SaigyĆ monogatari emaki
Le SaigyĆ monogatari emaki (è„żèĄç©èȘ甔添), traduit en « Biographie illustrĂ©e du moine SaigyĆ Â» ou « Rouleaux enluminĂ©s de SaigyĆ Â», est un emaki japonais du milieu du XIIIe siĂšcle retraçant la vie du poĂšte SaigyĆ HĆshi, figure de la poĂ©sie waka. LâĆuvre, caractĂ©ristique du style yamato-e, prĂ©sente de nombreuses peintures de paysages trĂšs esthĂ©tiques du Japon, en lien avec les poĂšmes de SaigyĆ. Mais le message vĂ©hiculĂ© par lâartiste est surtout religieux, indiquant par la figure idĂ©alisĂ©e du moine et ses pĂšlerinages solitaires un moyen dâatteindre la salvation.
Contexte
Les emaki
Apparu au Japon entre le VIe siĂšcle et le VIIIe siĂšcle grĂące aux Ă©changes avec lâEmpire chinois, lâart de lâemaki se diffusa largement auprĂšs de lâaristocratie Ă lâĂ©poque de Heian. Un emaki se compose dâun ou plusieurs longs rouleaux de papier narrant une histoire au moyen de textes et de peintures de style yamato-e. Le lecteur dĂ©couvre le rĂ©cit en dĂ©roulant progressivement les rouleaux avec une main tout en le rĂ©-enroulant avec lâautre main, de droite Ă gauche (selon le sens dâĂ©criture du japonais), de sorte que seule une portion de texte ou dâimage dâune soixantaine de centimĂštres est visible. La narration suppose un enchaĂźnement de scĂšnes dont le rythme, la composition et les transitions relĂšvent entiĂšrement de la sensibilitĂ© et de la technique de lâartiste. Les thĂšmes des rĂ©cits Ă©taient trĂšs variĂ©s : illustrations de romans, de chroniques historiques, de textes religieux, de biographies de personnages cĂ©lĂšbres, dâanecdotes humoristiques ou fantastiques[1]âŠ
LâĂ©poque de Kamakura, qui marque lâavĂšnement au pouvoir de la classe des guerriers (les samouraĂŻs), constitue un « Ăąge dâor » de lâart des emaki par la profusion des commandes et la maturitĂ© des artistes. La version originale (XIIIe siĂšcle) du SaigyĆ monogatari emaki sâinscrit dans ce contexte-lĂ [2].
Mise en narration de la vie de SaigyĆ
SaigyĆ HĆshi, nĂ© SatĆ Norikiyo, est un fameux poĂšte waka nĂ© en 1118 et mort en 1190. Issu dâune famille de la moyenne noblesse, il devint trĂšs tĂŽt moine bouddhiste sous le nom de SaigyĆ, littĂ©ralement « journĂ©e de lâouest », en rĂ©fĂ©rence au bouddha Amida et au paradis de lâOuest. Sa poĂ©sie est trĂšs rĂ©putĂ©e, car elle sâinscrit dans les nouveaux courants waka empreints de la proximitĂ© avec la nature, la mĂ©lancolie et la fugacitĂ© des choses[3]. SaigyĆ Ă©tait aussi un grand voyageur qui vivait la plupart du temps en ermite sur les routes ou dans les montagnes du Japon[4]. AprĂšs sa mort, les rĂ©cits de sa vie restent populaires, que ce soit au thĂ©Ăątre, dans les romans ou, comme ici, en peinture[5].
La vie de SaigyĆ est mise en biographie peu de temps aprĂšs sa mort, probablement entre 1220 et 1230[6]. De nos jours, un vaste corpus de sources sur la vie du moine subsiste de façon fragmentaire : ces biographies sont dĂ©signĂ©es sous le terme gĂ©nĂ©rique de SaigyĆ monogatari, qui peuvent se diviser en six grandes catĂ©gories[7]. Il ne sâagit pas Ă proprement parler de biographies rigoureuses, car câest plutĂŽt lâengagement bouddhique de SaigyĆ qui est soulignĂ© : il reprĂ©sente de façon idĂ©alisĂ©e le moine itinĂ©rant ayant choisi de renoncer Ă toutes attaches matĂ©rielles de la vie (tonsei, moine reclus). Sa vie faite de pĂšlerinages, de mĂ©ditations et de poĂ©sie est montrĂ©e comme une possible voie salvatrice ; dâailleurs, le rĂ©cit suggĂšre fortement que SaigyĆ atteint lâĂveil (le statut de Bouddha) aprĂšs sa mort[8].
Ă lâĂ©poque de Kamakura, le pouvoir est passĂ© aux mains du bakufu militaire ; la vie spirituelle et recluse de SaigyĆ fait ainsi Ă©cho au dĂ©clin de lâaristocratie de Heian. Lâauteur des peintures semble montrer Ă travers la figure idĂ©alisĂ©e du moine que la salvation peut se trouver dans une vie de renoncement, centrĂ©e sur lâesthĂ©tisme religieux plus que sur des pratiques monacales traditionnelles (suki no tonseisha, aesthĂšte reclus), idĂ©e sĂ©duisante pour les nobles dâalors[9].
Version originale
Description
La version originale, dite Tsunetaka, date du XIIIe siĂšcle (Ă©poque de Kamakura) et se compose de nos jours de deux rouleaux : un entreposĂ© au musĂ©e d'art Tokugawa (Nagoya) et un au musĂ©e MannĆ dâOsaka, qui appartient Ă la collection Ohara (Okayama)[9] - [10]. Lâemaki est classĂ© « Bien culturel important ». Le colophon du premier rouleau entreposĂ© au musĂ©e Tokugawa dĂ©signe comme auteur des peintures Tosa no Tsunetaka (membre de lâedokoro, atelier de peinture de la cour impĂ©riale), et Fujiwara no Tameie pour les calligraphies[7]. Des Ă©tudes stylistiques confirment que lâemaki semble avoir Ă©tĂ© produit par lâedokoro[11]. La date de confection est estimĂ©e vers le milieu du XIIIe siĂšcle, sans pouvoir ĂȘtre plus prĂ©cis, une fourchette large allant de 1222 jusquâĂ 1288 suivant les thĂ©ories[12].
Le premier rouleau, trĂšs parcellaire, narre lâembrassement par SaigyĆ de la vie monacale bouddhiste. DĂ©terminĂ©, il rompt avec sa famille et sa femme et se fait tondre la tĂȘte pour son entrĂ©e en religion Ă Saga. Ce passage sâaccompagne de trois poĂšmes vantant le renoncement[9] - [10].
Le second rouleau illustre lâintĂ©rĂȘt du jeune moine pour la solitude et les pĂšlerinages[10] ; au dĂ©but, il compose un poĂšme waka pour le Nouvel An, mais sans cesse dĂ©rangĂ© par lâexubĂ©rance des petites gens, il dĂ©cide dâabandonner dĂ©finitivement la vie en communautĂ©. Ce basculement dĂ©cisif initie sa nouvelle vie faite de voyage et de solitude dans tout le Japon. Le rouleau tĂ©moigne du premier pĂ©riple de SaigyĆ autour de la capitale : il visite le mont Yoshino, la rĂ©gion du Kumano Sanzan et enfin le mont Ćmine. Ces trois Ă©tapes, hauts lieux de religion et de spiritualitĂ©, tĂ©moignent bien de la valeur religieuse des voyages de SaigyĆ : il sâagit de pĂšlerinages. Arrivant dâabord au mont Yoshino, il est déçu quâun hiver tardif ait retardĂ© la floraison des cerisiers du Japon et compose un poĂšme mĂ©lancolique. Puis il suit le chemin de pĂšlerinage de Kumano, priant dans un petit sanctuaire shinto oĂč il compose un poĂšme pour la divinitĂ© des lieux. Enfin, la troisiĂšme Ă©tape vers Ćmine prend un aspect plus rigoureux et Ă©reintant, avec ses chemins escarpĂ©s[9].
Il est fort probable que dâautres rouleaux aient existĂ© par le passĂ© ; L. W. Allen suggĂšre quâun troisiĂšme rouleau pourrait avoir portĂ© sur un second long pĂšlerinage dans lâest du Japon (KantĆ), et un quatriĂšme rouleau sur un pĂšlerinage Ă Shikoku et la mort de SaigyĆ[9].
Style et composition
Lâemaki exploite deux thĂšmes classiques de la peinture japonaise et du style yamato-e : le genre uta-e (peinture de poĂšmes) et meisho-e (peintures de paysages)[3]. En effet, lâĆuvre se compose dâune succession de nombreux lieux de lâarchipel qui illustre ou sâinspire de poĂšmes de SaigyĆ[10]. Les rouleaux sont conçus selon une alternance entre sections de textes (ou de poĂšmes) et longues peintures de paysages sans bornes fixes[9]. Dans cet emaki, les dĂ©cors et la nature prennent une importance prĂ©pondĂ©rante, bien plus que les ĂȘtres humains souvent dâassez petite taille[3]. LâatmosphĂšre crĂ©Ă©e est gĂ©nĂ©ralement douce, pleine de charme[3], avec un point de vue en hauteur qui invite Ă la contemplation. Toutefois, dans les paysages plus escarpĂ©s dâĆmine, lâartiste prĂ©fĂšre employer un trait plus rugueux[9]. Ainsi, lâemaki retranscrit abondamment les paysages de tout lâarchipel de façon trĂšs fidĂšle, Ă la maniĂšre de la Biographie illustrĂ©e du moine itinĂ©rant Ippen ; pour H. Okudaira, « il y a souvent une forte association entre les Ă©motions des hommes et le monde de la nature » dans ce type dâemaki[13].
Lâemaki se caractĂ©rise par un trait proche des peintures otoko-e de lâĂ©poque de Heian (par exemple le Shigisan engi emaki), avec des couleurs Ă©purĂ©es laissant souvent le papier Ă nu et lâimportance confiĂ©e Ă la ligne. NĂ©anmoins, il prĂ©sente des lignes plus anguleuses caractĂ©ristiques des variations du style Ă lâĂ©poque de Kamakura, marquĂ© par plus de rĂ©alisme. Lâensemble montre, comme dâautres emaki contemporains tel le Taima mandala engi, une tendance aux compositions plus statiques parmi les peintres professionnels liĂ©s Ă la cour de Kyoto Ă lâĂ©poque de Kamakura[14]. Du fait des longues scĂšnes de paysage, la technique de lâiji-dĆ-zu (qui consiste Ă peindre plusieurs fois un mĂȘme personnage sur une mĂȘme scĂšne pour suggĂ©rer la temporalitĂ©[15]) est grandement employĂ©e ; SaigyĆ est ainsi peint Ă plusieurs reprises marchant ou composant pour reprĂ©senter la progression du voyage. Ă dâautres moments, lâartiste prĂ©fĂšre se focaliser sur un fait marquant du pĂšlerinage de SaigyĆ, comme les priĂšres et la composition dâun poĂšme devant un petit sanctuaire shinto en bord de route[9].
Autres versions
Deux versions diffĂ©rentes de lâemaki peuvent ĂȘtre rĂ©pertoriĂ©es, bien que lâinfluence de lâĆuvre originale reste tangible[16] :
- version de la famille Hisamatsu (environ Ă©poque de Muromachi, avant 1496, peinture monochrome (habukyĆ)). Il nâen reste que quatre rouleaux, mais plusieurs ont dĂ» ĂȘtre perdus depuis[3] ;
- version Uneme-bon (1500 de Kaida Uneme no Suke et Minamoto no Sukeyasu), dont il ne reste que des fragments dâune copie de lâĂ©poque dâEdo[3]. Lâaspect prosĂ©lytique y est trĂšs fort, mais lâĆuvre assez peu originale est considĂ©rĂ©e comme secondaire[16].
En sus de ces deux versions existent diverses copies des rouleaux, parfois rĂ©alisĂ©es par des artistes rĂ©putĂ©s. Tawaraya SĆtatsu, avec le concours de Karasumaru Mitsuhiro pour les calligraphies, a notamment reproduit lâemaki (version Uneme-bon) en 1630 dans le style de lâĂ©cole Rimpa[17] ; lâĆuvre en quatre rouleaux, classĂ©e « Bien culturel important » et appartenant de nos jours Ă la collection Morikawa, a Ă©tĂ© commanditĂ©e par le daimyo dâIzu[18]. Il sâagit dâailleurs du seul emaki restant de ce cĂ©lĂšbre artiste, quâOgata KĆrin a de plus Ă©tudiĂ© et reproduit ultĂ©rieurement[19]. Le British Museum dĂ©tient Ă©galement une copie de lâoriginal datant du XVIIIe ou XIXe siĂšcle, dans laquelle quelques scĂšnes inĂ©dites permettent dâenrichir la comprĂ©hension de lâĆuvre originale[20].
Historiographie et études littéraires
Si les spĂ©cialistes sâaccordent sur la forte valeur bouddhique vĂ©hiculĂ©e par les diverses versions du SaigyĆ monogatari, ils sont divisĂ©s quant Ă la forme originale du rĂ©cit[9] - [21] - [7]. Une premiĂšre hypothĂšse suggĂšre quâil sâagit trĂšs probablement dâun emaki, dâune part car ce support est rĂ©current pour les contes et biographies Ă lâĂ©poque de Kamakura, dâautre part car lâaspect pictural semble grandement liĂ© au monogatari dans les sources dâĂ©poques. G. Heldt explique que ce premier emaki pourrait mĂȘme ĂȘtre la version originale Tsunetaka (XIIIe), situant donc sa date de confection dans la premiĂšre moitiĂ© du XIIIe siĂšcle[7], mais dâautres auteurs comme K. Chino ou M. McKinney soulignent quâil est impossible de le dĂ©montrer, surtout en raison de lâĂ©tat fragmentaire de lâĆuvre[16]. Plusieurs Ă©tudes approfondies penchent plutĂŽt pour lâexistence dâun texte un peu plus ancien et perdu dont lâemaki dĂ©coulerait[16] - [22]. Quoi quâil en soit, le SaigyĆ monogatari emaki semble avoir Ă©tĂ© trĂšs populaire Ă lâĂ©poque[7] ; dame NijĆ le mentionne par exemple dans son journal intime (intitulĂ© Towazugatari) en des termes Ă©logieux[23]. De plus, lâĂ©tude de ses textes calligraphiĂ©s sert Ă la reconstruction de la biographie complĂšte, sâagissant quoi quâil en soit dâun des plus vieux textes conservĂ©s de nos jours sur le sujet[24].
La poĂ©sie occupe un rĂŽle majeur dans la vie de SaigyĆ, poĂšte immortel, malgrĂ© son renoncement aux choses de ce monde. La place de la poĂ©sie dans le bouddhisme japonais reste soumise Ă hypothĂšses malgrĂ© les diverses Ă©tudes dont elle a fait lâobjet[25] ; ici, les artistes semblent montrer que les deux activitĂ©s, moine et poĂšte, Ă©taient pleinement compatibles, toutes deux Ă©tant un moyen possible de salvation (renoncement et pratique esthĂ©tique de la religion)[9] - [21]. Cet aspect peut se ressentir par exemple dans la scĂšne oĂč SaigyĆ compose un poĂšme pour un petit sanctuaire sur la route du pĂšlerinage de Kumano : dâaprĂšs L. W. Allen, en y prenant garde, il convient dây voir une sorte de priĂšre. M. McKinney souligne quant Ă elle que la conciliation entre impermanence (mujĆ) et esthĂ©tique reste un des thĂšmes essentiels des diverses versions de la biographie[26].
Outre les nombreuses copies (notamment celles de SĆtatsu), lâemaki a influencĂ© dâautres Ćuvres ultĂ©rieures, dont le Taiheikei emaki[27] et le BashĆ Ć ekotoba-den[28]. De nos jours, les rouleaux ont Ă©tĂ© reproduits et publiĂ©s dans trois collections consacrĂ©es Ă lâart : Nihon emakimono zenshĆ« (vol. 11, 1958), Nihon emaki taisei (vol. 26, 1979) et Nihon no emaki (vol. 19, 1989).
Annexes
Articles connexes
Bibliographie
- Articles
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- Ouvrages
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- (en) Laura Warantz Allen, The Art of Persuasion : Narrative Structure, Imagery and Meaning in the SaigyĆ Monogatari Emaki, universitĂ© de Californie Ă Berkeley, (thĂšse dâhistoire de lâart)
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Notes et références
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