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Evaristo Carriego

Evaristo Francisco Estanislao Carriego, connu sous le nom d’Evaristo Carriego (ParanĂĄ, province d’Entre RĂ­os, Argentine, 1883 - Buenos Aires, 1912) Ă©tait un poĂšte, nouvelliste et journaliste argentin.

Evaristo Carriego
Description de l'image Evaristocarriego.jpg.
Nom de naissance Evaristo Francisco Estanislao Carriego
Naissance
ParanĂĄ, Drapeau de l'Argentine Argentine
DĂ©cĂšs
Buenos Aires, Drapeau de l'Argentine Argentine
Activité principale
Auteur
Langue d’écriture Espagnol
Mouvement Modernisme latino-américain ; poésie porteñista, tanguera

ƒuvres principales

  • Misas herejes 1908
  • Poemas PĂłstumos 1913

Menant une vie de bohĂšme Ă  Buenos Aires et frĂ©quentant les milieux artistiques rioplatenses de la premiĂšre dĂ©cennie du XXe siĂšcle, il acquit la notoriĂ©tĂ© littĂ©raire d’abord en publiant des poĂšmes dans la revue hebdomadaire Caras y Caretas, puis en faisant paraĂźtre en 1908 un recueil de poĂšmes, Misas herejes (littĂ©r. Messes hĂ©rĂ©tiques), qui demeurait empreint d’influences baudelairiennes et symbolistes et portait la marque du modernisme latino-amĂ©ricain, mais qui lui valut une grande popularitĂ©. Une section de ce recueil, El Alma del suburbio (littĂ©r. l’Âme du faubourg), anticipait la seconde maniĂšre du poĂšte, celle des Poemas pĂłstumos (les PoĂšmes posthumes), publiĂ©s aprĂšs sa mort prĂ©maturĂ©e. Ce deuxiĂšme Carriego s’attacha Ă  explorer les possibilitĂ©s lyriques du faubourg (plus spĂ©cialement du quartier portĂšgne de Palermo, oĂč il vĂ©cut), mettant en scĂšne dĂ©sormais une sorte de mythologie personnelle, liĂ©e Ă  la banlieue italo-criolla de Buenos Aires, avec son cortĂšge de gandins, ses cafĂ©s, ses habitants ordinaires (souvent fĂ©minins), avec leur quotidiennetĂ© banale et tragique, et dĂ©peignant toute une Ă©poque, une topographie, un ressentir humain particuliers, dans une perspective rĂ©solument narrative. Les poĂšmes de cette seconde maniĂšre, qui montrent une prĂ©dilection pour la forme du sonnet, et oĂč Carriego adopta le parti pris de produire de la poĂ©sie Ă  partir de ce qu’il y a de plus immĂ©diat et de plus quotidien, eurent un retentissement dĂ©cisif pour la poĂ©sie porteñiste ultĂ©rieure, et sont Ă  la base du mythe de Carriego comme « poĂšte du faubourg », « poĂšte des humbles », et « poĂšte de Palermo », et, certains poĂšmes ayant Ă©tĂ© mis en musique notamment par Astor Piazzolla, aussi de sa renommĂ©e comme parolier de tangos ‒ mythe qui sera pĂ©rennisĂ© plus tard par un essai cĂ©lĂšbre de Jorge Luis Borges paru en 1930.

« Qui n’avait pas lu Carriego ? Nul, parmi nos poĂštes cultivĂ©s, nos artistes, ne le dĂ©passait en popularitĂ©. Ses vers simples et imprĂ©gnĂ©s de sentiment Ă©taient entrĂ©s avec Caras y Caretas dans tous les foyers. »

— Revue Nosotros, no 43, novembre 1912.

Biographie

Evaristo Carriego Ă©tait issu d’une importante famille d’Entre RĂ­os, d’implantation locale trĂšs ancienne, et qui comprenait notamment des descendants du SĂ©villan HernĂĄn MejĂ­a de Mirabal (surnommĂ© El Bravo), l’un des cofondateurs d’El Barco, Ă©phĂ©mĂšre foyer de peuplement, que son principal fondateur Juan NĂșñez de Prado dut ensuite dĂ©placer vers l’emplacement de l’actuelle Santiago del Estero. Carriego eut pour parents Nicanor Evaristo Carriego RamĂ­rez et MarĂ­a de los Ángeles Giorello[1]. Son grand-pĂšre paternel, JosĂ© Evaristo Carriego de la Torre, que Carriego Ă©voque dans un de ses rĂ©cits, intitulĂ© Recuerdo de mi tiempo, Ă©tait un journaliste trĂšs polĂ©mique, guerrier et membre disputeur du parlement de ParanĂĄ : « Lorsque l’assemblĂ©e lĂ©gislative du ParanĂĄ rĂ©solut d’élever une statue Ă  Justo JosĂ© de Urquiza du vivant de celui-ci, le seul dĂ©putĂ© qui protesta fut le docteur Carriego, dans un discours de grande beautĂ© quoique inutile... »[2].

Plaza Italia, dans le quartier de Palermo, au début du XXe siÚcle.

Enfant encore, Carriego dĂ©mĂ©nagea avec toute sa famille Ă  Buenos Aires, dans le quartier de Palermo (le barrio de compadritos, « quartier des mirliflores »), dans la rue Honduras, entre les rues Bulnes et Mario Bravo. Son existence s’écoula depuis lors de façon linĂ©aire, sans heurts, sans Ă©vĂ©nements mĂ©morables, entre certaines tendresses intimes, l’amour d’une fille dĂ©funte, et quelques amis sĂ»rs[3] ; cependant, selon Jorge Luis Borges, on ne lui connaissait pas d’amourettes, si ce n’est le souvenir que ses frĂšres ont gardĂ© d’une femme en deuil qui avait coutume d’attendre sur le trottoir et qui demandait au premier gamin venu d’aller le chercher[4]. Il frĂ©quenta des rĂ©dactions de presse et des revues, dont quelques-unes anarchistes — ou anarchisantes, comme devait s’autoqualifier Carriego dans l’une de ses nouvelles —, notamment la revue La Protesta. C’est lĂ  qu’il fit la connaissance de Juan MĂĄs y Pi, lequel, avec Marcelo del Mazo, lui deviendra un ami proche et comprĂ©hensif. Ce furent des annĂ©es passĂ©es Ă  discuter sur des idĂ©es importĂ©es et sur la littĂ©rature alors en train de se faire : « [...] le centre si curieux », dira MĂĄs y Pi, « qui se constituait au sein de la redaction de La Protesta, qui Ă©tait alors un journal anarchiste, simple d’idĂ©es, oĂč l’on faisait davantage de littĂ©rature que d’acratie, et oĂč l’enchantement d’une belle phrase valait plus que toutes les assertions de Kropotkine ou de Jean Grave »[3]. Borges le connut dans son enfance, car Carriego, ami intime de son pĂšre Jorge Borges[5], « ne manquait jamais de passer chez [nous] Ă  la maison le dimanche, quand il Ă©tait de retour de l’hippodrome »[6].

Il fut initiĂ© Ă  la franc-maçonnerie le 3 juillet 1906 Ă  la loge Esperanza no 111, en mĂȘme temps que Florencio SĂĄnchez, l’auteur de M’hijo el dotor et inventeur du terme Canillita pour dĂ©signer les vendeurs de journaux.

Carriego vĂ©cut Ă  Buenos Aires avec la certitude d’ĂȘtre poĂšte et animĂ© du besoin de reconnaissance : « il imposait ses vers dans le cafĂ© », se rappela Jorge Luis Borges, « faisant pencher la conversation vers des sujets proches de ceux qu’il avait versifiĂ©s ». Il baignait dans le milieu littĂ©raire de la premiĂšre dĂ©cennie du XXe siĂšcle, frĂ©quentait les cafĂ©s cĂ©lĂšbres, restait Ă©veillĂ© jusqu’à l’aube dans les rĂ©unions d’écrivains, mais s’en Ă©loignera peu Ă  peu, comme s’en retournant vers un centre unique d’intĂ©rĂȘt : « Au lieu d’élargir chaque jour davantage son champ d’observation », Ă©crit Borges, « Carriego paraissait se complaire Ă  le rĂ©trĂ©cir », s’exclamant un jour dans l’ardeur d’une discussion que « le cƓur d’une fille qui souffre me suffit bien ». Sa vie se composa ainsi Ă  l’instar de sa poĂ©sie, Ă  partir d’élĂ©ments primaires et simples — vie du reste brĂšve : le poĂšte, qui passait gĂ©nĂ©ralement pour phtisique, mourut le 13 octobre 1912 d’une appendicite, Ă  l’ñge de 29 ans[3]. Il est inhumĂ© dans le cimetiĂšre de la Chacarita Ă  Buenos Aires[7]

Vie de BohĂšme

Evaristo Carriego.

Carriego appartenait Ă  la gĂ©nĂ©ration qui, rudimentairement, tenta de mettre sur pied son propre petit univers littĂ©raire (et de le maintenir debout parmi les petits univers antĂ©rieurs, et Ă©conomiquement plus durables, du thĂ©Ăątre et du journalisme) en s’affublant du costume d’écrivain moderne, et en suivant les consignes des ScĂšnes de la vie de bohĂšme d’Henri Murger, des Rares de RubĂ©n DarĂ­o, ou du Livre des masques de Remy de Gourmont. Pour cette gĂ©nĂ©ration, composer des poĂšmes, les dĂ©clamer Ă  la table d’un cafĂ© entre amis qui eux-mĂȘmes Ă©crivaient des poĂšmes (ou contribuaient Ă  des journaux, faisaient des Ă©tudes, fondaient des revues, etc.), c’était faire figure de bohĂ©mien ; du reste, la bohĂšme rioplatense semblait ne pas pouvoir se dispenser de la prĂ©sence vivante de Français, de descendants de Français, ou de « Français approximatifs » qui, en tant qu’intervenants de premier ou de second plan, Ă©taient censĂ©s donner de la crĂ©dibilitĂ© Ă  sa scĂšne artistique[8].

Carriego n’a jamais travaillĂ©, Ă  telle enseigne que ses biographes ont pu dire que sa vie monotone de dĂ©sƓuvrĂ© ne se prĂȘtait pas Ă  la biographie[9]. Le journaliste et essayiste JosĂ© Gabriel, auteur d’une biographie de Carriego sous le titre Una vida simple, indique que Carriego « employait sa vie Ă  bavarder, Ă  Ă©crire, Ă  dormir... ». Jorge Luis Borges, qui consacra un essai au poĂšte, Ă©crivit que « ses journĂ©es n’étaient qu’une seule journĂ©e ». Il se levait vers midi, dĂ©jeunait, sortait (toujours tout de noir vĂȘtu) se promener dans les jardins de Palermo, se rendait dans un bar du quartier, visitait les amis, allait au cafĂ© Los Inmortales, La Brasileña, passait Ă  la redaction de La Protesta, de Última Hora, de Papel y Tinta, ou de La NaciĂłn, retournait chez lui, dĂźnait, sortait Ă  nouveau pour aller au bistrot, etc. Il avait coutume d’écrire Ă  l’heure de la sieste. Les dimanches, il frĂ©quentait l’hippodrome. VoilĂ  Ă  quoi pourrait se rĂ©sumer son existence[8].

Il avait tentĂ© d’entrer au CollĂšge militaire, mais avait Ă©tĂ© recalĂ© Ă  l’examen mĂ©dical, et n’aurait ensuite mĂȘme plus fait l’effort de se trouver quelque sinĂ©cure. Il contribua Ă  des journaux et revues sans toutefois exercer le mĂ©tier de journaliste de façon rĂ©guliĂšre. Son farniente Ă©quivalait cependant Ă  mener une vie littĂ©raire selon certaine dĂ©finition de la bohĂšme qui impliquait une attitude ambiguĂ« vis-Ă -vis du travail et de la production littĂ©raire. La bohĂšme imprĂ©gnait sa vie aussi bien que ses poĂšmes ; il dĂ©dia une de ses Ɠuvres Ă  Carlos de Soussens et une autre Ă  Soiza Reilly, tous deux exposants de la bohĂšme rioplatense, et le mot bohĂšme est l’un des adjectifs les plus frĂ©quents dans sa poĂ©sie, au mĂȘme titre que ses obreritas (petites ouvriĂšres, midinettes), ses francesitas (petites Françaises), ses Mimis et ses Musettes[8] - [10].

CarriÚre littéraire et hommages

Carriego commença Ă  composer des poĂšmes relativement tard, vers l’ñge de vingt ans. Cependant, par la suite, c’est-Ă -dire aux alentours de 1904, il eut une participation pleine et directe Ă  la vie littĂ©raire de Buenos Aires. Ainsi que le nota Juan Mas y Pi[8] :

« Pendant que les autres se mettaient en retrait ou cherchaient un naturel cloĂźtrement dans tel groupe dĂ©terminĂ©, Carriego se trouvait dans tous les groupes et vivait avec tous. Le cafĂ© Los Inmortales et le souterrain du Royal Keller, la Brasileña et le Bar Luzio, le voyaient se rendre chez eux avec assiduitĂ©. Il frĂ©quenta la rĂ©daction de La NaciĂłn et celle de Última Hora. Il ne dĂ©daignait pas les groupes modestes de dĂ©butants et Ă©tait accueilli dans les plus hauts. L’on peut dire que nul ne pĂ©nĂ©trait plus facilement que lui dans tous les milieux, nul ne savait se faire accepter avec plus de promptitude. »

— Juan Mas y Pi

Café Los Inmortales, que fréquenta assidûment Evaristo Carriego.

En 1906, il se mit Ă  publier des poĂšmes dans l’hebdomadaire satirique Caras y Caretas, ce qui lui apporta sa premiĂšre consĂ©cration, car ses vers devinrent aussitĂŽt populaires, en plus de lui procurer des revenus. En 1908, il fit paraĂźtre le recueil Misas herejes (littĂ©r. Messes hĂ©rĂ©tiques), publication qui, parrainĂ©e par la revue Nosotros, lui valut tous les Ă©loges ‒ et une deuxiĂšme consĂ©cration[8].

À sa mort en 1912, Carriego reçut, en guise de troisiĂšme consĂ©cration, les honneurs dus aux jeunes poĂštes dĂ©cĂ©dĂ©s, sous forme d’hommages et d’articles nĂ©crologiques. Ses poĂ©sies complĂštes furent publiĂ©es une premiĂšre fois en 1913 Ă  Barcelone, puis en 1917 Ă  Buenos Aires. L’essayiste et journaliste JosĂ© Gabriel lui voua un ouvrage en 1921, et Jorge Luis Borges un autre en 1930. JosĂ© Gabriel s’ingĂ©nia Ă  couper Carriego en deux : le jeune poĂšte dĂ©butant, moderniste et Ă©clectique, d’une part, et celui de La canciĂłn del barrio, d’autre part. Ce second et dernier Carriego, qui avait chantĂ© et racontĂ© le faubourg en donnant la parole aux personnages faubouriens eux-mĂȘmes, prolongea en quelque sorte, jusqu’à l’orĂ©e de la ville, ce que la poĂ©sie gauchesque avait Ă©tĂ© pour la campagne. Borges pour sa part, d’accord avec la premiĂšre subdivision opĂ©rĂ©e par JosĂ© Gabriel, en ajouta plusieurs autres, dont en particulier la dĂ©marcation entre le Carriego observateur du quartier (dans les poĂšmes El alma del suburbio, El guapo, En el barrio) et celui de la « larmoyante esthĂ©tique socialiste » (qui aurait entachĂ© les poĂšmes Hay que cuidarla mucho, hermana, mucho, Lo que dicen los vecinos, MamboretĂĄ)[8].

Une rue de Buenos Aires[11] dans la quartier de Palermo a Ă©tĂ© baptisĂ©e Ă  son nom. La Milonga carrieguera dans l'opĂ©ra-tango MarĂ­a de Buenos Aires d’Astor Piazzolla ainsi qu’un tango composĂ© par Eduardo Rovira[12] ont Ă©tĂ© intitulĂ©s en hommage au poĂšte.

« Carriego fut l’homme qui dĂ©couvrit les possibilitĂ©s littĂ©raires des faubourgs dĂ©chus et misĂ©rables de la ville : le Palermo de mon enfance. Sa carriĂšre suivit la mĂȘme Ă©volution que le tango : entraĂźnant, audacieux et valeureux au dĂ©but, puis changĂ© en sentimental. En 1912, quand il avait 29 ans, il mourut de tuberculose, laissant un seul livre publiĂ© [les Messes hĂ©rĂ©tiques]. Je me souviens que l’exemplaire, dĂ©dicacĂ© Ă  mon pĂšre, Ă©tait l’un des diffĂ©rents livres argentins que nous avions emportĂ©s Ă  GenĂšve et que lĂ -bas je lus et relus. »

— Jorge Luis Borges, Autobiografía[13]

Le poÚme La costurerita que dio aquel mal paso inspira le film muet argentin homonyme, tourné en noir et blanc par José Agustín Ferreyra en 1926, avec María Turgenova et Felipe Farah dans les rÎles principaux.

ƒuvre

En publiant en 1908 son premier livre de poĂ©sies, Misas herejes (littĂ©r. Messes hĂ©rĂ©tiques), Carriego commença sa carriĂšre poĂ©tique en cristallisant les inĂ©vitables influences que le titre mĂȘme laissait dĂ©jĂ  prĂ©sager : celle du satanisme alors en vogue, d’inspiration baudelairienne, se traduisant notamment par une rĂ©duction ad absurdum du mysticisme par le paradoxe, avec messes et hĂ©rĂ©sies ; le recueil, divisĂ© en cinq sections, consiste presque entiĂšrement en pastiches littĂ©raires et en rhĂ©torique d’école, en se voulant rĂ©solument moderniste. Suivirent El alma del suburbio (« l’Âme du faubourg ») et La canciĂłn del barrio, dans lequel se retrouvent tous les archĂ©types qui constitueront sa mythologie personnelle et portĂšgne, en liaison avec le tango, et oĂč sont mis en scĂšne gandins, bistrots, faubourgs, etc.[3]

Éditions

Misas Herejes, paru en 1908.

Une premiĂšre Ă©dition des PoesĂ­as completas de Carriego parut Ă  Barcelone en 1913. Cette premiĂšre Ă©dition, bientĂŽt suivie et confirmĂ©e en 1917 par celle publiĂ©e Ă  Buenos Aires dans la collection La Cultura Argentina de JosĂ© Ingenieros, avait Ă©tĂ© apprĂȘtĂ©e, Ă  titre d’hommage, par son frĂšre Enrique et ses amis Marcelino del Mazo et Juan Mas y Pi, et partageait les poĂ©sies de Carriego en deux recueils. Le premier, Misas herejes, ne faisait que reproduire l’édition de 1908, publiĂ©e du vivant de Carriego. Le second, Poemas pĂłstumos, Ă©tait destinĂ© Ă  accueillir la collection de poĂšmes, mise en ordre par Carriego mais dĂ©pourvue encore d’un titre gĂ©nĂ©ral, que l’auteur avait laissĂ©e Ă  sa mort ; il Ă©tait Ă  son tour subdivisĂ© en six sections, qui, Ă  la diffĂ©rence des cinq sections de Misas herejes, Ă©taient numĂ©rotĂ©es[8]. L’édition des ƒuvres complĂštes est structurĂ©e ainsi que suit (nous donnons entre parenthĂšses la traduction littĂ©rale des titres) :

Misas herejes
  • Viejos sermones (Vieux Sermons)
  • EnvĂ­os (Envois)
  • Ofertorios galantes (Offertoires galants)
  • El alma del suburbio (l’Âme du faubourg)
  • Ritos en la sombra (Rites dans l’ombre)
Poemas pĂłstumos
  • I. La canciĂłn del barrio (la Chanson du quartier)
  • II. La costurerita que dio aquel mal paso (la Cousette qui fit ce mauvais pas)
  • III. Íntimas (Intimes)
  • IV. EnvĂ­os (Envois)
  • V. Leyendo a Dumas (En lisant Dumas)
  • VI. Interior (IntĂ©rieur)

Les sections I, II et VI du deuxiĂšme livre figurent comme l’extension de El alma del suburbio et contiennent ce qui deviendra la thĂ©matique et la tonalitĂ© finales de Carriego. La section V, Leyendo a Dumas, anomalie solitaire tranchant avec le reste, est Ă  ranger Ă  part. La IV, EnvĂ­os, sont des poĂšmes de courtoisie, des rĂ©vĂ©rences, saluts ou adieux en vers, et se raccorde Ă  la section EnvĂ­os du premier tome. La III, Íntimas, est la section la plus aboutie, composĂ©e de seulement huit sonnets, tous hendĂ©casyllabiques (c’est-Ă -dire Ă  onze syllabes). Aussi l’ordonnance du recueil Poemas pĂłstumos apparaĂźt cohĂ©rente avec celle de Misas herejes, et surtout, lui est analogue. Les deux tomes s’imbriquent ainsi l’un Ă  l’autre, et la diffĂ©rence entre le premier et le second tome rĂ©side en ceci que le second amplifie, comme en accomplissant longuement une promesse, la section El alma del suburbio du premier[8].

Prosodie

Il semble que Carriego ait fini par trouver sa forme poĂ©tique dans le sonnet. Dans Misas herejes, il n’en avait inclus que huit sur les 47 poĂšmes, et la section El alma del suburbio n’en comportait mĂȘme aucun. Les soixante Poemas pĂłstumos, en revanche, en comptent 33. Les sections La canciĂłn del barrio et La costurerita que dio aquel mal paso se composent quasi intĂ©gralement de sonnets, et la section Íntimas, trĂšs homogĂšne, est une collection de sonnets. D’autre part, dans ce second recueil, Carriego entreprit d’expĂ©rimenter diffĂ©rentes variations prosodiques. Presque tous les sonnets de Misas herejes consistaient en vers hendĂ©casyllabiques, oĂč les quatrains prĂ©sentent le schĂ©ma traditionnel ABBA:ABBA. La presque totalitĂ© des sonnets des Poemas pĂłstumos s’appuient au contraire sur des dodĂ©casyllabes et des alexandrins, et expĂ©rimentaient avec des variantes introduites auparavant dans la poĂ©sie française de la deuxiĂšme moitiĂ© du XIXe siĂšcle et dans le modernisme latino-amĂ©ricain. À cet Ă©gard, la section Íntimas apparaĂźt sortir du rang, en ceci qu’elle est constituĂ©e seulement de sonnets hendĂ©casyllabiques, type de vers peu employĂ© dans les Poemas pĂłstumos ; ce sont des poĂšmes d’amour, version raffinĂ©e des sonnets d’allure lugonienne contenus dĂ©jĂ  dans Ofertorios galantes, et oĂč Carriego en revient Ă  la premiĂšre personne, relatant des histoires de dĂ©convenue amoureuse, et Ă©voquant des moments solitaires de tristesse et de sereine rĂ©signation. Ces histoires, suavement cyniques, avec leur cortĂšge de gondoles, de cygnes et d’alouettes, ne prennent pas pour dĂ©cor le Buenos Aires des faubourgs, mais quelque lieu indistinct n’importe oĂč au monde[8].

Dans les compositions des sections La canciĂłn del barrio, La costurerita que dio aquel mal paso et Interior, le sonnet continue de prĂ©valoir, mais cette fois l’auteur fait appel Ă  des vers de douze ou quatorze syllabes. Les poĂšmes sont de type rĂ©solument narratif, le lieu est toujours le faubourg, et Carriego utilise exclusivement la troisiĂšme personne ou la premiĂšre personne du pluriel, allant ainsi jusqu’à renoncer Ă  sa propre voix pour s’approprier celle de ses personnages[8].

La formule prosodique qu’avant de disparaĂźtre Carriego finit par adopter pour sa poĂ©sie s’appuyait sur l’art du format poĂ©tique bref et du court rĂ©cit, sous la forme de sonnets Ă  vers dodĂ©casyllabiques et Ă  alexandrins, destinĂ©s Ă  raconter, dans leur briĂšvetĂ© et par le biais de cette structure donnĂ©e, une histoire de quartier soit Ă  la troisiĂšme personne, soit au travers d’un « nous » — points de vue Ă  la fois impersonnels et collectifs, devant lesquels ont Ă  s’effacer dĂ©sormais le moi et l’auto-reprĂ©sentation de la figure dolente du poĂšte ; seuls Ă  prĂ©sent importent les souffrances des protagonistes, du reste quasiment tous fĂ©minins : la petite voisine aux yeux tristes, la fille qui a chutĂ© ou celle qui a Ă©tĂ© abandonnĂ©e par son fiancĂ©, la sƓurette qui quitte la maison... Il n’importait pas de chanter la douleur, mais, comme le souligne l’essayiste Sergio Pastormerlo, de « raconter de façon directe la surface d’une histoire qui devait ĂȘtre immĂ©diatement comprĂ©hensible et, Ă  la fois, occulter un secret »[8].

Pour Carriego, la poĂ©sie Ă©tait l’union entre parole et musique, union qu’il mentionnait explicitement dans ses poĂšmes, par des rĂ©fĂ©rences musicales tirĂ©es du passĂ© autant que du prĂ©sent (le madrigal et le tango, notamment), et valant affirmation d’une poĂ©tique ‒ Carriego, en fait, Ă©tait un auteur de chansons. Le critique littĂ©raire Roberto Giusti remarquait en 1911 que le rythme des poĂšmes de Carriego semblait vouloir capter l’allure particuliĂšre du tango (« el andar del tango »)[8].

Influences

Le seul recueil publiĂ© de son vivant, Misas herejes, a Ă©tĂ© interprĂ©tĂ© par l’ensemble de la critique comme un livre d’initiation (c’est-Ă -dire de nĂ©ophyte), empreint des notoires vacilations du Carriego dĂ©butant[8].

Leopoldo Lugones, qui Ă©tait de loin l’écrivain le plus admirĂ©, discutĂ© et Ă©tudiĂ© par les jeunes qui s’essayaient alors Ă  la poĂ©sie, fut aussi le principal modĂšle de Carriego. Il admira sans doute Ă©galement, ainsi que le rappellent diverses anecdotes, la figure d’Almafuerte, cĂ©lĂ©brĂ©e elle aussi par les aspirants poĂštes. Carriego le sollicita de rĂ©diger un prologue Ă  Misas herejes, cependant Almafuerte nĂ©gligea de l’écrire. Si certes le Carriego jeune reprit Ă  son compte quelques-uns des thĂšmes et motifs de la poĂ©sie d’Almafuerte, Carriego Ă©tait moins abstrait qu’Almafuerte, et plus attentif aussi aux questions formelles de la poĂ©sie ou de la chanson[8].

RĂ©ception critique

Outre les hommages et nĂ©crologies parues dans la presse, Carriego eut l’honneur d’ĂȘtre le sujet de deux longs essais, le premier en 1921, par l’essayiste et journaliste JosĂ© Gabriel, et le second par l’écrivain Jorge Luis Borges, en 1930.

L’essai de JosĂ© Gabriel

Comme dĂ©jĂ  indiquĂ©, JosĂ© Gabriel subdivisa l’Ɠuvre de Carriago en deux parties, une premiĂšre englobant Misas herejes moins la section El canciĂłn del barrio, et une deuxiĂšme comprenant cette derniĂšre et les poĂšmes posthumes. Le Carriego premiĂšre maniĂšre n’avait pas les faveurs de JosĂ© Gabriel, et mĂ©ritait selon lui de tomber dans l’oubli. La partie mauvaise de Carriego Ă©tait selon JosĂ© Gabriel contaminĂ©e de scories romantiques, renfermait des Ă©chos d’Almafuerte, contenait des poĂšmes d’amour Ă  la maniĂšre de Lugones ou de Herrera y Reissig, et Ă©tait entachĂ©e de « symbolisme », vĂ©ritable fĂ©tichisme de la parole, puisque les mots avaient pour les symbolistes une fin en soi, une fin suprĂȘme, et qu’ils les divinisaient. JosĂ© Gabriel s’est attelĂ© Ă  copier plusieurs des strophes les plus « abstruses » de Misas herejes pour les mettre en regard des compositions postĂ©rieures, « simples et rĂ©alistes », de La canciĂłn del barrio . La partie bonne de Misas herejes se rĂ©duisait ainsi Ă  une seulement de ses cinq sections, El alma del suburbio, dans les onze compositions de laquelle se faisait jour, selon JosĂ© Gabriel, la poĂ©sie du « vĂ©ritable » Carriego. Ce qui plaide pour cette thĂšse est le fait que Carriego avait fini, Ă  la fin de sa brĂšve carriĂšre, par s’identifier aux thĂšmes de El Alma del suburbio, tĂ©moin les titres qu’il donnera Ă  ses derniĂšres Ɠuvres, comme La canciĂłn del barrio[8].

La monographie de Jorge Luis Borges

Je pense que le nom d’Evaristo Carriego appartiendra Ă  l’ecclesia visibilis de nos lettres, dont les institutions pieuses — cours de dĂ©clamation, anthologies, histoires de la littĂ©rature nationale — tiendront dĂ©finitivement compte de lui. Je pense aussi qu’il appartiendra Ă  l’ecclesia invisibilis, plus vraie et plus rĂ©servĂ©e, Ă  la communautĂ© dispersĂ©e des justes, et que cette inclusion supĂ©rieure ne sera pas due Ă  la fraction plaintive de sa parole.

Jorge Luis Borges[14].

Jorge Luis Borges, dont le pĂšre Ă©tait un ami intime de Carriego, lui consacra en 1930 un essai d’une centaine de pages. D’accord avec JosĂ© Gabriel, Borges distingue lui aussi deux maniĂšres dans l’Ɠuvre poĂ©tique de Carriego, qui coexistent encore dans le recueil Misas herejes : la premiĂšre maniĂšre, d’une part, celle des 27 « dĂ©monstrations inĂ©gales de versification, quelques-unes d’un bon style tragique, d’un ressentir dĂ©licat », mais dont le « reste est invisible », et d’autre part celle des « pages d’observation du faubourg », les dix poĂšmes « localistes » du recueil, « version poĂ©tique des confins de la ville », qui sont celles qui importent ; c’est dans ces derniers thĂšmes qu’heureusement Carriego s’ancrera par la suite, mais, regrette Borges, « son exigence d’émouvoir l’induit [parfois] dans une larmoyante esthĂ©tique socialiste » [15]. S’il y a une « Ă©vidente distance entre l’impĂ©nĂ©trable verbiage de compositions — plutĂŽt de dĂ©compositions — comme Las Ășltimas Ă©tapas, et la rectitude de ses bonnes pages ultĂ©rieures dans La canciĂłn del barrio », on aurait tort cependant, raisonne Borges, de voir dans les 27 poĂšmes de Misas herejes, en particulier dans leur parti pris de flou, l’influence de la poĂ©sie française et du symbolisme, car ce serait « mĂ©connaĂźtre dĂ©libĂ©rĂ©ment les intentions de Laforgue ou de MallarmĂ© » ; point n’est besoin d’aller en chercher l’origine aussi loin : Ă  part le gongorisme de tradition hispanique, le « vĂ©ritable gĂ©niteur » de ce mĂ©taphorisme et de ce relĂąchement des concepts Ă©tait RubĂ©n DarĂ­o[16].

Selon Borges, la nature de ces 27 compositions s’explique par deux Ă©lĂ©ments. D’abord par le fait que Misas herejes est un livre de dĂ©butant (« livre d’apprentissage »), ce dont dĂ©coulent non pas sa maladresse, mais ces « deux coutumes : le fait de se dĂ©lecter presque physiquement de certains mots dĂ©terminĂ©s — communĂ©ment ceux resplendissant ou faisant autoritĂ© —, et la simple et ambitieuse dĂ©termination de dĂ©finir pour la Ă©niĂšme fois les faits Ă©ternels. Il n’est de versificateur dĂ©butant qui ne se lance dans une dĂ©finition de la nuit, de la tempĂȘte, de l’appĂ©tit charnel, de la lune ». Carriego, Ă©crit-il, tombe dans ces deux travers[16].

Le deuxiĂšme Ă©lĂ©ment capable de « justifier ces inoffensives incontinences chez le poĂšte attitrĂ© du faubourg » est, paradoxalement, que ces principes du premier Carriego sont Ă©galement ceux du « faubourg, non dans le superficiel sens thĂ©matique oĂč elles traitent de celui-ci, mais dans le sens substantiel que c’est ainsi que les faubourgs versifient. Les pauvres goĂ»tent fort cette pauvre rhĂ©torique, affection qu’habituellement ils ne vouent pas Ă  leurs descriptions rĂ©alistes ». Borges note le paradoxe qu’« on conteste l’authenticitĂ© populaire d’un Ă©crivain en vertu des seules pages de cet Ă©crivain qui plaisent au peuple. Ce goĂ»t est par affinitĂ© : la verbositĂ©, le dĂ©filĂ© de termes abstraits, la sensiblerie, sont les stigmates de la versification banlieusarde, insoucieuse de quelque accent local que ce soit, sauf le gauchesque, intime de JoaquĂ­n Castellanos et d’Almafuerte, non des paroles de tango. [...] La grandiloquence abstraite est la sienne et c’est la matiĂšre que travaillent les chanteurs de rue. »[17] Les 27 poĂšmes ne sacrifient donc pas Ă  une tradition exogĂšne, mais s’inscrivent bien dans la lignĂ©e criollo.

D’aprĂšs Borges, les dĂ©terminants de la personnalitĂ© — psychologique et littĂ©raire — de Carriego sont ses qualitĂ©s de : criollo ; de banlieusard ; de pauvre ; de phtisique ; et d’admirateur d’Almafuerte.

D’abord, quant Ă  sa qualitĂ© de criollo (c’est-Ă -dire d’Argentin de souche, d’ascendance hispanique et Ă©tabli en AmĂ©rique depuis plusieurs gĂ©nĂ©rations, par opposition Ă  gringo, Ă©tranger, pas seulement nord-amĂ©ricain) : Carriego Ă©tait issu d’une vieille famille d’Entre RĂ­os. L’intonation typiquement entrerriano du criollisme, apparentĂ© au criollisme de type oriental, « rĂ©unit le dĂ©coratif et l’impiĂ©tĂ©, Ă  l’image des tigres. Il est batailleur, son symbole est la lance montonera des patriadas. Il est doux : une douceur Ă©touffante et mortelle, une douceur sans pudeur ; il typifie les pages les plus belliqueuses de LeguizamĂłn, d’ElĂ­as Regules et de Silva ValdĂ©s »[2]. Carriego « connaissait par tradition ce criollisme romantique et l’amalgama au criollisme dĂ©pitĂ© des banlieues »[18]. Aux raisons Ă©videntes de son criollisme — lignage provincial et le fait de vivre en bordure de Buenos Aires —, il y a lieu d’ajouter une raison paradoxale : celle de « sa parcelle de sang italien, cristallisĂ© dans le patronyme maternel Giorello », or : le criollismo du « criollo intĂ©gral est une fatalitĂ©, celui du mĂ©tissĂ© une dĂ©cision, une conduite prĂ©fĂ©rĂ©e et rĂ©solue »[2].

Sa pauvretĂ© ensuite : « ĂȘtre pauvre implique une possession plus immĂ©diate de la rĂ©alitĂ©, une confrontation au premier goĂčt Ăąpre des choses : connaissance qui semble manquer aux riches, comme si tout leur parvenait filtrĂ© ». Selon Borges, Carriego « croyait avoir une dette vis-Ă -vis de son quartier pauvre », dette que « le style canaille de l’époque traduisait en rancƓur, mais que lui sentirait comme une force »[19].

Le dĂ©termine Ă©galement l’ambivalence du faubourg (notamment les paires antinomiques ville-campagne et « gringo-criolla »[20]) et « l’irrĂ©alitĂ© des confins » (en l’espĂšce : le quartier de Palermo), qui, « plus subtile », dĂ©rive de leur caractĂšre temporaire, de leur double allĂ©geance Ă  la « plaine des mĂ©tayers ou Ă©questre » et Ă  la rue urbaine, de la « propension des hommes Ă  se considĂ©rer de la campagne et de la ville, jamais comme des banlieusards » ; c’est dans cette « matiĂšre indĂ©cise » que Carriego « put travailler son Ɠuvre »[21]. Dans le cas d’Evaristo Carriego, Ă©crit Borges, « nous devons postuler une action rĂ©ciproque : le faubourg crĂ©e Carriego, et est recrĂ©Ă© par lui. Sur Carriego influent le faubourg rĂ©el et le faubourg de Trejo et des milongas ; Carriego impose sa vision du faubourg ; cette vision modifie la rĂ©alitĂ© »[22].

Sa maladie : dĂ©terminant que Borges estime ĂȘtre « de la plus grande importance ». Il souligne que « la croyance gĂ©nĂ©rale » portait que « la tuberculose consumait Carriego ». Quand mĂȘme sa famille s’acharnait Ă  dĂ©mentir cette idĂ©e, « trois considĂ©rations accrĂ©ditent l’opinion gĂ©nĂ©rale de ses amis selon laquelle il mourut phtisique : la mobilitĂ© et vitalitĂ© inspirĂ©es caractĂ©risant la conversation de Carriego, faveur possible d’un Ă©tat fĂ©bril ; la figure, objet d’insistance obsessionnelle, de l’expectoration rouge ; la sollicitation urgente d’ovation. Lui se savait vouĂ© Ă  la mort et sans autre immortalitĂ© que celle de ses paroles Ă©crites ; d’oĂč l’impatience de gloire »[23].

Enfin, cinquiĂšme dĂ©terminant, la « rĂ©vĂ©lation de la capacitĂ© esthĂ©tique de la parole », qui s’opĂ©ra en lui, « comme dans presque tous les Argentins, par l’intermĂ©diaire des afflictions et des extases d’Almafuerte », affinitĂ© « corroborĂ©e ensuite par l’amitiĂ© personnelle »[24].

Borges, citant Giusti (« Sa conversation Ă©voquait les cours d’immeuble du voisinage, les plaintifs limonaires, les danses, les fĂȘtes nocturnes, les caĂŻds, les lieux de perdition, leur gibier de potence et d’hĂŽpital. Hommes du centre-ville, nous l’écoutions enchantĂ©s, comme s’il nous contait des fables d’un pays lointain[25]. »), s’attarde longuement sur le quartier de Palermo (qui Ă©tait aussi celui de sa propre enfance), sur son histoire, sa genĂšse, son Ă©volution, et sur sa situation et structure Ă  l’époque de Carriego. À l’ouest, Ă©crit-il, s’échelonnait le « corps dĂ©sarticulĂ© des parcelles de banlieue, loties brutalement », occupĂ© ensuite par les terrains de vendeurs Ă  l’encan, par des hangars, dĂ©pĂŽts de charbon, arriĂšre-cours, courĂ©es, salons de barbier, et enclos, en plus de quelque « jardin de faubourg, Ă©tranglĂ© parmi des matĂ©riaux et des grillages, relique dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e et mutilĂ©e d’une grande demeure de campagne »[26]. Vers le ponant s’étalait la misĂšre gringa du quartier, sa nuditĂ©[27] ; vers les confins avec Balvanera, c’est-Ă -dire vers l’est, dans la direction centripĂšte, « abondaient les immeubles d’habitation, avec leur droite succession de cours, les immeubles jaunes et bruns, aux portes en forme d’arche — arche rĂ©pĂ©tĂ©e en miroir dans l’autre vestibule — avec une dĂ©licate porte-grillage en fer. Quand les nuits impatientes d’octobre attiraient les personnes et les chaises sur le trottoir, et que les profondes maisons se laissaient voir jusqu’au fond, et qu’il y avait une lumiĂšre jaune dans les cours d’immeuble, la rue Ă©tait confidentielle et lĂ©gĂšre, et les maisons creuses Ă©taient comme des lanternes en enfilade », ce qui suscitait une « impression d’irrĂ©alitĂ© et de sĂ©rĂ©nitĂ© »[28]. Du cĂŽtĂ© du ruisseau Maldonado, le « malfrat natif se rarĂ©fiait au bĂ©nĂ©fice des Calabrais, gens avec lesquels nul ne souhaitait frayer, compte tenu de la dangereuse bonne mĂ©moire de leur rancƓur, de leur sournois coups de poignard Ă  long terme »[27]. Certes, au moment de la parution de La canciĂłn del barrio, « il ne restait plus, Ă  part quelques passages, de rues non pavĂ©es », et le quartier Ă©tait desservi par le tramway[29]. Pour ce qui est de la musique, Borges insiste que le « tango n’est pas le son naturel des faubourgs ; il l’était des bordels, rien de plus ». Le genre musical qui incarne vĂ©ritablement le faubourg, c’est « la milonga. Sa version courante est une salutation infinie, une cĂ©rĂ©monieuse gestation de phrasĂ©ologie obsĂ©quieuse, relatant parfois des crimes de sang, duels [
], d’autres fois, il lui prend de simuler le thĂšme de la destinĂ©e »[30].

Borges se penche sur ses « amitiĂ©s de quartier, dont il fut trĂšs riche » et dont la « plus opĂ©rante fut celle du caudillo Paredes, alors le patron de Palermo », amitiĂ© que Carriego sollicita Ă  l’ñge de 14 ans. Il y a dans El alma del suburbio un vers dans lequel semble « se rĂ©percuter la voix de Paredes, ce tonnerre fatiguĂ© et ennuyĂ© des imprĂ©cations criollas ». Par l’intermĂ©diaire de Paredes, Carriego connut la « gent de couteau » du district et la « fleur des rĂ©prouvĂ©s » (la flor de Dios te libre). Vestige de cette frĂ©quentation sont les quelques dizains en lunfardo, que Carriego cependant « s’abstint de signer » et qui furent publiĂ©s sous pseudonyme[31].

Dans le chapitre consacrĂ© Ă  Misas herejes, on remarque que quatre pages seulement sont vouĂ©es par Borges aux compositions de la premiĂšre maniĂšre, six pages aux compositions rĂ©alistes. Ces derniĂšres sont traitĂ©es une Ă  une, dont entre autres El Alma del suburbio (« oĂč nous pouvons Ă©couter, enfin ! la voix de Carriego », et qui dĂ©crit la rue populaire Ă  la tombĂ©e de la nuit, alors « transformĂ©e en cour d’immeuble », la « possession consolatrice des choses Ă©lĂ©mentaires qui restent aux pauvres : la magie conviviale des cartes Ă  jouer, les rapports humains, l’orgue de barbarie avec sa habanera et son gringo, la fraĂźcheur espacĂ©e du discours, l’éternelle discutaillerie sans but, les thĂšmes de la chair et de la mort », sans oublier le tango, qui « se brisait avec diablerie et tintamarre par les trottoirs [...] »[32]), La queja (littĂ©r. la Plainte, « prĂ©monition fastidieuse de je ne sais combien de paroles fastidieuses de tango, une biographie de splendeur, de dissipation, de dĂ©clin et d’obscuritĂ© finale d’une femme publique »[33]), Los perros del barrio (littĂ©r. les Chiens du quartier, « sourde rĂ©verbĂ©ration d’Almafuerte »[33]), enfin El guapo (poĂšme dĂ©diĂ© au guapo Ă©lectoral alsiniste San Juan Moreira). Le guapo figure — avec notamment la cousette, qui, avec son « dĂ©pit organico-sentimental », sĂ©duit moins Borges — comme l’un des personnages type les plus importants du faubourg. À la fois caĂŻd et gandin, le guapo « n’est pas un brigand ni une fripouille ni obligatoirement un rustaud ; il Ă©tait la dĂ©finition de Carriego [lui-mĂȘme] : un dĂ©vot du courage (cultor del coraje). Un stoĂŻcien, dans le meilleur des cas ; dans le pire, un professionnel du grabuge, un spĂ©cialiste de l’intimidation progressive, un vĂ©tĂ©ran dans l’art de gagner sans combattre ». De profession charretier, dresseur de chevaux ou boucher, son Ă©ducation s’est faite « Ă  l’un quelconque des coins de rue de la ville », et il n’était « pas toujours un rebelle : le comitĂ© [Ă©lectoral] le prenait Ă  gages pour la crainte qu’il inspirait ou pour sa pugnacitĂ©, et lui dispensait sa protection. La police alors le mĂ©nageait ; en cas de dĂ©sordre, le guapo se gardait bien de s’y laisser entraĂźner, et ne se rend sur les lieux qu’aprĂšs coup »[34].

Dans le chapitre consacrĂ© Ă  La canciĂłn del barrio, Borges commente un Ă  un les quelques poĂšmes de sa prĂ©dilection (en particulier Has vuelto[35], et les poĂšmes d’allure narrative, comme El casamiento, « page d’humour la plus dĂ©libĂ©rĂ©e, Ă©vocation des nombreux traits infaillibles de toutes les petites fĂȘtes pauvres »[36], El velorio, La lluvia en la casa vieja[37]) . Un bĂ©mol toutefois : il relĂšve ce « misĂ©rabilisme de conversation » de Carriego, diffĂ©rent de la pauvretĂ© telle que romancĂ©e en Europe, notamment par le naturalisme russe ; c’est ici « la pauvretĂ© qui se fie Ă  la loterie, au comitĂ© [Ă©lectoral], aux influences, au jeu de cartes qui peut avoir son mystĂšre, aux pronostics Ă  modestes possibilitĂ©s, aux recommandations, ou, faute d’autre raison plus circonstanciĂ©e et basse, Ă  la pure espĂ©rance »[38]. La « tare substantielle » de la CanciĂłn del barrio, Ă©crit-il, est son « insistance sur la pure mortalitĂ© et infortune. Ses pages publient des disgrĂąces ; elles ont la seule gravitĂ© de la destinĂ©e brute, non moins incomprĂ©hensible pour leur auteur que pour celui qui les lit. Le mal ne les Ă©tonne pas, ils n’en cherchent pas l’origine »[39]. Une « idĂ©e tordue » veut que cet Ă©talage de misĂšre « implique une gĂ©nĂ©reuse bontĂ©. Mais c’est bien plutĂŽt une indĂ©licatesse que cela implique. Certaines productions du recueil [...] ne relĂšvent pas de la littĂ©rature mais du dĂ©lit ; elles sont un chantage sentimental dĂ©libĂ©rĂ©, rĂ©ductible Ă  la formule : ‘je vous prĂ©sente une souffrance ; si vous n’en ĂȘtes pas Ă©mu, c’est que vous ĂȘtes un sans-cƓur’ »[40]. La vĂ©ritable vertu de l’Ɠuvre posthume de Carriego sont selon Borges certains « raffinements de tendresse, inventions et pressentiments de tendresse, [rendus] avec prĂ©cision »[41]. Une autre vertu en est l’humour, qui suppose « un caractĂšre dĂ©licat, la sympathique jouissance des faiblesses d’autrui, si indispensable dans l’exercice de l’amitiĂ© »[42]. Cette innovation de l’humour, « si indispensable chez un poĂšte de Buenos Aires », marque avec bonheur « quelques essais de poĂšmes narratifs ». Borges conclut :

« Certaines de ces pages Ă©mouvront suffisamment nombre de gĂ©nĂ©rations argentines. Je crois qu’il fut le premier spectateur de nos quartiers pauvres et que pour l’histoire de notre poĂ©sie, c’est cela qui importe. Par premier, j’entends : le dĂ©couvreur, l’inventeur[43]. »

Mythe et icĂŽne du tango

Le mythe de Carriego repose sur son mĂ©rite d’avoir dĂ©couvert le quartier (barrio) et le faubourg (suburbio) ainsi que la vie quotidienne, et de les avoir hissĂ©s au rang de sujets poĂ©tiques Ă  part entiĂšre. Sa participation Ă  la vie littĂ©raire bohĂšme Ă  laquelle s’adonnaient les jeunes Ă©crivains de la premiĂšre dĂ©cennie du XXe siĂšcle a contribuĂ© Ă  renforcer la dimension mythique de sa figure. Sa consĂ©cration littĂ©raire prĂ©coce fut suivie, et scellĂ©e, par sa mort prĂ©maturĂ©e. En publiant son essai Evaristo Carriego en 1930, Borges entĂ©rina et amplifia le mythe, et depuis lors le personnage borgĂ©sien prĂ©vaut presque sur le Carriego historique[8].

Le mythe de Carriego porte qu’il est celui qui dĂ©couvrit et mit en valeur le barrio pauvre et la quotidiennetĂ© banale et tragique de ses personnages. Carriego dĂ©buta dans la maniĂšre moderniste, avec tous ses exotismes, en tournant le dos Ă  la littĂ©rature nationale appelĂ©e de ses vƓux par une partie du public argentin, puis fit volte-face et se mit Ă  produire de la poĂ©sie Ă  partir de ce qu’il y a de plus immĂ©diat. De la sorte, il s’était muĂ© en poĂšte des humbles, des marges, du quartier de Palermo, du tango, des banlieues italo-criollas en cours d’extinction[8].

Références

  1. (es) Susana Carriego Stefanini, « Genealogía de la familia Carriegos. Los Evaristo », sur Hispangen.es, Madrid, Associación de Genealogía Hispana (consulté le ).
  2. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 28.
  3. (es) « Autores de poesía. Evaristo Carriego », Buenos Aires, Tiempo de Boleros (consulté le ).
  4. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 33.
  5. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 32, oĂč Borges donne une Ă©numĂ©ration des amis du poĂšte : « Les autres Ă©crivains [en plus de Charles de Soussens et de Marcelo del Mazo] avec lesquels Carriego s’était liĂ© d’amitiĂ© sont Jorge Borges, Gustavo Caraballo, FĂ©lix Lima, Juan MĂĄs y Pi, Alvaro MeliĂĄn Lafinur, Evar MĂ©ndez, Antonio Monteavaro, Florencio SĂĄnchez, Emilio SuĂĄrez Calimano, Soiza Reilly. »
  6. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 35.
  7. « Evaristo Carriego (1883 - 1912) - Find A Grave Memorial » (consulté le )
  8. S. Pastormerlo, Evaristo Carriego. Cantar y contar las voces del barrio.
  9. Borges notamment estime : « Pour ma part, je pense que la succession chronologique est inapplicable Ă  Carriego, homme Ă  la vie conversĂ©e et musarde. ÉnumĂ©rer cela, selon l’ordre de ses jours, me paraĂźt impossible ; il vaut mieux rechercher son Ă©ternitĂ©, ses rĂ©pĂ©titions. Seule une description intemporelle, morose avec amour, peut nous le restituer » (J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 30).
  10. À propos des rapports entre Carriego et Charles de Soussens, Borges note (en substance) : « Chez lui le gĂȘnait sa condition annexe de gringo, d’homme sans morts en AmĂ©rique. Son aversion pour son oisivetĂ© [de De Soussens], son alcoolisme, ses atermoiements et ses intrigues dĂ©montre que l’Evaristo Carriego de l’honnĂȘte tradition criolla est le Carriego essentiel, et non le nuitard de Los inmortales. Mais l’ami le plus rĂ©el d’Evaristo Carriego fut Marcelo du Mazo. » (J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 31).
  11. Guía de Teléfonos Telecom 2008/2009 p. 9.
  12. (es) « Eduardo Rovira: A Evaristo Carriego », Buenos Aires, Todo Tango (consulté le ).
  13. (es) Domingo-Luis HernĂĄndez, « Frontera, llanura, patria. un otro Borges », Anales de Literatura Hispanoamericana, Madrid, UniversitĂ© complutense de Madrid, vol. 28,‎ , p. 731-744 (lire en ligne).
  14. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 15.
  15. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 63.
  16. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 38.
  17. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 39-40.
  18. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 29.
  19. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 29-30.
  20. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 49.
  21. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 62.
  22. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 85.
  23. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 33-34.
  24. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 30.
  25. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 31.
  26. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 20.
  27. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 22.
  28. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 21.
  29. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 50.
  30. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 53.
  31. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 32-33.
  32. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 41.
  33. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 44.
  34. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 45-46.
  35. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 57.
  36. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 59.
  37. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 61.
  38. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 54.
  39. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 54-55.
  40. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 55-56.
  41. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 56.
  42. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 58.
  43. J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 64.

Annexes

Bibliographie

  • (es) James E. Irby, « Borges, Carriego y el arrabal », Nueva Revista de FilologĂ­a HispĂĄnica, El Colegio de Mexico, vol. 19, no 1,‎ , p. 119-123 (lire en ligne)
  • (es) JosĂ© Gabriel, Evaristo Carriego, Buenos Aires, Agencia Sudamericana de Libros,
  • (es) Jorge Luis Borges, Evaristo Carriego, Buenos Aires, Ă©d. M. Gleizer, . La pagination utilisĂ©e dans le prĂ©sent article correspond Ă  celle de Prosa completa, volumen 1, Ă©d. Bruguera, coll. Narradores de hoy, Barcelone, 1980. Traduction française (sous le mĂȘme titre) de Françoise-Marie Rosset, prĂ©facĂ©e par Emir Rodriguez Monegal, Ă©d. du Seuil, 1970, coll. Cadre vert (ISBN 978-2020015585)

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