Ligne Joret
La ligne Joret est une isoglosse mise en Ă©vidence par Charles Joret dans lâĂ©tude Des caractĂšres et de lâexpansion des patois normands publiĂ©e en 1883[1]. Cette ligne de partage prend en compte des traits consonantiques qui permettent de distinguer les parlers normand et picard au nord (auxquels est attribuĂ© le qualificatif de normanno-picards), du reste du domaine dâoĂŻl au sud, Ă lâouest et Ă lâest.
Description géographique
Le nord de la ligne Joret souligne une spĂ©cificitĂ© consonantique propre au normand septentrional et au picard notamment avec le maintien des syllabes /ka/ (ex : cat) /ga/ (ex : gambe) du latin, alors que dans la majoritĂ© des dialectes dâoĂŻl, il a Ă©voluĂ© vers /Êa/ (ex : chat) /Êa/ (ex : jambe).
Le nord de la ligne Joret comprend les Ăźles Anglo-Normandes, avec le jersiais, le guernesiais et le sercquiais. Sur le continent, elle sâĂ©tend de Granville Ă la frontiĂšre linguistique avec le flamand. Ainsi, elle court un peu au nord de Granville et de Villedieu-les-PoĂȘles, elle partage le dĂ©partement de la Manche en deux, divise Ă©galement le dĂ©partement du Calvados, laisse quelques communes au nord de lâOrne et traverse le dĂ©partement de l'Eure.
Selon Charles Joret, la ligne part de BrĂ©hal, passe Ă Gavray, Percy, Le BĂ©ny-Bocage, ClĂ©cy, au sud de Falaise, au sud de Morteaux-CoulibĆuf, au sud dâOrbec[2], au sud de Broglie, au sud de Conches-en-Ouche, au sud dâĂvreux, Ă Pacy-sur-Eure, Ă Vernon, Ă Gisors et quitte la Normandie en direction du nord-est.
Ensuite, en ancienne Picardie, la ligne Joret traverse lâAmiĂ©nois et la ThiĂ©rache, ainsi que le sud-ouest de la Belgique Ă l'ouest de Rebecq, Beaumont et Chimay.
RenĂ© Lepelley[3] a confirmĂ© la justesse des observations de Charles Joret pour la plupart des dĂ©partements normands, sauf pour celui de lâEure oĂč lâexpansion des traits normanno-picards est exagĂ©rĂ©e. Il note quâils sâĂ©tendent bien tout Ă fait au sud de Bernay, et quâen revanche ils ne dĂ©passent guĂšre Ăvreux, Gaillon et Les Andelys, bien loin de Vernon.
En outre, il existe une isoglosse passant Ă environ 15 km au nord de la premiĂšre, englobĂ©e dans la notion de « ligne Joret », mais il sâagit dâune ligne bien distincte fondĂ©e sur un trait consonantique diffĂ©rent nommĂ© « chuintement normanno-picard ». Exemples : norm. pic. plache, français place ; ou norm. pic. chiel, français ciel.
Ainsi, la partie mĂ©ridionale de la Normandie et lâextrĂȘme sud-est de la Picardie Ă©tant situĂ©s au sud de la ligne Joret, leurs parlers ne peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme normanno-picards au sens strict du terme, puisquâils partagent leurs traits consonantiques avec la plupart des autres dialectes dâoĂŻl. Les frontiĂšres historiques et gĂ©ographiques de ces deux anciennes provinces ne recoupent pas exactement leurs limites dialectales.
Traits consonantiques au nord de lâisoglosse
Le principal trait consonantique retenu est le maintien du [k] dur (notĂ© c devant a, ou, u, o et qu devant e, i) dans les idiomes normanno-picards, alors quâil a Ă©voluĂ© en [Ê] (notĂ© ch) dans les langues romanes qui ont formĂ© le français. De mĂȘme, [g] a conservĂ© sa duretĂ© au nord, lĂ oĂč il sâest palatalisĂ© au sud [Ê] (notĂ© j).
Exemples :
- [k] ~ [Ê]
maintien du groupe /ca/ bas latin
- lat. *captiÄre > norm. pic. cachi(er), cacher[Note 1] (> anglais to catch[Note 2]) / franç. chasser (> anglais to chase)
- lat. campanea > norm. pic. campagne > franç. campagne / anc. franç. champagne
- lat. *accaptÄre > norm. pic. acater (> anglais to cater)/ franç. acheter
- lat. excappÄre > norm. pic. e(s)caper (dâoĂč franç. rescapĂ©) / franç. Ă©chapper
- gaulois *kaliavo > norm. pic. cailleu, caillou > franç. caillou / anc. franç. chaillou
mutation de la voyelle de contact car un début de palatalisation, suivi de régression, a agi sur elle
- lat. canis > norm. pic. ki(e)n, quien / franç. chien
- lat. capra > norm. pic. ki(Ú)vre, queuvre / franç. chÚvre
- lat. capreolus > norm. pic. crevel, quevreuil / franç. chevreuil
- gaul. *cassano- > lat. cassinus > norm. picard caisne, quesne, quĂȘne / franç. chĂȘne
amuĂŻssement de /a/ bas latin en finale
- lat. vacca > norm. pic. vake, vaque / franç. vache
- francique *pokka > norm. pic. poke, pouque (> anglais pocket) / franç. poche (sac)
- gaul. *tsĆkka > norm. pic. choque, chuque, chouque / franç. souche
autres cas
- norrois vik > norm. viquet > franç. guichet
- francique *lekkÎn > norm. pic. lequi(er), léquer / franç. lécher
- francique skina > norm. pic. e(s)kine / franç. échine
- CorrĂ©lativement [g] ~ [Ê]
- lat. gamba > norm. pic. gambe / franç. jambe
- gaul. *gallos > norm. pic. galet > franç. galet / franç. jalet (projectile)
- francique *garba > norm. pic. garbe, guerbe / franç. gerbe
- francique *gardo > lat. (hortus) gardinium > norm. pic. gardin (> anglais garden) / franç. jardin, etc.
Lâautre trait consonantique parallĂšle englobĂ© dans la notion de « ligne Joret », est le « chuintement » normanno-picard : le groupe graphiĂ© ce, -sse, ci, si, s(o)u en français est graphiĂ© che, chi, ch(o)u dans le domaine normanno-picard conformĂ©ment Ă sa prononciation [Ê] (ou [tÊ]). Dans les deux cas, en normanno-picard, comme en français central, il sâagit dâune palatalisation, mais elle a subi une assibilation en ancien français (latin cervus > *karf > pic. cherf [ʧerf], norm. cherf [Êerf], franç. cerf [ÊŠerf] puis [serf]).
Exemples :
- norm. pic. chiel, cyil / franç. ciel
- norm. pic. plache, pllÚche / franç. place
- norm. pic. chi(n)quante / franç. cinquante
- norm. pic. ch(e)rise (> anglais cherry), chise / franç. cerise
De plus, la combinaison de ces deux traits consonantiques Ă lâintĂ©rieur dâun mĂȘme lexĂšme donne des termes incomprĂ©hensibles pour un francophone.
Exemple :
- norm. pic. cache / franç. chasse
- norm. pic. chouque, chuque / franç. souche
- norm. pic. canchon / franç. chanson
- norm. pic. cauchie / franç. chaussée
La troisiĂšme isoglosse
Elle distingue les rĂ©gions ayant conservĂ© le [w] germanique (notĂ© w ou v) au nord de celles au sud oĂč il a Ă©voluĂ© vers [g] (notĂ© g ou gu).
Elle mĂ©rite dâĂȘtre mentionnĂ©e, bien quâelle ne soit comprise ni dans le concept de ligne Joret, ni dans celui de normanno-picard. En effet, elle divise Ă©galement tout le nord-est de la France. Cependant, elle est parallĂšle ou elle recoupe lâune ou lâautre des deux isoglosses Ă©voquĂ©es ci-dessus en Normandie.
Exemples :
- norm. sept. viquet (> anglais wicket) / norm. mérid. guichet
- norm. sept. vĂȘpe, vrĂȘpe / norm. mĂ©rid. guĂȘpe
- norm. sept. vaule, vaÎle / norm. mérid. gaule
Observations
La notion de langue normande (au singulier) est peu pertinente sur le plan consonantique puisque la ligne Joret rĂ©vĂšle lâexistence dâun normand septentrional, apparentĂ© au picard, et dâun normand mĂ©ridional. En outre, lâisoglosse [w] ~ [g] renforce cette distinction. Par contre, des traits vocaliques et lâextension dâun certain vocabulaire mettent en Ă©vidence une relative unitĂ© dialectale.
Exemples :
- gaulois *gabella > norm. sept. gavelier, norm. mérid. javelier / franç. « rùtelier » de la faux
- norrois rekkja > norm sept. réquer, rÚquer, norm. mérid. récher / franç. gauler (les pommes)
MalgrĂ© cela, le terme « normand » est avant tout de nature historique et sâapplique aux contours dâun territoire bien dĂ©limitĂ© gĂ©ographiquement depuis lâorigine, mĂȘme si lâanglo-normand tĂ©moigne de la diffusion hors des frontiĂšres de la Normandie de traits consonantiques propres au normand septentrional.
En revanche, la langue picarde est gĂ©nĂ©ralement identifiĂ©e par les traits consonantiques (entre autres) spĂ©cifiques Ă©voquĂ©s ci-dessus, puisque seule une petite frange est situĂ©e au sud-est de la ligne Joret et cela, mĂȘme si la diffusion des traits consonantiques dĂ©borde largement du cadre de la Picardie, dont les frontiĂšres historiques restent assez floues. En effet, le picard (avec le châti) a beaucoup progressĂ© vers le nord aux dĂ©pens du flamand. En outre, il est parlĂ© en Belgique autour des villes de Tournai, Ath, Soignies et Mons.
Cette opposition doit cependant ĂȘtre relativisĂ©e, et lâintercomprĂ©hension entre locuteurs dâun bout Ă lâautre du domaine dialectal picard se rĂ©vĂšle tout aussi difficile Ă atteindre que celles entre locuteurs aux deux extrĂ©mitĂ©s de la Normandie.
Onomastique
Ces traits consonantiques se retrouvent dans la toponymie et lâanthroponymie des rĂ©gions concernĂ©es. Les noms de lieux reflĂštent parfois les fluctuations de la ligne Joret au cours des siĂšcles, mais elle est restĂ©e relativement stable jusquâau XXe siĂšcle. De la mĂȘme maniĂšre, les patronymes sont restĂ©s concentrĂ©s autour de leurs lieux dâorigine jusquâĂ la Grande Guerre.
Exemples de toponymes
- bas latin *Campaniacum : on remarque, pour le dĂ©partement de lâEure, une commune du nom de Campigny et une autre du nom de Champigny-la-Futelaye, de mĂȘme pour la Charentonne et Carentonne.
- Vauville / Gauville
- Camprond / Champrond
Exemples dâanthroponymes
Notes et références
Notes
- Dans le mot normand cachß, à la fois le c- initial n'est pas affriqué, et on note le « chuintement normanno-picard » en milieu de mot. Ces deux différences rendent le mot incompréhensible pour un francophone.
- Il s'agit du seul verbe irrégulier anglais d'origine normande.
Références
- Charles Joret, Des caractĂšres et de l'extension du patois normand; Ă©tude de phonĂ©tique et dâethnographie, suivie dâune carte, Vieweg, Paris, 1883.
- Guy Chartier, « La « ligne Joret » et le département de l'Orne » in Annales de Normandie, Année 2003, Volume 53, Numéro 2 p. 113-128 .
- Phonétique des parlers normands 1978
Voir aussi
Bibliographie
- Charles Joret, Des caractĂšres et de lâexpansion des patois normand ; Ă©tude de phonĂ©tique et dâethnographie, suivie dâune carte, Paris, F. Vieweg, 1883, 211 p.
- F. J. Gay, Ătudes normandes : du cauchois au normand, revue trimestrielle no 3, 1982.
- François de Beaurepaire, Les Noms des communes et anciennes paroisses de la Manche, éditions Picard, 1986.
- Jacques AlliÚres, La Formation de la langue française, Presses universitaires de France, 1982.
Articles connexes
Liens externes
- Ligne Joret sur Wikimanche