Ăthique de la sollicitude
L'éthique de la sollicitude, plus souvent appelée éthique du care (de l'anglais ethics of care), est un courant de la philosophie morale contemporaine fondé par Carol Gilligan, qui se rattache au féminisme. La « sollicitude » est employée dans ce courant selon une acception particuliÚre, qui regroupe un ensemble de sens : attention aux autres, soin, responsabilité, prévenance, entraide, prise en compte des besoins, des relations et des situations particuliÚres, travail et accent sur la vulnérabilité et la dépendance des personnes concrÚtes.
L'Ă©thique du care place au cĆur de sa rĂ©flexion l'effet de nos choix et actions au quotidien, par opposition Ă des thĂ©ories abstraites de la justice, Ă©laborĂ©es Ă partir de principes. Ă l'origine, Carol Gilligan, collĂšgue de Lawrence Kohlberg, critique son Ă©chelle de dĂ©veloppement moral. En tentant de comprendre pourquoi les femmes ont tendance Ă se situer dans les stades infĂ©rieurs de cette Ă©chelle, elle dĂ©veloppe une rĂ©flexion qui mĂšne Ă l'Ă©thique du care. De plus, les travaux du care sont largement attribuĂ©s aux femmes dans la famille et la sociĂ©tĂ©, tout en Ă©tant marginalisĂ©s et dĂ©valorisĂ©s. Gilligan veut redonner une importance et une considĂ©ration Ă ces travaux Ă partir de son livre fondateur Une voix diffĂ©rente, paru en 1982.
Origine
PlutĂŽt que d'attribuer la tendance apparente du retard moral des filles Ă une construction sociale patriarcale du genre fĂ©minin, Carol Gilligan enquĂȘte sur les discours moraux des jeunes filles pour dĂ©couvrir une singularitĂ© qui aurait Ă©chappĂ© Ă la classification de Kohlberg. C'est ainsi qu'elle conçut la notion de sollicitude : un souci Ă©thique situĂ©, enracinĂ© dans la complexitĂ© du contexte et fondĂ© sur la dĂ©libĂ©ration, le soin et la conservation de la relation avec autrui. En effet, comme l'indique le titre de son essai fondateur, In a Different Voice, la parole et la relation sont au cĆur de cette Ă©thique qui ne saurait se rĂ©duire Ă un ensemble de prĂ©ceptes abstraits applicables en toutes circonstances[1]. Pour la psychologue, l'Ă©thique de la sollicitude, enracinĂ©e dans les situations singuliĂšres, est complĂ©mentaire de l'Ă©thique plus classique, dĂ©tachĂ©e, de Kohlberg.
Plus encore, pour Nel Noddings, philosophe de l'Ă©thique de la sollicitude, les Ă©thiques classiques sont rĂ©solument insuffisantes pour faire face aux problĂšmes rĂ©els car elles se fondent sur une dĂ©finition de l'ĂȘtre humain qui favorise indĂ»ment les valeurs du « sexe fort » : tous et toutes doivent reconnaĂźtre leur dĂ©pendance vis-Ă -vis d'autrui et la centralitĂ© Ă©thique du soin et du cĆur dans l'existence en sociĂ©tĂ©.
DĂ©finitions
Ătymologie et traduction de care
Le mot « sollicitude » est gĂ©nĂ©ralement employĂ© comme Ă©quivalent du mot anglais « care ». Ce dernier Ă©tait employĂ© dans les premiers travaux français sur le sujet, avant que l'Ă©quivalent consensuel « sollicitude » ait Ă©tĂ© consacrĂ© par l'usage. Le mot « care », trĂšs courant en anglais, est Ă la fois un verbe qui signifie « sâoccuper de », « faire attention », « prendre soin », « se soucier de » et un substantif qui pourrait selon les contextes ĂȘtre rendu en français par « soins », « attention », « concernement ». Les difficultĂ©s Ă traduire le care contribuent au maintien de l'expression anglaise dans plusieurs Ćuvres francophones et sont frĂ©quemment discutĂ©es.
Notions
Le mot « care » est parfois traduit par « sollicitude »[2]. Mais cette traduction est contestĂ©e par les spĂ©cialistes comme Sandra Laugier et Patricia Paperman, car le sens de sollicitude selon elles ne rend pas assez compte de la dimension de travail dans le care. De mĂȘme, elles refusent de traduire par « soin » pour ne pas rĂ©duire le care Ă une activitĂ© de la sphĂšre privĂ©e Ă destination de certains types de personnes comme les malades ou les handicapĂ©s[1].
« Le care dĂ©signe lâensemble des gestes et des paroles essentielles visant le maintien de la vie et de la dignitĂ© des personnes, bien au-delĂ des seuls soins de santĂ©. Il renvoie autant Ă la disposition des individus â la sollicitude, lâattention Ă autrui â quâaux activitĂ©s de soin â laver, panser, rĂ©conforter, etc. â, en prenant en compte Ă la fois la personne qui aide et celle qui reçoit cette aide, ainsi que le contexte social et Ă©conomique dans lequel se noue cette relation[3]. »
Le domaine des activités correspondant au care n'est évidemment pas nouveau, mais sa conceptualisation par les regards croisés des psychologues, sociologues, philosophes ou professeurs de sciences politiques, et sa valorisation dans l'univers politique sont un phénomÚne plus récent. L'énoncé d'une nouvelle formulation des liens d'interdépendance et de caring existant entre les individus invite à une nouvelle maniÚre d'objectiver l'organisation de la société.
Valeurs morales de l'Ă©thique de la sollicitude
Les considérations sur l'éthique de la sollicitude sont par conséquent devenues des prises de position politiques relatives à la « Société du soin »[4] et à l'ensemble des aides et soins apportés en réponse concrÚte aux besoins des autres, dans des économies formelles ou informelles. Il constate qu'à la maison, au sein des institutions sociales ou à travers les mécanismes de marché, des valeurs de prévenance, responsabilité, attention éducative, compassion, attention aux besoins des autres sont traditionnellement associées aux femmes.
Cette Ă©thique fĂ©ministe met au centre de lâexpĂ©rience morale la dĂ©pendance et le souci de lâautre, plutĂŽt que la libertĂ© et le dĂ©tachement. Ceci la place en opposition avec les conceptions kantiennes et rationalistes de la moralitĂ©. Loin dâĂȘtre des entitĂ©s sĂ©parĂ©es, les individus dĂ©pendent des autres pour la satisfaction de besoins vitaux, ce tout au long de leur vie, mĂȘme sâils sont davantage vulnĂ©rables Ă certains moments comme lors de la jeune enfance ou en situation de maladie[3] - [5]. Cette Ă©thique part du quotidien, elle ne cherche pas seulement l'action correcte mais aussi le sentiment juste. Elle montre que les sentiments moraux des subalternes en gĂ©nĂ©ral et des femmes en particulier sont des ressources morales ignorĂ©es[6]. Les thĂ©oriciennes du care soulignent l'importance de la justice et lâĂ©thique la responsabilitĂ© Ă lâĂ©gard des personnes dĂ©pendantes et vulnĂ©rables, ainsi que le fait de prendre soin des autres[7].
Les valeurs morales de soin, d'attention Ă autrui, de sollicitude se trouvent souvent identifiĂ©es de prime abord par le sens commun comme Ă©tant spĂ©cifiquement fĂ©minines. LâĂ©thique du care critique l'idĂ©e que certains traits de caractĂšre typiquement associĂ©s aux femmes leur seraient naturels : compassion, souci de lâautre, dĂ©vouement, oubli de soi. Ces dispositions et attitudes ne sont pas propres aux femmes, mais socialement et culturellement distribuĂ©es.
Pour appréhender ces valeurs de soin, Arlie Russell Hochschild, sociologue américaine, a proposé la notion de « capitalisme émotionnel ». Le capitalisme est une économie qui n'est pas seulement parcourue par des biens et des services, mais aussi par des émotions, intriquées dans le mercantile. La commercialisation déborde dans l'intime. La façon dont nous exprimons du souci pour les autres est corrélée avec l'emprise culturelle du marché. Par exemple, nous voulons des chiens pour avoir un modÚle de tendresse, mais si nous n'avons pas de temps pour nous en occuper, nous payons des gens pour leur faire faire leur promenade. La relation avec nos animaux de compagnie correspond à notre bon plaisir et les sentiments que nous entretenons à leur égard dépendent de nos revenus[6].
Dans cette perspective, l'Ă©thique de la sollicitude peut et doit concerner chacun dans la mesure oĂč chacun est ou peut devenir un « aidant ». Parmi les acteurs concernĂ©s par l'Ă©thique de la sollicitude on trouve les aidants informels (Ă©galement dits aidants familiaux ou aidants naturels), mais Ă©galement les professionnels. Il s'agit par exemple des professionnels du secteur social ou mĂ©dico-social considĂ©rĂ©s selon les relations Ă©tablies entre les bĂ©nĂ©ficiaires et les dispensateurs de soins, d'aide sociale, d'accompagnement Ă©ducatif ou thĂ©rapeutique, d'aide Ă l'insertion, d'accueil des demandeurs d'asile, d'aide sociale Ă l'enfance, d'accompagnement des personnes handicapĂ©es ou dĂ©pendantes.
Ainsi, l'Ă©thique de la sollicitude peut ĂȘtre comprise comme une phĂ©nomĂ©nologie du rapport de soin, d'attention, de sollicitude entre soignants et soignĂ©s, aidants et aidĂ©s. L'Ă©tude de cette relation mĂ©rite d'ĂȘtre rĂ©alisĂ©e selon diffĂ©rents angles d'analyse. Le corpus relatif Ă l'Ă©thique de la sollicitude traite de problĂ©matiques de philosophie, de sociologie, de politique (un modĂšle d'organisation de sociĂ©tĂ© Ă projeter), de gender studies, d'Ă©conomie (par exemple sur la vente de service de soins et d'aide aux personnes vulnĂ©rables ou sur la coproduction de l'aide au domicile entre aidants professionnels et informels).
Théoriciennes d'une éthique du care et réception en France
Fransesca Cancian
« La dĂ©finition du Care avec laquelle je travaille est : une combinaison de sentiments d'affection et de responsabilitĂ©, accompagnĂ©s d'actions qui subviennent aux besoins ou au bien-ĂȘtre d'un individu dans une interaction en face-Ă -face[8]. »
Carol Gilligan
Le livre de Carol Gilligan, Une voix différente fait d'abord date dans le domaine des études féministes pour son interprétation des différences empiriques entre les conduites morales des hommes et des femmes[9].
« Celles-ci sont beaucoup plus investies dans les relations de soin qui les attachent Ă autrui, alors que les hommes portent plus d'intĂ©rĂȘt Ă la construction individuelle et font davantage place Ă la compĂ©tition. Ils accordent ainsi de l'importance aux rĂšgles qui permettent une distance affective avec les autres. Ces caractĂ©ristiques produisent des rĂ©solutions diffĂ©rentes des problĂšmes moraux. Les hommes dĂ©ploient des solutions plus neutres, fondĂ©es sur des rĂšgles de justice. Les femmes font l'expĂ©rience des conflits de responsabilitĂ©, qu'elles cherchent Ă rĂ©soudre de maniĂšre plus relationnelle »
â Bertrand HĂ©riard Dubreuil[10].
Cette éthique est exprimée en général par une voix féminine. Elle cherche le rÎle des émotions dans la vie ordinaire. Les services à la personne (voir par exemple Services à la personne en France) donnent à ces émotions un caractÚre économique. Il s'agit de travailler ce que son intime conviction, parallÚlement à la recherche de revenus, commande de faire pour aider les autres à vivre[6].
Joan Tronto
Pour Joan Tronto, la sollicitude ne doit pas s'en tenir seulement Ă une attitude morale : elle considĂšre le sens social d'une activitĂ© de soins, pourtant mal rĂ©munĂ©rĂ©e et peu considĂ©rĂ©e, alors qu'elle constitue un rouage essentiel de la sociĂ©tĂ© de marchĂ©. Dans son ouvrage Un monde vulnĂ©rable[11] elle appelle Ă dĂ©nouer la crise des professions de soins pourtant vouĂ©es Ă crĂ©er de plus en plus d'emplois. Elle appelle Ă professionnaliser les conduites liĂ©es Ă la sollicitude et au soin. « Care is burden » dit-elle : ce fardeau doit ĂȘtre partagĂ© entre hommes et femmes. Apporter une rĂ©ponse concrĂšte aux besoins des autres ne relĂšve pas d'une prĂ©occupation spĂ©cifiquement fĂ©minine mais pose une question d'organisation politique fondamentale recoupant l'expĂ©rience quotidienne de chacun. Ce repositionnement est au cĆur par exemple du mouvement des malades engagĂ©s dans la lutte contre le sida, impulsant un changement de la place des patients dans le processus de soin.
Avec Berenice Fisher, elle distingue le fait de se soucier de quelqu'un ou quelque chose (caring about) de prendre soin de quelqu'un (« caring for »), de soigner quelqu'un (« care giving »), d'ĂȘtre l'objet du soin (« care receiving »)[12].
Pour elle, se soucier de quelqu'un implique un besoin de sollicitude. D'oĂč la qualitĂ© morale spĂ©cifique de l'attention Ă l'autre, qui consiste Ă reconnaĂźtre ce dont il a besoin. Prendre soin suppose la responsabilitĂ© du travail de sollicitude qu'il faut accomplir. Le fait de soigner, travail concret de la sollicitude, suppose la qualitĂ© morale de la compĂ©tence, non pas comprise comme une compĂ©tence technique, mais bien comme une qualitĂ© morale. Ătre objet du soin est la rĂ©ponse de la personne dont on a pris soin.
Joan Tronto propose une véritable vision politique en suggérant qu'à partir de la théorie du care le monde ne soit plus vu comme un ensemble d'individus poursuivant des fins rationnelles et un projet de vie (tel que le présenterait le libéralisme), mais comme un ensemble de personnes prises dans des réseaux de care et engagées à répondre aux besoins de care qui les entourent. Ce n'est pas pour elle dire que toute activité mondaine est due au care mais que beaucoup d'activités sont prises dans le souci des autres. Et les activités en rapport avec le care sont emboßtées avec d'autres activités et contribuent éventuellement à la réalisation d'autres fins.
En 1990, Joan Tronto définit avec Berenice Fisher le care ainsi : « une activité caractéristique de l'espÚce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre "monde" de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités, (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie[13]. »
Jean Watson
Jean Watson développe le concept de care ou caring traduit comme « le prendre soin ». Elle pointe le fait que le soignant prodigue le soin infirmier dans la plus totale congruence avec la personne rencontrée suivant son systÚme de représentations, et non à l'encontre de celui-ci. Cela implique que le soignant adopte une attitude empathique vis-à -vis de la personne rencontrée. Le « prendre soin » s'étend à la capacité de s'occuper d'autrui et de lui porter attention.
Ce schéma est illustré par Suzanne Kérouac dans sa définition du rÎle infirmier : « le rÎle de l'infirmier [et des soins infirmiers] est de soigner une personne qui, en interaction continue avec son environnement, vit des expériences de santé »[14].
Les idées des auteures américaines (Carol Gilligan, Joan Tronto) à l'origine du concept, repris ensuite, au moins implicitement, par le philosophe Alasdair MacIntyre[15].
RĂ©ception et transmission en France
La question du care est d'abord travaillée par des philosophes (Sandra Laugier, Pascale Molinier, etc.) s'inscrivant dans des problématiques centrées sur l'éthique[16].
Plus récemment, des sociologues, dont Serge Guérin, ont inscrit le care dans le débat public dans une perspective plus opérationnelle en matiÚre d'action sociale et de revalorisation des métiers du care mais aussi de projet politique. Dans cette perspective de soutien et de prendre soin, le sociologue Serge Guérin, qui dirige Réciproques, la revue de recherche sur la proximologie[17], établit un lien entre l'approche par le care et le domaine de la proximologie, qui se centre sur les enjeux de l'aide aux aidants. La notion d'accompagnement ou d'accompagnement bienveillant propose une approche plus large et plus politique du care. Elle l'éloigne du soin pour l'inscrire plus fortement dans le champ social et met en avant le rÎle de l'aidant comme de l'aidé.
En 2019, la revue Clio fait paraĂźtre le numĂ©ro « Travail de care », coordonnĂ© par les historiennes Anne Hugon, Clyde Plumauzille et Mathilde Rossigneux-MĂ©heust, afin de mettre Ă lâĂ©preuve cette notion dans le champ de lâhistoire et dâapprĂ©cier les domaines de lâactivitĂ© humaine et les dynamiques sociales et sexuĂ©es du passĂ© quâelle invite Ă questionner, notamment le temps long du travail subalterne de soin et de service, largement fĂ©minin[18] - [19].
Avec un collectif de personnalités, dont l'ancienne ministre Paulette Guinchard, Serge Guérin a lancé l'Appel pour l'équité en faveur des aidants[20], qui entend faire prendre conscience de l'importance des dix millions d'aidants qui représentent une économie de 164 milliards d'euros pour la collectivité. L'appel insiste sur la nécessité d'ouvrir des droits spécifiques en matiÚre de prévention santé et de maintien de droits sociaux pour les aidants bénévoles.
Paulette Guinchard, ancienne secrĂ©taire d'Ătat aux personnes ĂągĂ©es, pose explicitement la question : « Dans nos sociĂ©tĂ©s oĂč la crĂ©dibilitĂ© de l'action politique est remise en cause, l'Ă©thique du care, de la sollicitude dĂ©bordant de la sphĂšre privĂ©e du soin, peut-elle ĂȘtre un nouveau moteur pour un projet politique, pour un projet de sociĂ©tĂ©[21] ? »
Les dĂ©bats autour du care ou de l'Ă©tat accompagnant, sont ainsi portĂ©s au sein du Parti socialiste et de la mouvance de l'Ă©cologie politique pour tenter de dĂ©passer la seule critique de l'Ătat providence[22]. Un courant d'auteurs voit le care comme le moyen de rĂ©pondre Ă la crise de l'Ătat providence et de dĂ©passer la social-dĂ©mocratie[23].
Dâautres critiquent la dĂ©responsabilisation Ă©tatique, en rapport avec la capacitĂ© de lâĂtat-providence Ă prendre en charge les personnes vulnĂ©rables. Les familles seraient prises dans une situation de dĂ©pendance dans l'assistance. Les travaux sur le care soulignent l'idĂ©e que la responsabilitĂ© du soin aux autres revient le plus souvent Ă certaines catĂ©gories sociales (les femmes, les groupes les plus dĂ©munis comme les personnes immigrantes ou les pauvres)[3]. Au sein de l'administration, l'idĂ©e commence aussi Ă infuser par le haut. Ainsi, en , l'Ă©conomiste et PrĂ©sidente du Conseil Scientifique du Caisse Nationale de SolidaritĂ© pour l'Autonomie (CNSA), M.-E. JoĂ«l, met en avant le rĂŽle prĂ©pondĂ©rant des femmes dans l'accompagnement de la dĂ©pendance, qu'elles soient aidantes ou professionnelles. Elle Ă©voque Ă©galement l'engagement plus militant des Anglais ou des Canadiens qui cherchent Ă rĂ©partir plus Ă©quitablement la charge entre les hommes et les femmes[24].
Applications
Ăthique et politique : apparition du Care dans le dĂ©bat public
Pour Sandra Laugier, le care est une « politique de l'ordinaire », qui renvoie à « une rĂ©alitĂ© ordinaire : le fait que des gens s'occupent des autres, s'en soucient et ainsi veillent au fonctionnement courant du monde »[25]. Elle formule ainsi l'intrusion du care dans le monde politique : « l'Ă©thique, comme politique de l'ordinaire ». Dans cette perspective, le sociologue Serge GuĂ©rin fait le lien entre le care et l'Ă©cologie politique, au sens oĂč l'Ă©cologie nĂ©cessite une pratique du prendre soin des humains comme de la terre.
Pour Joan Tronto, il faut Ă©largir la prise de conscience de l'importance du care et le dĂ©mocratiser, au sens de gĂ©nĂ©raliser et rĂ©partir plus largement la responsabilitĂ© du care. C'est en soi un projet politique car le care comme bien d'autres aspects de la vie humaine, tire bĂ©nĂ©fice d'ĂȘtre accompli par le plus grand nombre. Parce que le care est bĂ©nĂ©fique, il doit ĂȘtre dĂ©mocratisĂ©. Il est d'autant meilleur qu'il est dĂ©mocratisĂ©. En cessant d'appartenir Ă la seule Ă©thique fĂ©minine, le care devient un projet politique.
Cependant, la part du temps consacré par les femmes aux travaux domestiques, et la part des femmes dans la population travaillant dans les soins et l'accompagnement social dans le systÚme social, médico-social et sanitaire sont plus importantes que celles des hommes :
Par exemple, en Pays basque espagnol, 90,7 % des femmes rĂ©alisent une activitĂ© en relation avec le travail domestique dans une journĂ©e moyenne, contre 65,6 % pour les hommes[26]. De mĂȘme, dans une Ă©tude de l'INSEE sur les associations d'aides Ă domicile dans l'Aquitaine, la Bretagne, les Pays de la Loire et Poitou-Charentes, 98 % des aides Ă domicile sont des femmes. Ces professionnels assurent lâassistance aux familles, aux handicapĂ©s et aux personnes ĂągĂ©es ainsi que le portage de repas[27]. Au , la part des emplois fĂ©minins est de 67 % dans les associations qui gĂšrent des foyers dâaccueil pour adultes ou enfants handicapĂ©s sur les mĂȘmes rĂ©gions[28]. Toujours pour les mĂȘmes rĂ©gions, les femmes reprĂ©sentent 97% du personnel chargĂ© des enfants dans les crĂšches et halte-garderie[29]. Chez les salariĂ©s employĂ©s par l'Ăducation nationale en Bretagne, les femmes occupent 95,1% des emplois du secteur santĂ©, social (infirmiĂšres, assistantes sociales...)[30]. Enfin, de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, l'INSEE estime que les femmes reprĂ©sentent 74,9% des emplois dans les secteurs santĂ©-action sociale Ă©ducation[31].
Il apparaĂźt donc que, sur le marchĂ© du travail comme au domicile, les activitĂ©s de caring restent largement dans les faits rĂ©alisĂ©es par et sous la responsabilitĂ© des femmes. Or, on voit ici la rĂ©volution que le projet politique de dĂ©mocratisation du care devrait accomplir en dĂ©-genrant les activitĂ©s de Caring. Autrement dit, pour accomplir un passage de la dĂ©finition donnĂ©e par Fransesca Cancian sur le care (qui intĂšgre les notions de « sentiment d'affection » et de « responsabilitĂ© » propre Ă caractĂ©riser un sentiment fĂ©minin qui serait Ă l'origine de la prise de responsabilitĂ© du Care) Ă celle donnĂ©e par Joan Tronto (qui gĂ©nĂ©ralise Ă l'« espĂšce humaine », et dĂ©crit un processus de care moins psychologisĂ©, plus proche de la notion de politique de l'ordinaire), un processus de laĂŻcisation du care doit s'opĂ©rer. Une fois ce changement opĂ©rĂ©, le care n'est plus perçu comme la qualitĂ© d'un genre, mais il devient une prĂ©disposition Ă©galement rĂ©partie entre les individus, et un mode d'organisation de la sociĂ©tĂ©. Pour Serge GuĂ©rin, le care est un fĂ©minisme actif, au sens oĂč l'ensemble des ĂȘtres humains doivent dĂ©velopper une approche d'attention bienveillante Ă l'autre. Aux hommes de s'inscrire dans cette perspective nĂ©cessaire[32].
Par ailleurs les travaux d'Arlie Russell Hochschild repÚrent et comptent les transferts de soins dans les échanges globalisés. Dans son essai Love and Gold[33], elle décrit comment de nombreux « immigrants care workers » du Sud quittent leurs familles pour s'occuper des vieillards du Nord[34].
Emmanuel Langlois explique comment les routines scientifiques ont intĂ©grĂ© des protocoles compassionnels depuis leur remise en cause par l'histoire du SIDA. « Le care est un marchĂ© avec de nombreux dĂ©bouchĂ©s dans la petite enfance, la dĂ©pendance (malades et personnes ĂągĂ©es)[35]. » Il pointe Ă©galement plusieurs contradictions[36]. Les autoritĂ©s risquent de sous-traiter le care aux proches et les professionnels de proximitĂ© peuvent ĂȘtre tentĂ©s de se dĂ©gager de leur responsabilitĂ© morale. Il peut y avoir un « versant noir » : si le care devient une compĂ©tence professionnelle, la narration de la souffrance devient symĂ©triquement une compĂ©tence des exclus et des personnes en situation de vulnĂ©rabilitĂ©. Pour autant « la vulnĂ©rabilitĂ© est le propre de tout homme, Ă©galitĂ© fondamentale devant la souffrance et la mort, elle fonde une Ă©thique[37].
La politisation de la notion de care a attirĂ© l'attention sur le fait que la solidaritĂ© des Ătats-providence, construite pour partie sur la base Ă©conomique de prĂ©lĂšvements obligatoires redistribuĂ©s (sĂ©curitĂ© sociale en France), est portĂ©e sur le terrain majoritairement par les femmes : de 65 Ă 98 % selon les secteurs.
En recherche
LâĂ©thique du care trouve une application dans le monde de la recherche. Il sâagit moins dâun « objet » dâĂ©tude que d'une maniĂšre dâĂ©tudier des rĂ©alitĂ©s variĂ©es. Par exemple, on peut dĂ©placer lâattention portĂ©e de la mĂ©decine vers les activitĂ©s domestiques et quotidiennes, des savoirs scientifiques et techniques vers les savoir-faire plus discrets, mais qui demandent tout de mĂȘme un apprentissage, de lâintelligence et de la crĂ©ativitĂ©[3].
Références
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- Cette Ă©thique remet dâailleurs en question un certain idĂ©al du sujet qui est dominant en Occident : un individu est compris comme indĂ©pendant, sans attache lorsquâil fait ses choix. Les thĂ©ories du care dĂ©montrent une dĂ©pendance aux autres qui est nĂ©cessaire Ă la quasi-totalitĂ© des individus pour rĂ©pondre Ă leurs besoins fondamentaux. L'individu, ou le sujet, est donc le produit des rapports sociaux, et nâest comprĂ©hensible que s'il est replacĂ© dans ces rapports gĂ©nĂ©ralement inĂ©gaux selon chaque situation. L'individu est incomplet dĂšs le dĂ©part : se croire indĂ©pendant, câest ne pas voir ses dĂ©pendances. Sâil est possible de rĂ©duire sa dĂ©pendance, ce nâest qu'aprĂšs un apprentissage, Ă lâintĂ©rieur de certains rapports sociaux et, paradoxalement, avec le soutien des autres. Source : Ăric Gagnon, "Care", in Anthropen.org, Paris, Ăditions des archives contemporaines, 2016.
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- Sandra Laugier « L'éthique comme politique de l'ordinaire » Multitudes no 37-38, Politique du care
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- INSEE, Associations du secteur social : lâaccueil des personnes handicapĂ©es Aquitaine, Bretagne, Pays de la Loire, Poitou-Charentes
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Voir aussi
Bibliographie
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Articles connexes
- Altruisme
- Bienveillance
- Care drain
- Charge Ă©motionnelle
- Coopération
- Empathie
- Aidant naturel
- Aidant familial
- Relation d'aide
- Service désintéressé
- Soins de support
- Technicien-Coordinateur de lâaide psycho-sociale aux aidants
- Travail Ă©motionnel
- Travail social
- Ăthique
- Lien social (sociologie), Comportement prosocial
- Outil convivial (convivialité)
- Carol Gilligan
- Joan Tronto
Liens externes
- Delphine Moreau, « De qui se soucie-t-on ? Le care comme perspective politique », La Revue Internationale des Livres et des Idées,
- « Do you care ? », Nonfiction.fr,
- Serge Guérin, « Politique du don, politique du care. Stratégie de la société accompagnante », La Revue, no 4, 2009-2010