Eurabia
Eurabia, mot-valise de Europe et Arabia, Arabie en anglais, est une thĂ©orie du complot Ă©mise par l'extrĂȘme droite[1] - [2] - [3] - [4] - [5] selon laquelle lâUnion europĂ©enne serait l'instigatrice dâune conspiration visant Ă faire de lâEurope une colonie islamique. Elle est souvent associĂ©e Ă la thĂ©orie du grand remplacement.
Le terme apparaĂźt pour la premiĂšre fois dans l'ouvrage Eurabia : l'axe euro-arabe de Bat Ye'or, en 2005. Cet ouvrage est depuis repris par des sites web d'extrĂȘme droite ou nationalistes[6] ou encore par le terroriste islamophobe Anders Breivik, qui place le concept conspirationniste d'Eurabia au cĆur de son manifeste publiĂ© au moment des attentats d'Oslo et d'UtĂžya[7].
Présentation et origine
Le livre de Bat Ye'or Eurabia : lâaxe euro-arabe, Ă©ditĂ© en 2007 en français, est le livre le plus important de cette thĂ©orie, oĂč il s'appuie sur la revue Eurabia pour Ă©tayer ses idĂ©es[8]. Selon Ăyvind StrĂžmmen, journaliste norvĂ©gien spĂ©cialisĂ© sur l'extrĂȘme droite sur Internet, la thĂšse reprise par Oriana Fallaci en 2004, sur Eurabia « prĂ©sente lâUnion europĂ©enne comme le principal instigateur dâun grand complot sinistre visant Ă faire de lâEurope une colonie islamique ». Pour StrĂžmmen, comme la plupart des thĂ©ories du complot, il y a un fond de vĂ©ritĂ© qui concerne dans ce cas le dialogue euro-arabe, mais il note des exagĂ©rations systĂ©matiques, par exemple : « un simple sĂ©minaire littĂ©raire Ă Venise en 1977 devient lâun des chaĂźnons dâun complot sinistre, et ce uniquement parce quâil est liĂ© au fameux dialogue euro-arabe. Et peu importe que les sujets discutĂ©s lors de ce sĂ©minaire traitent de la coopĂ©ration dans le domaine de la recherche linguistique ou de lâenseignement de la langue, de la littĂ©rature et de la culture arabes, ou encore de lâĂ©tablissement dâun centre permettant aux EuropĂ©ens lisant lâarabe dâavoir accĂšs Ă des livres ou pĂ©riodiques dans cette langue »[9].
Selon le politologue Gilles Kepel, le mot Eurabia renvoie plus largement au dialogue « euro-arabe » mis en Ćuvre par la diplomatie gaulliste, et à « la politique arabe de la France », qui avait pour but de maximiser le rĂŽle de la France dans le monde. Bat Ye'or a voulu en faire l'essence d'une politique française et europĂ©enne capitulant devant le monde arabe. « La fin des relations franco-israĂ©liennes privilĂ©giĂ©es, Ă la suite de la guerre de 1967, valut Ă la France d'ĂȘtre l'objet d'un ressentiment particulier de Bat Ye'or â comme des milieux pro-israĂ©liens en gĂ©nĂ©ral, notamment aux Ătats-Unis[10] ».
Eurabia est donc, par cette rĂ©fĂ©rence originelle Ă la diplomatie gaulliste, « un concept anti-français » : « c'est la France qui est dĂ©signĂ©e comme le principal instigateur de la politique de « capitulation » face Ă l'islam », Ă©crit le politologue Jean-Yves Camus. « L'idĂ©e d'Eurabia sert Ă justifier moralement le leadership mondial incontestĂ© de l'AmĂ©rique », ajoute-t-il, « Ă la condition, bien sĂ»r, que la politique Ă©trangĂšre des Ătats-Unis ne soit pas celle du prĂ©sident Barack Obama, mais celle de ses adversaires »[11].
Association au « grand remplacement »
Pour le sociologue Yannick Cahuzac, spĂ©cialiste de l'extrĂȘme droite sur Internet, la thĂ©orie du Grand remplacement dĂ©veloppĂ©e par l'Ă©crivain d'extrĂȘme droite Renaud Camus se rapproche par certains aspects dâEurabia, dĂ©veloppĂ©e en 2005 par l'essayiste Bat Ye'or. Pour Cahuzac, « le rejet de l'immigration, particuliĂšrement de l'immigration dite musulmane, s'articule sur les sites les plus radicaux sous les traits de la thĂ©orie du complot Eurabia, faisant de l'immigration arabo-musulmane un plan des Ă©lites pour arabiser â et aujourd'hui islamiser â l'Occident. Cette thĂ©orie rencontre un certain Ă©cho dans l'idĂ©e du « grand remplacement » thĂ©orisĂ©e par Renaud Camus, une idĂ©e par ailleurs commune dans l'extrĂȘme droite depuis 40 ans »[12].
RaphaĂ«l Liogier, lui aussi, estime que Renaud Camus va jusqu'Ă promouvoir la thĂšse du complot musulman contre lâOccident d'Eurabia, initialement confinĂ©e Ă quelques groupes extrĂ©mistes puis banalisĂ©e par quelques Ă©crivains, dont Camus lui-mĂȘme, dans son livre Le Grand Remplacement, celui-ci ayant rencontrĂ© un vif succĂšs en librairie[13]. La thĂšse d'origine prĂ©dit que la « civilisation arabo-musulmane » fera la conquĂȘte de l'Europe grĂące Ă un complot et la complicitĂ© des Ă©lites europĂ©ennes[13].
Soutiens de la théorie
Cette thĂ©orie a Ă©tĂ© reprise depuis par d'autres auteurs comme Mark Steyn[14], Oriana Fallaci[15] et Robert Spencer[16]. Elle a Ă©tĂ© reprise en France par les sites d'extrĂȘme droite Riposte laĂŻque[17], Bloc identitaire et lâObservatoire de lâislamisation. Certains partis politiques europĂ©ens la dĂ©fendent, comme le Front national en France, lâUnion dĂ©mocratique du centre en Suisse, le Parti du progrĂšs en NorvĂšge, le Parti libĂ©ral en Autriche et UKIP[13] - [18].
Anders Behring Breivik, auteur des attentats d'Oslo et d'UtÞya, souscrit à Eurabia dans son manifeste politique. D'aprÚs Jelle van Buuren, expert du Centre for Terrorism and Counterterrorism de l'université de Leyde, l'aspect conspirationniste de cette thÚse qui enjoint à une action violente pour « sauver la civilisation » serait une des raisons l'ayant poussé au massacre[19].
Aspects conspirationnistes
Eurabia a Ă©tĂ© jugĂ©e comme Ă©tant une thĂ©orie conspirationniste, notamment par Le Nouvel Observateur, qui note sa reprise par l'extrĂȘme droite[20].
Gilles Kepel, spécialiste du monde arabe, parle d'une « vision obsidionale » d'une Europe soumise au monde arabe.
Le politologue Jean-Yves Camus, spĂ©cialiste de l'extrĂȘme droite et des groupes islamistes radicaux, y voit « une absurditĂ© gĂ©opolitique, puisqu'elle nie l'Ă©vidence que la situation gĂ©ographique de l'Europe fait d'elle une zone de contact avec le monde arabo-musulman[21] ». Selon lui, « dans le monde manichĂ©en dâEurabia, le communisme a Ă©tĂ© remplacĂ© par l'islam comme ennemi civilisationnel. Comme le communisme, il est un adversaire absolu d'autant plus redoutable qu'il est Ă la fois un ennemi extĂ©rieur (la menace Al-Qaida notamment) et un ennemi de l'intĂ©rieur. C'est sans doute ce dernier point qui a les consĂ©quences politiques les plus graves pour la cohĂ©sion des sociĂ©tĂ©s europĂ©ennes. En effet, les partisans de la thĂ©orie d'Eurabia ont bien pour fixation l'islam et non l'islamisme ». Jean-Yves Camus se demande quel sort les partisans d'Eurabia destinent aux musulmans : il n'y aurait, selon ces partisans, « pas d'autre voie pour les musulmans que l'abjuration » de l'islam. Un autre problĂšme thĂ©orique posĂ© par la notion d'Eurabia est l'usage des termes « islamo-fascisme » voire « nazislamisme ». « Il s'agit de termes polĂ©miques, dĂ©nuĂ©s de pertinence scientifique » : « le fascisme comme le nazisme ont le culte de l'Ătat total, lĂ oĂč l'islamisme s'accommode trĂšs bien du libĂ©ralisme Ă©conomique et de l'Ătat faible voire, dans sa variante radicale, Ă©vacue totalement l'impĂ©ratif de l'Ătat[11]. »
Le sociologue RaphaĂ«l Liogier parle d'un « mythe de lâinvasion arabo-musulmane ». Du point de vue de l'islamisation, Liogier avance que les conversions sont tout aussi faibles aussi bien en France, au Royaume-Uni ou en Allemagne. Avec « 5 000 conversions par an (Ă peine plus quâen France ou en Allemagne), il faudrait 6000 ans pour que le Royaume-Uni devienne un pays Ă majoritĂ© musulmane. » Chiffres Ă comparer Ă ceux des conversions au christianisme dans le monde, qui sont de 10 000 par jour avec 500 millions de nouveaux adeptes en moins de 100 ans (« la plus rapide progression religieuse de lâhistoire »)[13]. Par ailleurs, l'Europe a un taux dâaccroissement migratoire stable depuis les annĂ©es 1980, allant de 3 â° au Royaume-Uni Ă â0,7 â° en Allemagne (1,1 â° en France). Parmi les dix premiĂšres populations immigrĂ©es vivant dans lâUnion europĂ©enne, seules trois sont Ă majoritĂ© musulmane[13]. Pour Liogier, les femmes musulmanes vivant en Europe ont un taux de fĂ©conditĂ© en dĂ©clin depuis les annĂ©es 1970, rejoignant celui de la population gĂ©nĂ©rale au dĂ©but des annĂ©es 2000[13].
L'historien Ivan Jablonka affirme que « [l]es approximations et les fantasmes qu[e] vĂ©hicule Eurabia composent une espĂšce de politique-fiction qui ferait sourire si elle ne visait pas Ă attiser la haine. Le lecteur est transportĂ© dans un monde manichĂ©en et fixiste, oĂč le Bien aux prises avec le Mal cherche son champion pour dessiller les foules. Propre Ă susciter une adhĂ©sion de rĂ©volte, la fable est dâautant plus expressive quâelle fait fi de la complexitĂ© du monde (...) »[22].
L'essayiste Caroline Fourest compare la mĂ©thode utilisĂ©e par Bat YeâOr dans son ouvrage Eurabia : l'axe euro-arabe Ă celle de Thierry Meyssan dans L'Effroyable Imposture : « une succession de faits sans rapports les uns avec les autres, que lâauteure imbrique et tord dans tous les sens pour donner le sentiment dâune conspiration[23] ». Nicolas Lebourg renvoie dos Ă dos le mythe Eurabia et des craintes antĂ©rieures : « une sorte de pendant islamophobe au mythe antisĂ©mite des Protocoles des Sages de Sion[24] ».
Le journal suédois Dagens Nyheter et The Economist l'ont également critiquée. The Economist qualifie le concept d'Eurabia de « caricature alarmiste »[25], et Matt Carr écrit que « ce qui a commencé comme une théorie conspirationniste farfelue est devenu un dangereux mythe islamophobe »[26].
Notes et références
- Pierre France, « MĂ©fiance avec le soupçon ? Vers une Ă©tude du complot(isme) en sciences sociales », Champ pĂ©nal/Penal field, no 17,â (ISSN 1777-5272, DOI 10.4000/champpenal.10718, lire en ligne, consultĂ© le )
- « RéacosphÚre : "Le conspirationnisme est au coeur de la dynamique" », sur L'Obs (consulté le )
- « Bat Yeâor, Oriana Fallaci et « Eurabia » », sur Conspiracy Watch | L'Observatoire du conspirationnisme, (consultĂ© le )
- (en) « The myth of Eurabia: how a far-right conspiracy theory went mainstream », sur the Guardian, (consulté le )
- (en) Benjamin J. Lee, âItâs not paranoia when they are really out to get youâ: The role of conspiracy theories in the context of heightened security, UniversitĂ© de Lancaster (lire en ligne)
- Tels que Gates of Vienna, The Brussels Journal, Free Republic, Front Page Magazine (en), François Desouche ou encore Riposte laïque.
- (en-GB) Andrew Brown, « The myth of Eurabia: how a far-right conspiracy theory went mainstream », The Guardian,â (ISSN 0261-3077, lire en ligne, consultĂ© le )
- http://nageltjes.be/wp/wp-content/uploads/2014/04/Tekst-Resolutie-van-Straatsburg-8-juni-1975.pdf
- « Bat Yeâor, Oriana Fallaci et âEurabiaâ », extrait du livre de Ăyvind StrĂžmmen, La Toile brune, sur Conspiracy Watch, 17 aoĂ»t 2012.
- Gilles Kepel, Quatre-vingt-treize (lire en ligne)
- Jean-Yves Camus, « Le monde manichéen d'Eurabia », Le Monde, 28 mai 2012.
- Estelle Gross, « RĂ©acosphĂšre : âLe conspirationnisme est au cĆur de la dynamiqueâ », Le Nouvel Observateur.com,â (lire en ligne, consultĂ© le ).
- RaphaĂ«l Liogier, « Le mythe de lâinvasion arabo-musulmane », Le Monde diplomatique, no 722,â (lire en ligne, consultĂ© le ).
- Mark Steyn, « Early skirmish in the Eurabian civil war », The Daily Telegraph, 8 novembre 2005.
- Oriana Fallaci, La Force de la Raison : « L'Europe n'est plus l'Europe, c'est Eurabia, une colonie de l'Islam » (« Europe is no longer Europe, it is 'Eurabia,' a colony of Islam »), citée dans Tunku Varadarajan, (en) « Prophet of Decline », The Wall Street Journal, 23 juin 2005.
- Robert Spencer, The Politically Incorrect Guide to Islam, 2005, pp. 221-224, chapitre 18 « The Crusade We Must Fight Today ».
- « L'inspiration des extrémistes post-11-Septembre », Le Monde, 26 juillet 2011.
- « Le Front National se met Ă lire ses adversaires dâhier », sur la-croix.com, (consultĂ© le ).
- Jelle van Buuren, « Spur to violence? Anders Behring Breivik and the Eurabia conspiracy », Nordic Journal of Migration Research, vol. 3-4, dĂ©cembre 2013, pp. 205â215, DOI:10.2478/njmr-2013-0013
- RĂ©acosphĂšre : "Le conspirationnisme est au cĆur de la dynamique", L'Obs, 22/9/2012
- Le monde manichéen d'Eurabia Pierre-Yves Camus, Le Monde, 28 mai 2012
- Ivan Jablonka, « La peur de lâislam : Bat Yeâor et le spectre de lâ « Eurabie » », sur La Vie des idĂ©es, .
- Une mise au point sur "Eurabia" ConspiracyWatch, 23 février 2010
- Le cas Anders Behring Breivik : un imaginaire de « lone wolf » ?, Droite(s) extrĂȘme(s), 24 juillet 2011
- « Integration will be hard work for all concerned. But for the moment at least, the prospect of Eurabia looks like scaremongering. » dans (en) « Tales from Eurabia », The Economist,â (rĂ©sumĂ©);
- « What began as an outlandish conspiracy theory has become a dangerous Islamophobic fantasy that has moved ever closer towards mainstream respectability [...] » dans You are now entering Eurabia
Annexes
Articles connexes
Liens externes
- Notice dans un dictionnaire ou une encyclopédie généraliste :
- Dossier Eurabia de The Economist dans son numéro du 22 juin 2006.
- (en) Lieutenant-colonel Thomas Salo, Eurabia: Strategic Implications for the United States, United States Army War College, 30 mars 2010.
- Simon Kuper, The end of Eurabia, Financial Times, 2011-09-09.
- (es) Naief Yehya, La amenaza de Eurabia y la cruzada de un solo templario en Noruega, La Jornada, 2011-08-14.