Empathie
L'empathie[1] est la reconnaissance et la compréhension des sentiments et des émotions d'un autre individu. Dans un sens plus général, elle représente la reconnaissance de ses états non-émotionnels, tels que ses propres croyances. Dans ce dernier cas, il est plus spécifiquement question de l'empathie cognitive[2].
Dans le langage courant, le phénomÚne d'empathie est souvent illustré par l'expression « se mettre à la place de l'autre »[3].
Cette comprĂ©hension se produit par une dĂ©centration de la personne (ou de l'animal) et peut mener Ă des actions liĂ©es Ă la survie du sujet visĂ© par l'empathie[4], indĂ©pendamment, et parfois mĂȘme au dĂ©triment des intĂ©rĂȘts du sujet ressentant l'empathie.
Dans l'Ă©tude des relations interindividuelles, l'empathie est donc diffĂ©rente des notions de sympathie, de compassion, d'altruisme ou de contagion Ă©motionnelle, qui peuvent lui ĂȘtre associĂ©es.
Apports théoriques : histoire et chercheurs
Le terme empathie (en allemand EinfĂŒhlung)[5] est crĂ©Ă© par le philosophe Robert Vischer en 1873 dans sa thĂšse de doctorat Ăber das optische FormgefĂŒhl[6] pour dĂ©signer l'empathie esthĂ©tique, soit le mode de relation qu'un sujet entretient avec une Ćuvre d'art permettant d'accĂ©der Ă son sens.
Le mot « empathie » est par la suite rĂ©utilisĂ© en philosophie de l'esprit par ThĂ©odore Lipps (une influence reconnue de Sigmund Freud et des phĂ©nomĂ©nologues) pour dĂ©signer, dans ses premiers Ă©crits, le processus par lequel « un observateur se projette dans les objets qu'il perçoit ». Plus tard, Lipps introduit la dimension affective dont hĂ©rite le conception moderne : l'EinfĂŒhlung caractĂ©riserait par exemple le mĂ©canisme par lequel l'expression corporelle d'un individu dans un Ă©tat Ă©motionnel donnĂ© dĂ©clencherait de façon automatique ce mĂȘme Ă©tat Ă©motionnel chez un observateur. D'autres sources attribuent la premiĂšre utilisation du terme Ă Vitalis en 1798, dont C. G. Jung s'est inspirĂ©.
Le terme est ensuite repris par Karl Jaspers puis par Sigmund Freud en 1905 dans Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten[7] - [8].
DÚs 1907, on trouve le terme en français dans L'activité psychique et la vie de Vladimir Mikhailovich Bekhterev[9].
En 1909, le terme anglais est insĂ©rĂ© par Edward Titchener (en)] dans un essai de traduction du mot allemand EinfĂŒhlungsvermögen, en relation avec l'analyse de Theodor Lipps. Plus tard, il est rĂ©trotraduit en allemand par Empathie[10].
C'est dans la traduction des écrits de Lipps par Titchener que le mot empathy est introduit en langue anglaise puis en français, d'abord sous la forme intropathie (notamment chez les traducteurs de Husserl), avant que le terme empathie ne s'impose[11].
Dans une perspective diffĂ©rente, Wilhelm Dilthey fit usage du vocable hineinversetzen (« se mettre Ă la place de », traduit en empathie) dĂ©signant une capacitĂ© intellectuelle de transposition, sous-jacente dans sa thĂ©orie Ă la capacitĂ© de comprĂ©hension du monde[12]. Mais Dilthey lui-mĂȘme n'utilisa pratiquement pas le terme EinfĂŒhlung, dont il voyait des connexions certes, mais peu claires avec son concept de transposition.
Le livre de Geoffrey Miller The Mating Mind dĂ©fend le point de vue selon lequel l'empathie se serait dĂ©veloppĂ©e parce que « se mettre Ă la place de l'autre » pour savoir comment il pense et va peut-ĂȘtre rĂ©agir constitue un important facteur de survie dans un monde oĂč l'homme est sans cesse en compĂ©tition avec l'homme. L'auteur explique ensuite que le processus darwinien n'a pu que la renforcer du fait qu'il influait sur la survie et qu'au fil du temps s'est dĂ©gagĂ©e une espĂšce humaine qui attribuait une personnalitĂ© Ă Ă peu prĂšs tout ce qui l'entourait. Il voit lĂ une origine probable de l'animisme et plus tard du panthĂ©isme, donc Ă l'apparition des premiĂšres formes de religions.
Au cours du XXe siÚcle, le concept d'empathie se répandit dans les sciences humaines. Cette notion fit l'objet de nombreuses réflexions en psychiatrie ou en psychanalyse avec les théories de Heinz Kohut[13] et de la part de théoriciens et praticiens de la relation, notamment Carl Rogers.
Des travaux ayant montrĂ© que des dĂ©ficits dans lâintelligence sociale pouvaient survenir indĂ©pendamment des dĂ©ficits dans les autres secteurs de la cognition, des philosophes, Ă la fin des annĂ©es 1970, nommĂšrent thĂ©orie de l'esprit la capacitĂ© Ă partager et Ă ressentir tous les types d'Ă©tats mentaux, capacitĂ© qui peut entraĂźner ce dĂ©ficit quand elle est insuffisante.
Depuis, les recherches sur lâempathie, cas particulier de la thĂ©orie de l'esprit, se dĂ©veloppent[14].
Conceptions contemporaines
Selon les contextes, l'empathie désigne aujourd'hui à la fois une aptitude psychologique et les mécanismes qui permettent la compréhension des ressentis d'autrui.
Ainsi, en psychologie de la personnalité, différents questionnaires permettent de mesurer la disposition empathique d'un individu (en l'interrogeant sur des situations imaginaires) et divers protocoles expérimentaux ont été proposés pour mettre en évidence et analyser la réponse empathique réelle d'un individu dans des situations concrÚtes.
Empathie Ă©motionnelle et empathie cognitive
Les recherches récentes ont amené à distinguer le concept d'empathie émotionnelle, qui désigne la capacité à ressentir les états affectifs d'autrui, du concept d'empathie cognitive, c'est-à -dire la capacité à comprendre les états mentaux d'autrui, utilisé en théorie de l'esprit.
Pour Jean Decety de l'universitĂ© de Chicago, lâempathie, capacitĂ© Ă partager les Ă©motions avec autrui, sans confusion entre soi et lâautre, est un puissant moyen de communication interindividuelle et lâun des Ă©lĂ©ments clĂ©s dans la relation thĂ©rapeutique[15]. Cet auteur propose un modĂšle multidimensionnel de lâempathie dont la rĂ©sonance affective, la souplesse mentale pour adopter le point de vue subjectif dâautrui, la rĂ©gulation des Ă©motions constituent les composantes de base[16]. Ces composantes sont modulĂ©es par des processus motivationnels et attentionnels et sont sous-tendues par des systĂšmes neuro-cognitifs distribuĂ©s et dissociables. On peut, Ă partir de ce modĂšle fonctionnel, prĂ©dire des troubles de lâintersubjectivitĂ© et de lâempathie distincts selon que lâun ou lâautre des composants est endommagĂ©, ou non opĂ©rationnel[17] - [18].
L'empathie est parfois distinguĂ©e de la sympathie, de la compassion et de la contagion Ă©motionnelle par le fait que la rĂ©ponse empathique aux Ă©tats affectifs d'autrui se produit sans que l'on ressente soi-mĂȘme la mĂȘme Ă©motion, ou mĂȘme une Ă©motion quelle qu'elle soit.
Empathie et sympathie
Les théories modernes distinguent également l'empathie de la sympathie.
Cette derniĂšre consiste aussi Ă comprendre les affections d'une autre personne, mais elle comporte une dimension affective supplĂ©mentaire : alors que l'empathie repose sur une capacitĂ© de reprĂ©sentation de l'Ă©tat mental d'autrui indĂ©pendamment de tout jugement de valeur, la sympathie est une rĂ©ponse motivationnelle qui repose sur une proximitĂ© affective avec la personne qui en est l'objet, et vise donc Ă amĂ©liorer son bien-ĂȘtre. Dans l'interprĂ©tation de Lauren WispĂ©, « dans l'empathie le soi est le vĂ©hicule pour la comprĂ©hension [d'autrui], et il ne perd jamais son identitĂ©. La sympathie, par contre, vise Ă la communion plus qu'Ă l'exactitude et la conscience de soi est rĂ©duite plutĂŽt qu'augmentĂ©e »[19].
Toujours selon WispĂ©, « l'objet de l'empathie est la comprĂ©hension. L'objet de la sympathie est le bien-ĂȘtre de l'autre. [âŠ] En somme, l'empathie est un mode de connaissance ; la sympathie est un mode de rencontre avec autrui »[20].
Les dĂ©finitions de l'empathie recouvrent ainsi un large spectre car cette capacitĂ© a plusieurs composantes qui font appel Ă des mĂ©canismes neurologiques distincts mais complĂ©mentaires : la premiĂšre composante, inconsciente et assez rĂ©pandue dans le monde animal (mammifĂšres, oiseaux), est la capacitĂ© Ă partager les Ă©motions et les intentions des autres ; la deuxiĂšme est l'envie d'aider, de consoler, qui s'est dĂ©veloppĂ©e chez les espĂšces animales, notamment dans la relation mĂšre-enfant ; la troisiĂšme, plus consciente, consiste non plus seulement Ă se mettre Ă la place de l'autre, mais Ă l'imaginer et s'imaginer soi-mĂȘme de l'extĂ©rieur[21].
Lamoureux distingue ainsi la sympathie de l'empathie. La sympathie fait ressentir l'Ă©motion que ressent lâautre, partager sa souffrance et devenir prĂ©occupĂ©, car on sâimagine vivre la situation. Ainsi, on augmente son propre niveau de stress. L'empathie, met dans la peau de lâautre et fait comprendre quâil vit une Ă©motion sans toutefois que l'on sâapproprie la situation de lâautre. Ainsi, on garde une distance psychologique et on prĂ©serve sa propre santĂ©[22].
Neurosciences
L'empathie a rĂ©cemment fait lâobjet de nombreuses investigations neurophysiologiques chez lâadulte et lâenfant, principalement en utilisant les techniques dâimagerie cĂ©rĂ©brale fonctionnelle. Par exemple, les recherches de Jean Decety indiquent que lorsque nous percevons autrui dans des situations douloureuses dont la cause est accidentelle (par exemple se couper en cuisinant), certaines rĂ©gions impliquĂ©es dans le traitement de la douleur physique sont actifs chez lâobservateur. Le physicien Pierre Papon explique ainsi : « On fait subir Ă la premiĂšre une lĂ©gĂšre douleur, et l'on voit une rĂ©gion prĂ©cise de son cerveau « s'illuminer » lorsqu'elle la ressent. La personne voisine, qui observe la scĂšne sans ĂȘtre manipulĂ©e et donc sans rien sentir sur le plan physique, prĂ©sente une image IRM comparable au mĂȘme moment, tout simplement par empathie. On arrive donc Ă mettre en Ă©vidence un sentiment »[23]. Lorsqu'on prĂ©sente Ă des personnes des images qui suggĂšrent qu'une autre personne a mal, un tiers des personnes ressentent une douleur au mĂȘme endroit de leur corps (empathie sensorielle), deux tiers sont perturbĂ©es mais ne ressentent pas elles-mĂȘmes la douleur (empathie affective)[24].
Ce circuit neuronal inclut le cortex insulaire, le cortex somatosensoriel, le cortex cingulaire antérieur et la substance grise périaqueducale[25] - [26] - [27] - [28].
Ce mĂ©canisme de rĂ©sonance sensori-somatique entre autrui et soi, relativement primitif sur les plans Ă©volutif et ontogĂ©nĂ©tique (il semblerait en place dĂšs la naissance), joue un rĂŽle crucial dans le dĂ©veloppement de lâempathie et du raisonnement moral, en nous permettant de partager la dĂ©tresse des autres et de dĂ©clencher une inhibition des comportements agressifs[29]. Dans le cas de la douleur, il semblerait que nous soyons prĂ©disposĂ©s Ă ressentir la dĂ©tresse des autres comme un stimulus aversif, et que nous apprenions Ă Ă©viter les actions associĂ©es Ă cette dĂ©tresse[30].
Ceci est le cas pour de nombreuses espĂšces de mammifĂšres, incluant les rongeurs. Par exemple, un rat qui a appris Ă appuyer sur un levier pour obtenir de la nourriture arrĂȘtera de sâalimenter sâil perçoit que son action (appuyer sur le levier) est associĂ©e Ă la dĂ©livrance dâun choc Ă©lectrique Ă un autre rat[31]. Ce mĂ©canisme de partage de la dĂ©tresse de lâautre est modulĂ© non consciemment (il peut ĂȘtre inhibĂ© ou augmentĂ©) par divers facteurs sociaux, comme les relations interpersonnelles ou lâappartenance Ă un groupe (ethnique, politique, religieux). Il ne serait en effet pas adaptatif dâĂ©prouver la dĂ©tresse dâun ennemi de la mĂȘme façon que pour un individu qui appartient au mĂȘme groupe.
Selon une autre piste, les neurones miroirs agissent de la mĂȘme maniĂšre lors de l'observation que lors de la production (par exemple d'un mouvement), et ils semblent fortement impliquĂ©s dans les processus d'apprentissage dans lesquels l'importance du rĂŽle Ă©motionnel est connue[32]. En fait, cette association entre perception et action est considĂ©rĂ©e importante quant Ă la formation de la sensibilitĂ© interpersonnelle d'un individu[33].
Cette forme d'empathie « de l'immĂ©diatetĂ© » pourrait expliquer la communication avec les malades d'Alzheimer car l'aire de Broca, aire principale des neurones miroirs, est fort Ă©loignĂ©e de l'hippocampe oĂč dĂ©bute la maladie[34].
Le degrĂ© d'activation des zones cĂ©rĂ©brales liĂ©es Ă l'empathie est un indicateur de la force avec laquelle l'empathie est ressentie. Ce degrĂ© d'activation peut ĂȘtre dĂ©terminĂ© grĂące Ă l'imagerie fonctionnelle (IRMf) et permet de produire des cartes du rĂ©seau neuronal de l'empathie[35].
Une Ă©tude sur le cortex insulaire a montrĂ© que l'activation du cortex insulaire antĂ©rieur des participants, qu'ils soient atteints d'un TSA ou non, Ă©tait proportionnelle Ă leur degrĂ© d'alexithymie. En dâautres termes, plus ils arrivaient Ă comprendre leurs propres Ă©motions, plus ils Ă©taient capables de comprendre celles des autres[36].
Ăthologie et empathie interspĂ©cifique
AprĂšs une pĂ©riode oĂč la « science » a mis en avant l'instinct animal, Konrad Lorenz a expĂ©rimentalement montrĂ© comment des animaux tels que les oiseaux sont marquĂ©s aprĂšs la naissance par l'imitation du « modĂšle parental » ou de ce qui en tient lieu. D'autres auteurs ont ensuite estimĂ© que l'empathie vient naturellement aux humains mais aussi Ă des animaux dits « Ă©voluĂ©s » (mammifĂšres sociaux tels que les Ă©lĂ©phants, chimpanzĂ©s, bonobos, singes capucins, mais aussi des mammifĂšres marins tels que les dauphins, les baleines) qui, selon de nombreux tĂ©moignages, peuvent s'entraider voire se mobiliser pour sauver la vie de congĂ©nĂšres. C'est ce que Frans de Waal[37] Ă©voque dans un livre intitulĂ© L'Ăąge de l'empathie : leçons de la nature pour une sociĂ©tĂ© solidaire, qui montre que le combat de la vie, souvent mis en exergue pour expliquer l'Ă©thologie, peut aussi se traduire par des comportements de solidaritĂ© qui semblent parfois mettre en jeu l'empathie[38].
Par ailleurs, les humains peuvent Ă©galement ĂȘtre en empathie pour d'autres espĂšces. Une Ă©tude de Miralles et al. en 2019 montre que plus les espĂšces sont phylogĂ©nĂ©tiquement proches de nous, plus nous sommes enclins Ă ĂȘtre en empathie (et Ă ressentir de la compassion) Ă leurs Ă©gards[39].
Empathie en psychologie
Par opposition, la dĂ©finition de Geoffrey Miller dans The Mating Mind identifie l'empathie comme une pratique volontaire de l'identification Ă l'autre. Selon cet auteur, l'empathie se serait dĂ©veloppĂ©e parce que « se mettre Ă la place de l'autre » pour savoir comment il pense et va peut-ĂȘtre rĂ©agir constitue un important facteur de survie dans un monde oĂč l'homme est sans cesse en compĂ©tition avec l'homme[40].
En dehors des approches liées à la psychologie
Une notion différente de l'empathie est développée dans l'ouvrage Pratique de la médiation de Jean-Louis Lascoux, avec le néologisme alterocentrage[41] - [42].
Enseignement
Le Danemark est le seul pays au monde oĂč des cours d'empathie sont obligatoires, pour les enfants de 6 Ă 16 ans, Ă raison d'une heure par semaine[43] - [44]. Cette pratique a Ă©tĂ© codifiĂ©e dans la loi danoise de 1993 relative Ă lâĂ©ducation[44].
Notes et références
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Annexes
Articles connexes
Sources et bibliographie
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Liens externes
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