L'Esclavage moderne
L'Esclavage moderne (en russe : РабŃŃĐČĐŸ ĐœĐ°ŃĐ”ĐłĐŸ ĐČŃĐ”ĐŒĐ”ĐœĐž) est un pamphlet Ă©crit par LĂ©on TolstoĂŻ et publiĂ© en 1900. Ce livre est une rĂ©actualisation de ses idĂ©es exposĂ©es dans Ce qu'il faut faire ? publiĂ© en 1888, oĂč les sujets abordĂ©s sont la rĂ©sistance Ă la violence par la passivitĂ© (ce qui influencera Gandhi et la rĂ©sistance passive), la dĂ©sobĂ©issance civile, une glorification des valeurs paysannes, une critique de la sociĂ©tĂ© industrielle et des effets nĂ©fastes qui apparaissent parallĂšlement au progrĂšs. Il expose lâidĂ©e que le capitalisme, libĂ©ral ou dâĂtat (socialisme dâĂtat), ne rĂ©soudra pas les problĂšmes des ouvriers et autres travailleurs. Sa pensĂ©e peut-ĂȘtre rĂ©sumĂ©e de cette maniĂšre : « La cause de la malheureuse condition des ouvriers est lâesclavage. La cause de lâesclavage est lâexistence des lois. Or les lois sâappuient sur la violence organisĂ©e[1] ». De par son rejet de la toute puissance de lâhomme, et sa critique d'aliĂ©nation au sens large, TolstoĂŻ peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un prĂ©curseur de la pensĂ©e de la dĂ©croissance.
L'Esclavage moderne | |
Auteur | LĂ©on TolstoĂŻ |
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Genre | Pamphlet |
Date de parution | 1900 |
Traducteur | Adrien Souberbielle |
Ăditeur | Le Pas de cĂŽtĂ© |
Date de parution | 2012 |
Introduction
Le recensement de Moscou de 1897, directement rĂ©alisĂ© par lâadministration russe (auparavant celui-ci Ă©tait rĂ©alisĂ© par lâintermĂ©diaire des Ă©lites religieuses) et touchant le monde rural, fut vu par la population comme une intrusion dans les villages, visant Ă remettre en cause lâautonomie de la population et une opĂ©ration de contrĂŽle politique[2]. Ă la suite des problĂšmes soulevĂ©s par celui-ci (rĂ©volte de la population, disparition dâun mode de vie rural...), TolstoĂŻ sâinterroge sur les conditions sociales de la Russie de la fin du XIXe siĂšcle.
Cette Ćuvre est un exposĂ© des idĂ©es de TolstoĂŻ. Il nâest pas Ă lâimage dâune doctrine dâĂ©tat, il expose que son propos est Ă lâĂ©chelle individuelle et quotidienne. Il a conscience de son parti pris, tout en critiquant les mĂ©thodes du parti adverse : « Je sais que les sublimes paroles, Ă©galement dĂ©naturĂ©es par les commentaires fantaisistes des libĂ©raux et des prĂȘtres, donneront Ă la plupart des gens soi-disant cultivĂ©s de telles prĂ©tentions contre lâarticle [...] que sans doute il ne le liront pas[1] ».
Résumé
- Trente-sept heures de travail
Ce chapitre introductif sert dâillustration au propos de lâauteur. Il y dĂ©crit les conditions de travail dâouvriers russes dans la gare de Moscou-Kazan : des ouvriers sous payĂ©s « 1 rouble 15 kopecks par 1000 poudes de marchandises chargĂ©es (environ 16,38 tonnes) »[1], aux horaires dĂ©gradants et vivant dans des conditions de travail prĂ©caires. TolstoĂŻ expose les abus quâils subissent, comparant leur travail aux corvĂ©es du Moyen Ăge. En les questionnant, il se rend compte que leur seule revendication concerne lâamĂ©nagement dâune salle de repos, et en aucun cas la remise en cause de leur travail. Il en tire la conclusion que le chĂŽmage de masse, qui provoque lâexode rural, oblige les travailleurs Ă accepter les pires conditions et Ă sâadapter Ă celles-ci. Il cite : « ces hommes dont lâexistence Ă©tait beaucoup plus dure que celle des bĂȘtes de somme »[1].
- LâindiffĂ©rence de la sociĂ©tĂ©
Il cite ensuite divers exemples au sein de Moscou : une fabrique dâĂ©toffe de soie, ou 3000 femmes et 700 hommes travaillent avec les « derniers perfectionnement de la technique moderne »[1]. Il exprime lâidĂ©e de sacrifice, les hommes et femmes quittent leurs villages dâorigine et leurs foyers et abandonnent leurs familles et enfants. Lâindustrialisation atomise donc les familles.
Le sacrifice de vie humaine est aussi marquĂ© par lâexemple quâil donne dâun ouvrier, jeune mais handicapĂ© Ă la suite d'un accident de travail, renvoyĂ© sans allocations ou aides. Ce sacrifice nâest que « les consĂ©quences inĂ©vitables dâun ordre des choses »[1]. Le risque au travail nâest pas encadrĂ©, comme il le montre avec lâexemple des typographes, empoisonnĂ©s au plomb et le travail dangereux des mineurs. Ainsi, lâespĂ©rance de vie en Angleterre est de 55 ans pour les hautes classes, et de 29 pour les ouvriers[1]. Ce sont les effets de lâindustrie moderne, les consĂ©quences ignorĂ©es.
Il exprime enfin lâidĂ©e que lâamĂ©lioration des conditions de travail nâest pas une solution en soi. La nature du libĂ©ralisme de lâĂ©poque rend les hautes classes et classes moyennes coupables de consommer, tout en ignorant les consĂ©quences de cette consommation. Le sort des ouvriers importe peu, au contraire des commerçants.
- La science justifie lâĂ©tat des choses actuel
TolstoĂŻ propose une explication Ă cet aveuglement : la science du progrĂšs, donne une reprĂ©sentation du monde qui fait de lâhomme un instrument. Il critique ainsi lâidĂ©e du rationalisme. Il en profite aussi pour faire une attaque contre la religion, en particulier le chrĂ©tientĂ©, qui a posĂ© dĂšs le Moyen Ăge, lâidĂ©e dâune pauvretĂ© nĂ©cessaire pour les travailleurs (les serfs) et de la jouissance des autres (les seigneurs). Le progrĂšs est donc une nouvelle religion, au mĂȘme titre que le catholicisme, qui permet une acceptation de lâordre social. Cependant, lâhistoire nous montre une remise en cause de ces valeurs, avec par exemple la RĂ©volution française. Câest ainsi quâest nĂ©e lâĂ©conomie politique, devant justifier lâĂ©tat des choses par des lois, immuables et naturelles, sur le mĂȘme modĂšle que la loi scientifique (loi de lâoffre et de la demande, capital, bĂ©nĂ©fice...). Cette science ne servirait selon lui quâaux privilĂ©giĂ©s, les intellectuels, et voit sa dimension universelle ĂȘtre faussĂ©e car elle est nĂ©e dans un cadre spatio-temporel restreint : l'Angleterre du XVIIIe au XIXe siĂšcle, avec des auteurs tel que Adam Smith.
- LâĂ©conomie politique affirme que tous les ouvriers des champs seront obligĂ©s de passer par lâusine
Dans ce chapitre, lâauteur vient critiquer les idĂ©es socialistes de lâĂ©poque, que lâon peut retrouver dans la pensĂ©e de Paul Lafargue dans son Ă©crit Le Droit Ă la paresse, publiĂ© en 1880. Il fait une nouvelle comparaison avec le pouvoir de lâĂglise : 2 classes existent, une infĂ©rieure, lâautre supĂ©rieure, avec pour motivation lâidĂ©e dâun futur meilleur qui passe par la socialisation des moyens de production, servant de justification pour la classe privilĂ©giĂ©e de lâordre social. La science du progrĂšs se charge donc de rĂ©pondre : les ouvriers et autres travailleurs doivent se regrouper en sociĂ©tĂ© de coopĂ©ration et doivent lutter par des grĂšves, participation au pouvoir... Ils doivent faire pression pour obtenir des amĂ©liorations. Les intellectuels de lâĂ©poque expriment lâidĂ©e qui cette socialisation nâest quâune question de temps.
TolstoĂŻ caractĂ©rise cette doctrine comme Ă©tant un « aveu dâignorance »[1]. Il apporte lâidĂ©e que les travailleurs possĂšdent eux-mĂȘmes des moyens de production mais quâils les ont abandonnĂ©s lors de lâexode rural. Câest donc une critique du capitalisme, qui pousse les gens Ă dĂ©sirer plus quâils nâont tout en sacrifiant ce quâils ont, critique qui apparaĂźt dans lâidĂ©e de dĂ©croissance, en particulier chez la pensĂ©e taoĂŻste, avec lâĆuvre de Lao Tseu, le Tao Tö King. Ainsi, le dĂ©sir dâavoir plus nâest quâune aliĂ©nation qui dĂ©tourne de la rĂ©alitĂ©. On peut y voir aussi un Ă©loge de la simplicitĂ© volontaire : « Car pour le bonheur de leur vie, il importe fort peu quâils puissent se payer des fantaisies luxueuses : montres, mouchoirs de soie, tabac, eau-de-vie, viande, biĂšre, mais seulement quâils recouvrent enfin la santĂ©, la moralitĂ© et surtout la libertĂ© »[1]. Le loisir vient donc faire accepter les conditions de travail. Il dĂ©plore ensuite la dĂ©bauche que provoque ce loisir, lâalcoolisme en particulier, qui fait disparaĂźtre ce que TolstoĂŻ appelle des « valeurs sĂ»res », qui sont selon lui « la vie de famille, et le travail de la terre, le seul raisonnable »[1].
Cette simplicitĂ© volontaire est la clĂ© de voĂ»te de la pensĂ©e de TolstoĂŻ, il prĂŽne une vie simple en pleine nature, loin de la servitude imposĂ©e, qui dĂ©truit les gĂ©nĂ©rations et le lien social. Il rejoint ainsi lâidĂ©e de Karl Marx sur le dĂ©racinement des paysans. Le socialisme ne sert que lâintĂ©rĂȘt de ce capitalisme, tentant de faire oublier cette « vie simple ». Il critique aussi lâopinion publique de lâĂ©poque qui vĂ©hicule une image positive de lâexode rural.
Cette affirmation est fausse
Les conclusions des socialistes de lâĂ©poque sont dues quâau fait que ceux-ci appartiennent Ă cette classe de privilĂ©giĂ©s, refusant ainsi une remise en cause plus globale. Il accuse lâĂ©cole socialiste dâĂȘtre responsable de la continuitĂ© du systĂšme industriel, car elle justifie la division du travail et lâatomisation des structures sociales. De plus, cette classe dominante serait actrice de cette socialisation promise en qualitĂ© de « dessinateurs, de savants, dâartistes »[1], le prolĂ©tariat sera toujours dans cette rĂ©volution condamnĂ© aux bas mĂ©tiers dans lâindustrie, que la science se chargera de rendre plus agrĂ©able, par des amĂ©liorations qualitatives de celui-ci mais aussi par la crĂ©ation de nouveaux besoins, les loisirs construits de toutes piĂšces, qui provoquera lâabandon dâune vie simple et centrĂ©e sur le « rĂ©el ». TolstoĂŻ se pose donc comme un vĂ©ritable critique de la pensĂ©e progressiste sociale, ne servant selon lui que les intĂ©rĂȘts de la sociĂ©tĂ© industrielle.
La banqueroute de lâidĂ©al socialiste
Il tente ensuite de critiquer ce modĂšle de sociĂ©tĂ©, le socialisme dâĂtat. Dans le systĂšme capitaliste, la production est dĂ©terminĂ©e par les lois Ă©conomiques. Cependant, dans lâidĂ©al socialiste, si tous les hommes demeurent libres, les demandes excĂ©deront la capacitĂ© de production possible (en particulier avec lâapparition du crĂ©dit, permettant dans les modĂšles actuels une demande illimitĂ©e, garantissant la consommation, ce que propose dâailleurs Paul Lafargue dans son ouvrage comme solution Ă ce problĂšme que TolstoĂŻ pose). Il faut donc garantir une production presque infinie. Comment faire alors pour que lâhomme dĂ©sormais libre, accepte de travailler pour lâindustrie ? La mĂ©canisation et la division du travail permettent au systĂšme capitalisme dâassurer cette capacitĂ© de production. Mais la seule solution pour la socialisme dâĂtat serait de reprendre les mĂ©thodes industrielles, tout en contraignant les hommes Ă travailler : « Ils commanderont et tous les autres obĂ©iront »[1].
Enfin, il expose une critique de la division du travail. Elle permet Ă chaque homme de se spĂ©cialiser dans le domaine oĂč il excelle. Il prend lâexemple dâune production artisanale dans un village, permettant la vie de celui-ci. Cependant, dans lâindustrie, cette division isole le travail de sa production, il ne produit plus quâune partie du travail, il nâen a pas le contrĂŽle total. Elle supprime donc les savoir-faire (on peut retrouver cette idĂ©e dans la confĂ©rence de Williams Morris donnĂ©e en 1894, publiĂ©e sous le nom de LâĂąge de lâersatz). Il sâoppose ainsi Ă Karl Rodbertus, promoteur du socialisme dâĂtat, qui exprime lâidĂ©e que la division du travail rapproche les hommes dans un projet commun, mais extĂ©rieur Ă la volontĂ© propre de lâindividu selon TolstoĂŻ : « Mais si, indĂ©pendamment de la volontĂ© des travailleurs et mĂȘme contre leur dĂ©sir, on a projetĂ© de construire une route stratĂ©gique, une tour Eiffel ou quelquâune des absurditĂ©s dont regorge lâExposition de Paris, si lâon oblige dans ce but un ouvrier Ă extraire du minerai de fer, un autre Ă porter du charbon dans les hauts-fourneaux, un troisiĂšme Ă fondre le minerai, un quatriĂšme Ă couper des arbres, un cinquiĂšme Ă Ă©quarrir les troncs abattus, sans que lâun ni les autres aient la moindre notion du but que leurs efforts concourent Ă rĂ©aliser, la division du travail aura pour effet dâisoler chacun de ces coopĂ©rateurs Ă lâĆuvre finale au lieu de les rapprocher »[1].
Culture ou liberté ?
Les tenants du pouvoir sont donc obligĂ©s dâamĂ©liorer les conditions de travail pour Ă©viter tous dĂ©bordements, tout en Ă©vitant soigneusement une rĂ©volution Ă©conomique radicale. Il compare lâaction des libĂ©raux « dâautrefois » qui suivaient avec sympathie les rĂ©voltes paysannes contre les seigneurs et les rois, aux libĂ©raux contemporains, qui laissent les grĂšves et soulĂšvements dâouvriers avoir lieu, pour laisser croire Ă une Ă©mancipation possible. Ce postulat permet Ă TolstoĂŻ dâarriver Ă une critique de la Culture, quâil caractĂ©rise comme un « aveugle fanatisme »[1] que les hautes classes matĂ©rialisent dans « la lumiĂšre Ă©lectrique, les tĂ©lĂ©phones, les expositions, tous les jardins dâArcadie du monde avec leurs concerts et leurs rĂ©jouissances, les cigares, les boĂźtes dâallumettes, les bretelles et les automobiles »[1]. Il exprime donc son dĂ©goĂ»t face Ă ce que les intellectuels de lâĂ©poque considĂšrent comme Ă©tant Ă©manation de la culture, Ă savoir en particulier lâExposition Universelle de Paris de 1900, vĂ©ritable vitrine technologique, ignorant le coĂ»t humain qui se sache derriĂšre celle-ci. Il prĂŽne une culture qui ne serait pas aliĂ©nante, ou « les gens vraiment civilisĂ©s prĂ©fĂ©reront toujours voyager Ă cheval plutĂŽt que de se servir des chemins de fer »[1]. Le progrĂšs industriel doit au contraire permettre la sauvegarde du pouvoir acquis sur la nature tout en nuisant pas Ă autrui, ni Ă celle-ci.
Nous avons un esclavage moderne
Afin de justifier son propos, TolstoĂŻ donne lâexemple dâun homme Ă©tranger aux coutumes et mode de vie des EuropĂ©ens et postule lâidĂ©e que par lâobservation, il en dĂ©duirait lâexistence des 2 classes. Cependant, cette vision simpliste, mĂȘme lâauteur la critique : le travailleur moderne vit dans de meilleures conditions physiques que dans le cas du servage, et une classe intermĂ©diaire « Ă la fois esclaves et maĂźtres »[1] apparaĂźt, avec lâexemple des contremaĂźtres. Pour garantir, cette condition, en plus de la contrainte, lâesclavage au sens de TolstoĂŻ, est poussĂ© par lâargent et la propriĂ©tĂ©. Par exemple, lâabsence de propriĂ©tĂ© pousse les ouvriers à « se soumettre des grands industriels » et dans le cas de paysan ayant eu une mauvaise rĂ©colte, Ă sâendetter. Il affirme que lâesclavage existe toujours, sans que ses contemporains en aient conscience, de par lâaction des intellectuels qui expliquent que la situation des ouvriers est nĂ©cessaire, et surtout grĂące Ă lâacceptation historique que le phĂ©nomĂšne de lâesclavage est aboli depuis la fin de la traite nĂ©griĂšre aux Ătats-Unis. Le concept est alors juste une histoire de dĂ©finition, lâargent vient supprimer lâancien modĂšle de lâesclavage, ou du servage, pour en crĂ©er un autre.
Il profite pour donner des exemples : lâabolition de lâesclavage en Russie fut fait aprĂšs que la classe dominante ait pris possession de toutes les terres, que lâon cĂ©da ensuite aux paysans au prix de lourdes dettes : lâargent vient donc remplacer les anciens liens de servitude. Il cite ensuite lâexemple de lâAllemagne, oĂč une sĂ©rie de rĂ©formes visant Ă imposer les ouvriers se fait aprĂšs que la grande partie de la population fut privĂ©e de biens. « On ne laisse tomber un instrument de servitude que lorsquâun autre fait dĂ©jĂ son Ćuvre »[1].
En quoi consiste cet esclavage ?
Le manque de terre et les obligations fiscales obligent lâhomme Ă aliĂ©ner sa libertĂ© et le goĂ»t quâil dĂ©veloppe pour certains vices le retient Ă cette condition. Ainsi, il exprime son espoir dans certaines idĂ©es dâHenri George, Ă©conomiste amĂ©ricain, prĂŽnant un impĂŽt unique censĂ© rĂ©duire les effets nĂ©fastes que le progrĂšs provoque. Cette premiĂšre mesure, associĂ©e avec un combat de la crĂ©ation du besoin, irrationnel selon lâauteur, pose une premiĂšre solution. Cependant, ce besoin est le plus dur Ă combattre car il fait lâeffet dâune contagion, des hautes classes vers les basses classes. Le travailleur est donc condamnĂ© Ă la misĂšre de façon permanente.
Les lois sur lâimpĂŽt, la terre et la propriĂ©tĂ©
TolstoĂŻ tente dans ce chapitre dâĂ©tablir une critique des lois dites « loi de fer », loi sur lâimpĂŽt de la terre et la propriĂ©tĂ©, qui est selon lui, avec lâensemble des lois humaines, une des raisons du malheur des hommes : dans un premier temps, la propriĂ©tĂ© privĂ©e a permis lâaccaparement des terres, ensuite une loi sur lâimposition rend son paiement obligatoire, et enfin les propriĂ©tĂ©s deviennent inaliĂ©nables. Il dĂ©signe ces lois comme responsables de lâesclavage moderne et leur oppose une question de justice sociale ; elles sont amorales. Il expose les idĂ©es de ses contemporains : la propriĂ©tĂ© de la terre est lĂ pour garantir une production (culture, Ă©levage...) optimale. Cependant, dans la rĂ©alitĂ© des faits, elle ne permet uniquement selon lui que de garantir aux grands propriĂ©taires de faire exploiter celle-ci par dâautres hommes (mĂ©tayage, fermage...), lâargument de lâagriculture ne serait donc quâun prĂ©texte.
Ensuite, lâidĂ©e de lâimpĂŽt dĂ©coulerait dâun consentement de la population. Il considĂšre ces affirmations des intellectuels comme fausses, en prenant pour exemple la naissance des impĂŽts au sein du fĂ©odalisme, structure que la sociĂ©tĂ© moderne va rĂ©utiliser. Il donne lâexemple de la Russie oĂč 1/50e de lâimpĂŽt est utilisĂ© Ă des fins dâĂ©ducation, alors que les 49/50e restant sont utilisĂ©s pour la guerre, lâarmement, les prisons[1]... Il en est de mĂȘme pour toutes les nations dĂ©mocratiques, lâimpĂŽt ne sert que les intĂ©rĂȘts nationaux par la guerre. Ces lois sont donc une justification des classes dominantes afin de protĂ©ger les acquis quâelles possĂšdent.
Ces lois sont causes de lâesclavage
Les rĂ©formes proposĂ©es contre ces lois ne sont quâun remplacement par dâautres dispositions lĂ©gislatives qui ne changent pas la forme de lâesclavage moderne. Modifier une de ces trois lois, par exemple basculer lâimpĂŽt des ouvriers sur les propriĂ©taires, ne change pas la propriĂ©tĂ© de la terre, qui verra par la suite apparaĂźtre de nouveaux impĂŽts de compensation. Ainsi, les idĂ©es dâHenry George sur lâimpĂŽt annuel, obligeront les agriculteurs Ă emprunter lors des mauvaises rĂ©coltes : « il est donc Ă©vident que la suppression dâune des trois causes de lâesclavage â propriĂ©tĂ© de la terre, impĂŽts, propriĂ©tĂ© des objets de consommation et des moyens de production â lâesclavage revient Ă son ancienne forme Ă peine modifiĂ©e â la contrainte du travail »[1]. Il critique aussi les lois dites sociales, en particulier celles rendant obligatoire lâĂ©cole, imposant aux ouvriers certaines conditions de travail (limite dâĂąge par exemple), et surtout celles visant Ă responsabiliser le salariĂ© comme Ă©tant une nouvelle forme dâesclavage qui apparaĂźtra dans un futur proche.
Quâest ce quâune loi ?
Il Ă©met ensuite une critique globale sur la notion de droit, qui est selon sa dĂ©finition une forme dâaliĂ©nation « les savants nous disent que la loi est lâexpression de la volontĂ© du peuple »[1]. Câest une mĂ©thode pour la caste dominante de recourir Ă la violence en cas de refus de son autoritĂ©, la loi permet donc le maintien de lâordre social. Cependant, celle-ci rĂ©pond Ă la violence par la violence, câest que TolstoĂŻ appelle la « Violence organisĂ©e » (la police, la prison... toute institution qui reprĂ©sente lâordre). Cette idĂ©e se retrouve dans lâĆuvre de Paul Nizan, Les Chiens de garde, publiĂ©e en 1932, oĂč il expose une critique contre les philosophes et intellectuels qui ne sont pas ancrĂ©s dans la rĂ©alitĂ©, ils se contentent des idĂ©es, et justifient donc lâĂ©tat des choses selon une pensĂ©e biaisĂ©e.
Quâest ce quâun gouvernement ? Les hommes pourrait-ils vivre sans gouvernement ?
Lâauteur sâinterroge ensuite sur la nĂ©cessite dâun gouvernement : dâun cĂŽtĂ©, la classe dominante clame que sans celui-ci « ce sera le chaos, lâanarchie, la perte de tous les rĂ©sultats de la civilisation, le retour des hommes Ă la barbarie primitive »[1], ce qui sâĂ©tend par consĂ©quent aux classes prolĂ©tariennes. Il tente ensuite une attaque de la vision manichĂ©enne : lâanarchie serait le rĂšgne des « mĂ©chants » et lâasservissement des « bons ». TolstoĂŻ note lâusage constant chez les intellectuels de son Ă©poque du mot « barbarie », notant que celle-ci a lieu aujourdâhui en raison des conditions des basses classes. Ainsi, il faut revoir lâorganisation de lâĂtat moderne, afin dâassurer une capacitĂ© plus optimale dans la gestion de crise, permettre une rĂ©silience accrue pour la population. Cet Ă©tat des choses relĂšve dâune infantilisation de lâhomme, qui efface son aspect empirique en raison de la menace de guerre constante. Il accuse les gouvernements dâ « irriter Ă plaisir les uns » pour ensuite venir rĂ©clamer au peuple de quoi assurer la dĂ©fense de celui-ci. Les gouvernements jouent donc un double jeu afin de conquĂ©rir les nations Ă©trangĂšres et leurs ressources, afin de « faire passer toute la terre aux mains des compagnies, des banquiers, des richards, de tous ceux qui ne travaillent pas »[1]. On peut y voir une critique du patriotisme et du nationalisme.
Il fait aussi lâĂ©loge en cette fin de siĂšcle dâun mouvement autonome, sans lâappui des gouvernements : la crĂ©ation de fondations sociales, en particulier des syndicats. La population peut donc sâorganiser seule, en particulier les communautĂ©s paysannes loin du pouvoir centralisĂ©, en se basant sur « la coutume, lâopinion publique, le sentiment de la justice et de la solidaritĂ© sociale »[1]. Le peuple sâopposerait donc aux riches et aux gouvernements, qui nâont aucune morale et qui utilisent la violence organisĂ©e comme arme, et Ă©tendent leur manque de moralitĂ© et de sens de la justice vers les classes pauvres qui ne sâuniraient plus, ne possĂ©deraient plus de conscience de classe : « Si les hommes sont raisonnables, leurs rapports doivent ĂȘtre fondĂ©s sur la raison et non sur la violence de ceux dâentre eux qui se sont, par rencontre, emparĂ©s du pouvoir. Et câest encore la condamnation des gouvernements »[1].
Comment détruire les gouvernements ?
TolstoĂŻ explique que remplacer un gouvernement par un autre en usant de la violence ne serait que remettre en place une autre dictature. Les solutions proposĂ©es par les socialistes, puisquâelles se basent sur lâutilisation de la violence organisĂ©e, ne sont quâune forme nouvelle de lâesclavage. Quelles solutions reste-il ? Il exprime lâidĂ©e quâil faut abolir la violence : « essayer de dĂ©truire la violence par la violence, câest vouloir Ă©teindre le feu par le feu, inonder un pays pour refluer les eaux dâun fleuve qui dĂ©borde, câest creuser un trou dans le sol pour avoir de la terre afin dâen combler un autre »[1]. Il fait lâĂ©loge du pacifisme en utilisant lâexemple de la colonisation des AmĂ©riques, oĂč les colons avaient un intĂ©rĂȘt personnel Ă marcher contre dâautres dâhommes afin dâaccaparer les richesses pour eux-mĂȘmes alors que la colonisation de lâAfrique se fait contre dâautres hommes mais pour lâintĂ©rĂȘt des gouvernements. Lâorganisation Ă©tatique permet donc de dĂ©responsabiliser les hommes, dâorganiser une division du travail au sein mĂȘme de lâorganisation sociale. La libertĂ© est donc inaccessible, car lâhomme soumis au gouvernement depuis sa naissance, nâa mĂȘme pas lâidĂ©e de ce que pourrait ĂȘtre celle-ci.
La discipline est une arme des gouvernements. Elle est caractĂ©risĂ©e par le patriotisme « ce nâest pas sans raison que les empereurs, les rois, les prĂ©sidents font si grand prix de la discipline, sâeffrayent chaque fois quâelle a Ă©tĂ© violĂ©e, et attachent une importance considĂ©rable aux revues, manĆuvres, aux parades, aux dĂ©filĂ©s et Ă toutes les sottises du mĂȘme genre »[1] et par lâĂ©ducation, quâil rĂ©sume par « une Ă©ducation pseudo-religieuse et patriotique »[1]. La seule solution serait de dĂ©noncer ce mensonge officiel, que la haine des peuples nâest due quâau nationalisme, que les gouvernements utilisent comme argument pour justifier la dĂ©fense nationale, ce que TolstoĂŻ appelle plus simplement, la guerre.
Que doit faire chacun de nous ?
Comme solution, TolstoĂŻ propose une prise de conscience individuelle de la situation de chaque homme. Lâhomme doit refuser les projets des gouvernements et refuser le systĂšme sur lequel il repose et les solutions de façade de celui-ci. Le socialisme ne serait quâune continuitĂ© des valeurs bourgeoises basĂ©es sur lâĂ©conomie politique, en opposition avec les idĂ©es du prolĂ©tariat. Ils doivent donc refuser de jouir de biens provenant de lâindustrie et cesser de participer au « rĂ©gime de servitude ». Il rejoint ainsi lâidĂ©e d'Ătienne de La BoĂ©tie qui expose dans Discours de la servitude volontaire, que chaque peuple doit refuser le pouvoir (dans le contexte de la BoĂ©tie celui-ci est lâabsolutisme). On peut aussi retrouver cette idĂ©e chez Henry David Thoreau dans La DĂ©sobĂ©issance civile, publiĂ© en 1849. Il faut « sacrifier son Ă©goĂŻsme et que, sâils veulent rĂ©ellement porter secours Ă leurs frĂšres et non pas satisfaire des convoitises personnelles, ils doivent ĂȘtre prĂȘts Ă bousculer leur vie, Ă renoncer Ă leurs habitudes, Ă perdre les avantages dont ils jouissent aujourdâhui, Ă soutenir une lutte acharnĂ©e avec les gouvernements, surtout avec eux-mĂȘmes et avec leurs familles, prĂȘts afin Ă braver la persĂ©cution par le mĂ©pris des lois »[1]. Le refus du paiement de lâimpĂŽt, de la participation aux conflits armĂ©s, refuser les statuts de haut fonctionnaire et refuser toutes interactions monĂ©taires (impĂŽts, pensions...) et honorifiques (rĂ©compenses, honneurs...) ainsi le refus de la propriĂ©tĂ© privĂ©e formerait lâensemble des solutions que propose TolstoĂŻ aux problĂšmes des prolĂ©taires.
Cependant, conscient de lâaspect purement utopiste de son projet, il exprime son regret face Ă lâimportance des liens de dĂ©pendances entre peuples et gouvernements. Mais lâhomme peut travailler sur lui afin de rĂ©duire son impact et son rĂŽle. Il cite par exemple « tout homme peut ne pas choisir les carriĂšres de lâarmĂ©e, de la police, de la magistrature ou des finances et peut prĂ©fĂ©rer Ă un emploi public grassement rĂ©tribuĂ© un mĂ©tier indĂ©pendant et moins rĂ©munĂ©rateur »[1]. Câest ce quâil appelle « lâaffaiblissement progressif des gouvernements ». Celui-ci ne pourrait trĂšs bien jamais avoir lieu, mais rien ne peut empĂȘcher selon TolstoĂŻ que lâhomme « libre » distingue de lui-mĂȘme le bien et le mal, dâoĂč une certaine idĂ©e de la justice sociale et morale.
Bibliographie
- Léon Tolstoï, L'Esclavage moderne, le pas de cÎté, Vierzon, 2012, 112 pages.
Articles connexes
- Félicité Robert de Lamennais, L'esclavage moderne (1839)
Notes et références
- Léon Tolstoï, L'esclavage moderne, Vierzon, Le pas de cÎté, , 112 p. (ISBN 978-2-9542183-2-8)
- Juliette Cadiot, « Le recensement de 1897 », Cahiers du monde russe,â (lire en ligne)