact de Gordon, et la fusion de qualitĂ©s innĂ©es et des connaissances acquises feront de lui « un guerrier et philosophe intrĂ©pide » (chapitre XX).
Mlle de Saint-Yves
SĆur de lâabbĂ© de Saint-Yves, elle devient la marraine de lâIngĂ©nu, puis sa maĂźtresse. Elle sacrifiera son honneur en donnant son corps afin de sauver son amant de la Bastille. Ne se sentant plus digne de devenir lâĂ©pouse de l'IngĂ©nu, elle mourra.
Gordon
Gordon est le compagnon de cellule du Huron à la Bastille. Il se présente comme un religieux trÚs pieux, converti au jansénisme et ayant un savoir touchant aussi bien les sciences que les lettres. Il deviendra maitre du Huron, qui va s'instruire tout au long de son séjour à ses cotés, et il finira également par apprendre de l'Ingénu et de ses pensées.
Les Kerkabon
LâabbĂ© de Kerkabon est un ecclĂ©siastique gĂ©nĂ©reux apprĂ©ciĂ© dans la rĂ©gion. Sa sĆur, Mlle de Kerkabon est une femme croyante aimant les plaisirs de la vie ; avant de savoir que l'ingĂ©nu est son neveu, elle sera avec Mlle de St Yves amoureuse de celui-ci. La scĂšne de la rencontre et du dĂ©but de lâhistoire se passe dans un port de Basse-Bretagne, le mĂȘme oĂč vingt ans plus tĂŽt le frĂšre des Kerkabon et sa femme partirent en expĂ©dition au Canada pour la France et y disparurent quelque temps plus tard. Les Kerkabon se promĂšnent dans ce port avec nostalgie, tous deux affligĂ©s par la disparition de leur frĂšre, et aperçoivent un navire anglais duquel sort un jeune homme se nommant « lâIngĂ©nu » et se disant huron. SĂ©duits par son charisme, ils le recueillent et lâhĂ©bergent. Les Kerkabon seront dâune extrĂȘme bontĂ© et dâun excellent recours tout au long de lâaventure. Lâaffection gĂ©nĂ©rale sera dâautant plus renforcĂ©e que les Kerkabon dĂ©couvriront par hasard que lâIngĂ©nu nâest autre que leur neveu. Cette dĂ©couverte a lieu avec celle du portrait du frĂšre des Kerkabon et sa femme. Voltaire fait la satire de l'Ăglise en ridiculisant la religiositĂ© de forme des Kerkabon dĂšs l'incipit de son Ćuvre, mais en soulignant des cĂŽtĂ©s sympathiques qui ne doivent rien Ă leur dĂ©votion.
Le bailli
Le bailli est un reprĂ©sentant du roi en province, il est responsable de la justice. Il est prĂ©sentĂ© comme idiot et câest une satire de la monarchie que fait ici Voltaire. Il utilise souvent pour le dĂ©crire des adjectifs comme « impitoyable », « lâimposant ». De plus il veut marier son fils Ă Mlle de Saint Yves et pour cela enverra lâIngĂ©nu Ă la Bastille pour jansĂ©nisme. Il demande tout le temps le pourquoi du comment et est d'ailleurs dĂ©signĂ© Ă de nombreuses reprises dans le roman comme « l'interrogeant bailli ».
Le pĂšre Tout-Ă -Tous
Lâonomastique est toujours intĂ©ressante Ă Ă©tudier, mais en reste complexeâŠ
- Saint Paul a Ă©crit dans ĂpĂźtre aux Corinthiens : « Je me suis fait tout Ă tous pour les sauver tous ».
- Référence possible à Toutatis, nom gaulois divin signifiant « le pÚre de la tribu ». Voltaire aurait utilisé cette définition pour faire surgir un nouveau paradoxe. Non seulement le pÚre Tout-à -Tous encombre son argumentation de nombreux contresens mais en plus, son nom peut avoir différentes significations.
- Son nom peut Ă©galement faire penser Ă une devise jĂ©suite, « sâoublier complĂštement pour ĂȘtre tout Ă tous », devise qui a servi Ă Voltaire pour donner un nom pratique Ă un personnage jĂ©suite.
Le lecteur peut ĂȘtre amenĂ© Ă penser Ă un non-respect des dogmes religieux : par exemple, un total dĂ©vouement vis-Ă -vis de la gent fĂ©minine⊠Câest une appellation purement ironique. Ce prĂȘtre serait totalement dĂ©vouĂ© Ă la sociĂ©tĂ©, au peuple, agissant comme un pĂšre pour eux (double sens : pĂšre â protecteur // pĂšre â homme dâĂglise).
L'influence de la religion sur le pouvoir politique
Lâinfluence des jĂ©suites sur le pouvoir politique et sur Louis XIV est soulignĂ©e par les actions du pĂšre de La Chaise, confesseur de Louis XIV. Celui-ci est prĂ©sentĂ© au chapitre VIII comme le responsable de la persĂ©cution des protestants, mais Ă©galement au chapitre IX comme un des responsables de lâincarcĂ©ration de lâIngĂ©nu Ă la Bastille, Ă la suite de la rĂ©ception dâune lettre par un de ses espions, lui aussi jĂ©suite et prĂ©sentĂ© au chapitre VIII, qui aperçoit lâIngĂ©nu avec des protestants.
Le laxisme dans lâexercice de la casuistique
Le pĂšre Tout-Ă -tous (nommĂ© ainsi dâaprĂšs les paroles de saint Paul, « Je me suis fait tout Ă tous pour les sauver tous » dans lâĂpĂźtre aux Corinthiens) est lâincarnation de la casuistique pernicieuse exercĂ©e par les jĂ©suites, lorsque Mlle de Saint-Yves, dĂ©sespĂ©rĂ©e Ă la suite de la proposition immorale de Saint-Pouange, vient le consulter. Celle-ci, dĂ©crite avec le registre pathĂ©tique et de nombreuses interventions du narrateur pour souligner sa vertu, son dĂ©sespoir, et la cruautĂ© du dilemme auquel elle fait face (rythme binaire, parallĂ©lismes de construction soulignant lâĂ©quilibre entre les deux choix et antithĂšses soulignant leur opposition), ne trouvera auprĂšs du pĂšre Tout-Ă -tous quâun conseil pernicieux que celui-ci refusera, dâailleurs, dâassumer ; ce dernier, sous couvert dâune relation bienveillante et paternelle (attestĂ©e par les expressions « Ma fille », « Mon pĂšre »), profitera de sa faiblesse pour lâinfluencer dans la direction du vice, sous des prĂ©textes fallacieux (utilisation de lâimpĂ©ratif exprimant en fait une relation de domination).
La premiĂšre rĂ©action du pĂšre Tout-Ă -tous est celle de lâindignation, mĂȘlĂ©e Ă des prĂ©jugĂ©s (« câest Ă coup sĂ»r quelque jansĂ©niste ») ; celui-ci promet avec exagĂ©ration en une rĂ©action arbitraire (emploi du futur simple, lexique pĂ©joratif, hyperboles, arguments ad hominem et utilisation dâune pĂ©riphrase pour dĂ©signer la Bastille) et manipule pour obtenir le nom de la personne coupable (on pourrait rapprocher cela de lâInquisition), mais se dĂ©sengage dĂšs quâil connaĂźt le nom de la personne visĂ©e, en un revirement soudain et ridicule. Au regard de la situation sociale du coupable, il en excuse les pĂȘchĂ©s, et son rĂ©quisitoire se transforme en apologie de Saint-Pouange (rythme ternaire, rĂ©pĂ©tition de « bien » et « bon », allant mĂȘme jusquâĂ blĂąmer la victime (« il faut que vous ayez mal entendu »)). Ă la suite de lâinsistance de Saint-Yves, il se lance dans une parodie dâargumentation qui, quoique apparemment structurĂ©e et crĂ©dible (« PremiĂšrement⊠Secondement⊠» Ă©tant des connecteurs logiques semblant organiser lâargumentation et procĂ©der par accumulation, mais qui constituent plutĂŽt ici une juxtaposition sans progression logique), est extrĂȘmement fallacieuse si on la regarde de prĂšs. DĂ©plaçant la question de lâimmoralitĂ© successivement au vocabulaire (premiĂšrement), Ă lâĂ©tat civil (secondement par un syllogisme, contredisant dâailleurs premiĂšrement), et Ă lâintention (troisiĂšmement, un autre syllogisme dont la conclusion est sous-entendue), tentant presque de culpabiliser Saint-Yves malgrĂ© lâaspect accommodant du raisonnement, il se trahit par des tournures rĂ©vĂ©latrices (« quâil faut toujours Ă©viter autant quâil est possible ») et par des termes paradoxaux (« rien nâest plus honnĂȘte »). Enfin, il fait appel Ă un exemple, bien quâil affirme quâil en existe de nombreux autres. Citant saint Augustin (improbable argument d'autoritĂ©) par un opportunisme quâil tente maladroitement dâexcuser (« Soyez sĂ»re, ma fille, que quand un jĂ©suite vous cite saint Augustin, il faut bien que ce saint ait pleinement raison. »), la parabole quâil invoque est particuliĂšrement mal choisie, au vu des termes utilisĂ©s (« vieux richard », « pĂ©chĂ© immonde ») et Ă©tant donnĂ© que son dĂ©nouement ne va pas du tout dans le sens de la thĂšse soutenue par Tout-Ă -tous (ce quâil concĂšde « Il est vrai que le vieux richard la trompa, et peut-ĂȘtre mĂȘme son mari nâen fut pas moins pendu », avant un renversement argumentatif « mais elle avait fait tout ce qui Ă©tait en elle pour sauver sa vie. » qui parodie Ă nouveau la tendance des jĂ©suites Ă sâintĂ©resser aux intentions sans regarder le rĂ©sultat). Tout cela pour conclure en se dĂ©gageant, et en refusant dâassumer un conseil quâil ne reconnaĂźt mĂȘme pas avoir donnĂ© (« Je ne vous conseille rien »), pour enfin rappeler la doctrine jĂ©suite « Ă sa plus grande gloire » (« ad majorem Dei gloriam »), mais associĂ©e ici Ă un indĂ©fini (« tout ») qui fait rĂ©fĂ©rence Ă lâacte impur que va devoir commettre Saint-Yves, prĂ©tendument donc Ă la gloire de Dieu.
La critique de la doctrine janséniste
Elle est annoncĂ©e par lâattribution de LâIngĂ©nu Ă un jansĂ©niste par Voltaire. En effet, outre les nombreux sous-entendus grivois que lâĆuvre contient, qui ridiculisent son auteur prĂ©tendu, la critique du jansĂ©nisme, illustrĂ©e par la « conversion » de Gordon par lâIngĂ©nu, est en totale opposition avec les opinions de lâauteur apocryphe.Si la rencontre fortuite Ă la Bastille entre Gordon et lâIngĂ©nu place celui-ci en position dâĂ©lĂšve et celui-lĂ en position de maĂźtre, leur relation va progressivement sâĂ©quilibrer dans une amitiĂ© rĂ©ciproque, voire par moments sâinverser ; lâIngĂ©nu, dont lâesprit est clair et pur, remet en cause les prĂ©jugĂ©s de la pensĂ©e de Gordon avec une naĂŻvetĂ© lui confĂ©rant une clairvoyance inouĂŻe.
Plus largement, lâIngĂ©nu, en prison avec Gordon, va Ă©voluer (on retrouve ici une idĂ©e de roman d'apprentissage) et, ce faisant, va remettre en cause de nombreuses conceptions du monde. LâIngĂ©nu, comme Candide dans le roman Ă©ponyme (« Il faut cultiver notre jardin. »), prĂ©fĂšre lâaction concrĂšte Ă une spĂ©culation mĂ©taphysique et philosophie vaine que Gordon incarne, et quâil finit par renier.
- « Serait-il bien vrai, sâĂ©cria-t-il, que je me fusse rendu rĂ©ellement malheureux pour des chimĂšres ? Je suis bien plus sĂ»r de mon malheur que de la grĂące efficace. Jâai consumĂ© mes jours Ă raisonner sur la libertĂ© de Dieu et du genre humain ; mais jâai perdu la mienne ; ni saint Augustin ni saint Prosper ne me tireront de lâabĂźme oĂč je suis. » (Gordon, chapitre XIV)
De mĂȘme, cette philosophie vaine apparaĂźt comme bien futile comparĂ©e Ă des problĂšmes bien plus immĂ©diats.
- « Lâabsence augmente toujours lâamour qui nâest pas satisfait, et la philosophie ne le diminue pas. » (chapitre XIV)
La critique de la hiérarchie sociale
La cour et lâadministration versaillaise, dans tout leur arbitraire et leur injustice, sont Ă©galement critiquĂ©es par lâIngĂ©nu, notamment par le chapitre IX. Le garde que lâIngĂ©nu a rencontrĂ© alors quâil souhaitait sâentretenir avec le roi, par un raisonnement strict tournant vers lâabsurde, descend dans la hiĂ©rarchie et empile les intermĂ©diaires (il faut parler au premier commis de M. Alexandre, premier commis de Mgr de Louvois reprĂ©sentant Sa MajestĂ© ; on note la rĂ©currence de lâexpression « Câest comme si vous parliez à ⊠» ainsi que lâironique « Ils vont donc chez ce monsieur Alexandre, premier commis, et ils ne purent ĂȘtre introduits; il Ă©tait en affaire avec une dame de la cour, et il y avait ordre de ne laisser entrer personne. » qui prĂ©figure les pĂ©ripĂ©ties Ă venir). Et, comble de lâabsurde et de la disproportion, pendant que lâIngĂ©nu victorieux contre les Anglais tente de trouver son chemin dans ce labyrinthe, deux lettres, arrivĂ©es Ă peu prĂšs en mĂȘme temps que lâIngĂ©nu (« LâIngĂ©nu et la lettre arrivĂšrent presque en mĂȘme temps Ă Versailles. », chapitre VIII) font en un paragraphe ce que lâIngĂ©nu, en un chapitre, nâaura pas rĂ©ussi Ă faire.
- « Ce mĂȘme jour, le rĂ©vĂ©rend pĂšre La Chaise, confesseur de Louis XIV, avait reçu la lettre de son espion, qui accusait le Breton Kerkabon de favoriser dans son cĆur les huguenots, et de condamner la conduite des jĂ©suites. Monsieur de Louvois, de son cĂŽtĂ©, avait reçu une lettre de lâinterrogeant bailli, qui dĂ©peignait lâIngĂ©nu comme un garnement qui voulait brĂ»ler les couvents et enlever les filles. » (chapitre IX)
De mĂȘme, la corruption, au travers du personnage de Saint-Pouange, libertin dĂ©bauchĂ© qui obtiendra cependant une rĂ©demption symbolique Ă la fin du chapitre XX, est critiquĂ©e ; la cour est vue comme pervertissant et ignorant le hĂ©ros et lâhĂ©roĂŻne, purs et braves, pour mieux prĂȘter attention aux personnages vils.
Dâautres critiques ponctuelles Ă©maillent LâIngĂ©nu : par exemple, dans une logique de rĂšglement de comptes, Voltaire sâen prend aux geĂŽliers de la Bastille auxquels il a personnellement eu affaire, au chapitre XVIII.
- « Son cĆur nâĂ©tait pas endurci comme celui de quelques honorables geĂŽliers ses confrĂšres, qui, ne pensant quâĂ la rĂ©tribution attachĂ©e Ă la garde de leurs captifs, fondant leurs revenus sur leurs victimes, et vivant du malheur dâautrui, se faisaient en secret une joie affreuse des larmes des infortunĂ©s. » (chapitre XVIII)
Il citera aussi un de ses poĂšmes Ă©piques, La Henriade, dans cette optique de critique, en parlant de la Bastille.
- « De cet affreux chùteau, palais de la vengeance,
- Qui renferma souvent le crime et lâinnocence. » (chapitre XVIII)
La critique de lâethnocentrisme
La curiositĂ© malsaine vis-Ă -vis de lâIngĂ©nu est critiquĂ©e par la naĂŻvetĂ© des personnages lâincarnant, notamment dans les premiers chapitres de lâĆuvre.
- « LâabbĂ© de Saint-Yves [âŠ] lui demanda laquelle des trois langues lui plaisait davantage, la huronne, lâanglaise ou la française. â La huronne, sans contredit rĂ©pondit lâIngĂ©nu. â Est-il possible ? sâĂ©cria mademoiselle de Kerkabon ; jâavais toujours cru que le français Ă©tait la plus belle de toutes les langues aprĂšs le bas-breton. »
Par ailleurs, lâĂ©ducation provinciale transmettant des prĂ©jugĂ©s est remise en cause au chapitre XVIII (« Ce nâĂ©tait plus cette fille simple dont une Ă©ducation provinciale avait rĂ©trĂ©ci les idĂ©es. »). Ces mĂȘmes prĂ©jugĂ©s seront critiquĂ©s par lâIngĂ©nu lors de ses discussions avec Gordon, ou directement par le narrateur (chapitres X, XI et XIV).
La critique de la persécution des protestants
Le rĂ©cit se dĂ©roulant en 1689 (quoiquâil ait Ă©tĂ© Ă©crit bien plus tard), il sâinscrit dans les annĂ©es suivant lâĂ©dit de Fontainebleau, marquĂ©es par une persĂ©cution des protestants. Celle-ci, dĂ©peinte dans lâĆuvre par souci de vraisemblance, permet Ă©galement Ă Voltaire de sâexprimer en un plaidoyer en faveur de la libertĂ© de culte, rendu nĂ©cessaire par le fait que cette persĂ©cution soit, lors de lâĂ©criture du rĂ©cit, toujours dâactualitĂ©. Ainsi, au chapitre VIII, lâIngĂ©nu rencontre des Huguenots, et lâun de ces derniers formulera alors un rĂ©quisitoire contre leur persĂ©cution, et plus exactement contre les jĂ©suites, perçus comme en Ă©tant la cause (et notamment le pĂšre de La Chaise).
Une parodie dâhagiographie
Lâincipit du roman annonce immĂ©diatement son ton ironique et la lecture au second degrĂ© quâil nĂ©cessite. En effet, il sâouvre par le rĂ©cit de la lĂ©gende de saint Dunstan, qui est tout de suite discrĂ©ditĂ© par lâexpression « Irlandais de nation et saint de profession ». Faisant appel Ă un merveilleux particuliĂšrement niais, il est particuliĂšrement dĂ©rangeant par lâabsence notable dâindices dâĂ©nonciation, et par le fait que les actions du saint, dont on nâexplique ni le but ni la cause, apparaissent comme dĂ©cousues et dĂ©nuĂ©es de logique du fait de leur juxtaposition. De plus, le personnage choisi, saint Dunstan, est en rĂ©alitĂ© anglais.
La remise en cause des Kerkabon
La dualitĂ© des Kerkabon, dĂ©jĂ exprimĂ©e par leur nom (ker Ă©voquant la Bretagne, ka Ă©tant la premiĂšre syllabe du grec kakos signifiant « mauvais », et « bon »), est exprimĂ©e clairement par lâironie de lâincipit. Voltaire fait appel au comique de mots (lâabbĂ© de Kerkabon est « aimĂ© de ses voisins, aprĂšs lâavoir Ă©tĂ© autrefois de ses voisines »), Ă lâasyndĂšte (sa sĆur « aimait le plaisir et Ă©tait dĂ©vote », ce qui rappelle lâĂ©picurisme) et Ă lâeuphĂ©misme (« [lâabbĂ© de Kerkabon] savait assez honnĂȘtement de thĂ©ologie »), voire Ă une ironie directe (« nâayant jamais Ă©tĂ© mariĂ©e » (ce qui fait penser Ă la vertu religieuse) « quoiquâelle eĂ»t grande envie de lâĂȘtre »). Si Voltaire sâaventure Ă faire lâĂ©loge du personnage, il renchĂ©rit par un portrait en creux de ses confrĂšres (« Ce qui lui avait donnĂ© surtout une grande considĂ©ration, câest quâil Ă©tait le seul bĂ©nĂ©ficier du pays quâon ne fĂ»t pas obligĂ© de porter dans son lit quand il avait soupĂ© avec ses confrĂšres. » - encore que lâon pourrait assumer cela Ă un meilleur entraĂźnement plutĂŽt quâĂ une plus grande sobriĂ©tĂ©), et, lorsquâil Ă©voque ses lectures, il prend un malin plaisir Ă glisser vers lâabsurde (« quand il Ă©tait las de lire saint Augustin, il sâamusait avec Rabelais », ce qui est original Ă©tant donnĂ© lâopposition entre le jansĂ©nisme et lâhumanisme - dâautant que la suite, « aussi tout le monde disait du bien de lui. », semble ĂȘtre la consĂ©quence du fait quâil sâaventure Ă lire Rabelais). Enfin, dans leur dialogue au chapitre I, les Kerkabon font preuve de leur naĂŻvetĂ© par deux lapalissades symĂ©triques (« Sâil nâavait pas Ă©tĂ© tuĂ©, nous pourrions espĂ©rer de le revoir encore » et « Il est certain que, si elle nâavait pas Ă©tĂ© mangĂ©e, elle serait revenue au pays »), et par des affirmations naĂŻves (« notre frĂšre, qui avait beaucoup dâesprit, aurait fait assurĂ©ment une grande fortune ») que tout le rĂ©cit va dĂ©mentir. Tout cela rattache lâabbĂ© de Kerkabon au stĂ©rĂ©otype du moine paillard.
La critique du cĂ©rĂ©monial religieux et lâanticlĂ©ricalisme
LâIngĂ©nu, fraĂźchement converti au catholicisme, ayant lu la Bible, se base sur les textes dâune maniĂšre certes naĂŻve, mais permettant une argumentation forte, critiquant la distance prise par rapport aux Ă©crits dans la sociĂ©tĂ© de Voltaire, et la dĂ©formation des rites religieux. Souhaitant subir la circoncision, mais reconnaissant son erreur, allant se confesser mais interprĂ©tant les textes Ă la lettre en forçant son confesseur Ă faire de mĂȘme (selon saint Jacques le Mineur, 5 :16 « Confessez vos pĂ©chĂ©s les uns aux autres »), lâIngĂ©nu ne se laissera pas si facilement convaincre pour ce qui est du baptĂȘme. En effet, voulant se faire baptiser dans lâeau courante, comme prĂ©cisĂ© par la Bible, il ne se laissera pas convaincre par les raisonnements de son oncle, ni mĂȘme par ceux de lâĂ©vĂȘque. Il faudra lâintervention de Mlle de Saint-Yves pour le persuader. Pire encore, lâIngĂ©nu obtiendra le nom dâ« Hercule » ; pas mĂȘme chrĂ©tien, il renvoie Ă un sous-entendu grivois (voir la fin du chapitre IV) et aux lĂ©gendes paĂŻennes christianisĂ©es. Les autres allusions, la curiositĂ© des femmes (fins des chapitres II, III et IV), et, surtout, le fait que le choix de Mlle de Saint-Yves dâĂȘtre marraine noue lâaction en empĂȘchant son union avec lâIngĂ©nu, finissent de grossir le trait et remettent en cause de maniĂšre nette la purification symbolique habituellement liĂ©e au baptĂȘme, en affirmant le dĂ©isme de Voltaire.
Les genres
Un récit qui montre la vie sous le rÚgne de la Monarchie Absolue.
Lâapologue
Un apologue est un rĂ©cit pouvant mettre en scĂšne des hommes ou des animaux et qui vise Ă critiquer les idĂ©ologies et la sociĂ©tĂ© d'une Ă©poque. C'est un rĂ©cit fictif allĂ©gorique, câest-Ă -dire quâil exprime une idĂ©e par lâutilisation de symboles (on utilise une personne pour reprĂ©senter une idĂ©e gĂ©nĂ©rale comme Candide pour illustrer toute la naĂŻvetĂ© dâune sociĂ©tĂ©) et il cherche Ă transmettre efficacement au lecteur une vĂ©ritĂ© ou un enseignement. Lâapologue peut ĂȘtre trĂšs bref (ex. les fables) ou long comme câest le cas de Candide de Voltaire mais dans ce cas prĂ©cis on parle plutĂŽt de conte philosophique. Il peut ĂȘtre rĂ©digĂ© en prose ou en vers. Lâapologue est un genre trĂšs en vogue au XVIIIe siĂšcle (SiĂšcle des LumiĂšres). Ses personnages sont trĂšs marquĂ©s, voire stĂ©rĂ©otypĂ©s, et son intrigue enchaĂźne les pĂ©ripĂ©ties, parfois merveilleuses.
Le conte
On retrouve dans L'Ingénu la composition d'un conte avec un schéma narratif :
Ătat initial
Le chapitre premier commence par « un jour »[34], cela renvoie donc au commencement traditionnel du conte. De plus, la présence d'éléments merveilleux comme le fait que l'Irlandais « partit d'Irlande sur une petite montagne qui vogua »[34] prouve également que L'Ingénu est un conte.
Complication
L'Ingénu, au chapitre 5 tombe amoureux de la belle Saint-Yves mais ne peut se marier avec elle car elle est sa marraine.
Dynamique
Bravant la sociĂ©tĂ© contemporaine, Hercule de Kerkabon prend des dispositions jansĂ©nistes, ce qui lui vaut d'ĂȘtre enfermĂ© Ă la Bastille avec un prĂȘtre de cette profession, le bon Gordon, qui touchĂ© par les raisonnements de son futur Ă©lĂšve se convertira. Pendant ce temps, son amante Madame de St-Yves, son oncle et sa tante partent Ă sa recherche. Sachant oĂč il Ă©tait son amante implore sa dĂ©livrance, et doit pour cela s'abandonner au sous-ministre St-Pouange qui profite de sa position. Ă la prison, Hercule s'Ă©tait instruit et en sortit trĂšs savant. Tous se retrouvĂšrent chez eux pour un dĂźner animĂ©.
RĂ©solution
La résolution a lieu dans le chapitre 19 lorsque « l'Ingénu, la belle Saint-Yves et leurs parents sont rassemblés »[34].
Ătat final
Dans le chapitre 20, la belle Saint-Yves meurt[34] : c'est la fin. Cependant, malgré ce destin tragique, chaque personnage trouve sa vocation et l'Ingénu tire une morale de ses aventures.
Le conte satirique
C'est un conte satirique parce que Voltaire critique l'Ă©tat religieux, politique et l'administration de son temps.
Le conte philosophique
Un conte philosophique est donc une histoire fictive, inventĂ©e par lâauteur dans le dessein de se livrer Ă une critique de la sociĂ©tĂ©. Ce texte est Ă©crit sous la forme dâun conte afin dâĂ©chapper Ă la censure. Il comprend :
- un récit fictif, plaisant qui vise à amuser/distraire le lecteur ;
- une leçon morale ou philosophique : cette leçon peut ĂȘtre implicite ou bien explicite.
Le conte philosophique sollicite Ă la fois lâimagination et la raison.
Voltaire remet en cause notamment l'arbitraire des textes religieux Ă travers les questions un peu naĂŻves posĂ©es par l'ingĂ©nu au moment de le faire chrĂ©tien. Il ne comprend pas l'utilitĂ© des rites religieux. Dans chaque conte de Voltaire, on observe un glissement « de la quĂȘte Ă l'enquĂȘte », pour reprendre l'expression de Pierre Cambou, enquĂȘte morale, religieuse, sociale, Ă©conomique et politique. Le conte voltairien veut donc distraire et plaire mais il veut aussi â et c'est lĂ que rĂ©side sa dimension philosophique â faire rĂ©flĂ©chir son lecteur.
BriÚveté
Lâutilisation du genre du conte (en plus de celui de lâapologue) sous-entend de nombreuses simplifications : densitĂ© et briĂšvetĂ© de lâintrigue, peu de dĂ©tails, de description ou de profondeur psychologique des personnages. Ainsi, Voltaire se rĂ©sout Ă une intrigue invraisemblable basĂ©e sur des coĂŻncidences improbables (arrivĂ©e dâun bateau au moment mĂȘme oĂč lâabbĂ© et sa sĆur Ă©voquent le dĂ©part de leur frĂšre, lien de parentĂ© entre lâIngĂ©nu et le prieur ; par ailleurs, lâIngĂ©nu parle français). De mĂȘme, la plupart des personnages (Ă lâexception notable de lâIngĂ©nu, de Mlle de Saint-Yves, de Gordon voire de Saint-Pouange, plus dĂ©veloppĂ©s et Ă©voluant au fil du roman) sont rĂ©duits Ă lâĂ©tat de silhouettes, de marionnettes figĂ©es dotĂ©es dâun ou deux traits de caractĂšre mis en Ă©vidence par lâĂ©pithĂšte homĂ©rique : « lâinterrogeant bailli », « lâimpitoyable bailli », « son niais de fils », mais aussi « la belle et dĂ©solĂ©e Saint-Yves », « la tendre Saint-Yves », etc.
Caricature
Toutefois, Voltaire se laisse parfois aller Ă une exagĂ©ration ironique se moquant de ce caractĂšre artificiel de lâintrigue. Par exemple, lâincipit de LâIngĂ©nu, aprĂšs le premier paragraphe parodiant les hagiographies, est caricatural de par la lourdeur et le cĂŽtĂ© artificiel de la prĂ©sentation des personnages, de lâintrigue et du cadre spatio-temporel. On note notamment la surabondance des indices dâĂ©nonciation, contrastant avec leur absence dans le paragraphe prĂ©cĂ©dent (ce qui renvoie Ă une idĂ©e de dualitĂ©). De mĂȘme, le dialogue entre lâabbĂ© de Kerkabon et sa sĆur est une prĂ©sentation volontairement et ironiquement maladroite des enjeux : les deux rĂ©pliques, construites de maniĂšre parallĂšle, sont chargĂ©s de prĂ©cisions dĂ©jĂ connues du destinataire, et sont, de maniĂšre voyante, destinĂ©es au lecteur. Acceptant de faire des concessions pour se plier aux rĂšgles dâun genre bref, Voltaire sâen moque nĂ©anmoins en accentuant ces concessions Ă des fins humoristiques.
Le roman d'apprentissage
L'ingĂ©nu est un personnage qui a soif de connaissance. Lors de son emprisonnement Ă la Bastille (chapitre X); il fait la rencontre de Gordon qui lui apprend les sciences humaines et un peu de philosophie. Mais le vĂ©ritable but de ce roman d'apprentissage est de montrer qu'il est plus facile d'apprendre en prison. En effet Ă cette Ă©poque de nombreux philosophes sont embastillĂ©s parce quâils font part de leur idĂ©es rĂ©volutionnaires, souvent dirigĂ©es contre la sociĂ©tĂ© (Voltaire a fait de la prison). Tous ces Ă©crivains ont une arme que les hommes politiques n'ont pas : une plume.
LâamĂ©lioration des personnages par lâexpĂ©rience est exprimĂ©e pour Mlle de Saint-Yves au chapitre XVIII : « Son aventure Ă©tait plus instructive que quatre ans de couvent. » - en critiquant au passage lâĂ©ducation religieuse, et avec une critique quelques lignes plus haut de lâĂ©ducation provinciale.
Cet enrichissement par lâexpĂ©rience sâoppose aux spĂ©culations inutiles et improductives de Gordon.
Par ailleurs, LâIngĂ©nu peut ĂȘtre, par sa morale et sa progression narrative, rattachĂ© Ă lâempirisme ; en effet, en passant du conte irrĂ©el, idĂ©al et invraisemblable au roman rĂ©aliste et concret, Voltaire sâinscrit dans la rĂ©alitĂ© sociale. Les personnages de LâIngĂ©nu trouvent, finalement, leur place dans la sociĂ©tĂ©.
Le roman sensible
Le roman sensible ou roman sentimental, est trĂšs Ă la mode au XVIIIe siĂšcle[35]. grĂące Ă La Nouvelle HĂ©loĂŻse. Ă premiĂšre vue, Voltaire semble inapte Ă la rĂ©daction de ce type de romans. Cependant, dans les derniers chapitres de l'IngĂ©nu, organisĂ©s autour des remords, de l'agonie et de la mort de la belle Saint-Yves, on ne peut nier qu'une certaine Ă©motion n'y soit Ă l'Ćuvre et que Voltaire ne sache agir sur la sensibilitĂ© du lecteur[36].
LâhĂ©roĂŻsme
L'hĂ©roĂŻsme est visible Ă travers Mlle de Saint-Yves qui s'obstine Ă vouloir sauver l'IngĂ©nu ; elle ira mĂȘme jusqu'Ă perdre sa virginitĂ© pour cela. Une fois la famille au complet, elle sera comblĂ©e d'Ă©loges mais n'en dĂ©mordra pas, prĂ©fĂ©rant mourir plutĂŽt que d'accepter ces compliments qu'elle ne pense pas mĂ©riter. Les sacrifices dont elle fait preuve montrent nĂ©anmoins un acte hĂ©roĂŻque.
La caricature
Si LâIngĂ©nu prĂ©sente lâoriginalitĂ© de se rattacher au genre romanesque, et de prĂ©figurer lâavĂšnement du roman moderne (et notamment par le roman sensible), Voltaire nâhĂ©site pas Ă jouer sur son caractĂšre stĂ©rĂ©otypĂ©. Ainsi, les retrouvailles entre lâIngĂ©nu et Mlle de Saint-Yves, au chapitre XVIII, une situation attendue et largement surexploitĂ©e par la littĂ©rature romanesque de lâĂ©poque, sont bien moins lyriques que ce Ă quoi on pourrait sâattendre : on nous en dit uniquement que « Les deux amants se voient, et tous deux sâĂ©vanouissent. »
La morale
LâIngĂ©nu est emblĂ©matique de la dualitĂ© de lâĆuvre de Voltaire - que Jean Starobinski appelle loi du fusil Ă deux coups, en rĂ©fĂ©rence Ă celui portĂ© par lâIngĂ©nu (Ă©voquĂ© Ă plusieurs reprises : « Ă balle seule » au dĂ©but du chapitre II, « son fusil Ă deux coups sur lâĂ©paule » au dĂ©but du chapitre VII, et enfin « [La marĂ©chaussĂ©e] se saisit dâabord de son fusil Ă deux coups » lors de lâarrestation de lâIngĂ©nu au chapitre IX). Lâexpression la plus Ă©vidente de la dualitĂ© de LâIngĂ©nu est sans doute sa morale.
- « Le bon Gordon vĂ©cut avec lâIngĂ©nu jusquâĂ sa mort dans la plus intime amitiĂ© ; il eut un bĂ©nĂ©fice aussi, et oublia pour jamais la grĂące efficace et le concours concomitant. Il prit pour sa devise : malheur est bon Ă quelque chose. Combien dâhonnĂȘtes gens dans le monde ont pu dire : malheur nâest bon Ă rien ! ».
Deux visions contraires du monde y sont exprimĂ©es. De mĂȘme, le dĂ©nouement, bien que triste, laissait place Ă une part dâespoir : le malheur ne sâest pas effacĂ©, mais lâIngĂ©nu le dĂ©passe par la connaissance et par lâaction (« Ă la fois un guerrier et un philosophe intrĂ©pide »). Le malheur est acceptĂ©, et il faut sây rĂ©signer.
La structure
La dualitĂ© passe aussi par la structure (opposition entre la focalisation sur lâIngĂ©nu, puis sur Mlle de Saint-Yves), et par lâexistence de deux schĂ©mas actanciels diffĂ©rents.
Les genres
La dualité est aussi visible dans les genres (passage du conte satirique au roman).
Sens de la dualité
Voltaire exprime donc par LâIngĂ©nu une vision du monde double avec pour visĂ©e argumentative.
Adaptation au cinéma
- 1972 : L'Ingénu, film français réalisé par Norbert Carbonnaux
Adaptations à la télévision
- 1975 : L'Ingénu, téléfilm français réalisé par Jean-Pierre Marchand
- 1994 : ru:ĐŃĐŸŃŃĐŸĐŽŃŃĐœŃĐč (ŃОлŃĐŒ, 1994)
Adaptations au théùtre
- 2001 : L'IngĂ©nu. Adaptation thĂ©Ăątrale de Françoise Thyrion, avec la collaboration de Gerhardt Stenger (Lille, La Fontaine Ăditions, 2001).
Adaptations à l'opéra
- 1768 : Le Huron (opéra-comique), musique de Grétry, livret de Marmontel
Références
- « L'INGENU de Voltaire », sur www.bacdefrancais.net (consulté le )
- Citation dans LâIngĂ©nu, sur www.lirtuose.fr
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- L'Ingénu, Voltaire
- Français méthodes 2de/1re, Hachette éducation, p. 191
- Micromégas - L'Ingénu, classiques Bordas, 1995, p. 166
Articles connexes
- Candide
- Micromégas
- Zadig
- Jeannot et Colin
- Lahontan (1666-1716), Nouveaux Voyages dans l'Amérique septentrionale (1793) et Dialogues avec un Sauvage (1704)