Chronique des temps passés
La Chronique des temps passĂ©s, aussi appelĂ©e Chronique de Nestor (en vieux russe : ĐĐŸĐČŃŁŃŃŃ ĐČŃĐ”ĐŒŃĐœŃĐœŃŃ Ń Đ»ŃŁŃŃ, [translittĂ©ration : Povest' vremyan'nykh let]) est la plus ancienne chronique slave orientale qui nous soit parvenue. Ouvrage composite, compilĂ© vers 1111[N 1] par un moine, Nestor, et poursuivie par ses continuateurs de la laure des Grottes de Kiev[N 2], elle retrace lâhistoire de la Rus' kiĂ©vienne de 858 (conversion des Bulgares aprĂšs leur dĂ©faite aux mains du basileus Michel III) Ă 1113 (mort de Sviatopolk II et entrĂ©e de Vladimir Ă Kiev).
Titre original |
(mis) ĐĐŸĐČŃŁŃŃŃ ĐČŃŃĐŒŃ§ĐœĐœŃŃ
Ń Đ»ŃŁŃŃ |
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Langue | |
Auteur | |
Genres | |
Personnages | |
Date de parution |
XIIe siĂšcle |
Pays | |
Publié dans |
Chronique d'Ipatiev Chronique laurentienne (en) Chronique des RadziwiĆĆ |
La chronique se compose de deux parties :
- une premiĂšre partie, qui sert dâintroduction, retrace, Ă partir des origines bibliques, lâhistoire de la Rus' et des Slaves orientaux, avant de se concentrer sur la fondation de Kiev et lâĂ©mergence de la Rus'.
- Les chapitres suivants relatent, sous forme chronologique, les rĂšgnes des douze premiers souverains rusâ jusquâen 1113.
Les trois Ă©ditions
Ădition originale
On a longtemps pensĂ© que cette chronique, qui nous est parvenue en entier sous forme de copies dont la plus ancienne date de 1371, Ă©tait lâĆuvre dâun moine du nom de Nestor (nĂ© vers 1056- â vers 1114), dâoĂč son autre appellation de Chronique ou Manuscrit de Nestor[N 3]. Cette rĂ©daction ne nous est pas parvenue. On sâest rendu compte par la suite que le moine nâavait fait que compiler ou complĂ©ter, vraisemblablement entre 1111 et 1118, une chronique plus ancienne, la Compilation initiale datant probablement de 1095. Elle constitue un rĂ©cit de lâhistoire rusâ de 858 (conversion des Bulgares aprĂšs leur dĂ©faite aux mains de lâempereur Michel III et lâarrivĂ©e en 859 des VarĂšgues venant lever tribut sur les Tchoudes, les Slaves, les MĂ©riens et les Krivitches[1] - [N 4]. Elle sâappuie sur de nombreuses sources comme les chroniques slaves (aujourdâhui perdues), les Annales de Jean Malalas et de George Hamartolus, diverses lĂ©gendes et sagas scandinaves, divers textes religieux grecs, des traitĂ©s russo-byzantins et des rĂ©cits militaires de Yan Vyshatich et autres gĂ©nĂ©raux. Le moine travaillait Ă la cour du prince de Kiev, Sviatopolk II, dont il semble partager les politiques pro-scandinaves[2].
DeuxiĂšme Ă©dition
En 1116, le texte de Nestor fut profondĂ©ment remaniĂ© par lâhigoumĂšne Sylvestre, abbĂ© du monastĂšre Saint-Michel de Kiev, qui ajouta son nom Ă la fin de la chronique. Vladimir Monomaque Ă©tant le patron du village de Vydubychi oĂč Ă©tait situĂ© ce monastĂšre, la nouvelle version faisait lâapologie de ce prince ainsi que le personnage principal des rĂ©cits postĂ©rieurs. Cette deuxiĂšme Ă©dition est conservĂ©e dans la Chronique laurentienne (voir ci-aprĂšs).
TroisiĂšme Ă©dition
Deux ans plus tard parut une troisiĂšme Ă©dition centrĂ©e cette fois sur la personne du fils et hĂ©ritier de Vladimir, Mstislav le Grand. Il se peut que lâauteur de cette rĂ©vision ait Ă©tĂ© grec, car cette version enrichie contient de nombreux Ă©lĂ©ments se rapportant aux affaires byzantines. Cette troisiĂšme Ă©dition est conservĂ©e dans la Chronique hypatienne (aussi nommĂ©e Chronique d'Ipatiev) (voir ci-aprĂšs).
Deux manuscrits principaux
Lâoriginal des chroniques ainsi que de nombreuses copies ont Ă©tĂ© perdues lors de l'invasion du pays par la Horde dâOr. Environ 2 000 exemplaires survĂ©curent aux destructions quâentraina lâinvasion des Mongols.
La plus ancienne copie que nous possĂ©dons fut rĂ©digĂ©e plus de 260 ans aprĂšs le texte initial. On considĂšre comme « tĂ©moins principaux » cinq versions qui tĂ©moignent du contenu de lâarchĂ©type :
- La version Laurentienne (RNB, F.IV.2), datant de 1377 ;
- La version Radziwill (BAN, 34. 5. 30), que lâon peut dater des annĂ©es 1490 ;
- La version Academy (RGB, MDA 5/182), datant du XVe siĂšcle ;
- La version Hypatienne (BAN, 16. 4. 4), datant approximativement de 1425 ;
- La version Khlebnikov (RNB, F.IV.230), datant du XVe siĂšcle[3].
Les deux principaux manuscrits sur lesquels sâappuie la version moderne sont la Chronique laurentienne[4] et la Chronique hypatienne[5].
La Chronique laurentienne (en russe : ĐĐ°ĐČŃĐ”ĐœŃŃĐ”ĐČŃĐșĐžĐč ŃпОŃĐŸĐș ou ĐĐ°ĐČŃĐ”ĐœŃŃĐ”ĐČŃĐșĐ°Ń Đ»Đ”ŃĐŸĐżĐžŃŃ) est la plus ancienne ; intitulĂ©e PremiĂšre chronique de Novgorod dans sa version ancienne, elle fut rĂ©digĂ©e par trois chroniqueurs entre le XIIIe et le XIVe siĂšcle et compilĂ©e par le moine Laurent de Nijni Novgorod pour le prince Dmitri Konstantinovitch en 1377. Il sâagit dâune collection de chroniques qui inclut la plus ancienne version existante de la Chronique des temps passĂ©s et relate surtout les Ă©vĂ©nements ayant eu lieu dans la rĂ©gion de Vladimir-Souzdal dans la Rusâ du nord. Le texte original en aurait Ă©tĂ© un codex aujourdâhui perdu compilĂ© pour le Grand-Duc Michel de Tver en 1305. Si le rĂ©cit va jusquâen 1305, les annĂ©es 898 Ă 922, 1263 Ă 1283 et 1288 Ă 1294 nâont pas Ă©tĂ©, pour des raisons inconnues, conservĂ©es. Ce manuscrit fut acquis par le comte Moussine-Pouchkine en 1792 et prĂ©sentĂ© par la suite Ă la BibliothĂšque nationale de Russie Ă Saint-PĂ©tersbourg[6].
La Chronique hypatienne (en russe : ĐпаŃŃĐ”ĐČŃĐșĐ°Ń Đ»Đ”ŃĐŸĐżĐžŃŃ) incorpore trois chroniques : la Chronique des temps passĂ©s, la Chronique de Kiev et la Chronique de Galicie-Volhynie, du nom du monastĂšre Ipatiev ou monastĂšre de Saint-Hypate de Kostroma oĂč elle fut retrouvĂ©e et date du XVe siĂšcle. Elle fut rĂ©digĂ©e dans ce qui est aujourdâhui lâUkraine et incorpore une bonne partie de lâinformation que lâon retrouve dans les chroniques kiĂ©vienne du XIIe siĂšcle et galicienne du XIIIe siĂšcle. La langue utilisĂ©e est une variante orientale du vieux slavon comprenant des slavismes orientaux particuliers (comme plusieurs autres codex slaves orientaux de cette Ă©poque). Alors que le texte laurentien (moscovite) retrace la lignĂ©e kiĂ©vienne Ă travers les princes russes, le texte hypatien la retrace Ă travers les princes de la principautĂ© de Galicie. La Chronique dâIpatiev fut retrouvĂ©e Ă Kiev en 1620 et une copie fut produite pour le prince Kostiantyn Ostrojsky. Une copie en a Ă©tĂ© retrouvĂ©e en Russie au XVIIIe siĂšcle au monastĂšre de Kostroma par lâhistorien russe NikolaĂŻ Karamzine.
Contenu
La Chronique des temps passĂ©s dĂ©bute par une introduction qui, fidĂšle Ă la tradition byzantine de lâĂ©poque, remonte aux temps bibliques et Ă la crĂ©ation du monde :
« Commençons notre récit.
AprĂšs le dĂ©luge, les trois enfants de NoĂ©, Sem, Cham et Japhet, partagĂšrent la terre entre eux. Sem occupa lâOrient, la Perse, le Vater jusquâaux Indes, dans toute sa largeur, et jusquâĂ Nikourie [âŠ]
Cham possĂ©da la partie mĂ©ridionale, savoir : lâĂgypte, lâĂthiopie, qui confinait aux Indes, avec lâautre partie de lâĂthiopie, dâoĂč dĂ©coule le fleuve Tscherman (le Niger), [âŠ] Quant Ă Japhet, il reçut le nord avec le midi occidental : lâAlbanie, la petite et la grande ArmĂ©nie, la Cappadoce, la Paphlagonie, [...]
Dans la portion de Japhet demeuraient les Russes, les Tchoudes et beaucoup dâautres peuples [...].
La Chronique de Nestor selon le Manuscrit de Königsberg, vol. I, Introduction, pp. 1 â 3. »
Puis, Ă partir du dĂ©luge et du repeuplement de la terre, le chroniqueur tente de suivre avec force anecdotes, le cheminement qui devait donner naissance Ă la Rusâ. On y trouve ainsi des notes sur la confusion des langues aprĂšs la Tour de Babel, les peuples issus des Slaves, la fondation de Novgorod, le voyage de lâapĂŽtre saint AndrĂ© chez les Slaves de Novgorod, la fondation de Kiev et les peuples qui habitaient dans la rĂ©gion[7].
Ă partir du chapitre II et de lâannĂ©e 6366, câest-Ă -dire 858 de notre Ăšre[8], les Ă©vĂšnements, en ordre chronologique, sont regroupĂ©s sous chacun des rĂšgnes des douze premiers souverains rusâ[9].
Sous lâan 862 selon la Chronique laurentienne, mais plus vraisemblablement 856 dans les faits[10], on retrouve la lĂ©gende suivante expliquant lâorigine des VarĂšgues. Plusieurs villes du Nord (Novgorod, Beloozero, Izborsk), aprĂšs avoir refusĂ© de payer le tribut aux VarĂšgues qui dĂ©partageaient les zones dâinfluence entre les concurrents khazars et scandinaves de la rĂ©gion et aprĂšs ĂȘtre tombĂ©s dans une vĂ©ritable anarchie, durent se rĂ©soudre Ă se tourner Ă nouveau vers leurs anciens maĂźtres :
« Durant les annĂ©es 6368, 69 et 70 (de 860 Ă 862), les VarĂšgues traversĂšrent encore la mer ; cette fois-ci, les peuples quâils avaient soumis refusĂšrent de leur payer tribut et voulurent se gouverner eux-mĂȘmes ; mais il nây avait entre eux ombre de justice : une famille sâĂ©levait contre une autre et cette mĂ©sentente occasionnait de frĂ©quentes rixes. Ils se dĂ©chirĂšrent entre eux, si bien quâils se dirent enfin : « Cherchons un prince qui nous gouverne et nous parle selon la justice. » Pour le trouver les Slaves traversĂšrent la mer et se rendirent chez les VarĂšgues, quâon nommait VarĂšgues-Russes, comme dâautres se nomment VarĂšgues-SuĂ©dois, Urmaniens (Normands), Ingliens et dâautres Goths.
Les Tchoudes, les Slaves, les Krivitches et dâautres peuples rĂ©unis dirent alors aux princes de Varegie : « Notre pays est grand et tout y est en abondance, mais lâordre et la justice y manquent ; venez prendre possession du sol et nous gouverner. » Trois frĂšres varĂšgues rĂ©unirent leurs familles, et vinrent en effet occuper la Slavonie. Ils abordĂšrent donc chez les Slaves, dans le pays desquels ils bĂątirent le village de Ladoga. Le plus ĂągĂ© des trois, Riourik, fixa sa rĂ©sidence le long des rives du fleuve de ce nom.
Le second, SinĂ©ous, sâĂ©tablit chez nous, aux environs du lac Blanc. Le troisiĂšme, Trouvor, Ă Isbork. Cette partie de la Rusâ reçut plus tard des VarĂšgues le nom de Novgorod ; mais les habitants de cette contrĂ©e, avant lâarrivĂ©e de Riourik, nâĂ©taient connus que sous le nom de Slaves.
La Chronique de Nestor selon le Manuscrit de Königsberg, vol. I, chap. II « Rurik », pp. 19-20. »
Lâan 882 marqua lâunification de la Rusâ sous la conduite dâOleg[11], unification facilitĂ©e par la christianisation du pays dans la deuxiĂšme partie du Xe siĂšcle sous Vladimir Ier qui en fit la religion dâĂtat[12]. AprĂšs sa mort en 1015, Ă©clata une guerre civile entre ses fils au cours de laquelle Sviatoslav fit pĂ©rir ses jeunes frĂšres, Boris et Gleb. Un autre frĂšre, Iaroslav, vengea ce double meurtre et devint le seul chef.
Puis le chroniqueur dĂ©crit comment le sang coula sous le rĂšgne de Iaroslav et comment le territoire dĂ©clina par la suite, rĂ©cit sous lequel on sent le bouleversement Ă©motif quâil provoque chez le chroniqueur[13]. La paix et la tranquillitĂ© ne revinrent que sous le Grand-prince Vladimir Monomaque de Kiev[14]. Ă partir de 1051[15], on suit de plus en plus, en parallĂšle aux Ă©vĂšnements politiques, les destinĂ©es du monastĂšre kiĂ©vien de Vydubych dont lâabbĂ© Sylvestre Ă©tait l'higoumĂšne et dont les notes mettent fin Ă la chronique avec la mort en 1113 de Sviatopolk II et lâentrĂ©e de Vladimir Ă Kiev[16].
Sources
La chronique a Ă©tĂ© Ă©crite Ă partir de nombreuses sources tant orales quâĂ©crites : livres bibliques, Ă©crits byzantins historiques, liturgiques, apologĂ©tiques et hagiographiques ainsi quâhomĂ©lies, traitĂ©s commerciaux et de paix, rĂ©cits slaves concernant Cyrille et MĂ©thode, textes slaves Ă©galement dâorigine monastique sur Olga, Boris et Gleb, documents concernant le christianisme comme religion dâĂtat, Ă©crits ecclĂ©siastiques sur le transfert de reliques, notes sur le tribut dĂ» par les clans locaux, documents des familles princiĂšres sur les campagnes militaires et les exploits de leurs familles. La chronique contient Ă©galement du matĂ©riel transmis oralement notamment par Jan VyĆĄatiÄ : « Jâai entendu plusieurs rĂ©cits de lui que jâai insĂ©rĂ©s dans cette chronique ».
Origine et problĂšmes
On aurait tort de chercher dans lâĆuvre une liste prĂ©cise et exhaustive des Ă©vĂ©nements. Il est Ă©vident que le but de lâauteur nâĂ©tait pas de relater des faits, mais essentiellement dâinculquer Ă ses lecteurs dâimportantes leçons en fonction de lâidĂ©e quâil se faisait de la spĂ©cificitĂ© et du caractĂšre sacrĂ© de leur identitĂ© nationale. Ainsi lâidĂ©e dâun territoire dâorigine slave sur le moyen Danube a-t-elle certainement Ă©tĂ© suggĂ©rĂ©e par la lecture de textes sur la mission des saints Cyrille et MĂ©thode et voulait relier la Rusâ au territoire oĂč les Slaves avaient Ă©tĂ© christianisĂ©s[17]. Toutefois, et en dĂ©pit de nombreuses interruptions dues Ă des remaniements ou aux divers auteurs qui se sont succĂ©dĂ©, on y trouve une unitĂ© de conception basĂ©e sur la spĂ©cificitĂ© et la mission sacrĂ©e du peuple. En mĂȘme temps on distingue divers facteurs dâunitĂ© politique : unitĂ© de langue, unitĂ© de dynastie et unitĂ© de religion. Le gouvernement idĂ©al se base sur la sĂ©nioritĂ©, non selon la transmission du pĂšre vers le fils ainĂ©, mais selon la transmission du frĂšre ainĂ© vers ses cadets qui prennent le pouvoir Ă tour de rĂŽle jusquâĂ lâextinction de la lignĂ©e et oĂč les plus jeunes montrent aux plus vieux le respect qui leur est dĂ». Le christianisme orthodoxe en constitue la plus haute forme. Le prince Vladimir, aprĂšs avoir comparĂ© le christianisme de Rome, le christianisme byzantin, le judaĂŻsme et l'islam opta pour lâorthodoxie. La protection du royaume se confondait ainsi avec la protection de la vraie foi et de son Ăglise, se transformant ainsi en croisade[18].
Les diffĂ©rentes versions qui ont Ă©tĂ© conservĂ©es prĂ©sentent des diffĂ©rences notables entre elles. Un certain nombre de ces diffĂ©rences ne sont pas simplement textuelles mais trahissent la volontĂ© du rĂ©dacteur de lĂ©gitimer certains intĂ©rĂȘts nationaux. Ainsi, la lĂ©gende dĂ©crivant le voyage de saint AndrĂ© dans les colonies grecques autour de la mer Noire et son voyage Ă travers la Rusâ[19] sert Ă justifier les revendications de la Russie comme protectrice du christianisme orthodoxe. Un autre exemple frappant est celui de la fondation de Novgorod. Selon la version originelle telle quâon la trouve tant dans la Chronique laurentienne que dans la Chronique hypatienne, Riourik sâĂ©tait Ă©tabli Ă Novgorod, SinĂ©ous Ă Beloozero et Trouvor Ă Izborsk. En ce qui concerne SinĂ©ous et Trouvor, les chroniques nâoffrent aucune diffĂ©rence et ces villes constituent en effet des sites archĂ©ologiques trĂšs anciens. Il en va autrement de Novgorod pour laquelle divers manuscrits prĂ©sentent des contrastes frappants. Selon les versions, Riourik serait allĂ© dâabord chez les SlovĂšnes, avant de bĂątir les fortifications de Ladoga oĂč il sâĂ©tablit. Riourik aurait ainsi fondĂ© StaraĂŻa Ladoga avant de fonder Novgorod. Lâexamen critique de la version imprimĂ©e de la Chronique laurentienne montre que cette chronique ne disait originellement mot de lâendroit oĂč sâĂ©tablit Riourik. Bien plus, le compilateur du manuscrit TroĂŻtski qui fut dĂ©truit dans les flammes en 1812 et sur lequel se basait les premiĂšres versions imprimĂ©es, avait notĂ© que les textes des deux versions Ă©taient identiques, mais que la mention « Ă Novgorod » avait Ă©tĂ© ajoutĂ© au-dessus du texte, vraisemblablement une addition au manuscrit de la version dite de Novgorod datant de la fin du XIVe siĂšcle ou du dĂ©but du XVe siĂšcle, alors que Novgorod cherchait Ă travers divers mythes et lĂ©gendes Ă lĂ©gitimer son indĂ©pendance. Un de ces mythes Ă©tait que Novgorod aurait Ă©tĂ© le centre du plus vieil Ătat russe. La Chronique de Novgorod fut ensuite transfĂ©rĂ©e Ă Moscou oĂč lâon trouve la plus vieille version de la chronique dans la Chronique de Sofia datant du XVe siĂšcle. Ă la mĂȘme pĂ©riode, Novgorod fut intĂ©grĂ©e dans la version originelle de la Chronique des temps passĂ©s[20].
Autre exemple, celui du destin de Kiev. La Chronique des temps passĂ©s dans sa version la plus complĂšte (PVL) prĂ©sente des Ă©carts marquĂ©s par rapport Ă la Compilation de 1095 concernant les dĂ©buts de la principautĂ©. Les deux manuscrits sâentendent sur le fait que Kiev fut conquise par les Riourikides aux dĂ©pens des chefs scandinaves Askold et Dir[N 5]. DâaprĂšs la Compilation de 1095, il nâexistait aucun lien entre les Riourikides et les deux princes. DâaprĂšs la PVL au contraire, ils auraient Ă©tĂ© invitĂ©s Ă succĂ©der Ă Riourik mĂȘme sâils nâappartenaient pas Ă sa famille ; ils auraient alors demandĂ© Ă se rendre Ă Constantinople, mais se seraient arrĂȘtĂ©s Ă Kiev oĂč ils se seraient Ă©tablis. Tant selon la PVL que la Compilation de 1095 la prise du pouvoir des Riourikides Ă Kiev se serait faite selon la mĂȘme ruse[N 6]. Dans la Compilation de 1095 la conquĂȘte aurait Ă©tĂ© un coup de force illĂ©gitime ; dans la PVL les deux princes se seraient appropriĂ©s sans y avoir droit ce qui appartenait Ă Oleg et Igor. La Compilation de 1095 raconte comment Riourik eut comme fils Igor lequel sâattacha par la suite Oleg comme commandant de son armĂ©e ; il conquit Kiev avant de repartir : « Et Igor sâĂ©tablit et fut maitre de Kiev... Cet Igor commença Ă Ă©riger des fortifications et Ă lever des impĂŽts. » Selon la PVL au contraire, Oleg ne serait arrivĂ© quâau moment oĂč Riourik se mourait. Igor aurait ensuite confiĂ© la qualitĂ© de prince et la tutelle de son fils Igor Ă Oleg, qui est ici un parent de Riourik : « alors quâIgor Ă©tait encore enfant ». DâaprĂšs la PVL, câest Oleg qui conquiert Kiev et prĂ©sente Askold et Dir de mĂȘme quâIgor comme les fils de Riourik et souverains lĂ©gitimes. Le texte suivant est le mĂȘme que dans la Compilation de 1095 sauf qu'Oleg est substituĂ© Ă Igor : « Et Oleg sâĂ©tablit et fut maitre de Kiev... Cet Oleg commença Ă Ă©riger des fortifications et Ă lever des impĂŽts ».
AprĂšs cet Ă©vĂšnement, dĂ©bute dans la Compilation de 1095 la narration selon lâordre chronologique laquelle, sous lâannĂ©e 922, rapporte la mort dâOleg. La PVL pour sa part rapporte quâOleg dirigea seul la Russie jusquâĂ sa mort en 912. Câest seulement ensuite quâIgor aurait Ă©tĂ© portĂ© au pouvoir. Sous lâan 903, la chronique indique quâIgor devint adulte et Ă©pousa Olga.
LâĂ©tude critique des textes a Ă©tabli que la Compilation de 1095 est la plus ancienne[21] Les modifications apportĂ©es Ă la PVL seraient dues Ă la volontĂ© de lĂ©gitimer par la suite la prise du pouvoir par les Riourikides.
Valeur historique
On ne sâĂ©tonnera pas que la fiabilitĂ© des informations donnĂ©es par la PVL soit plus grande dans les annĂ©es proches de leur rĂ©daction. Cela sâentend surtout des annĂ©es 1060 Ă 1116. Pour les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, sâaccumulent imprĂ©cisions et erreurs. La premiĂšre attaque sur Constantinople est datĂ©e de 866 au lieu de 860 et lâarrivĂ©e des VarĂšgues aurait eu lieu en 862 alors que la date de 856 est plus probable[10]. Pour cette pĂ©riode, nombreux sont les faits qui ne relĂšvent pas de lâhistoire alors que dâautres semblent trĂšs rĂ©els entre autres parce quâils peuvent ĂȘtre comparĂ©s Ă des listes de tributs ; ceci est Ă©galement le cas de la transposition littĂ©rale de traitĂ©s entre les princes de Kiev et lâempereur byzantin. La chronique semble digne de confiance dans les informations quâelle contient sur les lĂ©gendes et mythes entourant la conscience quâavaient les dirigeants de la principautĂ© de leur propre identitĂ©[22].
Les noms de Riourik et de ses frĂšres SinĂ©ous et Trouvor sont probablement des noms scandinaves, qui se seraient transformĂ©s en noms slaves au IXe siĂšcle. Que les tribus balto-finnoises du nord-ouest de la Russie se soient entredĂ©chirĂ©es et quâelles aient fait par la suite appel aux chefs des tribus situĂ©es des deux cĂŽtĂ©s de la mer pour rĂ©tablir lâordre tient certainement de la lĂ©gende. Toutefois, il nâest pas impossible que les VarĂšgues nâaient pas vu leur domination comme une conquĂȘte. Il est Ă©galement possible que quelques milliers dâimmigrants aient Ă©tĂ© prĂ©sents dans la rĂ©gion dĂšs les environs de lâannĂ©e 900, quâils aient fondĂ© une grande principautĂ© malgrĂ© la rĂ©sistance acharnĂ©e des tribus autochtones et y aient affirmĂ© leur autoritĂ©. Ceci suppose quâils disposaient dĂ©jĂ dâune infrastructure stable, ce qui Ă©tait manifestement le cas des VarĂšgues, contrairement aux peuplades qui avaient consenti Ă leur verser tribut[23].
Les suites
DĂšs sa premiĂšre rĂ©daction, la Chronique des temps passĂ©s a eu une fonction de lĂ©gitimation du pouvoir qui a conduit Ă lâaltĂ©ration de textes. Par la suite, les divergences entre manuscrits originaux ont conduit Ă la formation de deux Ă©coles historiographiques qui, depuis 1749 et jusquâĂ nos jours, sâaffrontent quant Ă la formation des identitĂ©s nationales russe, biĂ©lorusse et ukrainienne[N 7].
Elles sâintensifiĂšrent au XVIIIe siĂšcle alors que lâon prĂ©sumait que les Russes Ă©taient venus de SuĂšde. AprĂšs la guerre entre le tsar Pierre Ier et le roi de SuĂšde Charles XII, les patriotes russes rĂ©cusĂšrent cette thĂšse ; selon eux, la naissance de la Russie Ă©tait un phĂ©nomĂšne purement autochtone qui ne devait rien Ă la SuĂšde. DâoĂč la naissance des thĂšses « normanistes » ou scandinaves (c.Ă .d. Vikings) et « anti-normanistes » ou slaves. AvancĂ©e par des savants allemands du XVIIIe siĂšcle et reprise par certains historiens russes au XIXe siĂšcle, la thĂšse normaniste soutient que :
- LâĂtat de Kiev a Ă©tĂ© fondĂ© par des VarĂšgues, qui auraient donnĂ© leur nom au pays oĂč ils sâinstallĂšrent lors de la grande migration des Vikings ;
- Le mot « Rousâ » vient du mot ruotsi ;
- Riourik (Roerek), Oleg (Helgi), Igor (Ingvar), fondateurs de lâĂtat, portent des noms scandinaves ;
- Les termes scandinaves entrĂ©s dans la langue russe sont des termes dâadministration princiĂšre : grid (garde du corps), tiun (intendant), iabetnik (agent).
Les anti-normanistes dont lâinfluence fut prĂ©dominante pendant la pĂ©riode soviĂ©tique de la Russie soutiennent que :
- Le mot « Rusâ » vient du nom de la riviĂšre Ros ;
- Un dĂ©but dâĂtat slave apparait dĂšs le VIe siĂšcle et que celui-ci est dĂ©jĂ constituĂ© lors de lâarrivĂ©e des VarĂšgues ;
- Les VarÚgues constituaient une élite militaire relativement peu nombreuse, dominant la masse du peuple formée de Slaves ;
- Relativement peu de mots scandinaves sont entrés dans la langue russe ;
- Les Scandinaves se sont rapidement assimilés aux Slaves.
Cette controverse continue Ă diviser les spĂ©cialistes aussi bien dans les pays concernĂ©s que sur le plan international. Les recherches des derniĂšres annĂ©es tendent cependant Ă rĂ©concilier les deux thĂšses. Il existait dĂšs avant lâarrivĂ©e des VarĂšgues une vie politique dans les communautĂ©s slaves centrĂ©e sur les villes princiĂšres de Kiev, StaraĂŻa Ladoga et Novgorod. LâarrivĂ©e des VarĂšgues nâa pas eu dâinfluence profonde sur celle-ci, mais a surtout permis de dĂ©velopper la vie Ă©conomique entre autres grĂące aux connaissances maritimes et Ă la valeur militaire des VarĂšgues qui assurĂšrent la bonne marche du commerce sur le Dniepr et le dĂ©veloppement de liens entre lâĂtat kiĂ©vien et Byzance[24].
Notes et références
Notes
- Cette date varie selon les auteurs et va généralement de 1111 à 1115
- Dans l'Ăglise orthodoxe et dans les Ăglises orientales, une laure est un Ă©tablissement monastique oĂč les moines vivent, durant la semaine, comme des ermites, se rassemblant le samedi soir, le dimanche et les jours de fĂȘte pour chanter ensemble les offices, prendre les repas en commun et recevoir l'enseignement d'un ancien.
- Pour une liste exhaustive des chroniques russes se référer à la collection complÚte des chroniques russes.
- Pour faciliter la consultation, les rĂ©fĂ©rences qui seront donnĂ©es dans cet article sont tirĂ©es de « La chronique de Nestor, traduite en français dâaprĂšs lâĂ©dition impĂ©riale de PĂ©tersbourg (Manuscrit de Königsberg), par Louis Paris, Paris, Heidelhof, 1834 lire en ligne.
- Leur appartenance ethnique reste discutable, scandinave pour les uns, slave pour les autres. (Kondatieva (1996), p. 20, note 1)
- Oleg le Sage et Igor de Kiev, prince hĂ©ritier de Riourik auraient attirĂ© Askold et Dir sur la berge oĂč ils auraient Ă©tĂ© tuĂ©s.
- Le 6 septembre 1749, dans un rapport annuel consacrĂ© aux origines du peuple russe, Gerhard Friedrich Miller, membre de lâAcadĂ©mie impĂ©riale des sciences de Saint-PĂ©tersbourg, exposa la thĂ©orie selon laquelle la Rusâ kiĂ©vienne aurait Ă©tĂ© fondĂ©e par les Normands. Lâindignation fut telle que lâimpĂ©ratrice Ălisabeth Petrovna dut crĂ©er une commission dâenquĂȘte qui interdit Ă Miller de travailler sur lâhistoire russe antique. Et en 1963, lâacadĂ©micien AndreĂŻ Almaric fut exclu de lâuniversitĂ© de Moscou pour un mĂ©moire intitulĂ© « Les Normands et la Russie kiĂ©vienne ». [Heller (1999), p. 21]
Références
- chapitre II, Rurik, p, 19.
- Kondratieva (1996), p. 9.
- « Primary Chronicle » in Gale Encyclopedia of Russian History [on line] http://www.answers.com/topic/primary-chronicle.
- voir http://data.bnf.fr/15802967/chronique_laurentienne/.
- voir http://data.bnf.fr/15680404/chronique_hypatienne/.
- Dite aussi copie de Königsberg. Câest Ă partir de cette copie que sont citĂ©s chapitres, titres et pages dans les rĂ©fĂ©rences de ce texte.
- Chronique des temps passés, Introduction, p. 1-15.
- Les années données dans la chronique sont celles qui se sont écoulées depuis la création du monde ; elles sont précédées ou suivies de leur transcription selon notre calendrier (6368-6370 = 860-862).
- chapitre II, Riourik ; chapitre III, Oleg ; chapitre IV, Igor, etc.
- Kondratieva (1996), p. 20.
- Chap. III, Oleg, p. 29 et sq.
- Chap. VIII, Vladimir, p. 134 et sq.
- Chap. IV, Igor, p. 53 et sq ; chap. V, Olga régente, p. 73 et sq ; chap. VI, Sviatoslav, p. 89 et sq.
- Chap. VIII, Vladimir, p. 119.
- Chap. XI, Isiaslaw, p. 201 et sq.
- Chap. XIII, Sviatopolk II, p. 239-290.
- Tolochko, (sans date) p. 128.
- MĂŒller (2002), p. 98.
- Chronique des temps passés, Introduction, p. 6.
- Lind (1994) p. 37.
- Lind (1994), p. 41 ; il en veut comme preuve le fait que dans la description de la conquĂȘte de Kiev, Oleg apparait seul, mais que le verbe est au pluriel, alors que dans la Compilation de 1095 au mĂȘme endroit Igor et Oleg sont tous deux nommĂ©s.
- MĂŒller (2002), p. 99.
- Schramm (2002), p. 100 et sq.
- Pour toute cette question, voir Kondratieva (1996), p. 22-24 ; voir aussi les articles de Oleksiy Tolochko sur les Slaves, les VarĂšgues et leur installation le long du moyen Danube, ainsi que celui de Berelowitch sur les origines de la Russie dans l'historiographie russe au XVIIIe siĂšcle.
Sources et bibliographie
Sources
- Pour une liste complĂšte des chroniques russes, voir article Collection complĂšte des chroniques russes.
- Nestor, Chronique, trad. Louis LĂ©ger, 1881 (lire en ligne).
- La chronique de Nestor Volume 1, traduction en français de 1834 (Manuscrit dit de Königsberg) ().
- La chronique de Nestor Volume 2, traduction en français de 1835 ()
- Arrigon, Jean-Pierre (trad). Chronique de Nestor (Récit des temps passés) : naissance des mondes russes. Toulouse-Marseille, Anacharasis, 2007. (ISBN 9782914777193)
- (en) Hazzard Cross, Samuel and Olgerd P. Sherbowitz-Wetzor. The Russian Primary Chronicle, Laurentian Text. The Mediaeval Academy of America. Cambridge (Mass), Sans date dâĂ©dition. lire en ligne.
- (en) Kimball, Allan. Excerpts from "Tales of Times Gone By" [Povest' vremennykh let] The Russian Primary Chronicles. lire en ligne.
Bibliographie
- Berelowitch, Wladimir. Les origines de la Russie dans l'historiographie russe au XVIIIe siĂšcle, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2003/I, p. 63-84. lire en ligne.
- Halstall, Paul. Medieval Sourcebook : the Chronicle of Nestor. New York, Fordham University, 1996 lire en ligne.
- Michel Heller, Histoire de la Russie et de son empire, Paris, Flammarion, (1re Ă©d. Plon, 1997) (ISBN 978-2-08-123533-5).
- Tamara Kondratieva, La Russie ancienne, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », , 127 p. (ISBN 2-13-047722-4).
- Lind, Jon. De russiske Kroniker som kilde tin kontakter I ĂžstersĂžomradet. (Les chroniques russes comme sources sur les contacts dans les territoires de lâEst) dans : Aleksander Loit (ed.), Det 22. nordiske hitorikermĂžte Oslo 13.-18. August 1994. Rapport I: Norden og Baltikum. IKS. Avdeling for historie, Universitetet i Oslo â Den norske historiske forening, Oslo 1994.
- MĂŒller, Ludolf. âNestorchronikâ (dans) Johannes Hoops, Reallexikon der Germanischen Altertumskunde. Vol. 21. NaualiaâĂstfold. Berlin, Walter de Gruyter, 2002, (ISBN 3-11-017272-0).
- Tolochko, Oleksiy P. âThe Primary Chronicleâs âEthnographyâ Revisited: Slavs and Varangians in the Middle Dnieper Region and the Origin of the Rusâ Stateâ (in) Franks, Northmen, and Slavs: Identities and State Formation in Early Medieval Europe. Brepols, Turnhout, 2008. (ISBN 978-2-503-52615-7).
- Zenkovsky, Serge A. Medieval Russiaâs Epics, Chronicles and Tales. Revised and enlarged Edition. New York, Meridian, 1974. (ISBN 0-452-01086-1).