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Meisho zue

Les meisho zue (ćæ‰€ć›łäŒš, littĂ©ralement « livres illustrĂ©s de vues cĂ©lĂšbres ») sont des livres illustrĂ©s dĂ©crivant les lieux cĂ©lĂšbres (les meisho) du Japon durant la seconde moitiĂ© de l’époque d’Edo, fin XVIIIe et premiĂšre moitiĂ© du XIXe siĂšcle. Les lieux y sont dĂ©crits par le texte Ă  travers leur histoire, les lĂ©gendes liĂ©es, les sites Ă  visiter, ainsi que par l’illustration qui propose un aperçu fidĂšle de la topologie. Ces livres illustrĂ©s se caractĂ©risent par l’importance de l’image et la volontĂ© de simplicitĂ© qui en font des objets destinĂ©s au plus grand nombre.

Tƍkaidƍ meisho zue, vol. 3 (1797).

Historique

Shƫi Miyako meisho zue, cuisine du tofu à Gion, Kyoto (1787).

Le thĂšme littĂ©raire et artistique des meisho (vues cĂ©lĂšbres) apparaĂźt longtemps avant les meisho zue, d’abord dans la poĂ©sie vers le VIIIe siĂšcle, puis dans la peinture (meisho-e) Ă  l’époque de Heian[1]. L’idĂ©e sous-jacente consistait Ă  identifier et exprimer les caractĂ©ristiques les plus connues d’un lieu rĂ©putĂ© pour sa beautĂ© ou son intĂ©rĂȘt, de façon Ă  l’identifier aisĂ©ment, par symbolisme ou rĂ©alisme[2]. Par exemple, les cerisiers en fleur de Yoshino sont associĂ©s au printemps et une barriĂšre ceinte d'arbres rougeoyants dĂ©signe la barriĂšre de Shirakawa associĂ©e Ă  l’automne. Les peintures sont le plus souvent inspirĂ©es ou basĂ©es sur la poĂ©sie waka. Des influences chinoises sont Ă©galement perceptibles, notamment en rapport aux fangzhi, recueils sur les provinces rĂ©digĂ©s par les fonctionnaires dans un but plus administratif que littĂ©raire[3].

À l’époque d’Edo, la paix des Tokugawa permet la dĂ©mocratisation des loisirs et des voyages. Les guides de voyage ou meisho ki, qui apparaissent au dĂ©but de l’époque d’Edo, constituent l’ancĂȘtre le plus immĂ©diat des meisho zue[4]. Il y Ă©tait dĂ©crit avec force dĂ©tails les lieux des grandes villes Ă  visiter, les temples et sanctuaires, les routes ou les contrĂ©es du Japon, avec des informations ou anecdotes sur leur histoire, l’origine de leur nom, les lĂ©gendes associĂ©es ou les poĂšmes qu’ils ont inspirĂ©s. Les meisho ki prĂ©sentaient parfois quelques images en noir et blanc, tel l’Edo meisho ki[5].

Le premier meisho zue est le Miyako meisho zue (littĂ©ralement le « Guide illustrĂ© de la capitale ») rĂ©alisĂ© par le poĂšte Akizato Ritƍ et le peintre Takahara Shunchƍsai portant sur Kyoto et ses alentours et publiĂ© en 1780[4]. Dans ces six volumes (kan), de nombreux lieux sont dotĂ©s d’une illustration en noir et blanc, tandis que les textes descriptifs restent proches de meisho ki en traitant de l’histoire, des contes et des poĂšmes associĂ©s[6]. MalgrĂ© les craintes initiales de l’éditeur, le succĂšs immĂ©diat — le premier tirage de 4 000 exemplaires s'Ă©coule rapidement — ouvre la porte Ă  de futures productions[7].

Tƍkaidƍ meisho zue, vol. 3 (1797).

La production de meisho zue est trĂšs soutenue par la suite, et si les premiers meisho zue concernent surtout Kyoto et sa rĂ©gion, ils ne tardent pas Ă  prendre pour sujet la capitale des Tokugawa, Edo (Tokyo), centre Ă©conomique et culturel moderne. Parmi les plus connus figurent le Yamato meisho zue (1791) sur la province de Yamato, le Ise sangĆ« meisho zue (1797) sur le pĂšlerinage d’Ise, le Tƍkaidƍ meisho zue (1797) sur la route du Tƍkaidƍ, ou l’Edo meisho zue (1836) sur Edo[4] - [8]. D’autres guides prenaient pour thĂšmes les chemins de pĂšlerinage, comme le Konpura sankei meisho zue (1846)[9] ou bien le Shikoku henro meisho zue (1800) qui indique tant les lieux de pĂšlerinages de Shikoku que les endroits oĂč se reposer et se divertir[10]. Les derniers meisho zue mettent encore plus l’accent sur la qualitĂ© artistique des illustrations, recourant Ă  des techniques de gravure Ă  plusieurs niveaux de gris plus Ă©laborĂ©es[11].

CaractĂ©ristiques : les meisho Ă  l’époque d’Edo

Edo meisho zue, quartier de Suruga et le mont Fuji en arriĂšre-plan (1797).

Les meisho zue, Ă  la fois livres illustrĂ©s de paysages et vĂ©ritables guides de voyage, se dĂ©marquent des meisho ki par la volontĂ© d’objectivitĂ© et de fidĂ©litĂ© aux lieux rĂ©els, par la vulgarisation pour le plus grand nombre, ainsi que par l’abondance et l’importance des illustrations, souvent en pleine page[11]. Les meisho zue se composent de plusieurs volumes Ă  la mise en forme similaire. Le texte est organisĂ© en entrĂ©es successives consacrĂ©es Ă  un lieu, lĂ  oĂč les Ă©crits antĂ©rieurs Ă©taient plutĂŽt rĂ©digĂ©s Ă  la façon d’un rĂ©cit ou journal de voyage[8] - [3] ; les meisho sont classĂ©s par l’éditeur de façon Ă  former un itinĂ©raire de proche en proche, modulo quelques dĂ©tours, zigzag ou impasses inĂ©vitables[12]. Les guides les plus volumineux comme l’Edo meisho zue ou le Kii no kuni meisho zue peuvent regrouper plus de mille sites[13]. Les illustrations, gĂ©nĂ©ralement en noir et blanc ou niveaux de gris dans les tirages communs, sont de style rĂ©aliste, offrant un aperçu documentaire sur la topologie des lieux, et respectent pour les paysages la composition japonaise traditionnelle, c’est-Ă -dire des vues lointaines dont le point de vue se situe en hauteur (perspective dite Ă  « vol d’oiseau »)[11] - [14]. Les motifs picturaux les plus rĂ©currents sont les temples et sanctuaires, les paysages, les routes et surtout l’omniprĂ©sence de l’humain, peignant la vie quotidienne de toutes les classes sociales ou bien des Ă©vĂ©nements particuliers comme les festivals[15]. La collaboration de nombreux peintres, notamment de l’ukiyo-e, explique la diversitĂ© de styles prĂ©sente dans ces guides[8] - [4].

La premiĂšre fonction des meisho zue est de divertir et Ă©merveiller par des scĂšnes de villes ou de paysages lointains et inconnus : il s’agissait de « faire voyager le lecteur en esprit[16] ». Cette fonction correspond bien Ă  la culture populaire qui se dĂ©veloppe Ă  l’époque d’Edo oĂč les classes moyennes bourgeoises et marchandes (les chƍnin) recherchent des loisirs nouveaux. Les meisho zue rĂ©pondent Ă  ces attentes par un Ă©quilibre entre textes et illustrations dont le sujet est immĂ©diatement comprĂ©hensible par le lecteur, une sorte de poĂ©sie mise en image pour le plus grand nombre[17]. Pour V. BĂ©ranger, le succĂšs des meisho zue tient surtout Ă  l’effort de vulgarisation et de simplification des Ɠuvres classiques pour tous, bien qu’ils demeuraient des ouvrages coĂ»teux et imposants composĂ©s de nombreux volumes[11]. Effectivement, le public semble avoir Ă©tĂ© trĂšs large, enfants, adultes, hommes, femmes, gens du peuple, personnes instruites ou samouraĂŻs, et les guides pouvaient ĂȘtre louĂ©s ou empruntĂ©s[18]. Le lien avec la poĂ©sie et la littĂ©rature reste prĂ©sent, surtout dans les premiĂšres Ɠuvres portant sur la rĂ©gion de Kyoto oĂč la tradition des meisho est plus ancienne[11].

Ise sangƫ meisho zue, vol. 1 (1797).

La seconde fonction des meisho zue est essentiellement touristique et commerciale. À l’époque d’Edo, les routes sont plus frĂ©quentĂ©es qu’auparavant et se dĂ©veloppent tant les voyages d’affaires que les voyages touristiques dans les grandes villes, Edo en tĂȘte[9]. Il est difficile de nos jours d’en Ă©valuer la frĂ©quence ou les classes sociales pouvant voyager, mais les Japonais s’y intĂ©ressaient sans nul doute[19]. Ainsi, ces guides illustrĂ©s ne dĂ©daignent pas de donner des dĂ©tails commerciaux sur les boutiques, les bons restaurants, les maisons de thĂ© et autres Ă©tablissements du genre[20] - [21]. À l’apogĂ©e du succĂšs des meisho zue aux alentours de 1812, ces derniers sont gĂ©nĂ©ralement classĂ©s comme livres Ă  visĂ©e commerciale[11]. En cela, ils s’écartent fondamentalement des meisho traditionnels dans la poĂ©sie waka et la peinture yamato-e de la cour de Heian, oĂč les lieux Ă©taient choisis pour leur force d’évocation poĂ©tique et Ă©motionnelle, associĂ©e Ă  un ensemble de conventions et stĂ©rĂ©otypes (utamakura) permettant de les identifier[22]. Au contraire, dans plusieurs meisho zue, de nombreux lieux ne sont choisis que pour leur intĂ©rĂȘt historique, topographique ou touristique et sont inĂ©dits dans la poĂ©sie[23], notamment Ă  Edo (Tokyo) oĂč la tradition des vues cĂ©lĂšbres est moins ancienne[11] - [24]. Cette Ă©volution reflĂšte « un goĂ»t pour l’observation empirique au XIXe siĂšcle et la maturitĂ© d’Edo comme centre urbain[25] ».

Influences

Yamato meisho zue, vol. 4 (1791).

Les meisho zue ont notablement influencĂ© les grands artistes paysagistes de l’ukiyo-e comme Hokusai et Hiroshige, pour la fidĂ©litĂ© topologique et le choix des lieux[26] - [4]. Ces deux artistes rĂ©alisent en effet nombre de sĂ©ries d’estampes sur les vues cĂ©lĂšbres du Japon (meisho-e), dont les plus connues demeurent les Trente-six Vues du mont Fuji, les Cinquante-trois Stations du Tƍkaidƍ ou les Soixante-neuf Stations du Kiso Kaidƍ. D’une part, ces artistes composent certaines scĂšnes d’aprĂšs les illustrations trouvĂ©es dans les meisho zue, sans se rendre sur place. Dans les Vues des sites cĂ©lĂšbres des soixante et quelques provinces du Japon (RokujĆ«yoshĆ« meisho zue), Hiroshige prend ainsi pour modĂšles au moins neuf meisho zue diffĂ©rents afin de reprĂ©senter des scĂšnes de toutes les contrĂ©es du Japon qu’il n’a pour certaines jamais visitĂ©es[26] ; Hokusai fait de mĂȘme pour ses Chie no umi (Mille Images de l’ocĂ©an)[11]. D’autre part, comme notĂ© ci-dessus, les nouveautĂ©s apportĂ©es dans le choix des vues cĂ©lĂšbres se retrouvent Ă©galement dans les sĂ©ries d’estampes, comme les Cent vues d'Edo de Hiroshige oĂč environ un tiers des lieux d'Edo reprĂ©sentĂ©s sont inĂ©dits ou rares dans la tradition[27].

L’influence des meisho zue se retrouve Ă©galement dans la littĂ©rature de voyage de l’époque ; le Tƍkaidƍ meisho zue a par exemple inspirĂ© Jippensha Ikku pour la rĂ©daction de son TƍkaidƍchĆ« Hizakurige (1802-1822)[28].

Tout comme les peintures et estampes ukiyo-e, les meisho zue connurent un certain engouement dans les milieux artistiques occidentaux (japonisme) ; quelques collections y sont en partie consacrĂ©es, comme celles d’Auguste LesouĂ«f ou de Philippe Burty, tandis que des guides sont utilisĂ©s comme cadeaux diplomatiques ou sources primaires pour les recueils gĂ©ographiques ou culturels sur le Japon[11]. De nos jours, l’étude des meisho zue prĂ©sente un intĂ©rĂȘt historiographique Ă  travers la mise en scĂšne de la vie quotidienne rurale et surtout citadine ainsi que de la culture et les coutumes de l’époque d’Edo[29]. L’Edo meisho zue offre par exemple un aperçu vivant des coutumes, festivals, activitĂ©s quotidiennes de la capitale des Tokugawa[30].

Références

  1. (en) Ewa Machotka, Visual Genesis of Japanese National Identity : Hokusai’s Hyakunin isshu, Bruxelle, Peter Lang, , 256 p. (ISBN 978-90-5201-482-1, lire en ligne), p. 192-193.
  2. (en) Susan Jean Zitterbart, Kumano Mandara: Portraits, power, and lineage in medieval Japan, ProQuest, université de Pittsburgh, (ISBN 978-0-549-89732-3, lire en ligne), p. 47-48.
  3. (en) Paul Waley, Japanese Capitals in Historical Perspective : Place, Power and Memory in Kyoto, Edo and Tokyo, Psychology Press, , 417 p. (ISBN 978-0-7007-1409-4, lire en ligne), p. 155-156.
  4. Iwao et Iyanaga 2002, tome 2, p. 1785-1786.
  5. (en) Matthi Forrer, « Toto/Tokyo », dans Urban Symbolism, vol. 8, Brill, coll. « Studies in Human Society », (ISBN 9789004098558), p. 178-180.
  6. Goree 2010, p. 1.
  7. Umesao Tadao, « Keynote Address: Tourism as a Phenomenon of Civilization », Senri Ethnological Studies, no 38,‎ , p. 1-9 (ISSN 0387-6004, lire en ligne).
  8. Traganou 2004, p. 111-112.
  9. Nishiyama 1997, p. 107-108.
  10. (en) Ian Reader, Making Pilgrimages : Meaning And Practice in Shikoku, University of Hawaii Press, , 350 p. (ISBN 978-0-8248-2907-0, lire en ligne), p. 131.
  11. VĂ©ronique BĂ©ranger, « Les recueils illustrĂ©s de lieux cĂ©lĂšbres (meisho zue), objets de collection », Ebisu, no 29,‎ , p. 81-113 (lire en ligne).
  12. Goree 2010, p. 58-59.
  13. Goree 2010, p. 24.
  14. (en) James King, Beyond the Great Wave : The Japanese Landscape Print, 1727-1960, Berne, Peter Lang, , 232 p. (ISBN 978-3-0343-0317-0, lire en ligne), p. 65.
  15. Goree 2010, p. 149.
  16. Goree 2010, p. 118.
  17. Goree 2010, p. 102-103.
  18. Goree 2010, p. 127-129, 139.
  19. Goree 2010, p. 107-110.
  20. Goree 2010, p. 219.
  21. (en) Laura Nenzi, « Cultured Travelers and Consumer Tourists in Edo-Period Sagami », Monumenta Nipponica, vol. 59, no 3,‎ , p. 285-319 (lire en ligne).
  22. (en) Edward Kamens, Utamakura, Allusion, and Intertextuality in Traditional Japanese Poetry, Yale University Press, , 324 p. (ISBN 978-0-300-06808-5, lire en ligne), p. 1-5.
  23. Nishiyama 1997, p. 80.
  24. « Les recueils illustrĂ©s de lieux cĂ©lĂšbres (meisho zue), objets de collection », Ebisu, no 29,‎ , p. 81-113.
  25. (en) « Research: Hiroshige’s One Hundread Famous Views of Edo: Famous Places of Edo », Brooklyn Museum (consultĂ© le ).
  26. Goree 2010, p. 137-138.
  27. Henry D. Smith (trad. Dominique Le Bourg), Cent vues célÚbres d'Edo par Hiroshige, Hazan, (ISBN 2-85025-126-8 (édité erroné), BNF 34978589), p. 9-10.
  28. Vaporis 1994, p. 234.
  29. Goree 2010, p. 12-13.
  30. Iwao et Iyanaga 2002, tome 1, p. 506-507.

Annexes

Bibliographie

  • VĂ©ronique BĂ©ranger, « Les recueils illustrĂ©s de lieux cĂ©lĂšbres (meisho zue), objets de collection », Ebisu, no 29,‎ , p. 81-113 (lire en ligne).
  • (en) David G. Chibbett, The History of Japanese Printing and Book Illustration, Kodansha International, , 264 p. (ISBN 978-0-87011-288-1).
  • (en) Robert Dale Goree (thĂšse), Fantasies of the Real : Meisho zue in early modern Japan, universitĂ© Yale, .
  • Seiichi Iwao et Teizo Iyanaga, Dictionnaire historique du Japon, Maisonneuve et Larose, , 2993 p. (ISBN 978-2-7068-1633-8).
  • (en) Laura Nenzi, « Cultured Travelers and Consumer Tourists in Edo-Period Sagami », Monumenta Nipponica, vol. 59, no 3,‎ , p. 285-319 (lire en ligne).
  • (en) Matsunosuke Nishiyama (trad. Gerald Groemer), Edo Culture: Daily Life and Diversions in Urban Japan, 1600-1868, University of Hawaii Press, , 309 p. (ISBN 978-0-8248-1850-0, lire en ligne).
  • (en) Mark H. Sandler, « The Traveler’s Way: Illustrated Guidebooks of Edo Japan », Asian art, vol. 5, no 2,‎ , p. 30-55 (ISSN 0894-234X).
  • (en) Jilly Traganou, The Tokaido Road: Travelling and Representation in Edo and Meiji Japan, Psychology Press, , 270 p. (ISBN 978-0-415-31091-8, lire en ligne).
  • (en) Constantine Nomikos Vaporis, Breaking Barriers : Travel and the State in Early Modern Japan, Harvard University Asia Center, , 372 p. (ISBN 978-0-674-08107-9, lire en ligne).

Lien externe

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