Meisho-e
Meisho-e (ćæç””, lit. « peinture de vues cĂ©lĂšbres ») dĂ©signe des peintures japonaises de « vues cĂ©lĂšbres » de lâarchipel. InfluencĂ© par la Chine, ce thĂšme devient important au Japon Ă lâĂ©poque mĂ©diĂ©vale (environ Xe et XIVe siĂšcles) et perdure entre les XVIe et XIXe siĂšcles dans la peinture dĂ©corative de l'Ă©poque Momoyama, l'Ă©cole Rinpa et lâukiyo-e, ensuite. Si les vues cĂ©lĂšbres sont centrĂ©es sur les paysages de lâarchipel, les motifs sont en rĂ©alitĂ© plus variĂ©s et peuvent sâintĂ©resser Ă mettre en scĂšne la vie quotidienne du peuple ou les pratiques religieuses.
Le meisho-e consiste Ă identifier et reprĂ©senter sous forme picturale les caractĂ©ristiques les plus connues dâun lieu rĂ©putĂ© pour sa beautĂ© ou son intĂ©rĂȘt, de façon Ă lâidentifier aisĂ©ment, par symbolisme ou rĂ©alisme[1]. Il sâagit plus gĂ©nĂ©ralement dâun genre pouvant mĂ©langer peinture de saison, peinture de paysage et poĂ©sie.
Histoire des meisho-e
Yamato-e : naissance des meisho-e de goût japonais
Le Japon dĂ©couvre et sâinitie Ă la peinture de paysage auprĂšs de la Chine ; les plus vieux paysages conservĂ©s se trouvent au HĆryĆ«-ji et datent de la pĂ©riode Asuka (VIIe siĂšcle)[2].
Plus tard Ă lâĂ©poque de Heian (IXe et XIIe siĂšcles), le dĂ©veloppement du yamato-e favorise les peintures sĂ©culaires Ă sujet japonais, Ă la diffĂ©rence des peintures Ă sujet chinois nommĂ©es kara-e. La cour impĂ©riale de Heian-kyĆ apprĂ©cie les peintures sur paravents qui illustrent un poĂšme waka (byĆbu uta), Ă©voquant le bouddhisme, lâimpermanence des choses, les quatre saisons ou les rites et cĂ©rĂ©monies ; les symbolismes liant poĂ©sie et saisons fournissent de nombreux motifs picturaux, par exemple les cerisiers en fleurs du mont Yoshino associĂ©s au printemps[3] - [4].
TrĂšs souvent, les lieux rĂ©putĂ©s pour leur beautĂ© autour de la capitale (alors Heian) servent Ă illustrer ces thĂšmes, Ă©tant reprĂ©sentĂ©s Ă une saison particuliĂšre et inspirĂ©s par un poĂšme waka ; câest donc vers le IXe ou Xe siĂšcle que ces peintures de lieux cĂ©lĂšbres, ou meisho-e, apparaissent[5].
La poĂ©sie semble avoir jouĂ© un rĂŽle dĂ©terminant dans les premiers dĂ©veloppements du genre ; en 1207 par exemple, lâempereur Go-Toba sĂ©lectionna quarante-six vues cĂ©lĂšbres comme sujets de poĂšmes wakas, qui devaient ĂȘtre transposĂ©s ensuite en image sur les cloisons coulissantes du monastĂšre SaishĆshitennĆ-in[4]. Souvent, les Ćuvres Ă©taient le fruit de lâimagination du peintre ou inspirĂ©es dâun poĂšme, sans rĂ©alisme aucun, en particulier pour les lieux reculĂ©s du Japon[6].
Comme en poĂ©sie, lâimportant restait la force Ă©motionnelle ou Ă©vocatrice associĂ©e Ă un lieu, que lâon devait pouvoir identifier par convention, stĂ©rĂ©otype ou la tradition picturale ; les motifs poĂ©tiques ou plastiques associĂ©s Ă un lieu (utamakura) Ă©taient trĂšs nombreux et codifiĂ©s : par exemple, une barriĂšre ceinte dâarbres aux feuilles rouges dĂ©signe la barriĂšre de Shirakawa, associĂ©e au vent dâautomne[7].
La peinture du yamato-e Ă sujet japonais se caractĂ©rise par une composition plus lyrique et dĂ©corative que leurs pendants chinois qui cherchent plutĂŽt la grandeur spirituelle. Les artistes prĂ©fĂšrent les paysages doux, aux collines et arbres arrondis en couleur bleue et verte[8]. Toutefois, aucune de ces premiĂšres Ćuvres ne nous est parvenue ; la plus ancienne peinture de ce type connue est un paravent aux paysages de six panneaux au style sinisant kara-e[9]. Les supports traditionnels des meisho-e sont les paravents (byĆbu), cloisons coulissantes (fusuma) ou murs du palais ou des temples.
Ă lâĂ©poque de Kamakura, les meisho-e sont marquĂ©s, comme tous les arts japonais, par les nouveaux courants rĂ©alistes et naturalistes suscitĂ©s par lâarrivĂ©e au pouvoir des samouraĂŻs (bakufu) et le dĂ©veloppement des Ă©coles bouddhiques de la Terre pure, volontĂ© de rĂ©alisme qui sâĂ©carte des conventions poĂ©tiques jusque-lĂ Ă©lĂ©mentaires. Le support de prĂ©dilection de lâĂ©poque est lâemaki (longs rouleaux narratifs peints faisant par exemple le rĂ©cit de romans, chroniques historiques ou biographies de moines). Les paysages rĂ©alistes, presque pris sur le vif, de lâIppen shĆnin eden (emaki du XIIIe siĂšcle) sont trĂšs rĂ©putĂ©s pour leur prĂ©cision[10]. LâĆuvre prĂ©sente notamment une des premiĂšres peintures connues du mont Fuji[11]. Le SaigyĆ monogatari emaki fournit diverses vues cĂ©lĂšbres inspirĂ©es des poĂšmes wakas de SaigyĆ HĆshi dans un trait idĂ©alisĂ© et dĂ©pouillĂ©[12].
Quelques peintures tirent plutĂŽt leur inspiration du shinto : le kakemono du XIIIe siĂšcle reprĂ©sentant la fameuse cascade de Nachi (censĂ©e ĂȘtre lâĂ©manation dâun kami) transmet une rĂ©elle force animiste[13].
Lavis
La peinture de lâĂ©poque de Muromachi, marquĂ©e par le zen, voit Ă©merger le mouvement pictural du lavis monochrome (suiboku-ga ou sumi-e) ; les compositions de paysages anonymes deviennent puissantes, lyriques et spirituelles, marquĂ©es par la vigueur du pinceau[14]. Un meisho-e cĂ©lĂšbre est la Vue de lâAma-no-Hashidate de SesshĆ«, peinte en 1501, oĂč le trait respecte une prĂ©cision topographique rigoureuse (lâAmanohashidate est une des trois vues les plus cĂ©lĂšbres du Japon) ; il existe quelques autres copies de vues cĂ©lĂšbres de SesshĆ«[15].
KanĆ TannyĆ« (Ă©cole KanĆ), responsable des peintures murales des chĂąteaux dâEdo et de NijĆ, y a peint plusieurs vues cĂ©lĂšbres[16].
SĂ©ries dâestampes ukiyo-e
Les voyages Ă lâintĂ©rieur du Japon se sont dĂ©veloppĂ©s avec lâĂ©poque d'Edo et la pacification du pays quâelle a apportĂ©e. Si la plupart de ces voyages Ă©taient nĂ©cessitĂ©s par des impĂ©ratifs politiques, ou Ă©conomiques, les voyages dâagrĂ©ment se dĂ©veloppĂšrent aussi Ă cette Ă©poque, voyant apparaĂźtre des guides de voyages (meisho ki) et toute une littĂ©rature, dont lâouvrage le plus connu reste le TĆkaidĆchĆ« Hizakurige de Jippensha Ikku. AprĂšs la littĂ©rature et les guides, lâimage se dĂ©veloppe progressivement dans lâestampe ukiyo-e au XIXe siĂšcle, grĂące en particulier Ă Hokusai et Hiroshige, qui multipliĂšrent les sĂ©ries dâestampes meisho-e Ă partir des annĂ©es 1830. Hokusai expĂ©rimente le genre avec ses Huit Vues dâEdo Ă la maniĂšre hollandaise, oĂč ses influences europĂ©ennes sont Ă©videntes ; le succĂšs de sa sĂ©rie des Trente-six vues du mont Fuji confĂšre au genre de lâestampe de paysage une place prĂ©pondĂ©rante au XIXe siĂšcle[17]. Si lâart de Hokusai est animĂ© dâun style spirituel aux compositions analytiques, son jeune « concurrent » Hiroshige prĂ©sente des Ćuvres marquĂ©es par la sensibilitĂ© et la prĂ©pondĂ©rance de lâhumain. Ses sĂ©ries les plus connues sont Les Cinquante-trois Stations du TĆkaidĆ, Les Soixante-neuf Stations du Kiso KaidĆ et les Cent vues dâEdo[18].
Ă lâĂ©poque dâEdo, des artistes comme Ike no Taiga dĂ©veloppent en parallĂšle la peinture shinkei (« vues rĂ©elles »), inspirĂ©e par la Chine, oĂč les paysages sont peints de façon trĂšs naturaliste et prĂ©cise sur place. Ce mouvement sâinscrit dans le genre nan-ga[19].
Ce concept de « vue cĂ©lĂšbre » au XIXe siĂšcle, oĂč lâon recherche les meilleurs points de vue permettant de contempler un lieu admirĂ©, est sans doute Ă rapprocher de ce que lâon trouve en Chine : ainsi, dans le palais dâĂ©tĂ© impĂ©rial de Chengde, lâancienne Jehol, les grands empereurs Qing Kangxi et Qianlong avaient parsemĂ© le parc du palais de pavillons, connus aujourdâhui comme le « 4e point de vue de lâempereur Qianlong ». Le nombre total des points de vue de Chengde est de soixante-douze (deux fois trente-six).
Ăpoque moderne
Ă la fin du XIXe siĂšcle, le mouvement de lâukiyo-e est sur le dĂ©clin. Les « vues cĂ©lĂšbres » restent toutefois un sujet dâinspiration Ă travers la photographie, par exemple certaines Ćuvres dâAdolfo Farsari[20].
Courants picturaux dérivés
Quelques courants picturaux se rapprochent du genre meisho-e :
- Shinkei-zu : littĂ©ralement « peintures de vues rĂ©elles », type de paysage naturaliste en vogue Ă lâĂ©poque dâEdo inspirĂ© des paysages au lavis[19] ;
- Meisho zue : guides de voyages illustrés de scÚnes de vues célÚbres[21] ;
- Rakuchƫ-rakugai-zu : vues dans et aux alentours de Kyoto (ou Heian, ancienne capitale du Japon)[22].
Principaux thĂšmes des meisho-e
Les saisons
Les meisho-e sont Ă lâorigine trĂšs liĂ©s aux peintures dites des saisons (shiki-e), reprĂ©sentant souvent un lieu Ă une ou plusieurs saisons de lâannĂ©e[6]. Les peintures murales du HĆĆ-dĆ (pavillon du PhĂ©nix) du ByĆdĆ-in forment un chef-dâĆuvre du genre au XIe siĂšcle : chaque mur reprĂ©sente une saison dans un style typique du yamato-e de lâĂ©poque de Heian[8]. Ce principe se retrouve longtemps aprĂšs dans les sĂ©ries dâestampes ukiyo-e[23].
Pour SaburĆ Ienaga, la prĂ©sence presque systĂ©matique des quatre saisons fait du meisho-e classique une dĂ©clinaison particuliĂšre du shiki-e, la combinaison de paysages et de peinture de genre apparaĂźt comme caractĂ©ristique du style yamato-e en gĂ©nĂ©ral[6].
Lâhumain
Lâhumain dans les meisho-e et les peintures de paysage caractĂ©rise lâart du Japon, oĂč la prĂ©sence anecdotique du peuple (paysans, voyageurs, citadins, pĂšlerins, guerriersâŠ) reste trĂšs courante. Pour Akiyama Terukazu, humaniser la nature apparaĂźt comme la « base essentielle de lâesthĂ©tique japonaise[24] ». Lâart de Hiroshige met par exemple en scĂšne les activitĂ©s du peuple avec la sensibilitĂ© dâun poĂšte ; une estampe cĂ©lĂšbre peint les passants surpris par la pluie sur le pont Ohashi (voir) dans les Cent vues d'Edo[17].
Vues de Kyoto
Ă lâĂ©poque mĂ©diĂ©vale, Heian-kyĆ (actuelle Kyoto) concentre les milieux artistiques, que ce soit Ă la cour impĂ©riale ou dans les grands temples. De fait, les premiĂšres vues cĂ©lĂšbres sâinspirent directement des alentours de la capitale : Sagano, barriĂšre dâOsaka, plages dâAkashi, cerisiers en fleur du mont Yoshino, Musashino[5] - [2]âŠ
Ă partir du XVIe siĂšcle apparaĂźt un autre type de peinture, inspirĂ© du meisho-e classique, nommĂ© rakuchĆ«-rakugai-zu (æŽäžæŽć€ćł, littĂ©ralement « vues Ă lâextĂ©rieur et Ă lâintĂ©rieur de la capitale »), gĂ©nĂ©ralement sur panneau ou paravent. Un point de vue trĂšs Ă©loignĂ© sert Ă reprĂ©senter les activitĂ©s quotidiennes dans la capitale (rakuchĆ«) ainsi que les alentours de la ville (rakugai) en un mĂȘme ensemble[22] - [5]. La premiĂšre version (paravent Ă six panneaux de Machida) du XVIe siĂšcle est typique de la peinture de Momoyama (Ă©cole Rimpa), avec ses riches couleurs, lâusage intense de lâor et les brumes. Ces vues sâattachent souvent avec minutie Ă rendre la vie quotidienne du peuple (festivals, marchĂ©s, divertissementsâŠ)[25].
Cinq routes dâEdo
Ă lâĂ©poque dâEdo, cinq grandes routes (GokaidĆ) permettent de relier la nouvelle capitale aux autres villes du Japon, notamment le TĆkaidĆ et le Kiso KaidĆ jusquâĂ Kyoto. JalonnĂ©es de nombreux relais ou stations et traversant des rĂ©gions fort variĂ©es, elles offrent de nombreuses sources dâinspiration pour les maĂźtres de lâestampe ukiyo-e, qui y retranscrivent tant des paysages grandioses que des activitĂ©s populaires des contrĂ©es vivantes ou reculĂ©es du Japon. Les Cinquante-trois Stations du TĆkaidĆ de Hiroshige ou Les Soixante-neuf Stations du Kiso KaidĆ de Hiroshige et Eisen sont les exemples les plus connus de ces sĂ©ries dâestampes.
Technique
Traditionnellement, la perspective rĂ©aliste Ă lâoccidentale nâexiste pas dans la peinture japonaise. Chaque Ă©lĂ©ment revĂȘt plutĂŽt dans la peinture lâimportance quâelle occupe dans lâesprit du peintre, sâaffranchissant des rĂšgles de perspectives rigoureuses pratiquĂ©es en Occident[10]. Les vues lointaines nâempĂȘchent ainsi pas de reprĂ©senter les personnages aussi grands que les bĂątiments ou les arbres, par exemple. LâidĂ©e de profondeur est rendue plutĂŽt par des longues lignes parallĂšles et des artifices picturaux, comme des chemins sinueux ou des vols dâoiseaux disparaissant Ă lâhorizon. Les brumes permettent de sĂ©parer de façon douce les diffĂ©rents plans[2]. Vers lâĂ©poque dâEdo, la perspective europĂ©enne rĂ©aliste sâimpose peu Ă peu dans la peinture japonaise, aux XVIIIe et XIXe siĂšcles (uki-e)[26].
Les couleurs des meisho-e sont liĂ©es aux courants picturaux dominants de lâart japonais :
- Ă lâĂ©poque mĂ©diĂ©vale primitive, les paysages dits en « bleu et vert » ou en « bleu et rouge » inspirĂ©s du shanshui chinois sont trĂšs employĂ©s[2], de mĂȘme que les pigments minĂ©raux ou vĂ©gĂ©taux opaques (diluĂ©s dans une colle animale) du yamato-e[27] ;
- Ă lâĂ©poque de Muromachi, câest le lavis monochrome inspirĂ© du zen qui domine[14] ;
- Ă lâĂ©poque Azuchi Momoyama, les couleurs se font riches, lourdes Ă dominance dorĂ©e (dami-e)[28] ;
- Ă lâĂ©poque dâEdo, lâukiyo-e est marquĂ© par une palette de nuances plus vaste (nishiki-e) ainsi que lâutilisation rĂ©currente du bleu de Prusse dans les sĂ©ries de paysages[26].
Notes et références
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Annexes
Bibliographie
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- (en) Yoshiaki Shimizu, « Seasons and Places in Yamato Landscape and Painting », Ars Orientalis, vol. 12,â , p. 1-18 (rĂ©sumĂ©).