Evaristo Carriego
Evaristo Francisco Estanislao Carriego, connu sous le nom dâEvaristo Carriego (ParanĂĄ, province dâEntre RĂos, Argentine, 1883 - Buenos Aires, 1912) Ă©tait un poĂšte, nouvelliste et journaliste argentin.
Nom de naissance | Evaristo Francisco Estanislao Carriego |
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Naissance |
ParanĂĄ, Argentine |
DĂ©cĂšs |
Buenos Aires, Argentine |
Activité principale |
Langue dâĂ©criture | Espagnol |
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Mouvement | Modernisme latino-américain ; poésie porteñista, tanguera |
Ćuvres principales
Menant une vie de bohĂšme Ă Buenos Aires et frĂ©quentant les milieux artistiques rioplatenses de la premiĂšre dĂ©cennie du XXe siĂšcle, il acquit la notoriĂ©tĂ© littĂ©raire dâabord en publiant des poĂšmes dans la revue hebdomadaire Caras y Caretas, puis en faisant paraĂźtre en 1908 un recueil de poĂšmes, Misas herejes (littĂ©r. Messes hĂ©rĂ©tiques), qui demeurait empreint dâinfluences baudelairiennes et symbolistes et portait la marque du modernisme latino-amĂ©ricain, mais qui lui valut une grande popularitĂ©. Une section de ce recueil, El Alma del suburbio (littĂ©r. lâĂme du faubourg), anticipait la seconde maniĂšre du poĂšte, celle des Poemas pĂłstumos (les PoĂšmes posthumes), publiĂ©s aprĂšs sa mort prĂ©maturĂ©e. Ce deuxiĂšme Carriego sâattacha Ă explorer les possibilitĂ©s lyriques du faubourg (plus spĂ©cialement du quartier portĂšgne de Palermo, oĂč il vĂ©cut), mettant en scĂšne dĂ©sormais une sorte de mythologie personnelle, liĂ©e Ă la banlieue italo-criolla de Buenos Aires, avec son cortĂšge de gandins, ses cafĂ©s, ses habitants ordinaires (souvent fĂ©minins), avec leur quotidiennetĂ© banale et tragique, et dĂ©peignant toute une Ă©poque, une topographie, un ressentir humain particuliers, dans une perspective rĂ©solument narrative. Les poĂšmes de cette seconde maniĂšre, qui montrent une prĂ©dilection pour la forme du sonnet, et oĂč Carriego adopta le parti pris de produire de la poĂ©sie Ă partir de ce quâil y a de plus immĂ©diat et de plus quotidien, eurent un retentissement dĂ©cisif pour la poĂ©sie porteñiste ultĂ©rieure, et sont Ă la base du mythe de Carriego comme « poĂšte du faubourg », « poĂšte des humbles », et « poĂšte de Palermo », et, certains poĂšmes ayant Ă©tĂ© mis en musique notamment par Astor Piazzolla, aussi de sa renommĂ©e comme parolier de tangos â mythe qui sera pĂ©rennisĂ© plus tard par un essai cĂ©lĂšbre de Jorge Luis Borges paru en 1930.
« Qui nâavait pas lu Carriego ? Nul, parmi nos poĂštes cultivĂ©s, nos artistes, ne le dĂ©passait en popularitĂ©. Ses vers simples et imprĂ©gnĂ©s de sentiment Ă©taient entrĂ©s avec Caras y Caretas dans tous les foyers. »
â Revue Nosotros, no 43, novembre 1912.
Biographie
Evaristo Carriego Ă©tait issu dâune importante famille dâEntre RĂos, dâimplantation locale trĂšs ancienne, et qui comprenait notamment des descendants du SĂ©villan HernĂĄn MejĂa de Mirabal (surnommĂ© El Bravo), lâun des cofondateurs dâEl Barco, Ă©phĂ©mĂšre foyer de peuplement, que son principal fondateur Juan NĂșñez de Prado dut ensuite dĂ©placer vers lâemplacement de lâactuelle Santiago del Estero. Carriego eut pour parents Nicanor Evaristo Carriego RamĂrez et MarĂa de los Ăngeles Giorello[1]. Son grand-pĂšre paternel, JosĂ© Evaristo Carriego de la Torre, que Carriego Ă©voque dans un de ses rĂ©cits, intitulĂ© Recuerdo de mi tiempo, Ă©tait un journaliste trĂšs polĂ©mique, guerrier et membre disputeur du parlement de ParanĂĄ : « Lorsque lâassemblĂ©e lĂ©gislative du ParanĂĄ rĂ©solut dâĂ©lever une statue Ă Justo JosĂ© de Urquiza du vivant de celui-ci, le seul dĂ©putĂ© qui protesta fut le docteur Carriego, dans un discours de grande beautĂ© quoique inutile... »[2].
Enfant encore, Carriego dĂ©mĂ©nagea avec toute sa famille Ă Buenos Aires, dans le quartier de Palermo (le barrio de compadritos, « quartier des mirliflores »), dans la rue Honduras, entre les rues Bulnes et Mario Bravo. Son existence sâĂ©coula depuis lors de façon linĂ©aire, sans heurts, sans Ă©vĂ©nements mĂ©morables, entre certaines tendresses intimes, lâamour dâune fille dĂ©funte, et quelques amis sĂ»rs[3] ; cependant, selon Jorge Luis Borges, on ne lui connaissait pas dâamourettes, si ce nâest le souvenir que ses frĂšres ont gardĂ© dâune femme en deuil qui avait coutume dâattendre sur le trottoir et qui demandait au premier gamin venu dâaller le chercher[4]. Il frĂ©quenta des rĂ©dactions de presse et des revues, dont quelques-unes anarchistes â ou anarchisantes, comme devait sâautoqualifier Carriego dans lâune de ses nouvelles â, notamment la revue La Protesta. Câest lĂ quâil fit la connaissance de Juan MĂĄs y Pi, lequel, avec Marcelo del Mazo, lui deviendra un ami proche et comprĂ©hensif. Ce furent des annĂ©es passĂ©es Ă discuter sur des idĂ©es importĂ©es et sur la littĂ©rature alors en train de se faire : « [...] le centre si curieux », dira MĂĄs y Pi, « qui se constituait au sein de la redaction de La Protesta, qui Ă©tait alors un journal anarchiste, simple dâidĂ©es, oĂč lâon faisait davantage de littĂ©rature que dâacratie, et oĂč lâenchantement dâune belle phrase valait plus que toutes les assertions de Kropotkine ou de Jean Grave »[3]. Borges le connut dans son enfance, car Carriego, ami intime de son pĂšre Jorge Borges[5], « ne manquait jamais de passer chez [nous] Ă la maison le dimanche, quand il Ă©tait de retour de lâhippodrome »[6].
Il fut initiĂ© Ă la franc-maçonnerie le 3 juillet 1906 Ă la loge Esperanza no 111, en mĂȘme temps que Florencio SĂĄnchez, lâauteur de Mâhijo el dotor et inventeur du terme Canillita pour dĂ©signer les vendeurs de journaux.
Carriego vĂ©cut Ă Buenos Aires avec la certitude dâĂȘtre poĂšte et animĂ© du besoin de reconnaissance : « il imposait ses vers dans le cafĂ© », se rappela Jorge Luis Borges, « faisant pencher la conversation vers des sujets proches de ceux quâil avait versifiĂ©s ». Il baignait dans le milieu littĂ©raire de la premiĂšre dĂ©cennie du XXe siĂšcle, frĂ©quentait les cafĂ©s cĂ©lĂšbres, restait Ă©veillĂ© jusquâĂ lâaube dans les rĂ©unions dâĂ©crivains, mais sâen Ă©loignera peu Ă peu, comme sâen retournant vers un centre unique dâintĂ©rĂȘt : « Au lieu dâĂ©largir chaque jour davantage son champ dâobservation », Ă©crit Borges, « Carriego paraissait se complaire Ă le rĂ©trĂ©cir », sâexclamant un jour dans lâardeur dâune discussion que « le cĆur dâune fille qui souffre me suffit bien ». Sa vie se composa ainsi Ă lâinstar de sa poĂ©sie, Ă partir dâĂ©lĂ©ments primaires et simples â vie du reste brĂšve : le poĂšte, qui passait gĂ©nĂ©ralement pour phtisique, mourut le 13 octobre 1912 dâune appendicite, Ă lâĂąge de 29 ans[3]. Il est inhumĂ© dans le cimetiĂšre de la Chacarita Ă Buenos Aires[7]
Vie de BohĂšme
Carriego appartenait Ă la gĂ©nĂ©ration qui, rudimentairement, tenta de mettre sur pied son propre petit univers littĂ©raire (et de le maintenir debout parmi les petits univers antĂ©rieurs, et Ă©conomiquement plus durables, du thĂ©Ăątre et du journalisme) en sâaffublant du costume dâĂ©crivain moderne, et en suivant les consignes des ScĂšnes de la vie de bohĂšme dâHenri Murger, des Rares de RubĂ©n DarĂo, ou du Livre des masques de Remy de Gourmont. Pour cette gĂ©nĂ©ration, composer des poĂšmes, les dĂ©clamer Ă la table dâun cafĂ© entre amis qui eux-mĂȘmes Ă©crivaient des poĂšmes (ou contribuaient Ă des journaux, faisaient des Ă©tudes, fondaient des revues, etc.), câĂ©tait faire figure de bohĂ©mien ; du reste, la bohĂšme rioplatense semblait ne pas pouvoir se dispenser de la prĂ©sence vivante de Français, de descendants de Français, ou de « Français approximatifs » qui, en tant quâintervenants de premier ou de second plan, Ă©taient censĂ©s donner de la crĂ©dibilitĂ© Ă sa scĂšne artistique[8].
Carriego nâa jamais travaillĂ©, Ă telle enseigne que ses biographes ont pu dire que sa vie monotone de dĂ©sĆuvrĂ© ne se prĂȘtait pas Ă la biographie[9]. Le journaliste et essayiste JosĂ© Gabriel, auteur dâune biographie de Carriego sous le titre Una vida simple, indique que Carriego « employait sa vie Ă bavarder, Ă Ă©crire, Ă dormir... ». Jorge Luis Borges, qui consacra un essai au poĂšte, Ă©crivit que « ses journĂ©es nâĂ©taient quâune seule journĂ©e ». Il se levait vers midi, dĂ©jeunait, sortait (toujours tout de noir vĂȘtu) se promener dans les jardins de Palermo, se rendait dans un bar du quartier, visitait les amis, allait au cafĂ© Los Inmortales, La Brasileña, passait Ă la redaction de La Protesta, de Ăltima Hora, de Papel y Tinta, ou de La NaciĂłn, retournait chez lui, dĂźnait, sortait Ă nouveau pour aller au bistrot, etc. Il avait coutume dâĂ©crire Ă lâheure de la sieste. Les dimanches, il frĂ©quentait lâhippodrome. VoilĂ Ă quoi pourrait se rĂ©sumer son existence[8].
Il avait tentĂ© dâentrer au CollĂšge militaire, mais avait Ă©tĂ© recalĂ© Ă lâexamen mĂ©dical, et nâaurait ensuite mĂȘme plus fait lâeffort de se trouver quelque sinĂ©cure. Il contribua Ă des journaux et revues sans toutefois exercer le mĂ©tier de journaliste de façon rĂ©guliĂšre. Son farniente Ă©quivalait cependant Ă mener une vie littĂ©raire selon certaine dĂ©finition de la bohĂšme qui impliquait une attitude ambiguĂ« vis-Ă -vis du travail et de la production littĂ©raire. La bohĂšme imprĂ©gnait sa vie aussi bien que ses poĂšmes ; il dĂ©dia une de ses Ćuvres Ă Carlos de Soussens et une autre Ă Soiza Reilly, tous deux exposants de la bohĂšme rioplatense, et le mot bohĂšme est lâun des adjectifs les plus frĂ©quents dans sa poĂ©sie, au mĂȘme titre que ses obreritas (petites ouvriĂšres, midinettes), ses francesitas (petites Françaises), ses Mimis et ses Musettes[8] - [10].
CarriÚre littéraire et hommages
Carriego commença Ă composer des poĂšmes relativement tard, vers lâĂąge de vingt ans. Cependant, par la suite, câest-Ă -dire aux alentours de 1904, il eut une participation pleine et directe Ă la vie littĂ©raire de Buenos Aires. Ainsi que le nota Juan Mas y Pi[8] :
« Pendant que les autres se mettaient en retrait ou cherchaient un naturel cloĂźtrement dans tel groupe dĂ©terminĂ©, Carriego se trouvait dans tous les groupes et vivait avec tous. Le cafĂ© Los Inmortales et le souterrain du Royal Keller, la Brasileña et le Bar Luzio, le voyaient se rendre chez eux avec assiduitĂ©. Il frĂ©quenta la rĂ©daction de La NaciĂłn et celle de Ăltima Hora. Il ne dĂ©daignait pas les groupes modestes de dĂ©butants et Ă©tait accueilli dans les plus hauts. Lâon peut dire que nul ne pĂ©nĂ©trait plus facilement que lui dans tous les milieux, nul ne savait se faire accepter avec plus de promptitude. »
â Juan Mas y Pi
En 1906, il se mit Ă publier des poĂšmes dans lâhebdomadaire satirique Caras y Caretas, ce qui lui apporta sa premiĂšre consĂ©cration, car ses vers devinrent aussitĂŽt populaires, en plus de lui procurer des revenus. En 1908, il fit paraĂźtre le recueil Misas herejes (littĂ©r. Messes hĂ©rĂ©tiques), publication qui, parrainĂ©e par la revue Nosotros, lui valut tous les Ă©loges â et une deuxiĂšme consĂ©cration[8].
Ă sa mort en 1912, Carriego reçut, en guise de troisiĂšme consĂ©cration, les honneurs dus aux jeunes poĂštes dĂ©cĂ©dĂ©s, sous forme dâhommages et dâarticles nĂ©crologiques. Ses poĂ©sies complĂštes furent publiĂ©es une premiĂšre fois en 1913 Ă Barcelone, puis en 1917 Ă Buenos Aires. Lâessayiste et journaliste JosĂ© Gabriel lui voua un ouvrage en 1921, et Jorge Luis Borges un autre en 1930. JosĂ© Gabriel sâingĂ©nia Ă couper Carriego en deux : le jeune poĂšte dĂ©butant, moderniste et Ă©clectique, dâune part, et celui de La canciĂłn del barrio, dâautre part. Ce second et dernier Carriego, qui avait chantĂ© et racontĂ© le faubourg en donnant la parole aux personnages faubouriens eux-mĂȘmes, prolongea en quelque sorte, jusquâĂ lâorĂ©e de la ville, ce que la poĂ©sie gauchesque avait Ă©tĂ© pour la campagne. Borges pour sa part, dâaccord avec la premiĂšre subdivision opĂ©rĂ©e par JosĂ© Gabriel, en ajouta plusieurs autres, dont en particulier la dĂ©marcation entre le Carriego observateur du quartier (dans les poĂšmes El alma del suburbio, El guapo, En el barrio) et celui de la « larmoyante esthĂ©tique socialiste » (qui aurait entachĂ© les poĂšmes Hay que cuidarla mucho, hermana, mucho, Lo que dicen los vecinos, MamboretĂĄ)[8].
Une rue de Buenos Aires[11] dans la quartier de Palermo a Ă©tĂ© baptisĂ©e Ă son nom. La Milonga carrieguera dans l'opĂ©ra-tango MarĂa de Buenos Aires dâAstor Piazzolla ainsi quâun tango composĂ© par Eduardo Rovira[12] ont Ă©tĂ© intitulĂ©s en hommage au poĂšte.
« Carriego fut lâhomme qui dĂ©couvrit les possibilitĂ©s littĂ©raires des faubourgs dĂ©chus et misĂ©rables de la ville : le Palermo de mon enfance. Sa carriĂšre suivit la mĂȘme Ă©volution que le tango : entraĂźnant, audacieux et valeureux au dĂ©but, puis changĂ© en sentimental. En 1912, quand il avait 29 ans, il mourut de tuberculose, laissant un seul livre publiĂ© [les Messes hĂ©rĂ©tiques]. Je me souviens que lâexemplaire, dĂ©dicacĂ© Ă mon pĂšre, Ă©tait lâun des diffĂ©rents livres argentins que nous avions emportĂ©s Ă GenĂšve et que lĂ -bas je lus et relus. »
â Jorge Luis Borges, AutobiografĂa[13]
Le poĂšme La costurerita que dio aquel mal paso inspira le film muet argentin homonyme, tournĂ© en noir et blanc par JosĂ© AgustĂn Ferreyra en 1926, avec MarĂa Turgenova et Felipe Farah dans les rĂŽles principaux.
Ćuvre
En publiant en 1908 son premier livre de poĂ©sies, Misas herejes (littĂ©r. Messes hĂ©rĂ©tiques), Carriego commença sa carriĂšre poĂ©tique en cristallisant les inĂ©vitables influences que le titre mĂȘme laissait dĂ©jĂ prĂ©sager : celle du satanisme alors en vogue, dâinspiration baudelairienne, se traduisant notamment par une rĂ©duction ad absurdum du mysticisme par le paradoxe, avec messes et hĂ©rĂ©sies ; le recueil, divisĂ© en cinq sections, consiste presque entiĂšrement en pastiches littĂ©raires et en rhĂ©torique dâĂ©cole, en se voulant rĂ©solument moderniste. Suivirent El alma del suburbio (« lâĂme du faubourg ») et La canciĂłn del barrio, dans lequel se retrouvent tous les archĂ©types qui constitueront sa mythologie personnelle et portĂšgne, en liaison avec le tango, et oĂč sont mis en scĂšne gandins, bistrots, faubourgs, etc.[3]
Ăditions
Une premiĂšre Ă©dition des PoesĂas completas de Carriego parut Ă Barcelone en 1913. Cette premiĂšre Ă©dition, bientĂŽt suivie et confirmĂ©e en 1917 par celle publiĂ©e Ă Buenos Aires dans la collection La Cultura Argentina de JosĂ© Ingenieros, avait Ă©tĂ© apprĂȘtĂ©e, Ă titre dâhommage, par son frĂšre Enrique et ses amis Marcelino del Mazo et Juan Mas y Pi, et partageait les poĂ©sies de Carriego en deux recueils. Le premier, Misas herejes, ne faisait que reproduire lâĂ©dition de 1908, publiĂ©e du vivant de Carriego. Le second, Poemas pĂłstumos, Ă©tait destinĂ© Ă accueillir la collection de poĂšmes, mise en ordre par Carriego mais dĂ©pourvue encore dâun titre gĂ©nĂ©ral, que lâauteur avait laissĂ©e Ă sa mort ; il Ă©tait Ă son tour subdivisĂ© en six sections, qui, Ă la diffĂ©rence des cinq sections de Misas herejes, Ă©taient numĂ©rotĂ©es[8]. LâĂ©dition des Ćuvres complĂštes est structurĂ©e ainsi que suit (nous donnons entre parenthĂšses la traduction littĂ©rale des titres) :
- Misas herejes
- Viejos sermones (Vieux Sermons)
- EnvĂos (Envois)
- Ofertorios galantes (Offertoires galants)
- El alma del suburbio (lâĂme du faubourg)
- Ritos en la sombra (Rites dans lâombre)
- Poemas pĂłstumos
- I. La canciĂłn del barrio (la Chanson du quartier)
- II. La costurerita que dio aquel mal paso (la Cousette qui fit ce mauvais pas)
- III. Ăntimas (Intimes)
- IV. EnvĂos (Envois)
- V. Leyendo a Dumas (En lisant Dumas)
- VI. Interior (Intérieur)
Les sections I, II et VI du deuxiĂšme livre figurent comme lâextension de El alma del suburbio et contiennent ce qui deviendra la thĂ©matique et la tonalitĂ© finales de Carriego. La section V, Leyendo a Dumas, anomalie solitaire tranchant avec le reste, est Ă ranger Ă part. La IV, EnvĂos, sont des poĂšmes de courtoisie, des rĂ©vĂ©rences, saluts ou adieux en vers, et se raccorde Ă la section EnvĂos du premier tome. La III, Ăntimas, est la section la plus aboutie, composĂ©e de seulement huit sonnets, tous hendĂ©casyllabiques (câest-Ă -dire Ă onze syllabes). Aussi lâordonnance du recueil Poemas pĂłstumos apparaĂźt cohĂ©rente avec celle de Misas herejes, et surtout, lui est analogue. Les deux tomes sâimbriquent ainsi lâun Ă lâautre, et la diffĂ©rence entre le premier et le second tome rĂ©side en ceci que le second amplifie, comme en accomplissant longuement une promesse, la section El alma del suburbio du premier[8].
Prosodie
Il semble que Carriego ait fini par trouver sa forme poĂ©tique dans le sonnet. Dans Misas herejes, il nâen avait inclus que huit sur les 47 poĂšmes, et la section El alma del suburbio nâen comportait mĂȘme aucun. Les soixante Poemas pĂłstumos, en revanche, en comptent 33. Les sections La canciĂłn del barrio et La costurerita que dio aquel mal paso se composent quasi intĂ©gralement de sonnets, et la section Ăntimas, trĂšs homogĂšne, est une collection de sonnets. Dâautre part, dans ce second recueil, Carriego entreprit dâexpĂ©rimenter diffĂ©rentes variations prosodiques. Presque tous les sonnets de Misas herejes consistaient en vers hendĂ©casyllabiques, oĂč les quatrains prĂ©sentent le schĂ©ma traditionnel ABBA:ABBA. La presque totalitĂ© des sonnets des Poemas pĂłstumos sâappuient au contraire sur des dodĂ©casyllabes et des alexandrins, et expĂ©rimentaient avec des variantes introduites auparavant dans la poĂ©sie française de la deuxiĂšme moitiĂ© du XIXe siĂšcle et dans le modernisme latino-amĂ©ricain. Ă cet Ă©gard, la section Ăntimas apparaĂźt sortir du rang, en ceci quâelle est constituĂ©e seulement de sonnets hendĂ©casyllabiques, type de vers peu employĂ© dans les Poemas pĂłstumos ; ce sont des poĂšmes dâamour, version raffinĂ©e des sonnets dâallure lugonienne contenus dĂ©jĂ dans Ofertorios galantes, et oĂč Carriego en revient Ă la premiĂšre personne, relatant des histoires de dĂ©convenue amoureuse, et Ă©voquant des moments solitaires de tristesse et de sereine rĂ©signation. Ces histoires, suavement cyniques, avec leur cortĂšge de gondoles, de cygnes et dâalouettes, ne prennent pas pour dĂ©cor le Buenos Aires des faubourgs, mais quelque lieu indistinct nâimporte oĂč au monde[8].
Dans les compositions des sections La canciĂłn del barrio, La costurerita que dio aquel mal paso et Interior, le sonnet continue de prĂ©valoir, mais cette fois lâauteur fait appel Ă des vers de douze ou quatorze syllabes. Les poĂšmes sont de type rĂ©solument narratif, le lieu est toujours le faubourg, et Carriego utilise exclusivement la troisiĂšme personne ou la premiĂšre personne du pluriel, allant ainsi jusquâĂ renoncer Ă sa propre voix pour sâapproprier celle de ses personnages[8].
La formule prosodique quâavant de disparaĂźtre Carriego finit par adopter pour sa poĂ©sie sâappuyait sur lâart du format poĂ©tique bref et du court rĂ©cit, sous la forme de sonnets Ă vers dodĂ©casyllabiques et Ă alexandrins, destinĂ©s Ă raconter, dans leur briĂšvetĂ© et par le biais de cette structure donnĂ©e, une histoire de quartier soit Ă la troisiĂšme personne, soit au travers dâun « nous » â points de vue Ă la fois impersonnels et collectifs, devant lesquels ont Ă sâeffacer dĂ©sormais le moi et lâauto-reprĂ©sentation de la figure dolente du poĂšte ; seuls Ă prĂ©sent importent les souffrances des protagonistes, du reste quasiment tous fĂ©minins : la petite voisine aux yeux tristes, la fille qui a chutĂ© ou celle qui a Ă©tĂ© abandonnĂ©e par son fiancĂ©, la sĆurette qui quitte la maison... Il nâimportait pas de chanter la douleur, mais, comme le souligne lâessayiste Sergio Pastormerlo, de « raconter de façon directe la surface dâune histoire qui devait ĂȘtre immĂ©diatement comprĂ©hensible et, Ă la fois, occulter un secret »[8].
Pour Carriego, la poĂ©sie Ă©tait lâunion entre parole et musique, union quâil mentionnait explicitement dans ses poĂšmes, par des rĂ©fĂ©rences musicales tirĂ©es du passĂ© autant que du prĂ©sent (le madrigal et le tango, notamment), et valant affirmation dâune poĂ©tique â Carriego, en fait, Ă©tait un auteur de chansons. Le critique littĂ©raire Roberto Giusti remarquait en 1911 que le rythme des poĂšmes de Carriego semblait vouloir capter lâallure particuliĂšre du tango (« el andar del tango »)[8].
Influences
Le seul recueil publiĂ© de son vivant, Misas herejes, a Ă©tĂ© interprĂ©tĂ© par lâensemble de la critique comme un livre dâinitiation (câest-Ă -dire de nĂ©ophyte), empreint des notoires vacilations du Carriego dĂ©butant[8].
Leopoldo Lugones, qui Ă©tait de loin lâĂ©crivain le plus admirĂ©, discutĂ© et Ă©tudiĂ© par les jeunes qui sâessayaient alors Ă la poĂ©sie, fut aussi le principal modĂšle de Carriego. Il admira sans doute Ă©galement, ainsi que le rappellent diverses anecdotes, la figure dâAlmafuerte, cĂ©lĂ©brĂ©e elle aussi par les aspirants poĂštes. Carriego le sollicita de rĂ©diger un prologue Ă Misas herejes, cependant Almafuerte nĂ©gligea de lâĂ©crire. Si certes le Carriego jeune reprit Ă son compte quelques-uns des thĂšmes et motifs de la poĂ©sie dâAlmafuerte, Carriego Ă©tait moins abstrait quâAlmafuerte, et plus attentif aussi aux questions formelles de la poĂ©sie ou de la chanson[8].
RĂ©ception critique
Outre les hommages et nĂ©crologies parues dans la presse, Carriego eut lâhonneur dâĂȘtre le sujet de deux longs essais, le premier en 1921, par lâessayiste et journaliste JosĂ© Gabriel, et le second par lâĂ©crivain Jorge Luis Borges, en 1930.
Lâessai de JosĂ© Gabriel
Comme dĂ©jĂ indiquĂ©, JosĂ© Gabriel subdivisa lâĆuvre de Carriago en deux parties, une premiĂšre englobant Misas herejes moins la section El canciĂłn del barrio, et une deuxiĂšme comprenant cette derniĂšre et les poĂšmes posthumes. Le Carriego premiĂšre maniĂšre nâavait pas les faveurs de JosĂ© Gabriel, et mĂ©ritait selon lui de tomber dans lâoubli. La partie mauvaise de Carriego Ă©tait selon JosĂ© Gabriel contaminĂ©e de scories romantiques, renfermait des Ă©chos dâAlmafuerte, contenait des poĂšmes dâamour Ă la maniĂšre de Lugones ou de Herrera y Reissig, et Ă©tait entachĂ©e de « symbolisme », vĂ©ritable fĂ©tichisme de la parole, puisque les mots avaient pour les symbolistes une fin en soi, une fin suprĂȘme, et quâils les divinisaient. JosĂ© Gabriel sâest attelĂ© Ă copier plusieurs des strophes les plus « abstruses » de Misas herejes pour les mettre en regard des compositions postĂ©rieures, « simples et rĂ©alistes », de La canciĂłn del barrio . La partie bonne de Misas herejes se rĂ©duisait ainsi Ă une seulement de ses cinq sections, El alma del suburbio, dans les onze compositions de laquelle se faisait jour, selon JosĂ© Gabriel, la poĂ©sie du « vĂ©ritable » Carriego. Ce qui plaide pour cette thĂšse est le fait que Carriego avait fini, Ă la fin de sa brĂšve carriĂšre, par sâidentifier aux thĂšmes de El Alma del suburbio, tĂ©moin les titres quâil donnera Ă ses derniĂšres Ćuvres, comme La canciĂłn del barrio[8].
La monographie de Jorge Luis Borges
Je pense que le nom dâEvaristo Carriego appartiendra Ă lâecclesia visibilis de nos lettres, dont les institutions pieuses â cours de dĂ©clamation, anthologies, histoires de la littĂ©rature nationale â tiendront dĂ©finitivement compte de lui. Je pense aussi quâil appartiendra Ă lâecclesia invisibilis, plus vraie et plus rĂ©servĂ©e, Ă la communautĂ© dispersĂ©e des justes, et que cette inclusion supĂ©rieure ne sera pas due Ă la fraction plaintive de sa parole. |
Jorge Luis Borges[14]. |
Jorge Luis Borges, dont le pĂšre Ă©tait un ami intime de Carriego, lui consacra en 1930 un essai dâune centaine de pages. Dâaccord avec JosĂ© Gabriel, Borges distingue lui aussi deux maniĂšres dans lâĆuvre poĂ©tique de Carriego, qui coexistent encore dans le recueil Misas herejes : la premiĂšre maniĂšre, dâune part, celle des 27 « dĂ©monstrations inĂ©gales de versification, quelques-unes dâun bon style tragique, dâun ressentir dĂ©licat », mais dont le « reste est invisible », et dâautre part celle des « pages dâobservation du faubourg », les dix poĂšmes « localistes » du recueil, « version poĂ©tique des confins de la ville », qui sont celles qui importent ; câest dans ces derniers thĂšmes quâheureusement Carriego sâancrera par la suite, mais, regrette Borges, « son exigence dâĂ©mouvoir lâinduit [parfois] dans une larmoyante esthĂ©tique socialiste » [15]. Sâil y a une « Ă©vidente distance entre lâimpĂ©nĂ©trable verbiage de compositions â plutĂŽt de dĂ©compositions â comme Las Ășltimas Ă©tapas, et la rectitude de ses bonnes pages ultĂ©rieures dans La canciĂłn del barrio », on aurait tort cependant, raisonne Borges, de voir dans les 27 poĂšmes de Misas herejes, en particulier dans leur parti pris de flou, lâinfluence de la poĂ©sie française et du symbolisme, car ce serait « mĂ©connaĂźtre dĂ©libĂ©rĂ©ment les intentions de Laforgue ou de MallarmĂ© » ; point nâest besoin dâaller en chercher lâorigine aussi loin : Ă part le gongorisme de tradition hispanique, le « vĂ©ritable gĂ©niteur » de ce mĂ©taphorisme et de ce relĂąchement des concepts Ă©tait RubĂ©n DarĂo[16].
Selon Borges, la nature de ces 27 compositions sâexplique par deux Ă©lĂ©ments. Dâabord par le fait que Misas herejes est un livre de dĂ©butant (« livre dâapprentissage »), ce dont dĂ©coulent non pas sa maladresse, mais ces « deux coutumes : le fait de se dĂ©lecter presque physiquement de certains mots dĂ©terminĂ©s â communĂ©ment ceux resplendissant ou faisant autoritĂ© â, et la simple et ambitieuse dĂ©termination de dĂ©finir pour la Ă©niĂšme fois les faits Ă©ternels. Il nâest de versificateur dĂ©butant qui ne se lance dans une dĂ©finition de la nuit, de la tempĂȘte, de lâappĂ©tit charnel, de la lune ». Carriego, Ă©crit-il, tombe dans ces deux travers[16].
Le deuxiĂšme Ă©lĂ©ment capable de « justifier ces inoffensives incontinences chez le poĂšte attitrĂ© du faubourg » est, paradoxalement, que ces principes du premier Carriego sont Ă©galement ceux du « faubourg, non dans le superficiel sens thĂ©matique oĂč elles traitent de celui-ci, mais dans le sens substantiel que câest ainsi que les faubourgs versifient. Les pauvres goĂ»tent fort cette pauvre rhĂ©torique, affection quâhabituellement ils ne vouent pas Ă leurs descriptions rĂ©alistes ». Borges note le paradoxe quâ« on conteste lâauthenticitĂ© populaire dâun Ă©crivain en vertu des seules pages de cet Ă©crivain qui plaisent au peuple. Ce goĂ»t est par affinitĂ© : la verbositĂ©, le dĂ©filĂ© de termes abstraits, la sensiblerie, sont les stigmates de la versification banlieusarde, insoucieuse de quelque accent local que ce soit, sauf le gauchesque, intime de JoaquĂn Castellanos et dâAlmafuerte, non des paroles de tango. [...] La grandiloquence abstraite est la sienne et câest la matiĂšre que travaillent les chanteurs de rue. »[17] Les 27 poĂšmes ne sacrifient donc pas Ă une tradition exogĂšne, mais sâinscrivent bien dans la lignĂ©e criollo.
DâaprĂšs Borges, les dĂ©terminants de la personnalitĂ© â psychologique et littĂ©raire â de Carriego sont ses qualitĂ©s de : criollo ; de banlieusard ; de pauvre ; de phtisique ; et dâadmirateur dâAlmafuerte.
Dâabord, quant Ă sa qualitĂ© de criollo (câest-Ă -dire dâArgentin de souche, dâascendance hispanique et Ă©tabli en AmĂ©rique depuis plusieurs gĂ©nĂ©rations, par opposition Ă gringo, Ă©tranger, pas seulement nord-amĂ©ricain) : Carriego Ă©tait issu dâune vieille famille dâEntre RĂos. Lâintonation typiquement entrerriano du criollisme, apparentĂ© au criollisme de type oriental, « rĂ©unit le dĂ©coratif et lâimpiĂ©tĂ©, Ă lâimage des tigres. Il est batailleur, son symbole est la lance montonera des patriadas. Il est doux : une douceur Ă©touffante et mortelle, une douceur sans pudeur ; il typifie les pages les plus belliqueuses de LeguizamĂłn, dâElĂas Regules et de Silva ValdĂ©s »[2]. Carriego « connaissait par tradition ce criollisme romantique et lâamalgama au criollisme dĂ©pitĂ© des banlieues »[18]. Aux raisons Ă©videntes de son criollisme â lignage provincial et le fait de vivre en bordure de Buenos Aires â, il y a lieu dâajouter une raison paradoxale : celle de « sa parcelle de sang italien, cristallisĂ© dans le patronyme maternel Giorello », or : le criollismo du « criollo intĂ©gral est une fatalitĂ©, celui du mĂ©tissĂ© une dĂ©cision, une conduite prĂ©fĂ©rĂ©e et rĂ©solue »[2].
Sa pauvretĂ© ensuite : « ĂȘtre pauvre implique une possession plus immĂ©diate de la rĂ©alitĂ©, une confrontation au premier goĂčt Ăąpre des choses : connaissance qui semble manquer aux riches, comme si tout leur parvenait filtrĂ© ». Selon Borges, Carriego « croyait avoir une dette vis-Ă -vis de son quartier pauvre », dette que « le style canaille de lâĂ©poque traduisait en rancĆur, mais que lui sentirait comme une force »[19].
Le dĂ©termine Ă©galement lâambivalence du faubourg (notamment les paires antinomiques ville-campagne et « gringo-criolla »[20]) et « lâirrĂ©alitĂ© des confins » (en lâespĂšce : le quartier de Palermo), qui, « plus subtile », dĂ©rive de leur caractĂšre temporaire, de leur double allĂ©geance Ă la « plaine des mĂ©tayers ou Ă©questre » et Ă la rue urbaine, de la « propension des hommes Ă se considĂ©rer de la campagne et de la ville, jamais comme des banlieusards » ; câest dans cette « matiĂšre indĂ©cise » que Carriego « put travailler son Ćuvre »[21]. Dans le cas dâEvaristo Carriego, Ă©crit Borges, « nous devons postuler une action rĂ©ciproque : le faubourg crĂ©e Carriego, et est recrĂ©Ă© par lui. Sur Carriego influent le faubourg rĂ©el et le faubourg de Trejo et des milongas ; Carriego impose sa vision du faubourg ; cette vision modifie la rĂ©alitĂ© »[22].
Sa maladie : dĂ©terminant que Borges estime ĂȘtre « de la plus grande importance ». Il souligne que « la croyance gĂ©nĂ©rale » portait que « la tuberculose consumait Carriego ». Quand mĂȘme sa famille sâacharnait Ă dĂ©mentir cette idĂ©e, « trois considĂ©rations accrĂ©ditent lâopinion gĂ©nĂ©rale de ses amis selon laquelle il mourut phtisique : la mobilitĂ© et vitalitĂ© inspirĂ©es caractĂ©risant la conversation de Carriego, faveur possible dâun Ă©tat fĂ©bril ; la figure, objet dâinsistance obsessionnelle, de lâexpectoration rouge ; la sollicitation urgente dâovation. Lui se savait vouĂ© Ă la mort et sans autre immortalitĂ© que celle de ses paroles Ă©crites ; dâoĂč lâimpatience de gloire »[23].
Enfin, cinquiĂšme dĂ©terminant, la « rĂ©vĂ©lation de la capacitĂ© esthĂ©tique de la parole », qui sâopĂ©ra en lui, « comme dans presque tous les Argentins, par lâintermĂ©diaire des afflictions et des extases dâAlmafuerte », affinitĂ© « corroborĂ©e ensuite par lâamitiĂ© personnelle »[24].
Borges, citant Giusti (« Sa conversation Ă©voquait les cours dâimmeuble du voisinage, les plaintifs limonaires, les danses, les fĂȘtes nocturnes, les caĂŻds, les lieux de perdition, leur gibier de potence et dâhĂŽpital. Hommes du centre-ville, nous lâĂ©coutions enchantĂ©s, comme sâil nous contait des fables dâun pays lointain[25]. »), sâattarde longuement sur le quartier de Palermo (qui Ă©tait aussi celui de sa propre enfance), sur son histoire, sa genĂšse, son Ă©volution, et sur sa situation et structure Ă lâĂ©poque de Carriego. Ă lâouest, Ă©crit-il, sâĂ©chelonnait le « corps dĂ©sarticulĂ© des parcelles de banlieue, loties brutalement », occupĂ© ensuite par les terrains de vendeurs Ă lâencan, par des hangars, dĂ©pĂŽts de charbon, arriĂšre-cours, courĂ©es, salons de barbier, et enclos, en plus de quelque « jardin de faubourg, Ă©tranglĂ© parmi des matĂ©riaux et des grillages, relique dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e et mutilĂ©e dâune grande demeure de campagne »[26]. Vers le ponant sâĂ©talait la misĂšre gringa du quartier, sa nuditĂ©[27] ; vers les confins avec Balvanera, câest-Ă -dire vers lâest, dans la direction centripĂšte, « abondaient les immeubles dâhabitation, avec leur droite succession de cours, les immeubles jaunes et bruns, aux portes en forme dâarche â arche rĂ©pĂ©tĂ©e en miroir dans lâautre vestibule â avec une dĂ©licate porte-grillage en fer. Quand les nuits impatientes dâoctobre attiraient les personnes et les chaises sur le trottoir, et que les profondes maisons se laissaient voir jusquâau fond, et quâil y avait une lumiĂšre jaune dans les cours dâimmeuble, la rue Ă©tait confidentielle et lĂ©gĂšre, et les maisons creuses Ă©taient comme des lanternes en enfilade », ce qui suscitait une « impression dâirrĂ©alitĂ© et de sĂ©rĂ©nitĂ© »[28]. Du cĂŽtĂ© du ruisseau Maldonado, le « malfrat natif se rarĂ©fiait au bĂ©nĂ©fice des Calabrais, gens avec lesquels nul ne souhaitait frayer, compte tenu de la dangereuse bonne mĂ©moire de leur rancĆur, de leur sournois coups de poignard Ă long terme »[27]. Certes, au moment de la parution de La canciĂłn del barrio, « il ne restait plus, Ă part quelques passages, de rues non pavĂ©es », et le quartier Ă©tait desservi par le tramway[29]. Pour ce qui est de la musique, Borges insiste que le « tango nâest pas le son naturel des faubourgs ; il lâĂ©tait des bordels, rien de plus ». Le genre musical qui incarne vĂ©ritablement le faubourg, câest « la milonga. Sa version courante est une salutation infinie, une cĂ©rĂ©monieuse gestation de phrasĂ©ologie obsĂ©quieuse, relatant parfois des crimes de sang, duels [âŠ], dâautres fois, il lui prend de simuler le thĂšme de la destinĂ©e »[30].
Borges se penche sur ses « amitiĂ©s de quartier, dont il fut trĂšs riche » et dont la « plus opĂ©rante fut celle du caudillo Paredes, alors le patron de Palermo », amitiĂ© que Carriego sollicita Ă lâĂąge de 14 ans. Il y a dans El alma del suburbio un vers dans lequel semble « se rĂ©percuter la voix de Paredes, ce tonnerre fatiguĂ© et ennuyĂ© des imprĂ©cations criollas ». Par lâintermĂ©diaire de Paredes, Carriego connut la « gent de couteau » du district et la « fleur des rĂ©prouvĂ©s » (la flor de Dios te libre). Vestige de cette frĂ©quentation sont les quelques dizains en lunfardo, que Carriego cependant « sâabstint de signer » et qui furent publiĂ©s sous pseudonyme[31].
Dans le chapitre consacrĂ© Ă Misas herejes, on remarque que quatre pages seulement sont vouĂ©es par Borges aux compositions de la premiĂšre maniĂšre, six pages aux compositions rĂ©alistes. Ces derniĂšres sont traitĂ©es une Ă une, dont entre autres El Alma del suburbio (« oĂč nous pouvons Ă©couter, enfin ! la voix de Carriego », et qui dĂ©crit la rue populaire Ă la tombĂ©e de la nuit, alors « transformĂ©e en cour dâimmeuble », la « possession consolatrice des choses Ă©lĂ©mentaires qui restent aux pauvres : la magie conviviale des cartes Ă jouer, les rapports humains, lâorgue de barbarie avec sa habanera et son gringo, la fraĂźcheur espacĂ©e du discours, lâĂ©ternelle discutaillerie sans but, les thĂšmes de la chair et de la mort », sans oublier le tango, qui « se brisait avec diablerie et tintamarre par les trottoirs [...] »[32]), La queja (littĂ©r. la Plainte, « prĂ©monition fastidieuse de je ne sais combien de paroles fastidieuses de tango, une biographie de splendeur, de dissipation, de dĂ©clin et dâobscuritĂ© finale dâune femme publique »[33]), Los perros del barrio (littĂ©r. les Chiens du quartier, « sourde rĂ©verbĂ©ration dâAlmafuerte »[33]), enfin El guapo (poĂšme dĂ©diĂ© au guapo Ă©lectoral alsiniste San Juan Moreira). Le guapo figure â avec notamment la cousette, qui, avec son « dĂ©pit organico-sentimental », sĂ©duit moins Borges â comme lâun des personnages type les plus importants du faubourg. Ă la fois caĂŻd et gandin, le guapo « nâest pas un brigand ni une fripouille ni obligatoirement un rustaud ; il Ă©tait la dĂ©finition de Carriego [lui-mĂȘme] : un dĂ©vot du courage (cultor del coraje). Un stoĂŻcien, dans le meilleur des cas ; dans le pire, un professionnel du grabuge, un spĂ©cialiste de lâintimidation progressive, un vĂ©tĂ©ran dans lâart de gagner sans combattre ». De profession charretier, dresseur de chevaux ou boucher, son Ă©ducation sâest faite « Ă lâun quelconque des coins de rue de la ville », et il nâĂ©tait « pas toujours un rebelle : le comitĂ© [Ă©lectoral] le prenait Ă gages pour la crainte quâil inspirait ou pour sa pugnacitĂ©, et lui dispensait sa protection. La police alors le mĂ©nageait ; en cas de dĂ©sordre, le guapo se gardait bien de sây laisser entraĂźner, et ne se rend sur les lieux quâaprĂšs coup »[34].
Dans le chapitre consacrĂ© Ă La canciĂłn del barrio, Borges commente un Ă un les quelques poĂšmes de sa prĂ©dilection (en particulier Has vuelto[35], et les poĂšmes dâallure narrative, comme El casamiento, « page dâhumour la plus dĂ©libĂ©rĂ©e, Ă©vocation des nombreux traits infaillibles de toutes les petites fĂȘtes pauvres »[36], El velorio, La lluvia en la casa vieja[37]) . Un bĂ©mol toutefois : il relĂšve ce « misĂ©rabilisme de conversation » de Carriego, diffĂ©rent de la pauvretĂ© telle que romancĂ©e en Europe, notamment par le naturalisme russe ; câest ici « la pauvretĂ© qui se fie Ă la loterie, au comitĂ© [Ă©lectoral], aux influences, au jeu de cartes qui peut avoir son mystĂšre, aux pronostics Ă modestes possibilitĂ©s, aux recommandations, ou, faute dâautre raison plus circonstanciĂ©e et basse, Ă la pure espĂ©rance »[38]. La « tare substantielle » de la CanciĂłn del barrio, Ă©crit-il, est son « insistance sur la pure mortalitĂ© et infortune. Ses pages publient des disgrĂąces ; elles ont la seule gravitĂ© de la destinĂ©e brute, non moins incomprĂ©hensible pour leur auteur que pour celui qui les lit. Le mal ne les Ă©tonne pas, ils nâen cherchent pas lâorigine »[39]. Une « idĂ©e tordue » veut que cet Ă©talage de misĂšre « implique une gĂ©nĂ©reuse bontĂ©. Mais câest bien plutĂŽt une indĂ©licatesse que cela implique. Certaines productions du recueil [...] ne relĂšvent pas de la littĂ©rature mais du dĂ©lit ; elles sont un chantage sentimental dĂ©libĂ©rĂ©, rĂ©ductible Ă la formule : âje vous prĂ©sente une souffrance ; si vous nâen ĂȘtes pas Ă©mu, câest que vous ĂȘtes un sans-cĆurâ »[40]. La vĂ©ritable vertu de lâĆuvre posthume de Carriego sont selon Borges certains « raffinements de tendresse, inventions et pressentiments de tendresse, [rendus] avec prĂ©cision »[41]. Une autre vertu en est lâhumour, qui suppose « un caractĂšre dĂ©licat, la sympathique jouissance des faiblesses dâautrui, si indispensable dans lâexercice de lâamitiĂ© »[42]. Cette innovation de lâhumour, « si indispensable chez un poĂšte de Buenos Aires », marque avec bonheur « quelques essais de poĂšmes narratifs ». Borges conclut :
« Certaines de ces pages Ă©mouvront suffisamment nombre de gĂ©nĂ©rations argentines. Je crois quâil fut le premier spectateur de nos quartiers pauvres et que pour lâhistoire de notre poĂ©sie, câest cela qui importe. Par premier, jâentends : le dĂ©couvreur, lâinventeur[43]. »
Mythe et icĂŽne du tango
Le mythe de Carriego repose sur son mĂ©rite dâavoir dĂ©couvert le quartier (barrio) et le faubourg (suburbio) ainsi que la vie quotidienne, et de les avoir hissĂ©s au rang de sujets poĂ©tiques Ă part entiĂšre. Sa participation Ă la vie littĂ©raire bohĂšme Ă laquelle sâadonnaient les jeunes Ă©crivains de la premiĂšre dĂ©cennie du XXe siĂšcle a contribuĂ© Ă renforcer la dimension mythique de sa figure. Sa consĂ©cration littĂ©raire prĂ©coce fut suivie, et scellĂ©e, par sa mort prĂ©maturĂ©e. En publiant son essai Evaristo Carriego en 1930, Borges entĂ©rina et amplifia le mythe, et depuis lors le personnage borgĂ©sien prĂ©vaut presque sur le Carriego historique[8].
Le mythe de Carriego porte quâil est celui qui dĂ©couvrit et mit en valeur le barrio pauvre et la quotidiennetĂ© banale et tragique de ses personnages. Carriego dĂ©buta dans la maniĂšre moderniste, avec tous ses exotismes, en tournant le dos Ă la littĂ©rature nationale appelĂ©e de ses vĆux par une partie du public argentin, puis fit volte-face et se mit Ă produire de la poĂ©sie Ă partir de ce quâil y a de plus immĂ©diat. De la sorte, il sâĂ©tait muĂ© en poĂšte des humbles, des marges, du quartier de Palermo, du tango, des banlieues italo-criollas en cours dâextinction[8].
Références
- (es) Susana Carriego Stefanini, « GenealogĂa de la familia Carriegos. Los Evaristo », sur Hispangen.es, Madrid, AssociaciĂłn de GenealogĂa Hispana (consultĂ© le ).
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 28.
- (es) « Autores de poesĂa. Evaristo Carriego », Buenos Aires, Tiempo de Boleros (consultĂ© le ).
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 33.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 32, oĂč Borges donne une Ă©numĂ©ration des amis du poĂšte : « Les autres Ă©crivains [en plus de Charles de Soussens et de Marcelo del Mazo] avec lesquels Carriego sâĂ©tait liĂ© dâamitiĂ© sont Jorge Borges, Gustavo Caraballo, FĂ©lix Lima, Juan MĂĄs y Pi, Alvaro MeliĂĄn Lafinur, Evar MĂ©ndez, Antonio Monteavaro, Florencio SĂĄnchez, Emilio SuĂĄrez Calimano, Soiza Reilly. »
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 35.
- « Evaristo Carriego (1883 - 1912) - Find A Grave Memorial » (consulté le )
- S. Pastormerlo, Evaristo Carriego. Cantar y contar las voces del barrio.
- Borges notamment estime : « Pour ma part, je pense que la succession chronologique est inapplicable Ă Carriego, homme Ă la vie conversĂ©e et musarde. ĂnumĂ©rer cela, selon lâordre de ses jours, me paraĂźt impossible ; il vaut mieux rechercher son Ă©ternitĂ©, ses rĂ©pĂ©titions. Seule une description intemporelle, morose avec amour, peut nous le restituer » (J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 30).
- Ă propos des rapports entre Carriego et Charles de Soussens, Borges note (en substance) : « Chez lui le gĂȘnait sa condition annexe de gringo, dâhomme sans morts en AmĂ©rique. Son aversion pour son oisivetĂ© [de De Soussens], son alcoolisme, ses atermoiements et ses intrigues dĂ©montre que lâEvaristo Carriego de lâhonnĂȘte tradition criolla est le Carriego essentiel, et non le nuitard de Los inmortales. Mais lâami le plus rĂ©el dâEvaristo Carriego fut Marcelo du Mazo. » (J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 31).
- GuĂa de TelĂ©fonos Telecom 2008/2009 p. 9.
- (es) « Eduardo Rovira: A Evaristo Carriego », Buenos Aires, Todo Tango (consulté le ).
- (es) Domingo-Luis HernĂĄndez, « Frontera, llanura, patria. un otro Borges », Anales de Literatura Hispanoamericana, Madrid, UniversitĂ© complutense de Madrid, vol. 28,â , p. 731-744 (lire en ligne).
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 15.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 63.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 38.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 39-40.
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- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 29-30.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 49.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 62.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 85.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 33-34.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 30.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 31.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 20.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 22.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 21.
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- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 53.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 32-33.
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- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 54-55.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 55-56.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 56.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 58.
- J. L. Borges, Evaristo Carriego, p. 64.
Annexes
Bibliographie
- (es) James E. Irby, « Borges, Carriego y el arrabal », Nueva Revista de FilologĂa HispĂĄnica, El Colegio de Mexico, vol. 19, no 1,â , p. 119-123 (lire en ligne)
- (es) José Gabriel, Evaristo Carriego, Buenos Aires, Agencia Sudamericana de Libros,
- (es) Jorge Luis Borges, Evaristo Carriego, Buenos Aires, Ă©d. M. Gleizer, . La pagination utilisĂ©e dans le prĂ©sent article correspond Ă celle de Prosa completa, volumen 1, Ă©d. Bruguera, coll. Narradores de hoy, Barcelone, 1980. Traduction française (sous le mĂȘme titre) de Françoise-Marie Rosset, prĂ©facĂ©e par Emir Rodriguez Monegal, Ă©d. du Seuil, 1970, coll. Cadre vert (ISBN 978-2020015585)
Liens externes
- (es) Sergio Pastormerlo, « Evaristo Carriego. Cantar y contar las voces del barrio », Academia.edu (consulté le ).
- (es) Ćuvres complĂštes dâEvaristo Carriego, dans Wikisource.