AccueilđŸ‡«đŸ‡·Chercher

Symsagittifera roscoffensis

Ver de Roscoff

Symsagittifera roscoffensis
Description de cette image, également commentée ci-aprÚs
Vers de Roscoff in situ sur la plage de Porzh Karn Ă  Penmarc'h, dans le FinistĂšre.

Symsagittifera roscoffensis ou ver de Roscoff, est un ver plat marin appartenant Ă  l'ordre des AcƓles. L'origine et la nature de la couleur verte de ce ver ont Ă©veillĂ© trĂšs tĂŽt la curiositĂ© des zoologistes. Elle est due au partenariat entre l'animal et des micro-algues de la lignĂ©e verte, l'espĂšce Tetraselmis convolutae, hĂ©bergĂ©es sous son Ă©piderme. C'est l'activitĂ© photosynthĂ©tique de l'algue in hospite qui fournit l'essentiel des apports nutritifs du ver. Ce partenariat est appelĂ© photosymbiose, de photo "lumiĂšre" et symbiose "qui vit avec". Ces animaux marins photosynthĂ©tiques vivent en colonies (jusqu'Ă  plusieurs millions d'individus) sur la zone de balancement des marĂ©es.

Biologie et Ă©cologie de l'espĂšce Symsagittifera roscoffensis

Bien que roscoffensis signifie « qui vient de Roscoff », ce ver plat n'est pas une espÚce endémique de Roscoff ou du FinistÚre nord. On le trouve sur l'ensemble du littoral européen de l'Atlantique, avec des colonies observées du Pays de Galles au sud du Portugal.

130 ans d'histoire

DÚs 1879, à la Station Biologique de Roscoff fondée par Henri de Lacaze-Duthiers, le biologiste britannique Patrick Geddes[1] s'interrogeait sur la nature du composé vert d'un acoele local qu'il nommait Convoluta schultzii. Il décrit succinctement des « cellules-contenant-de-la-chlorophylle » et la présence d'amidon associé « comme dans les granules de chlorophylle des plantes ».

En 1886, Yves Delage[2] (second directeur de la Station Biologique de Roscoff) publia une Ă©tude histologique approfondie dĂ©crivant (entre autres) le systĂšme nerveux et les organes des sens du mĂȘme acoele roscovite Convoluta schultzii. Dans cet article Delage s'interroge aussi sur la nature des zoochlorelles (i.e. les micro-algues) : « sont-elles de vraies algues ? » – « d'oĂč viennent-elles ? » – « Quelles sont les relations symbiotiques qui les unissent Ă  leur commensal ? »

En 1891, Ludvig von Graff, zoologiste allemand de l'universitĂ© de Gratz et spĂ©cialiste des acoeles entreprend une redescription taxonomique de l'acoele roscovite Ă  la Station Biologique de Roscoff[3] - [4]. Ses travaux mettent en Ă©vidence une confusion taxonomique dans les prĂ©cĂ©dents travaux de Geddes et de Delage[1] - [2] : « ... les recherches faites Ă  Roscoff et sur les cĂŽtes de l'Adriatique m'ont montrĂ© que la Convoluta verte de l'Adriatique (Convoluta schultzii)... est spĂ©cifiquement diffĂ©rente de la Convoluta verte de Roscoff. J'ai conservĂ© Ă  la premiĂšre forme le nom ancien Convoluta schultzii ; Ă  la seconde je donne le nom de Convoluta roscoffensis. » Le nom d'espĂšce roscoffensis est ainsi un hommage rendu Ă  la Station Biologique de Roscoff et Henri de Lacaze-Duthier. Dans cet article, von Graff Ă©crit Ă©galement Ă  propos des « zoochlorelles » (i.e. les micro-algues) : « Quoiqu'elles dĂ©rivent sans aucun doute d'algues
 elles reprĂ©sentent cependant, dans leur Ă©tat d'adaptation actuel, un tissu propre du ver : son tissu d'assimilation »[5].

PremiÚre de couverture de l'ouvrage publié en 1912 par Keeble sur la biologie du partenariat entre Convoluta roscoffensis et ses micro-algues.

C'est dans un ouvrage académique intitulé Plant-Animals publié en 1912 par Frederick Keeble, le co-découvreur de la nature et de l'origine des micro-algues que sont compilés un ensemble de travaux décrivant la relation symbiotique spécifique entre Convoluta roscoffensis et ses partenaires photosynthétiques dans ses tissus[6].

On notera également que Luigi Provasoli, un micro-algologue pionnier dans l'art d'isoler et de cultiver des micro-algues a maintenu pendant plusieurs années, entre 1965 et 1967 à New-York (Haskins Laboratories, maintenant dans le Connecticut) des générations de S. roscoffensis directement reçues de la Station Biologique de Roscoff[7]. Ainsi des générations de juvéniles non-symbiotiques ont vu le jour à New-York et ont été utilisés pour tester la spécificité d'association entre S.roscoffensis et différentes espÚces de micro-algues.

Un siÚcle aprÚs sa description formelle, en 1991, grùce aux techniques de la biologie moléculaire et aux outils émergents de la bioinformatique, la phylogénie des acoeles a été revisitée et modifiée : la Convoluta verte de Roscoff, Convoluta roscoffensis est devenue Symsagittifera roscoffensis, le ver de Roscoff[8].

Biotope et Ă©thologie

Symsagittifera roscoffensis vit dans la zone de balancement des marées, préférentiellement dans un substrat sableux, pauvre en matiÚre organique. L'accumulation de cette derniÚre génÚre en effet des conditions chimiques réductrices, hypoxiques ou anoxiques, qui favorisent le développement de bactéries anaérobiques libérant des composés tel l'hydrogÚne sulfuré (H2S) incompatibles avec les besoins en oxygÚne du ver.

Les rythmes circatidaux (alternance dynamique des marées hautes et basses) influencent le comportement de ces animaux qui migrent verticalement à chaque marée : à marée montante (le flot) les colonies s'enfoncent dans le sable, elles remontent à la surface au début du jusant et deviennent visibles dans les écoulements d'eau de mer (lignes des sources). La granulométrie du sable est un facteur important car elle conditionne la facilité des mouvements verticaux des vers. Ces derniers restent toujours en contact avec l'eau de mer interstitielle lorsque les lignes de source se tarissent au cours de la marée descendante, et sont également protégés (enfouis dans le sable) des effets dispersifs des vagues à marée montante[9].

Les motifs verts qui s'alignent sur les lignes de sources (résurgences / écoulements / suintements de l'eau de mer à marée descendante) sont des colonies de plusieurs millions d'individus de Symsagittifera roscoffensis qui résident dans une fine pellicule d'eau, exposés au soleil.

Les colonies sont implantées sur la partie supérieure de l'estran qui est l'étage le moins longtemps recouvert d'eau pendant le cycle de la marée. Les colonies de S. roscoffensis sont donc à cet endroit exposées à la lumiÚre le plus longtemps permettant de maximiser l'activité photosynthétique des micro-algues partenaires. La lumiÚre est un facteur biotique essentiel puisque l'activité photosynthétique des algues in hospite (c'est-à-dire à intérieur de l'hÎte) est l'unique source de nourriture pour le ver qui les héberge.

Les travaux de Louis Martin font rĂ©fĂ©rence Ă  la prĂ©sence de S. roscoffensis dans les lignes de sources Ă  marĂ©e basse les nuits trĂšs Ă©clairĂ©es par le reflet du soleil sur la lune[10]. Ce dernier a Ă©galement montrĂ© que les vers, en captivitĂ© au laboratoire, se rassemblent majoritairement Ă  la surface du rĂ©cipient quand la marĂ©e est basse et migrent au fond quand la marĂ©e est haute. Dans les enceintes thermo- et photo-rĂ©gulĂ©es oĂč les vers ne perçoivent pas physiquement la marĂ©e montante ou descendante, cette oscillation verticale persiste pendant 4 Ă  5 jours puis est perdue progressivement et se traduit in fine par une occupation alĂ©atoire de l'espace dans le rĂ©cipient.

Un autre mouvement caractéristique de l'espÚce, parfois observé dans les flaques d'eau de mer et au laboratoire, rassemble des centaines voire des milliers d'individus qui réalisent une procession circulaire. Des travaux de modélisation montrent que ce comportement social est auto-organisé et qu'il est initié par le mouvement d'un individu qui entraßne les vers à sa proximité ayant pour effet de propager le mouvement à une densité de plus en plus importante de vers qui se meuvent de maniÚre coordonnée. Symsagittifera roscoffensis est ainsi un modÚle qui permet d'étudier et comprendre comment un comportement individuel peut entraßner un comportement collectif[11].

DĂšs 1924, des zoologistes ont observĂ© le comportement de S. roscoffensis en rĂ©action Ă  l'acidification de son milieu[12]. AprĂšs une diffusion forcĂ©e du gaz CO2 (dioxyde de carbone) dans de l’eau de mer, la concentration en CO2 dissout augmente jusqu'Ă  saturation du milieu et gĂ©nĂšre de l’acide carbonique et libĂšre un ion H+ (CO2+ H2O ↔ H+ + HCO3-). L’augmentation des ions H+ entraĂźne une diminution du pH et donc une augmentation de l’aciditĂ©. Sous l'effet de la diminution brutale et prononcĂ©e du pH, S. roscoffensis se contracte, tourne sur lui-mĂȘme, puis expulse graduellement ses partenaires algaux. Le ver perd progressivement sa couleur verte et gĂ©nĂ©ralement, meurt au bout de quelques heures. Cette expĂ©rience mime les effets de l'acidification de l'ocĂ©an qui est aujourd’hui la consĂ©quence majeure (avec l'Ă©lĂ©vation des tempĂ©ratures) des activitĂ©s anthropiques et notamment de la combustion des Ă©nergies fossiles qui gĂ©nĂšre de trĂšs fortes concentrations de CO2. Ce systĂšme photosymbiotique S.roscoffensis / T. convolutae permet d'explorer et d'Ă©valuer l'effet de l'acidification sur les espĂšces photosymbiotiques ocĂ©aniques dont les plus emblĂ©matiques sont les coraux[13]. Le blanchissement des coraux qui rĂ©sulte majoritairement de l'Ă©lĂ©vation de la tempĂ©rature des ocĂ©ans mais qui est aggravĂ©e avec l'acidification se traduit par la dissociation du partenariat algues/animal entraĂźnant l'expulsion des algues. Bien qu'il puisse ĂȘtre rĂ©versible, le blanchissement est une illustration directe des modifications environnementales qui menacent de plus en plus de rĂ©cifs coralliens et les nombreuses espĂšces associĂ©es.

Anatomie de l'adulte et reproduction de l'espĂšce

Le ver adulte mesure environ 4 Ă  mm. Dans la partie antĂ©rieure (la tĂȘte), on distingue un statocyste ou otholithe : un gravito-senseur qui permet au ver de s'orienter dans l'espace et de montrer un gĂ©otropisme nĂ©gatif (un stimulus mĂ©canique contre la paroi d'un tube contenant des vers dĂ©clenche leur descente/plongĂ©e active vers le fond du tube).

Le ver possĂšde deux photo-rĂ©cepteurs qui flanquent le statocyste : la perception de la lumiĂšre permet au ver de se diriger vers des environnements Ă©clairĂ©s : on parle de phototropisme positif. Cette adaptation maximise vraisemblablement la probabilitĂ© de rencontre entre la micro-algue libre et le juvĂ©nile non-symbiotique qui prĂ©sente aussi ce phototropisme positif. S. roscoffensis, exposĂ© Ă  diffĂ©rentes intensitĂ©s lumineuses, a tendance Ă  se diriger et s'exposer Ă  des intensitĂ©s plus fortes que celles auxquelles les micro-algues libres rĂ©alisent une photosynthĂšse optimale[14]. D'autres travaux ont montrĂ© expĂ©rimentalement que s'il a le choix, le ver photosymbiotique Ă©vite de s'exposer Ă  des conditions lumineuses extrĂȘmes : soit trop faibles, soit trop fortes. Dans son environnement, on soupçonne qu'un enfouissement temporaire permet d'Ă©chapper Ă  des intensitĂ©s trop fortes, qui seraient photoinhibitrices[15].

Ce ver possĂšde un systĂšme nerveux central (cerveau) et pĂ©riphĂ©rique[16]. Lorsque l'on ampute la partie antĂ©rieure (« la tĂȘte Â» contenant le cerveau), on observe une capacitĂ© de rĂ©gĂ©nĂ©ration de l'intĂ©gralitĂ© du systĂšme nerveux central en une vingtaine de jours avec une rĂ©cupĂ©ration conjointe du comportement normal. Cependant les diffĂ©rentes fonctions biologiques ne sont pas rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©es Ă  la mĂȘme vitesse : si le phototropisme associĂ© Ă  la rĂ©gĂ©nĂ©ration des photorĂ©cepteurs est rĂ©cupĂ©rĂ© rapidement, le gĂ©otropisme – associĂ© Ă  la rĂ©gĂ©nĂ©ration du statocyste – n’est pas restaurĂ© avant plusieurs semaines[17].

S. roscoffensis ne possĂšde pas de systĂšme circulatoire sanguin : la diffusion de l'oxygĂšne Ă  travers les tissus est passive. À noter qu'une partie de cet oxygĂšne provient Ă©galement de l’activitĂ© photosynthĂ©tique de l'algue.

La surface de l'animal est abondamment ciliĂ©e et parsemĂ©e de nombreuses glandes sĂ©crĂ©tant du mucus qui fournit un rĂ©seau physique permettant aux vers de se dĂ©placer dans les suintements d'eau de mer. Une Ă©tude approfondie sur le comportement in situ de S. roscoffensis explique que la seule possibilitĂ© pour le ver de se dĂ©placer Ă  l'horizontale est de confectionner un support (invisible Ă  l’Ɠil nu) qui n'est autre qu'une matrice synthĂ©tisĂ©e Ă  partir de mucus sĂ©crĂ©tĂ©. En observant de prĂšs, on constate que les animaux ne glissent pas directement sur le sable mais « donnent l'impression de glisser sur une surface invisible »[18]. L'auteur de cette Ă©tude a Ă©mis l'hypothĂšse que les animaux, se dĂ©plaçant « au dessus » du substrat sableux, recevraient Ă©galement plus de lumiĂšre par rĂ©flexion des rayons lumineux, profitant de davantage de photosynthĂšse et par consĂ©quent de transferts de molĂ©cules nutritives Ă  destination du ver.

Le mucus sĂ©crĂ©tĂ© constitue aussi une interface (biofilm) entre l'animalgue et son environnement. Des populations bactĂ©riennes spĂ©cifiques s'y dĂ©veloppent et semblent ĂȘtre hĂ©bergĂ©es et intimement impliquĂ©es dans la biologie du ver.

Ce triptyque (animal + micro-algues + consortium bactérien) illustre bien le paradigme de l'holobionte qui explique qu'un organisme (animal ou végétal) est une association complexe et dynamique impliquant des populations microbiennes nécessaires au développement, à la croissance et, par extension, à la vie de l'organisme.

S. roscoffensis ne possĂšde pas de systĂšme digestif et ce, Ă  aucun moment de son dĂ©veloppement. On trouve nĂ©anmoins sur sa partie ventrale un orifice considĂ©rĂ© comme une « bouche » qui lui permet d'ingĂ©rer (sans les digĂ©rer) les micro-algues Tetraselmis convolutae[19]. Cet orifice donne accĂšs Ă  un syncytium digestif par lequel la future micro-algue in hospite est d'abord vacuolisĂ©e (elle perd ses flagelles et sa thĂšque) puis transite pour ĂȘtre finalement localisĂ©e sous l'Ă©piderme de l'animal sans ĂȘtre internalisĂ©e dans les cellules : elle reste entre les cellules du ver, et en contact avec elles[20].

Symsagittifera roscoffensis possÚde également un systÚme musculaire composé d'un réseau complexe de fibres musculaires transversales, longitudinales, circulaires et dorsaux-ventrales.

Ce ver est hermaphrodite mais ne s'autofĂ©conde pas : il doit s'accoupler avec un partenaire pour se reproduire. Les spermatozoĂŻdes matures sont produits Ă  l'extrĂ©mitĂ© postĂ©rieure de l'animal. Les ovocytes sont fĂ©condĂ©s par les spermatozoĂŻdes des partenaires qui sont stockĂ©s, aprĂšs accouplement, dans une spermathĂšque. Cette spermathĂšque est reliĂ©e aux ovocytes par un canal. Chaque individu gravide va produire Ă  partir du mucus qu'il sĂ©crĂšte abondamment un cocon transparent dans lequel sont libĂ©rĂ©s les ovocytes fĂ©condĂ©s. Les embryons dont le nombre varie et peut atteindre une vingtaine, se dĂ©veloppent de façon synchrone. Au laboratoire et selon les conditions d'Ă©levage, au bout de 4 Ă  5 jours, les juvĂ©niles Ă©closent, s'Ă©chappent du cocon et commencent leur quĂȘte du partenaire photosynthĂ©tique. S'il n'y a pas ingestion de la micro-algue, les juvĂ©niles non-symbiotiques, au laboratoire, meurent au bout d'une vingtaine de jours.

Phylogénie : incertae sedis ?

En 1886, Yves Delage[2] s'interroge sur la simplicité du plan d'organisation de l'acoele : est-il la conséquence d'une perte, de régressions de caractÚres au cours de l'évolution ou les acoeles ont-ils conservé, pour certains caractÚres, un plan d'organisation ancestral ? Ces vers plats furent d'abord assimilés à des Turbellariés au sein de l'embranchement des plathelminthes, principalement sur la base de ressemblances morphologiques. AprÚs de nombreuses études phylogénétiques et phylogénomiques ces vers acoeles ont été placés au sein du sous-embranchement des Acoelomorpha du phylum Xenacelomorpha[21].

La position phylogĂ©nĂ©tique des acoeles est instable et a fait l'objet de nombreuses discussions : des arguments les positionnent Ă  la base des bilatĂ©riens, avant la dichotomie deutĂ©rostomiens/protostomiens, alors que d'autres les placent plutĂŽt Ă  la base des deutĂ©rostomiens. Quelle que soit leur position phylogĂ©nĂ©tique au sein des mĂ©tazoaires, les acoeles pourraient avoir conservĂ© certains caractĂšres ancestraux des animaux Ă  symĂ©trie bilatĂ©rale au cours de l’évolution et reprĂ©sentent ainsi un objet d'Ă©tude qui aiderait potentiellement Ă  mieux comprendre la diversification des plans d'organisation chez les animaux Ă  symĂ©trie bilatĂ©rale.

Le partenaire photosynthétique et le modus vivendi entre l'animal et la micro-algue

Découverte et caractéristiques de la micro-algue partenaire

Ni Geddes (1879), qui a observé la présence d'amidon et de chlorophylle dans les cellules vertes présentes dans les tissus, ni Delage (1886) et Haberlandt (1891) n'avaient pu formellement identifier leur origine et leur nature, suspectant cependant des micro-algues.

En 1901, à Roscoff, William Gamble et Frederick Keeble commencÚrent à étudier ces cellules vertes in hospite et tentÚrent de les isoler et les mettre en culture - en vain. En 1905, ils observÚrent des juvéniles non-symbiotiques qui verdissaient alors que ces derniers avaient éclos à partir de cocons, initialement pondus dans de l'eau de mer non-filtrée, mais transférés et incubés dans de l'eau de mer filtrée : ils firent l'hypothÚse que le facteur infectant les juvéniles et conférant la couleur verte se trouvait probablement sur la surface ou à l'intérieur du cocon.

Dans une seconde expérience, ils prélevÚrent des cocons vides (post-éclosion) initialement contenus dans de l'eau de mer non-filtrée puis les transférÚrent et les laissÚrent incuber dans de l'eau de mer filtrée. Au bout de 3 semaines, ils observÚrent dans l'eau de mer filtrée un verdissement de ces cocons et l'accumulation d'organismes unicellulaires verts et flagellés. Cette expérience permit d'isoler ces micro-organismes verts. Les observations microscopiques de ces cellules montrÚrent des caractéristiques des micro-algues dont celle (entre autres) de présenter une coloration violette aprÚs traitement à l'iode, révélant la présence d'amidon, diagnostic d'activité photosynthétique. La mise en contact entre des juvéniles non-symbiotiques, élevés en conditions stériles, avec ces cellules vertes flagellées permit d'induire la photosymbiose : ces travaux fondateurs démontrÚrent que les cellules vertes in hospite étaient en fait des micro-algues flagellées à l'état libre et qu'elles étaient le facteur "infectant" à l'origine de la coloration verte des adultes (absente chez les juvéniles non symbiotiques)[22]. Ainsi, il n'y a pas de transmission verticale des symbiontes (transmis par les géniteurs) mais une acquisition horizontale à chaque nouvelle génération (i.e. les symbiontes sont dans l'environnement).

Tetraselmis convolutae appartient Ă  la classe Chlorodendrophyceae au sein de la division Chlorophyta. Cette algue possĂšde des caractĂ©ristiques remarquables, dont quatre flagelles, une thĂšque (enveloppe polysaccharidique) et une vacuole (stigma ou "eyespot") qui contient des molĂ©cules photo-rĂ©ceptrices. T. convolutae vit Ă  l'Ă©tat libre dans la colonne d'eau mais est principalement benthique. Ainsi, in hospite, l'algue ne prĂ©sente pas le mĂȘme phĂ©notype qu'Ă  l'Ă©tat libre : elle n'a plus ses flagelles, sa thĂšque et le stigma. C'est cette diffĂ©rence qui n'a pas permis Ă  Geddes, Delage et Haberlandt de dĂ©duire que les cellules vertes dans les tissus pouvaient ĂȘtre des micro-algues.

Modus vivendi : un partenariat hautement intégré - pas simplement additif

Peu de travaux décrivent la nature trophique des échanges entre l'animal et ses partenaires photosynthétiques. L'activité photosynthétique permet de fournir en plus de l'oxygÚne divers composés organiques de types acides aminés, protéines, et polysaccharides[23].

Les micro-algues recyclent l'acide urique issu du mĂ©tabolisme azotĂ© du ver pour la synthĂšse de leurs acides aminĂ©s/protĂ©ines. L’assimilation de l’acide urique par S. roscoffensis a trĂšs tĂŽt attirĂ© l’attention des expĂ©rimentateurs dont Louis Destouches alias Louis Ferdinand CĂ©line qui a effectuĂ© des travaux sur la physiologie de ces animaux et qui a conclu en 1920 « qu’il est donc trĂšs probable que les Ă©changes symbiotiques aboutissent Ă  la transformation de l’acide urique en aliment azotĂ© pour les zoochlorelles »[24]. Douglas a formellement montrĂ© que l’acide urique endogĂšne du ver (issu de son mĂ©tabolisme) constitue une source d’azote pour les micro-algues et que les juvĂ©niles non-symbiotiques contiennent des cristaux d’acide urique qui disparaissent 15 Ă  20 jours aprĂšs l'Ă©tablissement de la symbiose[25]. Cependant, l'auteure propose que de l’acide urique exogĂšne n’est pas utilisĂ© par le ver et que si sa concentration dans le milieu diminue au cours du temps c’est Ă  cause d’une activitĂ© bactĂ©rienne associĂ©e aux animaux.

A proximitĂ© de rĂ©surgences riches en nitrate, dans des zones intertidales oĂč vivent des S. roscoffensis, les vers sont capables d'assimiler d'importantes quantitĂ©s de nitrate en fonction de l'exposition et l'intensitĂ© de la lumiĂšre. Cette quantitĂ© est dix fois supĂ©rieure Ă  celle absorbĂ©e par l’algue Ă  l’état libre. Ainsi, S. roscoffensis pourrait ĂȘtre un intercepteur important de nitrate[26].

Dans les tissus de l'animal, la micro-algue produit un composĂ© soufrĂ©, le DMSP (dimĂ©thylsulfopropionate), qui diffuse Ă©galement dans le milieu extĂ©rieur. Ce composĂ© est gĂ©nĂ©ralement dĂ©gradĂ© enzymatiquement par des DMSP-lyases en acide acrylique et DMS (DimĂ©thylsulfure). Cependant aucune activitĂ© DMSP-lyase n’a Ă©tĂ© mesurĂ©e dans des cultures de Tetraselmsis convolutae seules. L’hypothĂšse d’une activitĂ© DMSP-lyase bactĂ©rienne a Ă©tĂ© avancĂ©e pour expliquer la prĂ©sence de DMS et d'acide acrylique au sein des colonies de S. roscoffensis[27]. Il est vraisemblable que le mucus de roscoffensis (comme le mucus d’autres animaux photosymbiotiques tels les coraux) hĂ©berge des populations bactĂ©riennes spĂ©cifiques possĂ©dant des DMSP-lyases. Le DMSP est un composĂ© soufrĂ© prĂ©sentant entre autres, une propriĂ©tĂ© rĂ©pulsive qui pourrait confĂ©rer un rempart chimique expliquant l'absence de prĂ©dateur connu ou observĂ© et l'abondance de vers au sein des colonies[28].

La photosymbiose pédagogique : un outil éducatif pour enseigner la biologie marine

Le contrÎle du cycle de vie en captivité à la Station Biologique de Roscoff permet d' accéder à l'ensemble des étapes de l'ontogenÚse de l'animal et d'induire, grùce à la culture de la micro-algue libre, la mise en place du partenariat photosymbiotique.

L'Ă©levage et la culture, respectivement de l'animal et de la micro-algue, ont Ă©tĂ© miniaturisĂ©s afin de pouvoir ĂȘtre utilisĂ©s pendant des cours et travaux pratiques de biologie des collĂšges, des lycĂ©es et des universitĂ©s.

L'accÚs à des juvéniles non-photosynthétiques et des micro-algues Tetraselmis convolutae libres permet, par exemple, d'observer le passage graduel du juvénile transparent au juvénile verdissant, photosynthétique... ou le non-établissement du partenariat avec une autre espÚce algue, suggérant une spécificité d'association. Les loupes binoculaires et les microscopes de paillasses permettent d'observer les micro-algues in hospite et de découvrir les caractéristiques les plus remarquables du ver (photorécepteurs / statocystes / ovocytes / micro-algues...).

Ce kit pĂ©dagogique permet aussi de dĂ©couvrir et de faire dĂ©couvrir cet oxymore biologique : un animal photosynthĂ©tique dont la nature composite peut ĂȘtre dĂ©duite par un ensemble d'expĂ©rimentations simples faisant appel ou illustrant des concepts fondamentaux de la biologie comme la photosynthĂšse ou l'endosymbiose.

Existe-t-il des partenariats Ă©galitaristes dans la nature ?

Comprendre comment s'établit et perdure le triptyque T. convolutae / S. roscoffensis / consortium bactérien fait appel à un concept fondamental de la biologie qu'est la symbiose: la coexistence de plusieurs entités intégrées dans un partenariat fonctionnel.

La symbiose (étymologiquement "vivre avec") est une rÚgle universelle qui préside à l'organisation et l'émergence du vivant - en d'autres termes et littéralement, l'état de non-symbiose n'existe pas. Il n'existe pas d'organisme vivant qui n'établisse pas de partenariat avec d'autres. Le partenariat multiple et intégré est donc inévitable pour les organismes vivants.

L'étude des microbiomes illustre et renforce cette rÚgle biologique universelle, celle des interactions nécessaires et vitales (et longtemps sous-estimées) entre un organisme et des populations de microorganismes qui lui sont associées. Cette unité fonctionnelle est appelée holobionte. Pour décrire une symbiose, il convient donc de définir le modus vivendi de l'holobionte afin de comprendre la nature des échanges et de la communication unifiant ces partenariats pérennes.

Pour illustrer les rĂšgles qui rĂ©gissent les interactions nĂ©cessaires au maintien de l'Ă©quilibre mĂ©tastable des entitĂ©s qui composent l'holobionte - le modus vivendi - on peut utiliser l'image d'un curseur qui se dĂ©placerait entre deux extrĂ©mitĂ©s : d'un cĂŽtĂ©, quand l'association aboutit inexorablement Ă  la mort d'un des partenaires par l'exploitation ultime de l'autre (parasitisme) et Ă  l'autre extrĂ©mitĂ©, l'association coopĂ©rative ultime oĂč les ressources des partenaires sont mutualisĂ©es et confĂšrent des bĂ©nĂ©fices rĂ©ciproques.

Cependant des travaux récents[29] - [30] montrent que définir le modus vivendi avec une notion de parfaite égalité et d'échanges réciproques est galvaudé et que les photosymbiontes sont généralement exploités par leurs "hÎtes". La définition égalitariste de la symbiose prÎnant des associations mutualisées et équilibrées ("bénéfice réciproque") a probablement émergé à la suite de tentatives de vulgarisation trop simplifiées.

La microbiologiste américaine Lynn Margulis, lors d'une interview en 2004, s'opposait farouchement à la terminologie bénéfice réciproque - "Je m'oppose violemment à cette terminologie" - (1'45'') quand son interlocuteur résume sa théorie de la symbiogenÚse ainsi : "... la théorie de la symbiogenÚse, l'idée que l'évolution ne se déroule pas lentement à travers des séries de mutations... mais par l'intimité d'étrangers, c'est-à-dire des organismes se réunissant de maniÚre mutuellement bénéfique, pas intentionnellement bien sûr..." (1'10'').

Au cours de cette interview, pour illustrer que l'innovation évolutive "une nouvelle espÚce, un nouvel organe, un nouvel organel, un nouveau tissu, une nouveauté dans l'évolution" ne peut pas s'expliquer seulement par des mutations aléatoires mais par des transferts / acquisitions de génomes (microbiens), Lynn Margulis mentionne "... mes exemples favoris qui sont si graphiques... c'est ce que nous appelons les animaux verts... les aliments des animaux (micro-algues) deviennent partie du corps de l'animal, par exemple les Convoluta (symsagittifera) roscoffensis... qui ressemblent aux algues et fixent le carbone... et sont photosynthétiques... ne l'ont pas fait par mutation aléatoire, ils l'ont fait par l'acquisition et intégration du génome microbien..." (3'32'').

Pour S. roscoffensis, le transfert d'une partie du génome de l'algue reste une hypothÚse qui n'a pas encore été validée. Cependant, le transfert de matériel génétique de l'algue au génome de l'animal est théoriquement et techniquement possible car les algues sont physiquement en contact avec les lignées de cellules germinales[16].

Quantifier expérimentalement les coûts et les bénéfices de l'hÎte et des symbiontes (leur valeur sélective respective) reste assez compliqué. Les travaux qui caractérisent le modus vivendi des partenariats photosymbiotiques, à l'instar de S. roscoffensis et T. convolutae, soutiennent davantage l'exploitation et le contrÎle des symbiontes photosynthétiques par leur "hÎte" plutÎt que du mutualisme[30].

Notes et références

  1. P. Geddes, « Observations on the Physiology and Histology of Convoluta Schultzii », Proceedings of the Royal Society of London, vol. 28,‎ , p. 449–457
  2. Delage Y., « Etudes histologiques sur les planaires rhabdocoeles acoeles (Convoluta schultzii O. Sch.) », Arch Zool Exp GĂ©n, 4,‎ , p. 109-144
  3. Ludwig von Graff, Monographie der turbellarien (Vol. 1) W. Engelmann.,
  4. Ludwig von Graff and Haberlandt Gottlieb, Die Organisation der Turbellaria Acoela,
  5. L. von Graff, « Sur l’organisation des turbellariĂ©s acoeles », Archives de Zoologie ExpĂ©rimentale et GĂ©nĂ©rale. DeuxiĂšme SĂ©rie, Tome 9,‎ , p 1 - 12
  6. Frederick Keeble, Plant-Animals - A study in Symbiosis, Cambridge : at the University Press, , 157 p.
  7. Provasoli, L. et al, « Experiments on the re synthesis of symbiosis in Convoluta roscoffensis with different flagellate cultures », J. mar. biologique. Ass. UK,‎ , vol 48. p 465-479
  8. Kostenko A. G., Mamkaev Y. V., « The position of green convoluts in the system of acoel turbellarians (Turbellaria, Acoela). 2. Sagittiferidae fam. n. 69, 5–16 », Zool. Zh. (Moscow),‎
  9. M.-A. Selosse, Acta Botanica Gallica, , 8 p., Un exemple de symbiose algue-invertébré à Belle-Isle-en-Mer: la planaire Convoluta roscoffensis et la prasinophycée Tetraselmis convolutae
  10. Martin L., « La mĂ©moire chez Convoluta roscoffensis », Compte Rendu Hebdomadaire des SĂ©ances de l’AcadĂ©mie des Sciences no 147,‎ , p. 555-557
  11. Nigel R. Franks, « Social behaviour and collective motion in plant-animal worms », Proc. R. Soc. B 283: 20152946,‎
  12. Drzewina A & Bohn, G., « Expulsion des algues vertes symbiotes chez les Convoluta roscoffensis sous l’influence de l’acide carbonique. », Compte Rendu Hebdomadaire des SĂ©ances de l’AcadĂ©mie des Sciences no 178,‎ , p. 876-878
  13. S. Dupont, A. Moya, and X. Bailly, « Stable Photosymbiotic Relationship under CO2-Induced Acidification in the Acoel Worm Symsagittifera Roscoffensis », PLOS ONE, vol. 7, no. 1, p.e29568,‎
  14. (en) Simon G. Sprecher, F. Javier Bernardo-Garcia, Lena van Giesen, Volker Hartenstein, Heinrich Reichert, Ricardo Neves, Xavier Bailly, Pedro Martinez, Michael Brauchle, « Functional brain regeneration in the acoel worm Symsagittifera roscoffensis », Biology Open 2015,‎
  15. (en) Joao Serodio, Raquel Silva, Joao Ezequiel and Ricardo Calado, « Photobiology of the symbiotic acoel flatworm Symsagittifera roscoffensis : algal symbiont photoacclimation and host photobehaviour », Journal of the Marine Biological Association of the United Kingdom,‎
  16. X. Bailly et al., « The chimerical and multifaceted marine acoel Symsagittifera roscoffensis: from photosymbiosis to brain regeneration », Front. Microbiol., vol. 5,‎ , p. 498
  17. Simon G. Sprecher, « Functional brain regeneration in the acoel worm Symsagittifera roscoffensis », Biology Open,‎ , p. 1688 - 1695
  18. G. Fraenkel, « Quelques observations sur le comportement de Convoluta roscoffensis », Cahiers de Biologie Marine,‎ , Tome II. pp. 155-160
  19. A. E. Douglas, « Establishment of the symbiosis in Convoluta roscoffensis », Journal of the Marine Biological Association of the United Kingdom, vol. 63, no 2,‎ , p. 419–434
  20. David Busti, « Le vers plat de Roscoff, un ver marin en symbiose avec une algue verte Â», Publications du dĂ©partement de biologie de l’ENS de Lyon, semaine 46 (14-11-2011).
  21. Philippe, H., « Acoelomorph flatworms are deuterostomes related to Xenoturbella. », Nature,‎ , Vol 470. p 255–258
  22. F. Keeble and F. W. Gamble, « On the Isolation of the Infecting Organism (‘Zoochlorella’) of Convoluta roscoffensis », Proceedings of the Royal Society of London. Series B, Containing Papers of a Biological Character, vol. 77, no 514,‎ , p.66-68
  23. J. E. Boyle and D. C., « Smith Biochemical Interactions between the Symbionts of Convoluta roscoffensis », Proceedings of the Royal Society of London B: Biological Sciences, vol. 189, no 1094,‎ apr. 1975, p 121–135
  24. Louis Destouches, « Observations physiologiques sur Convoluta roscoffensis », Comptes rendus de l’AcadĂ©mie des Sciences,‎ , p 822-824
  25. Douglas A.E., « Uric acid utilization in Platymonas convolutae and symbiotic convoluta roscoffensis », J. mar. biol. Ass UK,‎ , vol 63 p 435 - 447
  26. (en) Carvalho LF(1), Rocha C, Fleming A, Veiga-Pires C, AnĂ­bal J., « Interception of nutrient rich submarine groundwater discharge seepage on European temperate beaches by the acoel flatworm, Symsagittifera roscoffensis. », Marine Pollution Bulletin,‎
  27. (en) S. A. Van BergeijkL. J. Stal, « Dimethylsulfoniopropionate and dimethylsulfide in the marine flatworm Convoluta roscoffensis and its algal symbiont », Marine Biology,‎
  28. Strom, S.et al, « Chemical defense in the microplankton : inhibition of protist feeding by DMSP », Limnol Oceanogr,‎ , vol48. p 230-237
  29. Kiers E.T., « Welcome to Symbiont Prison », Current Biology 26,‎ , R60–R82
  30. Lowe C.D. et al, « Shining a Light on Exploitative Host Control in a Photosynthetic Endosymbiosis », Current Biology,‎ , vol 26. 207-211

Voir aussi

Articles connexes

Cet article est issu de wikipedia. Text licence: CC BY-SA 4.0, Des conditions supplĂ©mentaires peuvent s’appliquer aux fichiers multimĂ©dias.