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Jean Meslier

Jean Meslier, ou Mellier[alpha 1], nĂ© Ă  Mazerny le , est un prĂȘtre et philosophe des LumiĂšres français, curĂ© d'ÉtrĂ©pigny dans l'archidiocĂšse de Reims oĂč il est mort au dĂ©but de l'Ă©tĂ© 1729[alpha 2].

Jean Meslier
Jean Meslier (gravure publiée en 1802).
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Le Testament (d)

Son existence n'a été connue qu'à partir de la publication en par Voltaire, sous le titre de Testament de J. Meslier, d'un texte qu'il présentait comme un extrait d'un document beaucoup plus volumineux, retrouvé chez lui et dans lequel un curé professait avec détermination son athéisme, et se livrait par ailleurs à une critique radicale des injustices de la société de son temps dans un texte, au titre original de Mémoires des pensées et sentiments de Jean Meslier
[alpha 3], parfois considéré comme le texte fondateur de l'athéisme et de l'anticléricalisme militant en France.

Biographie

ÉtrĂ©pigny, l'Ă©glise dont Jean Meslier fut curĂ© de 1689 Ă  1729.

NĂ© d'un pĂšre ouvrier en serge ou propriĂ©taire et fabricant de laine[2] du village de Mazerny, GĂ©rard Meslier[alpha 4] et de Symphorienne Braidy, il fit quelques Ă©tudes Ă  l'Ă©cole publique de sa paroisse oĂč le curĂ© le trouva douĂ©, avant de les poursuivre au sĂ©minaire de Reims. InitiĂ© au sacerdoce en 1688, trĂšs estimĂ© de ses supĂ©rieurs, il fut ordonnĂ© prĂȘtre Ă  la cathĂ©drale Saint-Étienne de ChĂąlons-sur-Marne, puis nommĂ© le curĂ© d'ÉtrĂ©pigny et de Balaives dans ses Ardennes natales, oĂč il restera jusqu'Ă  sa mort. Il avait pour amis deux curĂ©s, MM. Voiri[alpha 5] et Delavaux[alpha 6] qui inhumĂšrent son corps dans le jardin de la cure sans inscrire d'acte mortuaire sur les registres de sa paroisse.

Les éléments biographiques donnés par Voltaire dans ses Lettres à S.A. le Prince de *** sur Rabelais, etc. sont entachés de nombreuses erreurs, il faudra attendre Maurice Dommanget pour avoir la premiÚre biographie sérieuse.

D'aprĂšs Voltaire, il choisissait pour bonnes des femmes n'ayant pas atteint l'Ăąge canonique[alpha 7], sa conduite scandalisait et lui valait rĂ©primandes et punitions de la part des autoritĂ©s ecclĂ©siastiques. Ses dĂ©mĂȘlĂ©s avec le chĂątelain du lieu lui en avaient valu d'autres. En effet, indignĂ© par les mauvais traitements que faisait subir le seigneur de Touilly aux paysans de sa paroisse, Jean Meslier l'avait dĂ©noncĂ© un jour en chaire de vĂ©ritĂ©. SĂ©vĂšrement tancĂ© par l'Ă©vĂȘchĂ©, il aurait alors cessĂ© de faire parler de lui, se rĂ©servant pour l'Ă©crit posthume dont il a publiĂ© des extraits.

Penseur isolĂ©, nourrissant des idĂ©es qu'il ne pouvait Ă©changer, il avait une bibliothĂšque qui se composait, Ă  cĂŽtĂ© de la Bible, des PĂšres de l'Église, et des comptes rendus des conciles, d'auteurs latins comme Tite Live, SĂ©nĂšque, Tacite, Flavius JosĂšphe ainsi que de Montaigne, Vanini, La BruyĂšre, La BoĂ©tie, Pascal, Malebranche, FĂ©nelon, du Dictionnaire historique et critique de Bayle.

À partir des essais de Montaigne et de la DĂ©monstration de l'existence de Dieu de FĂ©nelon[3] — qu'il annote dans les marges — il rĂ©dige ses propres PensĂ©es et sentiments, volumineux mĂ©moire manuscrit recopiĂ© en trois exemplaires de trois cent soixante-six feuillets chacun, dĂ©diĂ©s Ă  ses paroissiens.

Testament du curé Meslier

ObĂ©lisque des penseurs socialistes oĂč figure Meslier en 7e place, dans le jardin Alexandrovski, Ă  Moscou.

Six ans aprĂšs la mort du curĂ© d'ÉtrĂ©pigny, Nicolas-Claude Thieriot entretient Voltaire de l'existence des manuscrits dans une lettre de . Des copies manuscrites circulent d'abord sous le manteau Ă  Paris, dans le milieu des encyclopĂ©distes. Ce n'est que 27 ans plus tard que Voltaire fait publier, en 1762, des extraits de l'Ɠuvre dans un abrĂ©gĂ© dont il rĂ©Ă©crit certains passages suivant sa conception dĂ©iste, disant que l'original Ă©tait « Ă©crit dans un style de cheval de carrosse[4] ».

Le baron d'Holbach[alpha 8], de son cĂŽtĂ©, publie Le Bon Sens du curĂ© Jean Meslier suivi de son testament. Rudolf Charles d’Ablaing van Gissenburg, dit Rudolf Charles Meijer, et le milieu matĂ©rialiste-libre penseur hollandais publient une premiĂšre Ă©dition complĂšte en trois volumes in 8° de 350 pages chacun en 1864.

La pensée de Meslier annonce la Révolution française et, bien au-delà, le socialisme utopique, le matérialisme, le communisme et l'anarchisme. Pour Régis Messac, le curé Meslier est un penseur libertin, « précurseur des philosophes qui proclameront bien haut leur croyance au progrÚs, et en la nécessité de ce progrÚs[5] ».

Ce testament philosophique fait de lui un précurseur des LumiÚres de tout premier plan. Il y est le premier à professer un athéisme sans concession tandis qu'il développe avant la lettre un matérialisme rigoureux et pose également en précurseur les bases d'une philosophie anarchiste, ainsi qu'une conception communiste de la société, selon Michel Onfray, qui le cite comme le premier philosophe athée radical et sans concessions (déisme, agnosticisme)[6] - [7] - [8].

Les XVIIe et XVIIIe siÚcles présentent une grande période de trouble pour la foi chrétienne. Mais les diverses critiques qu'avaient connues le christianisme de l'époque n'égalent pas en puissance de feu le manifeste de l'abbé Meslier, qui influencera les penseurs athées à venir[9].

Ainsi, Anacharsis Cloots avait-il soumis Ă  la Convention le projet d'Ă©riger une statue Ă  celui qu'il nomme « l'IntrĂ©pide », « le GĂ©nĂ©reux », « l'Exemplaire », comme Ă©tant le premier prĂȘtre Ă  avoir « abjurĂ© les idĂ©es religieuses et dĂ©chirĂ© le voile de la superstition[alpha 9] ».

De mĂȘme, les bolchĂ©viques ont gravĂ© son nom sur l'obĂ©lisque des Romanov, monument du jardin Alexandrovski Ă©levĂ© Ă  Moscou pour les Romanov et transformĂ© Ă  la gloire des prĂ©curseurs du socialisme moderne[10], seul monument public qui cĂ©lĂšbre la mĂ©moire de Meslier. Le Testament a, quant Ă  lui, Ă©tĂ© traduit en russe en 1924[11].

Commentaire du Testament

Fin du mois de . Jean Meslier, curĂ© de la paroisse d’ÉtrĂ©pigny depuis quarante ans, laisse Ă  sa mort une enveloppe contenant deux documents, le premier Ă©tant une introduction du second :

« Je ne crois plus devoir maintenant faire encore difficultĂ© de dire la vĂ©ritĂ©. Je ne sais pas bien ce que vous en penserez, ni ce que vous en direz, non plus que ce que vous direz de moi, de m’avoir mis telle pensĂ©e en tĂȘte, et tel dessein dans l’esprit. Vous regarderez peut-ĂȘtre ce projet comme un trait de folie et de tĂ©mĂ©ritĂ© en moi
 »

InĂ©vitablement, cette lettre prĂ©face devait piquer au vif l’intĂ©rĂȘt de ceux qui avaient dĂ©couvert le document, et on peut facilement imaginer quelle aurait Ă©tĂ© la rĂ©action des ouailles du pĂšre Meslier apprenant par le biais de son second document que le prĂȘtre qui avait Ă©tĂ© Ă  la tĂȘte de leur paroisse pendant plus de quarante ans, considĂ©rait que la religion n’était qu’erreur, mensonge et imposture et invitait du mĂȘme souffle ses confrĂšres Ă  abandonner le christianisme
 Renversement inattendu, le texte de Meslier est aussi rĂ©volutionnaire pour l’époque puisque les propositions athĂ©es qui y sont prĂ©sentĂ©es ne sont cachĂ©es sous aucun subterfuge[alpha 10]. L’auteur s’y dĂ©clare clairement athĂ©e et attaque directement la religion chrĂ©tienne en Ă©vitant la prĂ©caution habituelle qui entourait les textes philosophiques de l’époque qualifiĂ©s, Ă  tort ou Ă  raison, d’athĂ©es. Bien plus qu’une exposition de thĂšses athĂ©es, l’Ɠuvre de Meslier se prĂ©sente mĂȘme comme une Ɠuvre prosĂ©lyte s’attaquant directement Ă  la foi du croyant :

« Pesez bien les raisons qu’il y a de croire ou de ne pas croire, ce que votre religion vous enseigne, et vous oblige si absolument de croire. Je m’assure que si vous suivez bien les lumiĂšres naturelles de votre esprit, vous verrez au moins aussi bien, et aussi certainement que moi, que toutes les religions du monde ne sont que des inventions humaines, et que tout ce que votre religion vous enseigne, et vous oblige de croire, comme surnaturel et divin, n’est dans le fond qu’erreur, que mensonge, qu’illusion et imposture. »

Meslier est conscient du caractĂšre paradoxal de sa vie : pourquoi attendre la mort pour dĂ©clarer son athĂ©isme ? Il avoue sa peur[alpha 11], mais prĂ©sente tout de mĂȘme le caractĂšre vĂ©ridique de sa pensĂ©e athĂ©e. Il tient Ă  ce que ses lecteurs tentent de le rĂ©futer et, s’ils ne le peuvent, se rangent Ă  son avis. S'ils craignent d'adopter cette position de leur vivant, ils devront le faire Ă  leur mort :

« (intervenez) en faveur de la vĂ©ritĂ© mĂȘme en faveur des peuples qui gĂ©missent comme vous le voyez tous les jours, sous le joug insupportable de la tyrannie et des vaines superstitions. Et si vous n’osez non plus que moi vous dĂ©clarer ouvertement pendant votre vie contre tant de si dĂ©testables erreurs, et tant de si pernicieux abus qui rĂšgnent si puissamment dans le monde, vous devez au moins demeurer maintenant dans le silence et vous dĂ©clarer au moins Ă  la fin de vos jours en faveur de la vĂ©ritĂ©. »

Meslier, comme les iconoclastes et contre les iconodules, voit dans les statues et images des Ă©glises des idoles. Il accuse les prĂȘtres et exĂ©gĂštes d'interprĂ©ter la Bible Ă  leur convenance[alpha 12], de maintenir leur emprise sur le peuple en utilisant la peur et de garder un silence complice face Ă  l’abus des grands :

« [
] vous adorez effectivement des faibles petites images de pĂąte et de farine, et vous honorez les images de bois et de plĂątre, et les images d’Or et d’Argent. Vous vous amusez, Messieurs, Ă  interprĂ©ter et Ă  expliquer figurativement, allĂ©goriquement et mystiquement des vaines Ă©critures que vous appelez nĂ©anmoins saintes, et divines ; vous leur donnez tel sens que vous voulez ; vous leur faites dire tout ce que vous voulez par le moyen de ces beaux prĂ©tendus sens spirituels et allĂ©goriques que vous leur forgez, et que vous affectez de leur donner, afin d’y trouver, et d’y faire trouver des prĂ©tendues vĂ©ritĂ©s qui n’y sont point, et qui n’y furent jamais. Vous vous Ă©chauffez Ă  discuter de vaines questions de grĂące suffisante et efficace. Et en plus, vous vilipendez le pauvre peuple, vous le menacez de l’enfer Ă©ternel pour des peccadilles, et vous ne dites rien contre les voleries publiques, ni contre les injustices criantes de ceux qui gouvernent les peuples, qui les pillent, qui les foulent, qui les ruinent, qui les oppriment et qui sont la cause de tous les maux, et de toutes les misĂšres qui les accablent. »

L’athĂ©isme de Meslier se veut donc quelque part humaniste, et n’est pas, contrairement Ă  celui des libertins, mis en place afin de contrer la morale chrĂ©tienne. Pour Meslier, le rĂŽle des prĂȘtres reste d’enseigner : « c’est Ă  vous d’instruire les peuples, non dans les erreurs de l’idolĂątrie, ni dans la vanitĂ© des superstitions, mais dans la science de vĂ©ritĂ©, et de justice, et dans la science de toutes sortes de vertus, et de bonnes mƓurs ; vous ĂȘtes tous payĂ©s pour cela ». AthĂ©e, matĂ©rialiste, dĂ©nonciateur de la misĂšre sociale, Meslier avait donc mĂ»ri tout au long de sa vie une vive attaque contre les religions en gĂ©nĂ©ral et le christianisme en particulier, n'adoptant cependant ces positions qu'Ă  titre posthume. La lettre se termine sur l’annonce de l’existence d’un manuscrit dĂ©posĂ© au greffe de la justice de la paroisse, oĂč Meslier dĂ©taille ses thĂšses en trois manuscrits de trois cent soixante-six feuilles chacun. Le titre de ce manuscrit, Ă  lui seul, prĂ©sente l’ampleur de la tĂąche Ă  laquelle Meslier a voulu s’attaquer :

« MĂ©moire des pensĂ©es et des sentiments de Jean Meslier, prĂȘtre, curĂ© d’ÉtrĂ©pigny et de Balaives, sur une partie des erreurs et des abus de la conduite et du gouvernement des hommes oĂč l’on voit des dĂ©monstrations claires et Ă©videntes de la vanitĂ© et de la faussetĂ© de toutes les divinitĂ©s et de toutes les religions du monde pour ĂȘtre adressĂ© Ă  ses paroissiens aprĂšs sa mort, et pour leur servir de tĂ©moignage de vĂ©ritĂ© Ă  eux, et Ă  tous leurs semblables. »

Le testament de Meslier se divise en huit parties. Chacune vise à prouver la vanité et la fausseté des religions selon ce plan :

  1. Elles ne sont que des inventions humaines.
  2. La foi, croyance aveugle, est un principe d’erreurs, d’illusions et d’impostures.
  3. Fausseté des « prétendues visions et révélations divines ».
  4. « VanitĂ© et faussetĂ© des prĂ©tendues prophĂ©ties de l’Ancien Testament ».
  5. Erreurs de la doctrine et de la morale de la religion chrétienne.
  6. La religion chrétienne autorise les abus et la tyrannie des grands.
  7. Fausseté de la « prétendue existence des dieux ».
  8. FaussetĂ© de l’idĂ©e de la spiritualitĂ© et de l’immortalitĂ© de l'Ăąme.

Parmi les thĂšses principales de cet ouvrage volumineux, l'une tente de rĂ©futer l’existence de Dieu. Le premier argument de Meslier est celui de l’absence : comment un Dieu se voulant aimĂ©, adorĂ© et servi peut-il demeurer si « discret » ? Ne devrait-il pas plutĂŽt se prĂ©senter Ă  nous comme une Ă©vidence certaine et irrĂ©futable ?

« S’il y avait vĂ©ritablement quelque divinitĂ© ou quelque ĂȘtre infiniment parfait, qui voulĂ»t se faire aimer, et se faire adorer des hommes, il serait de la raison et de la justice et mĂȘme du devoir de ce prĂ©tendu ĂȘtre infiniment parfait, de se faire manifestement, ou du moins suffisamment connaĂźtre de tous ceux et celles dont il voudrait ĂȘtre aimĂ©, adorĂ© et servi. »

Devant le caractĂšre « discret », l’absence de Dieu, Meslier s’interroge. Pourquoi Dieu ne nous fait-il pas connaĂźtre clairement et directement sa volontĂ©, au lieu de laisser les hommes se disputer Ă  son sujet, voire s’entre-tuer pour des querelles byzantines ? Pour Meslier, soit Dieu existe et se moque de nous en nous conservant dans l’ignorance, soit Dieu n’existe tout simplement pas. On opposera sĂ»rement Ă  Meslier que Dieu se rĂ©vĂšle aux hommes Ă  travers la beautĂ© du monde, l’Ɠuvre de ses serviteurs ou bien par le biais de l’enseignement de son fils JĂ©sus-Christ ou de l'Église. Ce Ă  quoi Meslier rĂ©pond tout simplement que ces signes ne sont pas du tout Ă©vidents. De plus, la tendance des thĂ©ologiens de l’époque, comme Joseph de Maistre, de recourir au fidĂ©isme[alpha 13] pour contrer ce qu'il voit comme les paradoxes de la foi chrĂ©tienne reprĂ©sente pour lui une grossiĂšre erreur. Qui est donc ce Dieu, demande-t-il, qui nous forcerait Ă  abandonner notre raison afin de croire en lui ? La mise aux oubliettes de la raison afin de justifier la foi chrĂ©tienne ne laisse-t-elle pas place Ă  toutes les impostures ?

« Nos pieux et dĂ©votieux « christicoles » ne manqueront pas de dire ici tout bonnement que leur Dieu veut principalement se faire connaĂźtre, aimer, adorer et servir par les lumiĂšres tĂ©nĂ©breuses de la foi, et par un pur motif d’amour et de charitĂ© conçue par la foi et non pas par les claires lumiĂšres de la raison humaine, afin comme ils disent d’humilier l’esprit de l’homme, et de confondre son orgueil. »

« [Les religions] veulent que l’on croie absolument, et simplement tout ce qu’elles en disent, non seulement sans en avoir aucun doute, mais aussi sans rechercher, et mĂȘme encore sans dĂ©sirer d’en connaĂźtre les raisons, car ce serait, selon elles, une impudente tĂ©mĂ©ritĂ©, et un crime de lĂšse-majestĂ© divine que de vouloir curieusement chercher des raisons. »

Pour Meslier, un Dieu parfait ne doit pas se faire lointain ou distant :

« La premiĂšre pensĂ©e qui se prĂ©sente d’abord Ă  mon esprit, au sujet d’un tel ĂȘtre, que l’on dit ĂȘtre si bon, si beau, si sage, si grand, si excellent, si admirable, si parfait et si aimable, etc., est que s’il y avait vĂ©ritablement un tel ĂȘtre, il paraĂźtrait si clairement et si visiblement Ă  nos yeux et Ă  notre sentiment que personne ne pourrait nullement douter de la vĂ©ritĂ© de son existence. Il y a au contraire tout sujet de croire et de dire qu’il n’est pas. »

L’antique problĂšme du mal est repris par Meslier afin de remettre en doute l’existence de Dieu : comment, mais surtout pourquoi, un ĂȘtre parfait crĂ©erait-il un monde imparfait oĂč se cĂŽtoient maux, vices, maladies, violence, etc. ? Les merveilles de la nature ? Balivernes selon Meslier, qui dĂ©crit un monde sauvage oĂč la survie de l’un ne se fait qu’au dĂ©triment de la vie de l’autre. Si le mal est, comme Meslier le pense, un simple Ă©lĂ©ment structurel de la nature, indispensable pour contenir la multiplication des hommes et des animaux, en quoi est-il moralement « mauvais » ?

Meslier tente aussi de rĂ©futer les arguments en faveur de l’existence de Dieu. D’abord, il soulĂšve leur incapacitĂ© Ă  prouver quoi que ce soit de façon certaine : par exemple, l’argument ontologique se fonde sur une dĂ©finition prĂ©Ă©tablie de Dieu. L’attaque par Meslier des « preuves » de l’existence de Dieu s'appuie sur un livre de FĂ©nelon, DĂ©monstration de l’existence de Dieu, dont il se propose de rĂ©futer les thĂšses. L’une de ses rĂ©futations de FĂ©nelon le fait entrer dans une exposition proprement matĂ©rialiste du monde. FĂ©nelon prĂ©sente le fait que Dieu est un ĂȘtre qui est par lui-mĂȘme (il est nĂ©cessaire et non contingent), et qui surpasse donc tous les degrĂ©s d’ĂȘtre (il est parfait). Pour Meslier, ce raisonnement ne vaut rien : « l’ĂȘtre est par lui-mĂȘme ce qu’il est, et ne saurait ĂȘtre plus ĂȘtre qu’il n’est, mais il ne s’ensuit pas de lĂ  qu’il soit infiniment parfait dans son essence. » L’ĂȘtre nĂ©cessaire n’est donc pas obligatoirement parfait, le seul ĂȘtre nĂ©cessaire est la matiĂšre. S’inspirant de Descartes, Meslier en vient lui aussi Ă  poser l’existence de vĂ©ritĂ©s Ă©ternelles, mais celles-ci ne font pas rĂ©fĂ©rence Ă  un Dieu crĂ©ateur : elles existent de toute Ă©ternitĂ©, tout comme le monde et la matiĂšre. Bien que Meslier ne remette pas en question le cogito, il prĂ©sente le corps ainsi que la pensĂ©e elle-mĂȘme comme unique fruit de la matiĂšre :

« Nous ne voyons, nous ne sentons, et nous ne connaissons certainement rien en nous qui ne soit matiĂšre. Ôtez nos yeux ! Que verrons-nous ? Rien. Ôtez nos oreilles ! Qu’entendrons-nous ? Rien. Ôtez nos mains ! que toucherons-nous ? Rien, si ce n’est fort improprement par les autres parties du corps. Ôtez notre tĂȘte et notre cerveau ! Que penserons-nous, que connaĂźtrons-nous ? Rien. »

Pour Meslier, nous ne sommes rien sans la matiĂšre et il est inutile de croire que quelque chose puisse exister hors d’elle. Pour lui, si la matiĂšre est Ă©ternelle, on ne peut justifier la crĂ©ation. Il s'oppose aux chrĂ©tiens qui soutiennent la crĂ©ation ex nihilo (Ă  partir de rien) et pense que Dieu ne peut crĂ©er le temps si cette crĂ©ation s’insĂšre elle-mĂȘme dans le temps. Il ne voit pas comment on peut crĂ©er l’espace, ni oĂč Ă©tait Dieu avant de crĂ©er l’espace, le temps qu'il a mis Ă  crĂ©er le temps lui-mĂȘme etc. Pour Meslier, l’ñme est matĂ©rielle et mortelle :

« [
] toutes nos pensĂ©es, toutes nos connaissances, toutes nos perceptions, tous nos dĂ©sirs et toutes nos volontĂ©s sont des modifications de notre Ăąme. Il faut aussi reconnaĂźtre qu’elle est sujette Ă  diverses altĂ©rations, qui sont des principes de corruption, et par consĂ©quent qu’elle n’est point incorruptible, ni immortelle. »

Meslier pose l’expĂ©rience sensible comme seul critĂšre de formation des idĂ©es justes, Ă  contre-courant de l’idĂ©e de « rĂ©vĂ©lation ». Meslier s’en prend d’abord aux Ă©crits bibliques, dont il remet en cause l'authenticitĂ© et la fidĂ©litĂ© (possibles modifications ou travestissements au cours des siĂšcles, divergences entre divers tĂ©moignages, et au sein des tĂ©moignages eux-mĂȘmes, laissant transparaĂźtre la multiplicitĂ© de leurs auteurs). Il se demande sur quoi repose l’autoritĂ© que l'on accorde Ă  Mathieu, Marc, Luc et Jean, et pour quelles raisons les apocryphes n'entrent pas dans le canon biblique. Il qualifie les Ă©crits de l’Ancien comme du nouveau Testament d’histoires de fous, indiquant que pour chacune de ces histoires, celui qui irait la raconter aujourd'hui serait pris comme un fou et un illuminĂ©. Il questionne la nĂ©cessitĂ© de la prĂ©sence de nombreux carnages et sacrifices dans un texte saint. L'hypothĂšse du sens allĂ©gorique du texte ne convainc pas Meslier :

« [
] qui forgent comme ils veulent, ou qui ont forgĂ© comme ils ont voulu, tous ces beaux prĂ©tendus sens spirituels, allĂ©goriques et mystiques dont ils entretiennent et repaissent vainement l’ignorance des pauvres peuples. Ce n’est plus la parole de Dieu qu’ils nous proposent et qu’ils nous dĂ©bitent sous ce sens-lĂ  ; mais ce sont seulement leurs propres pensĂ©es, leurs propres fantaisies, et les idĂ©es creuses de leurs fausses imaginations ; et ainsi, elles ne mĂ©ritent pas qu’on y ait aucun Ă©gard, ni que l’on y fasse aucune attention. »

Pour lui, voyant que les promesses des textes ne se réalisaient pas, Paul aurait été le premier à recourir au sens allégorique afin de préserver le mensonge chrétien :

« Nos christicoles regardent comme une ignorance, ou comme une grossiĂšretĂ© d’esprit, de vouloir prendre au pied de la lettre les susdites promesses et prophĂ©ties comme elles sont exprimĂ©es, et croient faire bien les subtils et les ingĂ©nieux interprĂštes des desseins et des volontĂ©s de leur dieu, de laisser le sens littĂ©ral et naturel des paroles, pour leur donner un sens qu’ils appellent mystique et spirituel et qu’ils nomment allĂ©gorique, anagogique et topologique. »

« Si on voulait de mĂȘme interprĂ©ter allĂ©goriquement et figurativement tous les discours, toutes les actions et toutes les aventures du fameux Don Quichotte de la Manche, on y trouverait si on voulait une sagesse toute surnaturelle et divine. »

À propos de l’alliance de Dieu avec les Juifs, il s'interroge :

« Puisque l’on ne voit maintenant, et que l’on n’a mĂȘme jamais vu, aucune marque de cette prĂ©tendue alliance, et qu’au contraire on les voit manifestement, depuis beaucoup de siĂšcles, exclus de la possession des terres et pays qu’ils prĂ©tendent leur avoir Ă©tĂ© promis et leur avoir Ă©tĂ© donnĂ©s de la part de Dieu pour en jouir Ă  tout jamais. »

Meslier rappelle les rĂšgles de la critique historique et nous invite Ă  poser cette grille d’analyse sur les textes chrĂ©tiens :

« Pour qu’il y ait quelque certitude dans les rĂ©cits qu’on se fait, il faudrait savoir :

  1. Si ceux que l’on dit ĂȘtre les premiers auteurs de ces sortes de rĂ©cits en sont vĂ©ritablement auteurs ;
  2. Si ces auteurs étaient des personnes de probité et dignes de foi ;
  3. Si ceux qui rapportent ces prĂ©tendus miracles ont bien examinĂ© toutes les circonstances des faits qu’ils rapportent ;
  4. Si les livres ou les histoires anciennes qui rapportent ces faits n’ont pas Ă©tĂ© falsifiĂ©s et corrompus dans la suite du temps, comme quantitĂ© d’autres livres. »

Le curĂ© s'attaque ensuite au personnage et santĂ© mentale de JĂ©sus. Il ne remet pas en question son existence historique mais le prĂ©sente comme « un homme de nĂ©ant, qui n’avait ni talent, ni esprit, ni science, ni adresse, et qui Ă©tait tout Ă  fait mĂ©prisĂ© dans le monde ; un fou, un insensĂ©, un misĂ©rable fanatique et un malheureux pendard. » La glorification de la souffrance (mais non du masochisme), le fait que certains hommes seront damnĂ©s alors que JĂ©sus se prĂ©sente comme le Sauveur (consĂ©quence de leur libertĂ© de refuser Dieu pour les chrĂ©tiens), l’aveu de JĂ©sus de venir mettre le dĂ©sordre dans notre monde[alpha 14] et la promesse en un royaume que Meslier dĂ©clare inexistant
 sont quelques-uns de ses reproches. Il juge la doctrine du Christ insensĂ©e lorsqu'il demande de ne pas s'occuper des prĂ©occupations terrestres (vĂȘtements, nourriture
) mais de compter sur la Providence :

« Il ferait certainement beau de voir les hommes se fier Ă  une telle promesse que celle-lĂ  ! que deviendraient-ils ? S’ils Ă©taient seulement un an ou deux sans travailler, sans labourer ? Sans semer ? Sans moissonner et sans faire de greniers ? Pour imiter en cela les oiseaux du ciel. Ils auraient beau ensuite Ă  faire les dĂ©vots, et Ă  chercher pieusement ce prĂ©tendu royaume du ciel et sa justice ! Le pĂšre cĂ©leste pourvoirait-il pour cela plus particuliĂšrement Ă  leurs besoins[alpha 15]. »

Pour Meslier, le passage de JĂ©sus n’a pas amĂ©liorĂ© notre monde, le mal, le pĂ©chĂ© sont toujours prĂ©sents, voire empirent, chez les chrĂ©tiens comme chez les autres.

« Les hommes deviennent tous les jours de plus en plus vicieux et mĂ©chants, et il y a comme un dĂ©luge de vices et d’iniquitĂ©s dans le monde. On ne voit pas mĂȘme que nos christicoles puissent se glorifier d’ĂȘtre plus sains, plus sages et plus vertueux, ou mieux rĂ©glĂ©s dans leur police et dans leurs mƓurs que les autres peuples de la Terre. »

Pour Meslier, si JĂ©sus avait vĂ©ritablement Ă©tĂ© Dieu, il aurait rendu tous les hommes sains de corps et d’esprit, sages et vertueux, et banni du monde tous les vices, les pĂ©chĂ©s, les injustices - Meslier les considĂšre pourtant comme de simples Ă©lĂ©ments structurels. De mĂȘme, dans l'hypothĂšse oĂč JĂ©sus a vĂ©ritablement sauvĂ© tous les hommes par son sacrifice et pris sur lui tous les pĂ©chĂ©s du monde, pourquoi le christianisme conserve-t-il l’usage des pĂ©nitences ? Pourquoi y a-t-il encore des damnĂ©s ? Pour les chrĂ©tiens, Dieu respecte notre libertĂ©, nos choix, et ne veut pas sauver contre leur grĂ© et malgrĂ© eux ceux qui refusent sa prĂ©sence. Cet argument ne l'a pas convaincu.

« On peut aussi leur dire que Dieu Ă©tant tout-puissant et infiniment sage comme ils le supposent, il pourrait, sans ĂŽter la libertĂ© aux hommes, conduire et diriger toujours si bien leurs cƓurs et leurs esprits, leurs pensĂ©es et leurs dĂ©sirs, leurs inclinaisons et leurs volontĂ©s, qu’ils ne voudraient jamais faire aucun mal, ni aucun pĂ©chĂ©, et ainsi qu’il pourrait facilement empĂȘcher toutes sortes de vices et de pĂ©chĂ©s, sans ĂŽter et sans blesser la libertĂ©. »

L'homme se voit condamnĂ© par un Dieu supposĂ©ment juste Ă  payer pour un pĂ©chĂ© originel que seuls deux humains (Adam et Ève) ont commis, mais comment un tel pĂ©chĂ© peut-il affecter avec autant de force un Dieu parfait et immuable ? Outre cela, Dieu n’a pas trouvĂ© de moyen plus efficace pour effacer le pĂ©chĂ© originel (qui n’est apparemment aucunement effacĂ© puisque nous en subissons toujours les consĂ©quences) que d’envoyer son Fils se faire tuer par les hommes, c’est-Ă -dire, pour Meslier, laisser les hommes commettre un pĂ©chĂ© encore pire que celui de croquer le fruit dĂ©fendu. Sans crucifixion, pas de rĂ©demption, Judas Iscariote et Ponce Pilate seraient donc les grands sauveurs de l’humanitĂ© ? Si tout le monde avait aimĂ© et Ă©coutĂ© JĂ©sus, aurions-nous perdu toute chance de rĂ©demption [alpha 16]? Paradoxe final :

« C’est comme si on disait qu’un Dieu infiniment sage et infiniment bon se serait offensĂ© contre les hommes et qu’il se serait rigoureusement irritĂ© contre eux pour un rien (croquer dans un fruit) et pour une bagatelle, et qu’il se serait misĂ©ricordieusement apaisĂ© et rĂ©conciliĂ© avec eux par le plus grand de tous les crimes ? Par un horrible dĂ©icide qu’ils auraient commis, en crucifiant et en faisant cruellement et honteusement mourir son cher et divin fils ? »

L’acceptation du christianisme demeure pour Meslier un mystĂšre impĂ©nĂ©trable : comment des hommes sensĂ©s ont-ils fait pour adhĂ©rer Ă  ces idĂ©es ? Quelle est donc cette Ă©trange morale oĂč se cĂŽtoient amour du prochain et recherche de douleurs et de souffrances, « qui dĂ©clare bienheureux ceux qui pleurent et ceux souffrent, qui place la perfection dans ce qui est contraire aux besoins naturels, qui demande de ne pas rĂ©sister aux mĂ©chants, mais de les laisser faire ? ». AbsurditĂ© selon Meslier. Et que dire du mal ? Pourquoi Dieu l’impose-t-il aux bons et aux sages ? Éprouver leur patience, les purifier, perfectionner leur vertu, pour les rendre plus heureux dans le ciel ? Re-balivernes, s’écrie Meslier. Et de quel droit parlons-nous du royaume cĂ©leste ?

« (Les « christicoles » ) Y ont-ils Ă©tĂ© voir ? Pour en savoir des nouvelles ? Qui leur a dit que cela Ă©tait ainsi ? Quelle expĂ©rience en ont-ils ? Quelle preuve en ont-ils ? Certainement aucune, si ce n’est celle qu’ils prĂ©tendent tirer de leur foi, qui n’est qu’une croyance aveugle des choses qu’ils ne voient pas, que personne n’a jamais vues et que personne ne verra jamais ? »

Confesseur pendant prĂšs de quarante ans, Meslier en est venu Ă  se demander si les gens croyaient encore vĂ©ritablement aux diverses « balivernes » chrĂ©tiennes ou s’ils ne jouaient pas eux aussi la comĂ©die, un peu comme lui qui n’osait pas dĂ©clarer au grand jour, de son vivant, sa pensĂ©e :

« Quant au commun des hommes, on voit bien aussi par leurs mƓurs et par leur conduite que la plupart d’entre eux ne sont guĂšre mieux persuadĂ©s de la vĂ©ritĂ© de leur religion ni de ce qu’elle leur enseigne que ceux dont je viens de parler, quoiqu’ils en fassent plus rĂ©guliĂšrement les exercices. Et ceux qui parmi le peuple ont tant soit peu d’esprit et de bon sens, tout ignorants qu’ils soient d’ailleurs dans les sciences humaines, ne laissent pas que d’entrevoir, et de sentir mĂȘme en quelque façon, la vanitĂ© et la faussetĂ© de ce qu’on leur veut faire accroire sur ce sujet, de sorte que ce n’est que comme de force, comme malgrĂ© eux, comme contre leurs propres lumiĂšres, comme contre leur propre raison, et comme contre leurs propres sentiments qu’ils croient ou plutĂŽt qu’ils s’efforcent de croire ce qu’on leur en dit. »

Annonçant dĂ©jĂ  Karl Marx, Meslier reproche aussi Ă  l’Église son soutien aux tyrannies ainsi qu’à l’exploitation du peuple. L’Église, au lieu de dĂ©fendre le pauvre, bĂ©nit les divers « parasites » qui se sont collĂ©s au travail des pauvres afin de mieux les exploiter : soldats, ecclĂ©siastiques, juristes, policiers, nobles[12]
 Le roi, selon Meslier qui ne reconnait pas le droit divin, devrait ĂȘtre assassinĂ© puisqu'il dominerait cette tyrannie avec l'accord du clergĂ©. Meslier espĂšre que son message sera entendu, diffusĂ©, et que les hommes apprendront Ă  vivre sans la religion, quelles qu'en soient les consĂ©quences :

« AprĂšs cela, que l’on en pense, que l’on en juge, que l’on en dise et que l’on en fasse tout ce que l’on voudra dans le monde, je ne m’en embarrasse guĂšre ; que les hommes s’accommodent et qu’ils gouvernent comme ils veulent, qu’ils soient sages ou qu’ils soient fous, qu’ils soient bons ou qu’ils soient mĂ©chants, qu’ils disent ou qu’ils fassent mĂȘme de moi ce qu’ils voudront aprĂšs ma mort ; je m’en soucie fort peu : je ne prends dĂ©jĂ  presque plus de part Ă  ce qui se fait dans le monde ; les morts avec lesquels je suis sur le point d’aller ne s’embarrassent plus de rien, ils ne se mĂȘlent plus de rien, et ne se soucient plus de rien. Je finirai donc ceci par le rien, aussi ne suis-je guĂšre plus qu’un rien, et bientĂŽt je ne serai rien. »

Postérité

Les textes de l'abbĂ© Meslier, jugĂ©s dangereux par ceux qui les ont dĂ©couverts[alpha 17], connaĂźtront une diffusion relativement large pour un texte si iconoclaste qui s’inscrivait dans une Ă©poque oĂč la religion chrĂ©tienne conservait une mainmise assez forte sur la sociĂ©tĂ© et la culture europĂ©ennes. Le sens du texte ne fut pas toujours respectĂ©, Voltaire en Ă©dita un rĂ©sumĂ©, assez populaire, qui fut cependant extrĂȘmement diluĂ© ; l’athĂ©isme matĂ©rialiste conscient et intransigeant de Meslier avait Ă©tĂ© transformĂ© en une prudente profession de foi dĂ©iste oĂč Meslier s’excusait Ă  Dieu d’avoir professĂ© des mensonges sur son compte tout au long de sa vie d’ecclĂ©siastique. Quoi qu'il en soit, la pensĂ©e de Meslier, premier texte moderne franchement athĂ©e[12], libre de l’habituelle prudence littĂ©raire qui entourait les textes dits athĂ©es de l’époque comme ceux de Thomas Hobbes, est rĂ©vĂ©latrice de la prĂ©sence d’une discrĂšte mais vĂ©ritable pensĂ©e athĂ©e au XVIIIe siĂšcle. Diderot, qui connaissait le Testament dans sa forme presque intĂ©grale, rĂ©dige en 1772 Les ÉleuthĂ©romanes, un poĂšme publiĂ© en 1796 qui fait Ă©cho Ă  plusieurs reprises aux propos de Meslier, reprenant en particulier une expression anticlĂ©ricale de ce dernier parlant de pendre les rois avec les entrailles des prĂȘtres[13].

La franchise posthume de Meslier, qui n’hĂ©site pas Ă  affirmer que bon nombre de ses paroissiens et d’ecclĂ©siastiques ne croient plus et feignent d’avoir la foi, nous est rĂ©vĂ©latrice de la difficultĂ© qu’avaient les hommes du XVIIIe siĂšcle d’exprimer en toute libertĂ© leur sentiment profond face Ă  la notion de Dieu. L’athĂ©isme franc de Meslier ne connaĂźtra que fort peu d’imitateurs au cours du siĂšcle. Cependant, son texte est dĂ©sormais prĂ©sentĂ© comme les prĂ©mices d'un discours athĂ©e systĂ©matique et sans compromis, discours encore contenu par des structures politiques certes, mais dont l’imminente disparition[alpha 18] va permettre l’émergence et l'expression d’un athĂ©isme systĂ©matique s'opposant Ă  l’Église ou Ă  l’argument ontologique.

(7062) Meslier est un astéroïde nommé en son honneur.

Rejet de la violence envers les animaux

Dans l'ouvrage d'Élisabeth de Fontenay, Le Silence des BĂȘtes[14], Jean Meslier est dĂ©crit comme celui qui dĂ©signa les injustices que subissent les bĂȘtes et critiqua les violences de l'homme envers l'animal de la façon la plus vĂ©hĂ©mente qui soit, au XVIIIe siĂšcle (et en fait un antispĂ©ciste avant l'heure, de mĂȘme que Porphyre, Plutarque et Montaigne[15]). Jean Meslier refusait de voir les animaux comme des « machines », mais bien comme des ĂȘtres sensibles qui dĂ©sirent vivre et ne point subir une quelconque oppression :

« C'est une cruautĂ© et une barbarie de tuer, d'assommer, et d'Ă©gorger, comme on fait, des animaux qui ne font point de mal, car ils sont sensibles au mal et Ă  la douleur aussi bien que nous, malgrĂ© ce qu'en disent vainement, faussement, et ridiculement nos nouveaux cartĂ©siens, qui les regardent comme de pures machines sans Ăąmes et sans sentiments aucuns (
). Ridicule opinion, pernicieuse maxime, et dĂ©testable doctrine puisqu'elle tend manifestement Ă  Ă©touffer dans le cƓur des hommes tous sentiments de bontĂ©, de douceur et d'humanitĂ© qu'ils pourraient avoir pour ces pauvres animaux. (
) Il faut indubitablement croire aussi qu'ils sont sensibles aussi bien que nous au bien et au mal, c'est-Ă -dire au plaisir et Ă  la douleur, ils sont nos domestiques et nos fidĂšles compagnons de vie et de travail, et par ainsi il faut les traiter avec douceur. BĂ©nies soient les nations qui les traitent bĂ©nignement et favorablement, et qui compatissent Ă  leurs misĂšres, et Ă  leurs douleurs, mais maudites soient les nations qui les traitent cruellement, qui les tyrannisent, qui aiment Ă  rĂ©pandre leur sang, et qui sont avides de manger leurs chairs. »

— Jean Meslier, Folie des hommes d'attribuer Ă  Dieu l'institution des cruels et barbares sacrifices des bĂȘtes innocentes, et de croire que ces sortes de sacrifices lui Ă©taient agrĂ©ables.[16] - [alpha 19].

Catéchisme

En 1790, est publié un Catéchisme du curé Meslier qui aurait été écrit par Sylvain Maréchal.

Notes et références

Notes

  1. Les registres baptistaires portent le nom de Mellier mais il signait Meslier, d'aprĂšs Boulliot.
  2. À une date inconnue situĂ©e entre son dernier acte, signĂ© en date du 27 juin, et la date de l'inventaire de sa succession, le 7 juillet ; Voir ƒuvres complĂštes : MĂ©moire des pensĂ©es et des sentiments de Jean Meslier (PrĂ©faces et notes par Jean Deprun, Roland DesnĂ© et Albert Soboul), Anthropos, (lire en ligne), xxxii.
  3. Le titre complet, choisi par l'auteur, est « MĂ©moire des pensĂ©es et sentiments de Jean Meslier, prĂȘtre-curĂ© d'EtrĂ©pigny et de Balaives, sur une partie des erreurs et des abus de la conduite et du gouvernement des hommes, oĂč l'on voit des dĂ©monstrations claires et Ă©videntes de la vanitĂ© et de la faussetĂ© de toutes les religions du monde, pour ĂȘtre adressĂ© Ă  ses paroissiens aprĂšs sa mort et pour leur servir de tĂ©moignage de vĂ©ritĂ© Ă  eux et Ă  tous leurs semblables. ».
  4. Ou Mellier.
  5. Curé de Guignicourt.
  6. Ou Laveaux, curé de Boulzicourt.
  7. Une femme ne peut pas entrer au service d'un ecclésiastique avant l'ùge de 40 ans.
  8. Il s'Ă©tait fait une spĂ©cialitĂ© de publier ses Ɠuvres les plus radicalement athĂ©es sous le nom d'autres auteurs.
  9. Le projet fut transmis au ComitĂ© d'instruction publique : « Il est donc reconnu que les adversaires de la religion ont bien mĂ©ritĂ© du genre humain ; c'est Ă  ce titre que je demande, pour le premier ecclĂ©siastique abjureur, une statue dans le temple de la Raison. Il suffira de le nommer pour obtenir un dĂ©cret favorable de la Convention nationale : c'est l'intrĂ©pide, le gĂ©nĂ©reux, l'exemplaire Jean Meslier, curĂ© d'EtrĂ©pigny en Champagne, dont le Testament philosophique porta la dĂ©solation dans la Sorbonne, et parmi toutes les factions christicoles. La mĂ©moire de cet honnĂȘte homme, flĂ©trie sous l'ancien rĂ©gime, doit ĂȘtre rĂ©habilitĂ©e sous le rĂ©gime de la nature. », 17 novembre 1793.
  10. Roland DesnĂ© tempĂšre toutefois l'aspect rĂ©volutionnaire de Meslier : « rĂ©volutionnaire de pensĂ©e, non de tempĂ©rament et d'action. [
] si le cri est bien celui du rĂ©voltĂ©, la perspective s'ouvre cependant sur la rĂ©volution » ; cf. ƒuvres complĂštes. MĂ©moire des pensĂ©es et des sentiments de Jean Meslier, prĂ©faces et notes par Jean Deprun, Roland DesnĂ© et Albert Soboul, Ă©d. Anthropos, 1970, p. CXLV.
  11. « [I]l me semblait que j'abusais d'autant plus indignement de votre bonne foi, et que j'en Ă©tais, par consĂ©quent, d'autant plus digne de blĂąme et de reproches, ce qui augmentait tellement mon aversion contre ces sortes de cĂ©rĂ©monieuses et pompeuses solennitĂ©s et fonctions vaines de mon ministĂšre, que j'ai Ă©tĂ© cent et cent fois sur le point de faire indiscrĂštement Ă©clater mon indignation, ne pouvant presque plus dans ces occasions-lĂ  cacher mon ressentiment ni retenir dans moi-mĂȘme l'indignation que j'en avais. J'ai cependant fait en sorte de la retenir ; et je tĂącherai de la retenir jusqu'Ă  la fin de mes jours, ne voulant pas m'exposer durant ma vie Ă  l'indignation des prĂȘtres ni Ă  la cruautĂ© des tyrans, qui ne trouveraient point, ce leur semblerait-il, de tourments assez rigoureux pour punir une telle prĂ©tendue tĂ©mĂ©ritĂ©. » ; Jean Meslier, MĂ©moire contre la religion, Ă©d. Coda, 2007, p. 17.
  12. En thĂ©orie, dans le catholicisme, seule l'Église a le charisme, assistĂ©e du Saint Esprit, d'interprĂ©ter les Ă©critures. Le protestantisme est plus souple sur la question.
  13. Doctrine condamnĂ©e en 1838 par l'Église catholique romaine.
  14. « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre, je ne suis pas venu apporter la paix mais l'Ă©pĂ©e [
] » Mathieu, chapitre 10, versets 34-35.
  15. Meslier fait ici référence à une partie du sermon sur la montagne. Voir Luc, chapitre 12, versets 22-30.
  16. Voir, sur wikipedia, l'article sur Judas et son rÎle dans la rédemption.
  17. Le message athée et matérialiste de Meslier sera occulté jusqu'à l'édition de 1864 par Rudolf Charles (cf. supra) et la virulence de son propos sera longtemps édulcorée : voir Antony McKenna, Censure et clandestinité aux XVIIe et XVIIIe siÚcle, Paris, Presses Paris Sorbonne, (lire en ligne), p. 133-134.
  18. a RĂ©volution française, tout comme le vaste courant libĂ©ral qui secouera l’Europe est proche.
  19. « On constate ici que le mot de “tyrannie” permet Ă  Meslier d'identifier l'oppression des hommes et celle des bĂȘtes, que la malĂ©diction qu'il prononce s'attache non seulement Ă  la pratique sacrificielle mais encore Ă  la nourriture carnĂ©e – thĂšme sur lequel il revient Ă  plusieurs reprises – et qu'enfin le cartĂ©sianisme est accusĂ© de favoriser la cruautĂ©. » — Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bĂȘtes, p. 492.

Références

  1. « http://hdl.handle.net/10622/ARCH00883 » (consulté en )
  2. Les sources ne s'accordent pas : voir Testament de Jean Meslier (préf. Rudolf Charles d'Ablaing van Giesenburg), Amsterdam, Meijer, (lire en ligne), p. 35.
  3. Fénelon, Démonstration de l'existence de Dieu, tirée de la connaissance de la Nature et proportionnée à la faible intelligence des plus simples, 1712.
  4. Lettre à Helvétius datée du , Weiss, in Michaud, 1821, t. 28.
  5. « La négation du progrÚs dans la littérature moderne », les Primaires n° 84, décembre 1936.
  6. Michel Onfray, Les Ultras des LumiÚres, Paris, Grasset, , « Meslier et "Le doux penchant de la nature" »
    Il prĂ©cise nĂ©anmoins dans le TraitĂ© d'athĂ©ologie que CristĂłvĂŁo Ferreira faillit ĂȘtre le premier philosophe athĂ©e mais il Ă©tait seulement anticlĂ©rical. Onfray dĂ©clara que le premier auteur ayant fait l'exĂ©gĂšse biblique et la lecture raisonnĂ©e des Ă©vangiles est Richard Simon, contemporain de Meslier, mais les rĂ©actions furent virulentes et l'Ɠuvre eut peu de postĂ©ritĂ©.
  7. Serge Deruette, Lire Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire, Bruxelles, Aden, (lire en ligne).
  8. Maurice Dommanget, Le Curé Meslier : athée, communiste et révolutionnaire sous Louis XIV, Paris, Julliard, , 555 p. (lire en ligne).
  9. Michel Onfray, TraitĂ© d’athĂ©ologie, Paris, Grasset, 2005, p. 55.
  10. (en) Susan Buck-Morss, Dreamworld and Catastrophe, MIT Press, (lire en ligne), p. 43.
  11. Serge Deruette, « Sur le curĂ© Meslier, prĂ©curseur du matĂ©rialisme », Annales historiques de la rĂ©volution française, no 262,‎ , p. 411 (lire en ligne).
  12. ƒuvres complĂštes. MĂ©moire des pensĂ©es et des sentiments de Jean Meslier, prĂ©faces et notes par Jean Deprun, Roland DesnĂ© et Albert Soboul, Ă©d. Anthropos, 1970, p. CXI-CXII.
  13. Diana Guiragossian Carr, Diderot studies XXIX, GenĂšve, Droz, , 228 p., 22 cm (ISBN 978-2-600-00866-2, lire en ligne), chap. 29, p. 58-59.
  14. Élisabeth de Fontenay, Le Silence des BĂȘtes, Paris, Fayard, page 489-496, (ISBN 978-2-213-60045-1).
  15. Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bĂȘtes, Paris, Fayard, p. 489, (ISBN 978-2-213-60045-1).
  16. MĂ©moire des pensĂ©es et sentiments de Jean Meslier [1719-1729], preuve 3, in ƒuvres complĂštes, Ă©ditions Anthropos, 1970-1972, t I, p. 210-218, citĂ© par JeangĂšne Vilmer (J.-B.), (dir.), Anthologie d'Ă©thique animale : apologies des bĂȘtes, PUF, 2011, p.51.

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  • Émile Thellier, Notice historique du village d'EtrĂ©pigny (Ardennes), jadis de la chĂątellenie et prĂ©vĂŽtĂ© de MĂ©ziĂšres : avec une notice biographique du curĂ©-philosophe Jean Meslier (1688-1729), Tours, P. Bousrez, (lire en ligne sur Gallica).
  • Jean-Baptiste-Joseph Boulliot, Biographie Ardennaise : ou histoire des Ardennais, t. 2, Paris, (lire en ligne), p. 206-212
    Avis d'un prĂȘtre catholique romain de la Restauration sur Meslier.
  • Bibliographie sur Jean Meslier, par Florian Brion sur le site des Carnets des Cahiers Philosophiques, 25 janvier 2010, consultĂ© le 23 juillet 2011
  • Jean Meslier, curĂ© athĂ©e, Feu sur les christicoles !, Une ontologie matĂ©rialiste, L'Ă©galitĂ© des jouissances : quatre sĂ©minaires de Michel Onfray sur Jean Meslier retransmis par France Culture.

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