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Coureur des bois

Les coureurs de bois (ou coureurs des bois) sont des hommes ayant pour métier la traite des pelleteries et le transport de marchandises. D'abord Français, ils sont lentement supplantés par les Canadiens vers la fin du XVIIe siècle avec l'épanouissement de la société canadienne en Nouvelle-France. Œuvrant souvent dans la clandestinité et sans permis de traite, leur activité s'organise et se banalise grandement après la paix franco-iroquoise de 1667, lorsque les routes vers l’ouest deviennent plus sûres pour le voyage en canot. D'ailleurs, c'est surtout après ce conflit que certains Français vont explorer, voyager et troquer des marchandises européennes ouvragées contre des fourrures, directement auprès des nations autochtones ou dans les différents postes de traite disséminés, en grande partie, entre le fleuve Saint-Laurent, le bassin des Grands Lacs, la baie d’Hudson et la vallée du Mississippi. Avec le temps et la codification de l'activité, les coureurs de bois formèrent un groupe social distinct des autres populations de la Nouvelle-France par leur origine modeste, leur mode de vie semi-sédentaire et une occupation professionnelle saisonnière axée sur le commerce intérieur. Avec l'instauration d'un système de permis, les traiteurs clandestins et les commerçants hors-la-loi finissent par disparaître graduellement au profit d'une activité organisée et employant principalement des voyageurs canadiens. C'est donc après la reprise du commerce des fourrures vers 1715, que « le terme « coureur de bois » [ainsi que ses connotations péjoratives] ont tendance à s'effacer devant des appellations plus neutres telles que « voyageurs », « traiteurs » ou « chasseurs », [...][1]:231 ». Enfin, la course de bois et l'industrie des pelleteries ne disparaissent pas avec la cession du Canada à l'Angleterre en 1763. La course de bois s'adapte aux nouveaux investisseurs Anglais avant de péricliter au XIXe siècle.

Représentation romantique d’un coureur des bois dans le tableau La Vérendrye at the Lake of the Woods de Arthur H. Hider, v. 1900-1930.

La traite des pelleteries sous le Régime français au XVIIe siècle

Lorsque le royaume de France commence réellement à s'intéresser à l'Amérique du Nord au début du XVIIe siècle, l'occupation terrestre se limite à quelques dizaines d'hivernants gardant les postes de pêche et de traite comme celui de Tadoussac ou de Québec. À cette époque, il est inutile de s'enfoncer très loin dans les terres à la recherche de fourrures. En effet, les traiteurs autochtones apportent dans les postes de traite des peaux en provenance de leurs réseaux commerciaux qui s'étendent très loin, bien au-delà de la vallée du Saint-Laurent. En outre, malgré cette politique de traite sédentaire qui nécessite très peu d'activité, on ne peut négliger le rôle des premiers truchements et explorateurs qui accompagnent alors les convois de canots en compagnie de voyageurs Hurons et Algonquins.

Les truchements

Coureur de bois - Gravure sur bois d’ Arthur Heming (en).

Parmi les premiers individus européens à voyager en Amérique du Nord, beaucoup ont servi d'interprètes entre des nations amérindiennes et les Français. Or, si ces jeunes hommes qui endossent le rôle de truchements posent peut-être les bases de ce qui sera la course de bois aux XVIIIe et XIXe siècles, ils ne sont pas à confondre avec les coureurs des bois. D'une part, parce que la traite des pelleteries se fait presque exclusivement dans des postes statiques et pour ces individus, le commerce des fourrures constitue une activité d'appoint, non une activité professionnelle organisée.

D'autre part, c'est souvent la figure d'Étienne Brûlé qui alimente cette controverse historiographique sur l'appartenance des truchements à la course de bois. Dans les faits, l'appellation « coureur de bois » n’apparaît dans les sources que vers 1670[1]:64, presque 40 ans après la mort présumée d'Étienne Brûlé vers 1630[2]. Pour la période dite « des truchements » (1610-1630), l'historien Gilles Havard identifie une vingtaine d'individus qui endossent ce statut et parmi lesquels on compte Jean Nicolet, Nicolas Marsolet ou Jean Richet, dit gros-Jean de Dieppe[1]:27. Il relativise conséquemment le rôle des truchements dans l'embryonnaire société canadienne du début du XVIIe siècle et nuance leur implication dans la course de bois. Enfin, il est évident que le personnage d'Étienne Brûlé et les premiers truchements sont valorisé dans l'historiographie canadienne pour leur valeur symbolique et historique, mais aussi comme des modèles d'adaptation, de survivance et de liberté[3]:179-186.

Par ailleurs, les coureurs de bois apparaissent surtout lorsque les Hurons et les Outaouais cessent d’apporter régulièrement des fourrures dans la colonie et lorsque la concurrence se fait de plus en plus forte, au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle avec la présence des Hollandais et des Britanniques sur la côte Est-atlantique. C'est donc seulement après la paix franco-iroquoise de 1667 et la pacification des routes de commerce que l'on voit l’apparition d’un groupe d’individus qui utilisent et intègrent certaines pratiques autochtones à leur identité pour faire de la traite et du voyage en canot une activité professionnelle relativement bien organisée. De leur côté, les truchements ont comme occupation semi-professionnelle de tisser des liens socio-culturels et linguistiques avec les nations autochtones dans l'idée que ceux-ci puissent, ensuite, commercer et apporter des fourrures dans les postes statiques. Par conséquent, on peut exclure la synonymie entre « truchement » et « coureur de bois » entretenue par les historiens canadiens des XIXe et XXe siècles.

Les prémices de la course de bois, 1534-1645

Si les truchements restent parmi les premiers Français à faire la traite des fourrures, il est fondamentalement inexact de présupposer que ce commerce débute avec l'arrivée des Européens aux XVIe et XVIIe siècles. À l'heure actuelle, on présume qu'il y existait déjà un important réseau de commerce relativement bien structuré avant l’implantation des premiers Européens. En effet, il semble que le troc soit une activité pratiqué par les Première Nation depuis au moins 6000 ans et « quand les Européens arrivèrent en Amérique, ils se trouvèrent face à des populations habituées à compter sur les échanges[4]». Ce constat se confirme avec des premiers épisodes d'échanges avec des pêcheurs basques dans le Golfe du Saint-Laurent[n 1]. Une activité détaillée par le récit de voyage de l’explorateur Jacques Cartier en 1534 qui relate, notamment, qu'une douzaine d'Autochtones vinrent « aussi franchement à bort de noz navires comme s'ilz eusent esté françoys[5]». Mais hormis l'activité de quelques pêcheurs, il y a très peu de gens qui pratiquent la traite au Canada avant le XVIIe siècle. En Amérique du Nord, c'est vers 1600 qu'on trouve les traces d'une réelle activité économique plus importante. Une période marquée par la fondation d'une série de postes statiques dans lesquels les traiteurs autochtones peuvent venir chercher des babioles de fer, des chaudrons de cuivre ou des textiles en échange de fourrures. Or, cette méthode ne favorise pas le peuplement et dépend grandement de la volonté et des besoins des populations autochtones locales qui y voient simplement « d'importants avantages économiques et militaires[6]» à l’établissement des Européens sur leurs terres.

Au début du XVIIe siècle, on compte très peu d'infrastructures dans la vallée du Saint-Laurent, car la société canadienne est encore au stade embryonnaire de son développement. Néanmoins, on commence à apercevoir l'apparition des premiers hivernants, ceux qui demeurent dans les postes à l'année. On compte alors plusieurs engagés des Compagnies de commerce, quelques missionnaires jésuites ou récollets et très peu de femmes. Venus des quatre coins de la France ou d'ailleurs, ces hommes vont poser les premiers fondements d'une société. Ainsi, par une relation de proximité, voir de dépendance, les habitants de la Nouvelle-France vont progressivement emprunter aux autochtones leurs technologies plus adaptées à la vie en Amérique du Nord et se distinguer des autres Français non domiciliés au Canada.

Pour la période 1608-1645, le développement de la société canadienne suit le cours du fleuve Saint-Laurent et le commerce des fourrures. Suivant cette logique, le peuplement s'implante d'abord à Québec en 1608, aux Trois-Rivières en 1634 et enfin à Montréal en 1642, lorsque la Compagnie des Cent-Associés concède une grande l'île en amont du fleuve Saint-Laurent à la Société de Notre-Dame de Montréal pour la conversion des Sauvages de la Nouvelle-France. Situé à l'embouchure de la rivière des Outaouais, l'île de Montréal est un « lieu de confluence » entre le Saint-Laurent et les Grands Lacs, ce qui permet la création d’un important mouvement migratoire et la création d’un nouveau pôle d'échange en rapprochant la société coloniale des Pays-d'en-Haut, le territoire des Hurons. D'ailleurs, selon l’historienne Louise Dechêne : « le commerce de fourrures est le premier facteur de création de ce poste intérieur [et] l'agriculture s'y développe parallèlement dans des conditions assez semblables à celle du reste de la colonie[7]:8 ». De ce fait, elle tire deux conclusions importantes sur l’avènement de la course de bois. La première est que la traite des fourrures reste encore, entre 1608 et 1667, une activité statique pratiquée dans les postes de traite. La quantité d’individus qui s’enfoncent dans la profondeur des bois est donc marginale, car les peuples Iroquoiens et les Algonquiens apportent eux-mêmes les peaux dans les grands centres comme Montréal. Enfin, la seconde remarque relève l’importance du déplacement géographique de la traite des fourrures vers l’ouest après la fondation de Montréal, car c’est à partir de la décennie 1640, et surtout après la paix de 1667, que cette zone de confluence s'impose comme le centre du commerce des fourrures et de la course de bois en Laurentie. Suivant ce raisonnement, elle conclut que la traite des fourrures est à l'origine de la colonisation de la vallée du Saint-Laurent, mais que c'est le développement de l'agriculture, dans les zones limitrophes des postes de traite, qui assure la permanence d’une société canadienne aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Le « Pérou » de la course de bois, 1645-1667

En considérant que le développement social suit le fleuve Saint-Laurent et le commerce des fourrures, la population canadienne se positionne aussi près des grands axes fluviaux tels que la rivière Saint-Maurice, le Richelieu et l'Outaouais. Cette mobilité sociale vers les routes de commerce a pour conséquence de concurrencer le réseau commercial anglo-hollandais à Albany et de court-circuiter celui de leurs alliés Iroquois. D'ailleurs, les régions de Montréal et des Trois-Rivières sont plus près de l'Iroquoisie que Québec. Cette position géographique facilite alors les incursions iroquoises dans une société laurentienne en plein développement. Ainsi, entre 1645 et 1667, les voyages au pays des Hurons sont très périlleux et peu d'hommes osent s'aventurer loin des habitations en raison de l'insécurité provoquée par les tensions avec les peuples Iroquois. À cette époque, l'insécurité est si grande que les traiteurs autochtones ne descendent presque plus à la foire de Montréal avec leurs peaux. Une situation désastreuse pour l'économie de la colonie qui repose en partie sur les taxes prélevées sur les exportations des pelleteries. C'est donc pour contrebalancer l'instabilité du marché causé par les guerres iroquoises, que « la liberté de traite est réaffirmée par un arrêt du 5 mars 1648 [qui] autorise les colons à se rendre parmi les Amérindiens de l'intérieur pour en rapporter des pelleteries[1]:36 » et de former une « milice destinée à protéger les convois hurons apportant les fourrures[8] ». Cette nouvelle politique s'avère d'une importance capitale dans le développement de la course de bois, car la concession du droit de traite aux habitants permet la rétention d'engagés motivés par l'appât « facile » du gain et la création d'une forme primitive de course de bois. Ainsi, la Nouvelle-France passe de 900 habitants en 1645 à près de 3 000 en 1663[9]:166.

Cependant, la traite des fourrures reste, en théorie, réservée aux habitants domiciliés en Nouvelle-France et ceux-ci semblent voir d'un très mauvais œil les concurrents illégitimes qui font augmenter le prix des fourrures en surabondant le marché de produits à prix modiques en raison d'un passage éphémère dans la colonie. En juillet 1653, le gouverneur des Trois-Rivières, Pierre Boucher, s'insurge déjà contre cette pratique de traite déloyale qui affecte le commerce local :« [P]lusieurs des Français, poursuit-il, desquels mesme la plupart ne sont point habitans ny permanents en ce pays mais passagers donnent des marchandises à qui plus vil prix aux dits Sauvages à l'envy les uns des autres pour attraper du castor ce qui causeroit la ruyne de la traite veu que les Sauvage ayans eu des marchandises à vil prix n'en voudroient achepter à prix raisonnable[9]:160-188. » Le mot du gouverneur des Trois-Rivières révèle ainsi qu’un commerce parallèle à la législation et perpétré par un groupe de traiteurs illicites est attesté dès 1653. C'est donc surtout après la chute de la Huronie vers 1649-1650, qu'on perçoit la tendance de certains individus d'aller traiter directement avec les autochtones pour contourner la foire de Montréal, où les « Outaouais s'offusquent lorsque certains marchands français tentent de profiter de l'abondance du castor pour donner moins de produits européens par peau[9]:164 ». De ce fait, certaines activités illégales s'ajoutent au commerce des non-résidents telles que la contrebande d'alcool ou l’abandon de terre et sont à l'origine de la réputation sulfureuse de certains coureurs de bois. Cette nouvelle réalité économique qui affecte le prix du castor permet ainsi l'apparition des premiers « voyageurs/coureur de bois », qui commencent à s'enfoncer vers l'ouest à la recherche de nations moins réticentes vis-à-vis l'encombrement matériel et prêtes à échanger leur peaux pour moins cher que ce qu'ils auraient à la foire de Montréal.

Parmi ces pionniers de la course, on peut compter Médard Chouart Des Groseillers et son beau-frère, Pierre-Esprit Radisson[n 2]. Seuls ou en convois, ils explorent la région du lac Supérieur et la baie d'Hudson pour le compte de la France, avant de tomber au service de l'Angleterre. Radisson et Des Groseillers seront aussi intimement liés à la fondation de la Hudson's Bay Compagny, toujours en activité au début du XXIe siècle. En outre, si le commerce des pelleteries s'étend véritablement à l'ensemble des colons domiciliés au Canada entre 1651 et 1652[9]:167, on peut commencer à observer la fin du tâtonnement de la course de bois vers 1660 avec les explorations de ces derniers. Bien que le terme « coureur de bois » n’apparaisse dans les sources qu'après 1670, les explorations menées par Radisson et De Groseillers modifient profondément la pratique de la traite en Nouvelle-France et permettent l'apparition de groupes d'hommes spécialisés dans le voyage, le transport et le commerce des fourrures. Si ces activités débutent vers 1650, c'est majoritairement après la paix franco-iroquoise de 1666-1667, qui permet « d'atténuer l'insécurité sur la rivière des Outaouais[1]:53 », que des Français et des Canadiens vont s'enfoncer dans le territoire Nord-américain afin de trouver de nouveaux partenaires commerciaux pour le commerce des fourrures et des pelleteries.

Ainsi, ces facteurs combinés à « la conjonction entre la concurrence de plus en plus vive entre Français [due à la liberté de traite chez les habitants] et la faiblesse de la demande des Amérindiens, liée à leur réticence structurelle vis-à-vis de l'encombrement matériel, explique [donc] l'appel d'air de la course de bois[1]:55 ».

L'anarchie, 1667-1681

Avec l'arrivée du régiment de Carigan-Salières en 1665 et quelques campagnes militaires, les Français peuvent désormais faire la paix avec les Iroquois en 1667. Après cela, on aperçoit un engouement pour le commerce intérieur et puisque les voyages sont moins périlleux, plusieurs tentent leur chance dans les bois dans l'espoir de faire fortune même si la traite des fourrures reste réservée aux habitants domiciliés au Canada. Au commerce canadien, s'ajoute celui des non-résidents, des « volontaires » et officiers militaires, qui s'enfoncent aussi dans les bois en quête de fourrures à échanger illégalement contre de l'alcool et des petites babioles achetés ou prêtés par des marchands locaux. On qualifie donc cette période « d'anarchie de la traite », car il n'existe pas, ou très peu, de règlement sur les échanges et à cette époque il est très difficile de réglementer les voyages en dehors des lieux colonisés. D'ailleurs, la ligne entre ce qui est licite ou illicite reste assez mince entre 1667 et 1681, et beaucoup profitent de cette zone grise de manière à court-circuiter le privilège des habitants et de la Compagnie. En effet, certains individus vont même contourner les taxes prélevées sur les peaux en allant porter leurs marchandises au comptoir des Anglo-hollandais à Albany. Cette pratique illégale de la traite et sa mention toujours plus fréquente dans les documents de l’époque marque, d’une certaine manière, la réelle naissance des coureurs de bois. Après 1667, on voit alors l’activité de certains traiteurs comme un facteur qui ralentit le développement de la société laurentienne et la source de plusieurs problèmes sociaux dans la colonie. Une réalité que le secrétaire de l'intendant Talon, Jean-Baptiste Patoulet, prend soin de souligner en janvier 1672 :« [D]es gens vagabons qui ne se marient pas [avec des françaises], qui ne travaillent jamais au défrichement des terres qui doit estre la principale application d'un bon colon et qui commettent une infinité de désordres par leur vie licentieuse et libertine [...]. Ces hommes vivants toujours à la manière des Sauvages s'en vont à cinq ou six lieües au dessus de Québec pour troquer des paux que ces barbares apportaient eux-mesmes dans nos habitations[1]:59. » C’est donc cette mention de « vagabons qui ne se marient pas » qui constitue la naissance des coureurs des bois et une conséquence directe de l'apparente fugacité de la législation royale en Nouvelle-France. Ainsi, pour contrer la tendance à l’insubordination de certains Français et Canadiens, le gouvernement royal s'empresse de trouver de nouvelles solutions au « problème des coureurs de bois ». On a beau condamner sévèrement les individus qui pratiquent la traite clandestine et la vente d'alcool, il semble y avoir toujours trop d'hommes qui délaissent l'exploitation de la terre pour aller s'égarer dans la profondeur des bois. Cette situation contraignante, qui dégrade l'autorité royale, retient donc toujours plus l'attention du Conseil de Québec, lui-même divisé sur le statut des coureurs de bois. D'ailleurs, si l'intendant Jacques Duchesneau se range du côté de l'Évêque Monseigneur de Laval sur le problème de la vente d'alcool aux Amérindiens alors que le gouverneur « [Louis de Buade, compte de] Frontenac pensait au commerce et voyait clairement que si les trafiquants français ne disposaient pas de cognac pour mener à bien leurs transactions, les Amérindiens iraient faire affaire avec les Anglais qui n’avaient aucun scrupule à leur fournir du rhum[10]». C'est donc à cette époque que naît l’image plutôt négative des coureurs de bois, en raison de certains abus et surtout du fait qu'ils ne cultivent pas la terre qui est selon les élites de l'époque, « la principale application d'un bon colon ».

Or, cette perception négative des coureurs de bois qui naît entre 1667 et 1681 est nuancée par Havard et Dechêne, car le coureur de bois demeure pour l'élite l'Ancien régime, un « bouc-émissaire des ratés de la colonisation[1]:101 ». On peut donc facilement attribuer bien des problèmes à la course de bois partant du fait que cette activité est pratiquée par bon nombre d'habitants depuis l'édit de 1648 et que l'étendue du territoire ne favorise aucunement le respect des lois et la bonne mise en place de l'autorité royale en dehors des zones habitées. De plus, c'est aussi en raison de l’abus de certains coureurs de bois que la société canadienne reste relativement stigmatisée aux comportements pernicieux tels que l'abandon des terres, ainsi qu'une trop grande tendance à l'insubordination et aux immoralités[7]:217. Du coup, si la société canadienne prend un essor considérable depuis la reprise de la colonie par Louis XIV en 1663, on n'hésite pas à comparer son lent développement aux concurrents britanniques de la côte Est américaine qui se développent bien plus rapidement. D'ailleurs, la concurrence commerciale des Anglais, récemment installés à Albany et à la baie d'Hudson, alimente aussi ce sentiment d'animosité des élites française envers la traite par les habitants. Ceux-ci y voient une ouverture à l’évasion fiscale, car il est impossible de prélever la taxe du quart des fourrures qui ne sont pas rendues dans leurs magasins. On peut aussi ajouter que les Anglo-hollandais offrent de meilleurs prix pour les peaux et contrairement aux Français, ceux-ci n'hésitent pas troquer des armes à feu et de l'alcool aux autochtones en échange de fourrures. Par conséquent, certains Français et Canadiens profitent aussi de cet avantage pour troquer clandestinement avec les Anglais.

Congé de traite accordé par Charles Lemoyne III, gouverneur de Montréal, le 23 avril 1726 à Louise Bizard pour un canot de provisions et cinq hommes à destination du poste des Miamis (Ohio) et Ouyatanons (Indiana)[11].

Cette réalité peu envieuse pour le commerce en Nouvelle-France justifie donc pour l'État l'établissement d'une réglementation afin d'encadrer ceux qui vont désormais aller chercher les fourrures dans les régions éloignées et pour éviter que ces hommes passent par Albany plutôt qu'à Montréal ou Québec. Pour Gilles Havard, l’instauration des permis de traite s’apparente plus à « une indulgence [...] pour ce qu'on ne peut empêcher[1]:106. » que d'une réelle mesure coercitive. En d'autres mots, l'apparition d'un cadre défini pour la traite constitue la naissance d'un univers professionnel par une reconnaissance légale des individus qui pratiquent la course de bois. Désormais, les hommes qui sont autorisés à aller traiter avec les nations autochtones de l'intérieur sont triés sur le volet au même titre que les marchandises qu'ils transportent. Un cadre professionnel sérieux qui doit, entre autres, réglementer le commerce d'eau-de-vie et faire en sorte que les coureurs de bois « ne donn[ent] aucun sujet de plainte dans leur service chez les sauvages[1]:108. » Enfin, cette nouvelle réalité législative qui entoure la course de bois permet aussi de faire oublier progressivement la connotation péjorative des premiers traiteurs illicites et incidemment, du coureur de bois en lui-même. Bien que quelques marginaux continuent de frauder le système mis en place en 1681, les coureurs de bois commencent alors à s’effacer progressivement du langage étatique, désormais remplacés par des dénominations plus officielles tels que voyageurs, traiteurs ou marchands-voyageurs[1]:231 - [3]:181.

Voyageurs, coureurs ou pagayeurs ? (1681-1763)

Le fait d’encadrer le voyage et d'envoyer des hommes dans la profondeur des bois permet de stabiliser l'offre et la demande en fourrure. Cette nouvelle façon de se procurer des fourrures devient tellement efficace, qu'on observe une période de surproduction à la fin du XVIIe siècle. À partir de 1696, le roi émet donc l'interdiction de voyager dans la profondeur des bois jusqu'à la reprise vers 1715. Après le désengorgement du commerce des fourrures au début du XVIIIe siècle, l'activité des coureurs de bois reste sous l'influence des congés de traite et s'ensuit une courte période d'adaptation. Désormais, les individus qui opèrent sous contrats se démarquent des commerçants illégaux et la documentation officielle sur les coureurs de bois, les voyageurs, se fait de plus en plus abondante. Il devient plus aisé de dégager les grandes tendances qui ressortent de cette profession telles que les modalités d'engagements, la rémunération des engagés, leur origine familiale et leur importante mobilité sociale.

Pourquoi la course de bois? (1681-1715)

C'est donc pour lutter contre l'anarchie et la clandestinité que le gouvernement royal se voit obligé d'instaurer une législation à partir de la décennie 1680 et le congé de traite régulera l'activité des coureurs de bois jusqu’à la fin du Régime français. Pour répondre à la demande en pelleteries des chapeliers français, on élabore ainsi la construction d’une série de forts sur le territoire des Grands Lacs et dans la vallée du Mississippi. À titre d'exemple, on peut nommer les nouveaux lieux de confluence tels que Détroit, Michillimakinac et le fort Saint-Louis au Pays des Illinois. Cette politique commerciale devient alors un important facteur de mobilité sociale et est à l'origine du peuplement de nouvelles régions comme Détroit et la Nouvelle-Orléans. En effet, « [a]u cours des années 1681-1696, l'occupation française des rives des Grands Lacs consiste en l'installation [...] de « françois habitués » (personnel militaire, artisans, missionnaires)[1]:109. » C'est donc la fondation de ces postes éloignés qui est à la base d'une professionnalisation du voyage et d’une colonisation centrée sur le commerce des fourrures et le développement rural et urbain qui ceinture ces postes de traite suit vraisemblablement la même logique que celui observé dans la vallée du Saint-Laurent au début du XVIIe siècle. Seule différence, la survie de ces peuplements ne dépend plus directement des grandes routes fluviales, mais des nombreux allers-retours effectués par les voyageurs qui transportent dans leurs canots les marchandises nécessaires à la traite des pelleteries et à l’entretien des troupes de garnisons.

D'ailleurs, l'activité des coureurs de bois permet une excellente rentabilité de ce système et pousse la production de pelleterie à son maximum. Cette rentabilité est alors le fruit de plusieurs facteurs tels que « [l]'assurance pour les marchands d'écouler à prix fixe leur production, l'illégalisme généralisé, l'ouverture à la traite du Pays des Illinois [Louisiane], [et] l'élimination provisoire de la concurrence anglaise de la baie James[1]:118. » Cumulés à l'efficacité des coureurs de bois, le commerce des fourrure entre alors dans une période de surproduction et de prohibition. Ainsi, de 1697 à 1715, seuls les principaux forts sont maintenus en opération et malgré la proscription, plusieurs individus continuent de ramener des fourrures clandestinement. On observe aussi à cette période l'enracinement d'une culture du voyage dans la société canadienne et une sorte de banalisation des illégalités reliés à la traite[1]:127.

La carrière des « employés » de la traite après 1715

Pierre Le Royer, célèbre coureur des bois canadien-français, au retour d'une expédition en 1889.

Après cet épisode de surproduction, la course reprend de plus belle et dans un environnement mieux organisé. C'est pourquoi on remarque une recrudescence des contrats entre un employeur et son engagé entre 1720 et 1763. Bien que certains voyages échappent aux documents officiels, le contrat d’engagement constitue une source fiable pour dégager plusieurs spécificités de l’engagement car on y retrouve les noms des individus, la destination et le salaire. La carrière d’un engagé de la traite reste quelque chose d’assez basique dans la mesure où un simple engagé, pagayeur ou voyageur, n’est pas autorisé à commercer dans les postes. En effet, ce rôle revient aux marchands ou aux détenteurs de permis de traite qui les emploient parfois. Le rôle du voyageur et du coureur de bois n’est pas celui d’un marchand-voyageur.

Le travail des historiens contemporains a montré que le commerce des fourrures est une activité profondément importante dans l'économie laurentienne aux XVIIe et XVIIIe siècles et c'est ce commerce qui permet le développement d'une société canadienne diversifiée. À l'apogée de la traite des fourrures, environ 800 coureurs des bois y participent et y tirent profit[12]. Ils sont donc des piliers nécessaire dans l'économie de l'époque[12]. Aux côtés des ordres religieux, des habitants, marchands et artisans, on peut désormais compter le groupe dit des « voyageurs », les coureurs de bois au sens large. Les sources qui nous permettent de définir les spécificités de ce groupe social sont tenus dans les dossiers de l'administration civile, des notaires et les livres de compte, car l'existence d'une « comptabilité rudimentaire semble rester la règle jusqu'à la fin du XVIIIe siècle dans toutes les petites entreprises commerciales, individuelles ou sociétés générales [...][7]:189. » À ce propos, l’historien Gratien Allaire donne un bon aperçu des données contenues dans les archives notariales et relève une grande variété de contrats d'engagements pour la période 1701-1745. Les conditions et les termes d'engagement qui concernent ce groupe social sont donc relativement bien connus des historiens qui recensent près de 23 professions différentes en lien avec la course de bois[13]:123.

Par ailleurs, une grande différence que l'on peut dégager entre le XVIIe et le XVIIIe siècle concerne l'aspect légal des engagements et des employés de la traite. En effet, on remarque une augmentation des contrats notariés entre marchands et voyageurs surtout après la période de reprise entre 1715 et 1721[13]:409. Un détail important qui permet de recenser avec précision les individus, les conditions et les destinations des voyages à une époque où la demande en peaux et pelleteries est en constante augmentation. Considérant que l'on poursuit le principe des congés adopté en 1681, le témoignage du chapelier parisien Louis Guigues donne un bon aperçu de la traite au début du XVIIIe siècle :

« Un particulier achète un congé qu’il paye très cher, il le vend à sept ou huit personnes qui se joignent ensemble pour aller à la Course. Ces gens qui sont proprement des vagabonds sans feu ny lieu s’obligent à en payer le prix en castor […] ils traittent avec un ou plusieurs marchands d’une quantité d'eau de vie et autres marchandises pour emporter avec eux, payable à leur retour en castor à un prix convenu[1]:128-129. »

Par cette documentation, les chercheurs savent qu'il existe une activité professionnelle du voyage. Ainsi, les coureurs des bois ressortent plus souvent comme des engagés de la traite que des traiteurs clandestins, car certains engagés voyagent directement sous le commandement d’un officier ou d'un marchand-voyageur qui s'assure de la validité du permis et des cargaisons à destination des Pays-D'en-Haut. De plus, « ces hommes sont sommés de faire leur traite uniquement dans les postes [...], sous les yeux des commandants[1]:237. » Bien que cette réglementation ne soit pas appliquée au sens strict, on observe néanmoins une régulation des voyages par l'État dans l'optique de limiter les comportements qui seraient inappropriés et surtout, la contrebande issue de coureurs de bois « illégaux ».

« Frs. Mercier, célèbre voyageur canadien » (1871), gravure tirée du périodique canadien-français L'Opinion publique.

Les sources laissent aussi supposer qu’il existe une hiérarchie au sein des groupes de voyageurs. Les convois semblent souvent se diviser entre les individus expérimentés et moins expérimentés, entre les guides, ceux qui ont passé plusieurs hivers dans les postes éloignés, et les engagés de provenances diverses et parfois inexpérimentés. On peut déterminer l'expérience des membres d’une expédition par la place qu'ils occupent à l'intérieur du canot. Les hommes de « devant » et du « gouvernail » sont généralement les plus anciens et commandent les convois de canots alors que les « milieu » sont les voyageurs semi-réguliers[14]:263. Entre eux, on retrouve les individus moins expérimentés qui détiennent le titre de « second devant » ou de « second derrière ». Souvent issus de la paysannerie, ces derniers ne font généralement qu'un ou deux voyages au cours de leur vie. Un convoi est alors généralement composés d'équipage de 5 à 9 hommes, beaucoup de ces hommes proviennent de la région de Montréal, un important bassin de recrutement d'où proviennent près de 80 % des engagés de la traite au XVIIIe siècle[14]. Enfin, ces convois sont majoritairement constitués d’une flottille qui oscille entre 4 et 6 canots souvent prêtés et équipés par un marchand-équipeur ou une société de voyageurs qui s'engage pour une durée variable auprès d'un marchand-équipeur[15]:167-172.

Pour la composition sociale des convois de coureurs de bois, l'inventaire établi par Louise Dechêne pour la période 1708-1717 recense 668 engagés, dont 448 voyageurs indépendants et 220 engagés qui font au moins un voyage dans les Pays-d'en-Haut[7]:217-220. Bien que l'origine des engagés de la traite est variable, on peut soulever une majorité d'habitants domiciliés dans la grande région de Montréal dont 470 individus sont des immigrants de deuxième génération et 116 de troisième génération. Si on fait le calcul, les Canadiens sont donc nettement majoritaires avec 586 cas sur les 668 engagés à faire le voyage entre 1708 et 1717. Pour la composition des 82 individus restants, on dénombre 5 autochtones, 39 nouveaux immigrants et 38 inconnus, totalisant près de 1120 départs pour l'Ouest, toutes nationalités confondues. De ces départs, l'historienne tire la conclusion que la majorité des allers-retours sont d'environ quatre mois et couvrent surtout la période estivale. Cette temporalité des encagements a été étudiée et affirmée par Thomas Wien de l'Université de Montréal qui montre que le marché de l'engagement est bel et bien saisonnier et concorde avec le calendrier agricole canadien. Selon lui, le marché de l'engagement pour la traite des fourrures se caractérise par « l'interaction des deux principaux secteurs de l'économie canadienne: l'agriculture et le commerce des fourrures[14]:261. » Enfin, c'est aussi grâce au dépouillement des minutes notariales par Gratien Allaire que l'on a pu compter près de 5964 départs pour l'ouest, entre 1701 et 1745[16]:5, qui suivent les modèles établis par Louise Dechêne et Thomas Wien. Il est donc possible de montrer la course de bois comme une valeur normative au sein de la société canadienne du XVIIIe siècle et « le débouché extra-agricole le plus important pour la main-d'œuvre rurale[14]:261. » qui compose près de 80 % de la population laurentienne.

Familles paysannes et spécificités de l'engagement, 1715-1763

Une grande partie des Canadiens ont déjà, au moins une fois, pratiqué la course de bois depuis que le commerce des fourrures s’est ouvert aux habitants en 1645. Beaucoup sont prêts à s'engager dans le voyage malgré les risques de noyade et de mort violente. Ce qui motive principalement les engagés à entreprendre de si longs voyages dans des conditions particulièrement difficiles parait être la rémunération, bien que l'aspect héréditaire et le contexte social semblent aussi influencer certains à épouser ce mode de vie.

Dechêne a montré que la majorité des individus qui s'engagent pour un aller-retour dans les différents postes de traites proviennent de la vallée du Saint-Laurent et sont issus du secteur agricole. La paysannerie reste un bassin d'engagement fort important pour la course de bois au XVIIIe siècle, ce qui pourrait aussi expliquer la propension des engagés en provenance d'une immigration de deuxième ou troisième génération[7]:224. Elle estime que la région des Trois-Rivières totalise près de 54 % du bassin d'engagés alors que la grande région de Montréal offre une population de voyageur qui oscille entre 21 % et 30 % des individus recensés au cours de cette même période. L'apport des autres régions de la société laurentienne reste plus marginal et compose entre 16 % et 25 % des engagés de la traite[7]:220-1. Par conséquent, il est possible que ces régions soient peu propices à l'agriculture, obligeant les paysans à chercher un revenu extra-agricole. Cependant, la société canadienne du XVIIIe siècle est composé d'environ 80 % de ruraux : il est peut-être normal de voir une propension plus élevée d'engagés venant de ce milieu.

Wien croit qu'on peut aussi caractériser l'agriculteur canadien comme étant quelqu'un « d'apparemment distrait [et] très ouvert aux propositions venant d'autres secteurs[14]:262. » Or, l'alternance des voyages se fait surtout entre le printemps et l'automne, soit entre la période d'ensemencement et la récolte. Une réalité qui peut s'expliquer par la faiblesse de la production agricole de plusieurs terres, encore vouées à l'autosuffisance, et par une certaine tradition familiale pour les fils de ces producteurs. Certains engagés peuvent profiter de leur jeunesse et des offres qui se présentent à eux pour amasser une somme suffisante à l'achat d'une terre ou dans l'attente de succéder au poste de leur père dans le cas des fils de marchands et artisans. Il est aussi possible que plusieurs enfants de familles nombreuses restent sur la terre familiale le temps des semences avant de quitter pour des postes dans le monde du voyage[15]:172-173.

Nature des échanges et rémunération

On retrouve quantité d’informations importantes sur les voyageurs dans les contrats d’engagement, car passer un accord par devant notaire donne un recours légal à l'employeur qui voit ses employés se désister et inversement, c'est pour un engagé « l’assurance de se faire verser son plein salaire à la fin du voyage[14]:266. »

Salaire et distances parcourues selon la destination et la fonction des engagés[14]:272.

La rémunération semble ainsi être l'une des principales motivations du voyage, car « l'engagé qui faisait un aller-retour au cours de l'été, était bien mieux payé qu'un journalier ou qu'un autre travailleur manuel[14]:171 ». Or, le montant de son salaire est déterminé par l'expérience du voyageur. En effet, un engagé peu qualifié pouvait espérer toucher entre 150 et 200 livres de rente pour une année de travail, payable en peaux de castor qu'il devait revendre dans les magasins de la Compagnie[7]:226-7. Ceci étant pour les destinations moins éloignées comme Détroit. D'autre part, les voyageurs plus expérimentés reçoivent évidemment plus, entre 300 et 400 livres. Mais les postes de guides ou de « bout » sont rares, ces hommes sont de véritable professionnels de la traite.

Par exemple, nous pouvons prendre le cas de François Lanthier qui accumule les employeurs et les contrats[17]:138. Voyageur expérimenté, il conclut d'abord un accord avec le marchand Trottier Desrivières en 1746, avant de réapparaître en 1749, associé avec un autre individu. Ensuite, il s'engage en 1752 avec un certain Charles Héry « par devant notaire à hiverner au poste de Témiscamingue[17]:138-139. » Ainsi, entre 1746 et 1757, l’engagé effectue près de cinq voyages en onze années de service, soit de l'ordre d'un voyage au trois ans en moyenne et pour cinq employeurs différents. Le cas Lanthier montre assez bien la réalité historique de la carrière d'un engagé expérimenté, mais qui ne peut représenter l'ensemble du cadre professionnel dans la mesure où ce dernier fait, selon les notaires, « figure de loyal serviteur, passant jusqu'à six ans dans l'emploi de Trottier [...][17]:137-139. » Autrement, c’est le salaire promis par l'employeur qui motive le voyageur à s'engager pour cinq voyages avec cinq employeurs différents entre 1746 et 1757. Plus encore, « dans les 92 cas où les documents permettent de suivre des engagés mettant le cap sur la même destination au pays des Amérindiens deux années de suite (en changeant de maître ou non), ces travailleurs voient leur salaire augmenter 67 fois. Parmi les seuls hommes qui voyagent pour le même marchand pendant deux années consécutives, une proportion un peu moins élevée, soit 11 sur 17, améliore son sort à ce chapitre. En tenant compte uniquement des hausses, le changement moyen atteint 12 %[17]:140. » Cet aspect intéressant développé par Wien montre que le salaire des engagés de la traite est loin d'être inamovible et influence l'engagé dans ses choix professionnels. Aussi, la rémunération change aussi selon la destination. Les engagés qui voyagent jusqu’à Détroit sont moins expérimentés et donc, moins bien payés. On remarque une propension plus élevée de voyageurs inexpérimentés à faire un aller-retour Montréal-Détroit que pour un poste plus éloigné comme Michilimakinac ou Témiscamingue[14]:271. Selon son expérience ou la destination, un engagé peut donc espérer voir sa rente annuelle augmenter considérablement entre le moment où il effectue son premier voyage et la fin de sa carrière. Les plus expérimentés, les guides ou hivernants, obtiennent certainement plus, mais contre un effort plus élevé et une plus longue période passée à l’intérieur du continent.

Valeur relative des diverses catégories de marchandises d'après les stocks des marchands de Montréal, 1650-1720[7]:151.

De plus, cette augmentation de salaire en lien avec l'expérience laisse supposer que la confiance est aussi un aspect important du voyage. Le caractère imprévisible des voyages semble pris en compte entre les partis, puisque les marchandises prêtées par les marchands-équipeurs sont transportés en canot sur de très longues distances. Par exemple, on peut compter « deux ballots totalisant presque 200 livres, supportés par une sangle tenue autour de la tête, qu'il faut transborder dans les portages et porter des journées entières quand les rivières sont à sec[7]:227. » Lorsque tout va bien, on espère ramener suffisamment de fourrure pour rembourser le prêt des articles qui ont servi à la traite et gagner la confiance de employeur en vue d'un deuxième voyage. D’ailleurs, les marchandises transportées « rapporte[nt] ordinairement 700 % de profit[7]:163. » On échange aux peuples autochtones de Louisiane et de la Baie James des couvertures de laine, des chaudrons de cuivre, de la poudre ou des plombs contre des peaux et idéalement du castor.

Les paiements en fourrures étant monnaie courante dans la colonie, il n’est pas rare de voir un employeur payer ses engagés en peaux car ceux-ci pourront aisément les échanger contre de la monnaie de carte ou des lettres de change dans l’un ou l’autre des magasins de la colonie.

Volontaires et « petite guerre »

Il existe une réelle symbiose entre le territoire et le coureur de bois. Les conditions difficiles du voyage permettent de former des hommes robustes, courageux et bien formés aux combats en forêt. Or, cette relation unique entre l'Européen, le territoire et les armes, n'est possible que grâce à l'utilisation de plusieurs habitudes empruntées aux nation autochtones, les spécialistes incontestés de la guerre d'embuscade, la « petite guerre[1]:177. » En outre, ces caractéristiques du coureur de bois font de lui un candidat idéal pour accompagner des expéditions militaires à l'intérieur du contient Nord-américain.

Si la participation des coureurs de bois aux expéditions militaires n'est pas quelque chose de marginal, elle reste relativement peu fréquente considérant l’épisode de paix de 1713 à 1744. Ceux-ci ne seront jamais organisés en contingents autonomes à l'image des milices ou des compagnies franches de la Marine. Or, on peut compter plusieurs Canadiens parmi les troupes de Pierre Le Moyne d'Iberville pendant ses nombreuses batailles et lors de la guerre de la Ligue d'Augsbourg à la fin du XVIIe siècle. S'il est vrai que quelques Canadiens, « qui ne peuvent résister à l'appel des courses lointaines », accompagnent le chevalier de Troyes lors de son expédition contre les Anglais de la Baie d'Hudson en 1686, ils ne dépassent pas la trentaine d'individus[18]. Par conséquent, on ne peut omettre la présence et la participation des coureurs de bois aux affrontements qui opposent Anglais, Iroquois et Français, mais on doit rester prudent sur leur rôle de guerrier qui reste presque anecdotique. D'ailleurs, ils sont très peu présent lors de guerre de la Conquête de 1760. Il faut donc garder à l'esprit que le coureur de bois reste, avant tout, un professionnel du voyage et de la traite des pelleteries et que cette image du guerrier des bois rompu à toutes les ruses tire bien plus de la culture cinématographique hollywoodienne que de la réalité historique.

Recherche en cours

Grâce aux registres d'État civil, aux contrats d'engagement et aux archives notariales, il est désormais possible de retracer la vie de ces individus et de révéler certaines spécificités de ce groupe social. Avec ce nouveau regard de l'histoire sur la course de bois, il est possible de montrer que les individus qui ont participé à cette activité sont loin de l'image construite par le cinéma et l'historiographie traditionnelle des XIXe et XXe siècles. Le récent travail des historiens déconstruit l’image d’Épinal sur les coureurs de bois qui montre des individus ensauvagés vivant avec et comme les autochtones. On ne peut nier l'existence de certains de ces personnages, mais ils ne forment pas la majorité. La recherche actuelle (Havard et autres) tente de situer les coureurs de bois dans leur environnement professionnel au sein de la société canadienne des XVIIe et XVIIIe siècles. On peut ainsi détacher de ces observations plusieurs caractéristiques sociales des engagés du commerce des fourrures tels qu'une forte mobilité sociale, une présence accrue des engagés canadiens dans le commerce des fourrures, une pluriactivité saisonnière dans un secteur extra-agricole, un âge au mariage plus élevé, une certaine hérédité dans la pratique du voyage et un engouement certain pour l'aventure. Cet ensemble de caractéristiques non-exhaustives sur la figure des coureurs de bois permet de tracer un portrait réaliste, historique, des individus qui ont participé au commerce des fourrures et posés les bases du développement social en Amérique du Nord et dans le reste du Canada. Une réalité qui perdure bien après la fin du Régime français jusqu'au XIXe siècle.

Liste non-exhaustive de coureurs des bois connus

Étienne Brûlé, Louis Joliet, Médard Chouart des Groseilliers, Pierre-Esprit Radisson, Jean Nicolet, Alphonse Dedans et son fils Paul Guillet, Jean‐Baptiste Cuillerier, Jacques de Noyon et La Vérendrye, Paul Provencher, Michel Pageau et André-François Bourbeau, Toussaint Charbonneau

Dans la culture populaire

Dans la littérature

  • The Big Sky (1947) d'A. B. Guthrie Publié en français sous le titre La Captive aux yeux clairs, Paris, Denoël, 1947 ; réédition, Arles, Actes Sud, coll. « L’Ouest, le vrai », 2014.

Dans la bande dessinée.

  •  Le tome 26 de la série Les Tuniques bleues de Cauvin et Lambil, L'Or du Québec, donne une vision humoristique du coureur des bois, sous les traits d'un traqueur asthmatique doté d'un sens de l'orientation proche de celui de la poule…

Au cinéma.

À la télévision.

  •  Une série télé québécoise Coureur des bois - Un père et sa fille parcourent le Québec à la recherche de saveurs des forêts.

Dans les jeux vidéo.

Notes

  1. Pour en savoir plus sur les premiers épisodes de troc entre les pêcheurs et les nations autochtones du Canada au XVIe siècle, voir : Laurier Turgeon, « Pêcheur basques et la traite de la fourrure dans le Saint-Laurent au XVIe siècle », Le castor fait tout : choix de textes présentés à la 5e conférence Nord-américaine sur la fourrure, Bruce G. Trigger, Toby Morantz et Louise Dechêne, dir., Montréal, Société historique du Lac Saint-Louis, 1985, p. 14-24.
  2. Son récit de voyage reste un document incontournable de l'histoire de la Nouvelle-France au XVIIe siècle et du début de la course de bois. Voir : Pierre-Esprit Radisson, Les Aventures extraordinaires d’un coureur des bois : récits de voyage au pays des Indiens d’Amérique, Québec, Éditions Nota Bene, 1999, 374 p.

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  9. Thomas Wien et Sylvie Dépatie, Catherine Desbarats, Danielle Gauvreau et al. (dir.), « Le Pérou éphémère : termes d'échanges et éclatement du commerce des franco-amérindien, 1645-1670 », Vingt ans après Habitants et marchands : lectures de l'histoire des XVIIe et XVIIIe siècles canadiens, Montréal, McGill-Queen's University Press, , p. 160-188.
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  •  Thomas Wien et Luigi Lorenzetti, Anne-Lise Head-König et Joseph Goy (dir.), « Carrières d'engagés du commerce des fourrures canadien au XVIIIe siècle », Marchés, migrations et logiques familiales dans les espaces français canadien et suisse, XVIIIe et XXe siècles. Actes du colloque Familles, marchés et migrations (XVIIIe et XXe siècles) organisé à Genève en sept. 2003, Berne, Peter Lang, , p. 133-145 (ISBN 978-3-03910-497-0, OCLC 470209037).
  •  Thomas Wien et Philippe Joutard et Thomas Wien (dir.), « Vie et transformation du coureur de bois », Mémoire de Nouvelle-France : De France en Nouvelle-France. Textes présentés lors d'un colloque organisé par GERHICO et CFQLMC tenu le 26-30 sept. 2001 à l'Université de Poitiers et à l'Université de La Rochelle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, , p. 167-178 (ISBN 978-2-86847-853-5, OCLC 70796230).

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