Protochronisme en Roumanie
Le protochronisme en Roumanie s'enracine dans des doctrines nationalistes dâinspiration maurrassienne qui ont Ă©tĂ© diffusĂ©es dans le pays surtout Ă partir des annĂ©es 1920 mais nâĂ©taient pas prises en considĂ©ration dans le monde universitaire, jusquâĂ ce que le « national-communisme »[1] du rĂ©gime dictatorial prĂ©sidĂ© par Nicolae CeauÈescu les intĂšgre dans son corpus idĂ©ologique pour lĂ©gitimer son isolationnisme et son culte de la personnalitĂ© qui le plaçait dans la lignĂ©e des hĂ©ros nationaux du passĂ©, chefs dâun peuple nâayant besoin dâaucune influence extĂ©rieure[2].
Le terme de « protochronisme » a commencĂ© Ă circuler en Roumanie dans les annĂ©es 1970 parmi les dissidents pour dĂ©signer ce corpus idĂ©ologique qui affirmait le caractĂšre unique et pionnier de la culture roumaine, dĂ©nonçait « les consĂ©quences fatales que la subordination Ă la culture occidentale » et combattait les « positions cosmopolites » du synchronisme dâEugĂšne Lovinesco[3]. Dans son dĂ©veloppement, le protochronisme « national-communiste » promouvait un passĂ© idĂ©alisĂ© du pays, en contournant ou dĂ©tournant les rĂšgles de la recherche scientifique, en nâutilisant que les sources pouvant servir son propos, elles-mĂȘmes souvent douteuses[4].
Les termes satiriques « dacomanie » (en Roumanie) ou « tracomanie » (en Bulgarie) sont Ă©galement utilisĂ©s par les universitaires pour dĂ©signer ce courant, que ses partisans appellent « Dacologie » ou « Thracologie ». « Dacologues » ou « Thracologues » dĂ©noncent une hypothĂ©tique censure de la « science officielle » et revendiquant le droit de prĂ©senter leurs points de vue et leurs arguments Ă Ă©galitĂ© avec ceux des universitaires, dĂ©marche analogue Ă celle des crĂ©ationnistes dans le sud-est des Ătats-Unis. Ainsi, une semblable controverse trouble, depuis la chute de la dictature, du rideau de fer et de CeauÈescu, l'identitĂ© nationale des Roumains : l'Ăglise orthodoxe roumaine affirme que le christianisme Ă©tait dĂ©jĂ implantĂ© durant l'AntiquitĂ©, qu'il faut prendre en considĂ©ration la lĂ©gende ecclĂ©siastique comme source aussi fiable, sinon plus, que les travaux archĂ©ologiques ou historiques[5], qu'elle est la continuatrice en droite ligne de l'apĂŽtre AndrĂ©[6] ce qui a pour consĂ©quence que selon ce point de vue, un Roumain ne peut ĂȘtre que chrĂ©tien et, de prĂ©fĂ©rence, de tradition orthodoxe[7].
En Roumanie, les auteurs protochronistes, telle Viorica EnÄchiuc, utilisent des documents apocryphes, comme le Codex Rohonczi supposĂ© en alphabet dace[8] pour « dĂ©montrer » lâantĂ©rioritĂ© des Daces sur les civilisations de La TĂšne et de lâItalie antique, et lâorigine dace des Latins[9]. Ils sont soutenus financiĂšrement par des mĂ©cĂšnes comme le mĂ©decin roumano-amĂ©ricain Napoleon SÄvescu, auteur de Nous ne sommes pas des descendants de Rome et coĂ©diteur avec le milliardaire Joseph DrÄgan de la revue Nous, les Thraces.
Historique
Lâune des racines du protochronisme est, selon Verdery, le complexe dâinfĂ©rioritĂ© spĂ©cifique du nationalisme des « petites nations » balkaniques[10]. En Roumanie, le phĂ©nomĂšne remonterait Ă Bogdan Petriceicu Hasdeu lui-mĂȘme[11], scientifique et pionnier de lâhistoriographie roumaine, dont le travail est dâune valeur reconnue dans son ensemble, mais qui, dans son «Etymologicum magnum Romaniae », Ă©crit que « les dynasties princiĂšres mĂ©diĂ©vales de la Moldavie et de la Valachie descendent dâaristocrates daces dont les origines remonteraient Ă lâĂ©poque de Burebista »[12]. Cette affirmation fantaisiste et indĂ©montrable, quâaucune source nâĂ©taye, est reprise par les protochronistes actuels.
AprĂšs la PremiĂšre Guerre mondiale, lâunification du pays, et la Grande DĂ©pression des annĂ©es 1930, lâidĂ©ologie protochroniste gagne les groupes politiques qui se targuent de proposer des solutions radicales Ă la crise et Ă la corruption, comme la Garde de fer, mouvement dâextrĂȘme droite qui affirmait parfois sâinspirer dâun prĂ©tendu « message salmoxien » (câest-Ă -dire Dace)[13].
Elle gagne aussi lâhistorien Nicolae DensuĆianu qui, dans sa Dacie prĂ©historique, dĂ©crit de façon tout aussi spĂ©culative une « civilisation pĂ©lasgique » qui serait originaire de lâespace roumain actuel, se serait Ă©tendue durant plus dâun millĂ©naire sur un territoire allant de lâocĂ©an Atlantique Ă lâInde et serait Ă lâorigine de toutes les cultures europĂ©ennes[14]. Lâauteur prĂ©sente aussi comme « Daces » des personnages historiques comme la dynastie AssĂ©nide du royaume Bulgaro-Valaque ou Horea[15].
En critiquant ces dĂ©rives, Ćerban Cioculescu introduit en 1941 le terme « tracomanie »[14]. Mircea Eliade, bien que lui-mĂȘme inspirateur de dĂ©rives hors du champ scientifique, reprenait le terme de Cioculescu et parlait dâun « courant qui dans ses expressions les plus extravagantes, mĂ©ritait le nom de tracomanie »[16]. Dans les annĂ©es 1960, le protochronisme a Ă©tĂ© diffusĂ© et amplifiĂ© par Doru Todericiu, un ingĂ©nieur auteur dâhistoire-fiction, qui, allant encore plus loin, attribuait le mĂ©galithisme aux extraterrestres et faisait des Daces les plus anciens porteurs de cette premiĂšre civilisation.
En 1974, Edgar Papu publie dans la revue culturelle Le XXe siĂšcle[17] un essai intitulĂ© « Protochronisme roumain », oĂč il listait les innovations europĂ©ennes qui, selon les protochronistes, seraient dues aux Daces ou aux Roumains[18]. Il donne en exemple « Les enseignements de Neagoe Basarab Ă son fils Teodosie », qui auraient inspirĂ© toute la littĂ©rature baroque europĂ©enne, de Dimitrie Cantemir prĂ©sentĂ© comme un « Ă©crivain romantique avant la lettre », ou encore de Mihai Eminescu vu comme un « prĂ©curseur de lâexistentialisme et de la sociologie ». La conclusion de Papu est que « le protochronisme rend le monde entier redevable Ă la Roumanie et sâaffirme comme un trait marquant de la critique littĂ©raire roumaine lorsquâelle se place face au contexte mondial ».
Sans se soucier du ridicule de ce trait, les idĂ©ologues du parti commencĂšrent Ă intĂ©grer le protochronisme dans leur « national-communisme » Ă partir de 1974, lors du XIe CongrĂšs du Parti qui adopte lâidĂ©e que les Daces auraient rĂ©alisĂ© un « Ătat proto-communiste »[19]. Plus son crĂ©dit intĂ©rieur et international sâeffrite face aux critiques (par exemple dâAmnesty International[20]), plus le rĂ©gime national-communiste de Nicolae CeauÈescu abuse du protochronisme pour lĂ©gitimer son isolement, en vantant la « supĂ©rioritĂ© culturelle » locale sur toutes les « influences Ă©trangĂšres » et en insistant sur les « glorieuses » rĂ©alisations ou les dĂ©couvertes du peuple roumain opprimĂ© et ignorĂ©, mais « prĂ©curseur » dans divers domaines artistiques, scientifiques ou technologiques[21].
Le protochronisme roumain actuel
Lorsque les rĂ©gimes communistes sâeffondrent, la Nomenklatura et lâĂglise abandonnent le marxisme pour un nationalisme ombrageux dont le protochronisme et les Ă©glises locales sont les piliers. Lâinternet, les mĂ©dias et la littĂ©rature offrent des vastes champs dâexpression pour cette idĂ©ologie de rechange, largement diffusĂ©e, y compris dans lâenseignement public, par des personnages qui avaient fait carriĂšre en encensant le rĂ©gime de CeauĆescu, tels Adrian PÄunescu ou Corneliu Vadim Tudor[22].
Partisans de la « thĂ©orie du complot » et se posant en victimes de la « censure » Ă laquelle ils seraient soumis par le monde acadĂ©mique, les partisans du protochronisme professent leur mĂ©pris pour la « science officielle » et ses « spĂ©cialistes asservis ». Pourtant ces derniers ne disposent pas de mĂ©cĂšnes, et leurs moyens de diffusion sont infĂ©rieurs Ă ceux des protochronistes, dont les thĂšses sont mieux connues des Ă©coliers et dâune partie du corps enseignant, que celles des chercheurs respectant la dĂ©marche scientifique dâinvestigation et de vĂ©rification. Les protochronistes font sans cesse lâamalgame entre dâune part les critĂšres dâadmissibilitĂ© dâun travail de recherche auprĂšs des publications scientifiques et des Ă©ditions acadĂ©miques qui veillent Ă ce que les rĂ©sultats publiĂ©s soient sourcĂ©s et vĂ©rifiables, et dâautre part lâancienne censure communiste qui Ă©touffait la libertĂ© dâexpression. Le « complot » dont ils seraient les victimes est un leitmotiv des protochronistes, alors que dans lâhistoire rĂ©cente et prĂ©sente, non seulement la sphĂšre politique nâa pas rĂ©primĂ© le protochronisme, mais bien au contraire elle lâa promu, officialisĂ© et instrumentalisĂ©[14].
Pastiches
Les outrances du protochronisme ont inspirĂ© les humoristes. L'un d'entre eux, Radu G. Èeposu, entendait prouver que les Roumains descendent des AztĂšques (en roumain Azteci qu'il reliait aux Dovleci : les courgettes, elles aussi d'origine mĂ©so-amĂ©ricaine, et au maĂŻs, ingrĂ©dient principal d'un mets roumain trĂšs rĂ©pandu, la mÄmÄligÄ) ; selon lui, survivant Ă la colonisation espagnole, les AztĂšques cachĂ©s Ă fond de cale parmi les pots de vĂ©gĂ©taux se seraient rĂ©fugiĂ©s en Italie au XVIe siĂšcle et, en se mĂ©langeant avec les Italiennes, auraient crĂ©Ă© les Roumains et seraient venus au XVIIe siĂšcle dans les principautĂ©s danubiennes, auparavant peuplĂ©es par un peuple disparu, les Dadaces (Ă©voquant Ă la fois les Daces, et les mots roumains dada : « bĂ©ni-oui-oui », et dÄdacÄ : « nounou », « bonniche »)[23]. Un autre, Paul LazÄr-Tonciulescu, a Ă©crit un livre-pastiche, De la Èara Luanei la Ieud (« Du pays de Loana Ă Ieud ») pour montrer (entre autres) qu'Ă l'Ă©poque des mammouths, les Roumains Ă©crivaient dĂ©jĂ des traitĂ©s (de gastronomie prĂ©historique) sur les parois des poteries. Enfin, des scientifiques se sont regroupĂ©s en une micronation, le Hospodariat de MeltĂ©nie.
Contexte du protochronisme
Ces théories sont anciennes mais ont beaucoup profité :
- du succĂšs de lâouvrage Da Vinci Code ;
- des rĂ©actions Ă©motionnelles aux provocations mĂ©diatisĂ©es de personnages comme Vladimir Jirinovski (qui nâest pas historien) ayant, par exemple, affirmĂ© que les locuteurs des langues romanes orientales proviendraient d'un « mĂ©lange de colons italiens venus sur les nefs gĂ©noises et de Tziganes danubiens, qui a envahi des terres appartenant lĂ©gitimement Ă la Bulgarie, Ă la Hongrie et Ă la Russie »[24] ;
- de lâinĂ©galitĂ© entre les pays industrialisĂ©s, riches, puissants et connus depuis longtemps, anciennes mĂ©tropoles coloniales de lâEurope de l'Ouest, et les pays beaucoup moins importants gĂ©opolitiquement d'Europe centrale et orientale, ou beaucoup moins riches ou moins bien connus dâAsie, ce qui gĂ©nĂšre parfois des complexes nourrissant le nationalisme⊠y compris en histoire.
Notes et références
- L'expression « national-communisme » est due Ă l'analyste politique et historienne française Catherine Durandin de l'IFRI qui l'a prise aux dissidents roumains des annĂ©es 1980 dĂ©finissant le rĂ©gime comme naÈional-socialist (« national-socialiste ») en pastichant l'expression officielle socialism naÈional (« socialisme national »).
- Mircea Martin, La culture roumaine écartelée entre communisme et nationalisme, in : Revista 22 n° 44 (660)/XIII, octobre-novembre 2002.
- Keith Hitchins, Historiography of the Countries of Eastern Europe: Romania, American Historical Review, 1992.
- Lucian Boia, Istorie Èi mit Ăźn conÈtiinÈa romĂąneascÄ (âHistoire et mythe dans la conscience collective roumaineâ), ed. Humanitas, Bucarest 1997.
- Mircea PÄcurariu, SfinÈi daco-romĂąni Èi romĂąni (âSaints daco-romains et roumainsâ), Ă©d. de la MĂ©tropolie de Bucovine et Moldavie, IaÈi 1994.
- George Alexandru, LâĂ©tonnant voyage missionnaire de l'apĂŽtre AndrĂ©, in : Route d'Emmaus, Vol. V, No. 4, pp.43-45.
- Boia, p. 269.
- http://www.dacica.ro/.
- Le rapport de synthĂšse du professeur Augustin Deac sur le Codex Rohonczi et sur la validitĂ© du travail de Viorica EnÄchiuc.
- Verdery, p. 177 et Dimitri Kitsikis, La Montée du national-bolchevisme dans les Balkans, ed. Avatar, Paris 2008.
- Boia, 138-139, 140, 147; Verdery, p. 326.
- Boia, p. 82.
- Boia, p. 320.
- BabeÈ.
- Boia, p. 147-148.
- OiÈteanu citant Mircea Eliade dans De la Zalmoxis Ă Gengis-Khan, Ă©d. ÈtiinÈificÄ si EnciclopedicÄ, Bucarest, 1980, p. 85.
- En roumain : Secolul 20.
- Boia, p. 122â123 ; Martin.
- Boia, p. 120.
- Dans les annĂ©es 1970 Amnesty international relĂšve de nombreux cas de persĂ©cution en Roumanie : dissidents ouvriers comme Ionel CanÄ et Vasile Paraschiv fondateurs d'un syndicat libre Ă©quivalent de Solidarnosc, intellectuels comme Paul Goma ou Andrei PleÈu, membres de la minoritĂ© hongroise de Transylvanie, prĂȘtres comme Gheorghe Calciu-Dumitreasa...
- Boia, p. 117-126.
- Ungureanu, Boia, p. 268, Verdery, p. 343.
- Octavian Soviany, Banca MÄgarilor (« Le banc des Ăąnes », souvenirs autour de Radu G. Èeposu), Ă©d. âOrientul latinâ, BraĆov 1996.
- Vladimir Jirinovski cité sur : et .
Bibliographie
- (ro) Mircea BabeÈ, âLa soi-disant renaissance de la Dacieâ, Observator cultural,
- (ro) Lucian Boia, Istorie Èi mit Ăźn conÈtiinÈa romĂąneascÄ (âHistoire et mythe dans la conscience collective roumaineâ) Humanitas, Bucarest 1997
- Dimitri Kitsikis, La Montée du national-bolchevisme dans les Balkans, Avatar, Paris, 2008
- (ro) Mircea Martin, La culture roumaine écartelée entre communisme et nationalisme (II), Revista 22 n° 44 (660)/XIII, octobre-
- (ro) Andrei OiÈteanu - âMircea Eliade entre orthodoxie et zamolxismeâ, Observator cultural n° 127
- (ro) Edgar Papu, Din clasicii noÈtri. ContribuÈii la ideea unui protocronism romĂąnesc, Ă©d. Eminescu, Bucarest 1977
- (ro) Vladimir TismÄneanu - âMythes protochronistes et baroque stalino-fascisteâ, Evenimentul zilei,
- (ro) Alexandra TomiÈÄ, O « istorie » glorioasÄ: dosarul protocronismului romĂąnesc (âUne glorieuse « histoire », le dossier du protochronisme roumainâ), Ă©d. Cartea RomĂąneascÄ, Bucarest 2007
- Florin Èurcanu, Mircea Eliade, le prisonnier de l'histoire, Le DĂ©couverte, Paris 2003
- (ro) Dan Ungureanu - Ne tirez pas sur l'ambulance, Observator cultural n° 167, 6-.
- (en) Katherine Verdery, National Ideology under Socialism. Identity and Cultural Politics in CeauÈescu's Romania, University of California Press, 1991, (ISBN 0-520-20358-5).
Voir aussi
Articles connexes
Liens externes
- Site-ul Dacia Nemuritoare
- (en) National Art as Legitimate Art: 'National' between tradition and Ideology in Ceausescu's Romania - Alice Mocanescu, Durham University
- âTracologie Èi Tracomanieâ de Sorin Olteanu
- O discuÈie la Ècoala de varÄ de la Sighet care adreseazÄ Èi problema protocronismului
- O prezentare satiricÄ pe site-ul unui grup de tineri medieviÈti
- (en) âAn anthropological discussion of the significance of theories of cultural and historical primacy illustrated with examples from Hungary and Serbiaâ - Eric Beckett Weaver
- (en) âAncient Magyar RovĂĄsâ, Journal Of The Institute For Hungarian Studies, Vol. 1, Number 2, October, 1996 - AdorjĂĄn Magyar