L'Homme qui pleure
L'Homme qui pleure — entre autres titres — est une image prise le , montrant un homme pleurant devant le défilé sur la Canebière, à Marseille, des drapeaux des régiments français dissous qui quittent la métropole pour Alger, en Algérie française, quatre mois après la défaite de et l'Armistice. La scène a été filmée par Marcel de Renzis, photographe au journal local Le Petit Marseillais et correspondant de l’agence américaine Keystone en France.
L'image n'a en fait pas de titre précis, mais est parfois évoquée sous les noms de « the weeping Frenchman » (litt. « le Français en larmes »), « l'homme qui pleure », « l'homme en pleurs de 1940 » ou « le Marseillais qui pleure ».
Cette image, comme film ou comme simple cliché issu du film, est mondialement diffusée et devient un symbole de la douleur de la France défaite par l'Allemagne nazie, particulièrement célèbre aux États-Unis. Des erreurs sont régulièrement commises et diffusées autour de l'origine de la photo, prétendant notamment qu'il s'agirait d'un Parisien pleurant à l'arrivée des troupes allemandes dans Paris en 1940.
Prise de vue
Le , 20 drapeaux de régiments dissous de la 15e région militaire sont arrivés à Marseille en gare Saint-Charles. Repliés dans leur gaine, ils ont été accompagnés par un cortège silencieux jusqu'à la préfecture des Bouches-du-Rhône[2] ou la caserne du 141e RIA[3] selon les sources.
Le , 35 drapeaux déployés (29 régiments dissous et 6 régiments nord-africains de l'armée coloniale) sortent de la préfecture et se dirigent vers le Vieux-Port, pour une cérémonie présidée par le général Dentz, commandant de la 15e région. Les 6 drapeaux coloniaux sont alors embarqués à bord d'un navire de la Marine nationale, qui appareille pour Alger au son de La Marseillaise, l'hymne national français. Les 29 drapeaux de régiments dissous sont, selon les sources, soit embarqués aussi pour l'Algérie[4], soit escortés vers la caserne Saint-Charles[5] - [6].
Parmi la foule massée ce dimanche le long de la Canebière pour voir passer la cérémonie d'adieu se trouve Jérôme Barzotti, le visage défait par la tristesse, versant une larme[2].
Symbole de la France vaincue
Une photographie (ou plutôt un photogramme), tirée du film et centrée sur l'homme en pleurs est publiée dans le magazine américain Life du en tant que « Picture of the week » (« Photo de la semaine »)[2]. La légende indique : « Un Français verse des larmes de tristesse patriotique au moment où les drapeaux des régiments disparus de son pays sont exilés en Afrique »[2] - [4]. Accompagné d'une photo du défilé des drapeaux, un court paragraphe raconte : « Les larmes s'écoulant le long des joues de ce Français furent partagées par beaucoup d'autres dans les rues de Marseille. Le spectacle qui a engendré cette émotion était [un] défilé. Les drapeaux des régiments français vaincus, coincés depuis juin dernier dans la France non-occupée, ont été amenés jusqu'aux docks pour être transportés en Algérie. Normalement, ces drapeaux aurait été conservés dans un musée parisien, comme ils le furent après la guerre franco-prussienne, mais aujourd'hui Paris est un territoire occupé. Par conséquent, les drapeaux ont été envoyés, pour les protéger, à l'armée coloniale du général Weygand »[2] - [note 1]. Cette première parution touche profondément l'opinion américaine[2]. À la fin du mois, en zone libre, l'hebdomadaire français 7 jours, basé à Lyon, fait de la photographie sa une du , avec le titre « Les drapeaux s'en vont, un Français pleure » et la larme légèrement retouchée pour être plus visible[2].
Cette image, comme film ou comme simple cliché, est mondialement diffusée et devient un symbole de la douleur de la France défaite par l'Allemagne nazie dans la bataille de France.
L'émotion soulevée par cette image aux États-Unis l'a fait choisir pour figurer en 1943 dans un film de propagande américain, Diviser pour régner de la série Pourquoi nous combattons (Why We Fight), réalisée par Frank Capra.
Identification du sujet
En 1949, alors que la photographie est devenue mondialement célèbre, classée alors dans les cinq meilleurs clichés au monde, le réseau de radio-télévision américain NBC tente d'identifier le fameux homme en larmes[2]. L'ambassade de France à Washington transmet la demande à France-Soir, tandis que, de son côté, l'agence Reuters charge directement de l'enquête son correspondant à Marseille, Jean-Marie Audibert[2]. Ce dernier se rend au siège du Provençal pour trouver Marcel de Renzis, qui se souvient d'un film envoyé à Keystone en 1940 mais pas spécialement de « l'homme qui pleure »[2]. En pleine nuit, Gaston Defferre, patron du Provençal, accepte d'en parler à la une et un article titré « L'Amérique recherche ce Marseillais qui pleurait » y paraît le , accompagné du portrait[2]. Dès le lendemain, Stéphano Bistolfi, ancien joueur de l'Olympique de Marseille, identifie Jérôme Barzotti[2]. L'inconnu enfin découvert est interviewé par Le Provençal et la nouvelle relayée par France-Soir et Le Figaro ainsi qu'aux États-Unis[2]. La recherche lancée par NBC a ainsi été accomplie en moins de vingt-quatre heures[2].
Jérôme Barzotti reste plutôt modeste malgré l'impact de sa photographie[2]. Il l'avait d'ailleurs déjà découverte bien avant 1949[2]. Aussi, en 1948, lors de vacances à Chamonix, un touriste belge le reconnaît et vient lui serrer la main[2]. Jérôme Barzotti déclare le jour de son identification par la presse : « Mon expression était celle d'un homme qui avait le cœur serré par le spectacle auquel il assistait. Je ne faisais du reste que traduire le chagrin de tous les Marseillais qui s'étaient ce jour-là massés sur la Canebière »[2]. Auprès de sa famille, il tempère également qu'« ils m'ont pris en photo sans que je m'en rende compte mais il n'y avait pas que moi qui pleurait dans la foule ce jour-là » et soutient que cette mise en lumière aurait très bien pu concerner d'autres spectateurs[2]. Jérôme Barzotti, né le , âgé de 59 ans en 1949, est un Marseillais d'origine corse, habitant dans le quartier de Saint-Barnabé et tenant un commerce de tissus rue du Tapis-Vert[2] - [7]. Son épouse, Charlotte, est elle aussi présente sur le cliché aux côtés de son mari, vêtue de noir et coiffé d'un chapeau incliné[2]. « L'Homme en pleurs de 1940 » tient tout le reste de sa vie à demeurer discret et à ne tirer aucun profit du moment immortalisé, malgré de nombreuses propositions dont des publicités[2]. Jérôme Barzotti meurt le , à l'âge de 84 ans[2] - [7]. À l'occasion, le journal local Le Provençal fait de la célèbre photographie sa une[2]. Le journaliste Marcel de Renzis est quant à lui mort en 1998[8].
Selon une autre source, après la Libération, l'homme qui pleure est identifié à l'occasion d'une projection de Diviser pour régner à Marseille[9].
Confusions
Bien que les premières publications aient indiqué avec exactitude l'origine et le cadre précis de l'image, son sens a parfois ensuite fait l'objet d'approximations, au gré de ses apparitions dans des revues, documentaires et expositions et sur Internet[2].
L'erreur la plus commise est de penser qu'il s'agit d'un Parisien, possiblement sur les Champs-Élysées, pleurant à l'arrivée des troupes allemandes dans Paris[2] le . Par exemple, les archives fédérales américaines conservent un exemplaire du cliché avec cette fausse description[1]. L'utilisation récurrente de l'icône de « l'Homme qui pleure » mis en parallèle d'images de l'arrivée des soldats allemands à Paris, voire de la visite d'Adolf Hitler, peut avoir participé à cette confusion répandue[2]. Un reportage d'époque d'Associated Press intitulé « Fall of Paris » (« Chute de Paris ») va jusqu'à détourner le passage des pleurs pour donner l'impression que Jérôme Barzotti réagit au défilé de l'armée allemande au pied de l'Arc de Triomphe[10].
D'autres sources, créditant tantôt Associated Press[11], tantôt Movietone News[12], placent la photo dans le même contexte d'exil des drapeaux vers l'Afrique du Nord, mais en la datant de , voire du [13] - [14].
D'autres ont attribué comme contexte la joie de la Libération, que ce soit à Paris ou à Marseille, inversant totalement le sens de ces larmes[2]. Le propre neveu de Jérôme Barzotti croit jusque dans les années 2010 que son oncle avait été photographié pleurant de joie au défilé des troupes alliées à la Libération de Marseille[2].
En 1988, le documentaire De Nuremberg à Nuremberg utilise les images de Marcel de Renzis au tout début de la deuxième partie intitulée La Défaite et le Jugement[2]. Le montage porte à confusion et faire croire que « l'Homme qui pleure » est Jacques Bonsergent, le premier civil parisien fusillé sous l'Occupation : le commentaire en voix off du réalisateur Frédéric Rossif indique, parlant de la photo, « . La France est coupée en deux par la ligne de démarcation. Les drapeaux français s'embarquent pour l'Afrique du Nord à Marseille. Partout dans le monde, la photo de cet homme symbolisera la tristesse et la défaite de la France » mais, sans transition, enchaîne sur la présentation d'une nouvelle photo, celle de Jacques Bonsergent, qui peuvent laisser penser que ce sont une seule et même personne[2].
En 2007, un tirage de la photo est vendu aux enchères, mais le commissaire-priseur en donne une description erronée : « C'est une photo d'une dépêche de l’agence United Press International prise par George Méjat à Marseille en 1940 à l'entrée des Nazis dans la ville »[2].
Postérité
En 2004, dans l'épisode Allocutions familiales de la quinzième saison du dessin animé Les Simpson, l'archive est parodiée dans un passage où un groupe d'enfants pleure, avec Milhouse Van Houten arborant exactement la même expression au premier plan[15].
Notes et références
Notes
- « The tears coursing down this Frenchman's cheeks were shed with many others on the streets of Marseille. The sight which caused them was the procession shown below. The flags of defeated French regiments, stranded since last June in Unoccupied France, were being carried down to the docks to be sent to Algeria. Ordinarily these flags would be kept in a Paris museum, as they were after the Franco-Prussian War, but today Paris is occupied territory. Hence the flags were shipped, for safekeeping, to General Weygand's colonial army. »
Références
- (en) « A Frenchman weeps as German soldiers march into the French capital, Paris, on June 14, 1940, after the Allied armies had been driven back across France. », sur catalog.archives.gov, National Archives and Records Administration (consulté le ).
- Coquille 2014.
- L.-G. G., « Vingt drapeaux des régiments dissous dans le Var ont été déposés dans la salle d'honneur du 141e R.I.A. », Le Petit Marseillais, vol. 73, no 26367,‎ , p. 2 (et photo en une) (lire en ligne).
- (en) « A Frenchman sheds tears of patriotic grief as flags of his country's lost regiments are exiled to Africa », Life, vol. 10, no 9,‎ , p. 28–29 (lire en ligne).
- L.-G. G., « Adieux aux drapeaux : Avec la même patriotique ferveur Marseille a salué les drapeaux de l'Afrique du Nord et ceux des régiments dissous de la XVe région », Le Petit Marseillais, vol. 73, no 26381,‎ , p. 2 et 4 (et photo en une) (lire en ligne).
- Gaillard 1982.
- Archives des Bouches-du-Rhône, Commune de Marseille, registre no 7, année 1892, acte de naissance no 81 (vue 22/31) (avec mention marginale de décès) (consulté le ).
- « Marcel de Renzis (1910-1998), Portrait d'un jeune garçon en train de goûter », sur archivesexpos.marseille.fr (consulté le ).
- Gaillard 1982, p. 11.
- [vidéo] Fall of Paris sur YouTube, AP Archive.
- (en) Donald McEwen Johnson et Gardner Murphy (en) (dir.), Psychology : A Problem-Solving Approach, New York, Harper, , 583 p. (LCCN 61006280), p. 36 [lire en ligne].
- (en) Richard C. Simons, Understanding Human Behavior in Health and Illness, Baltimore, Williams & Wilkins, , 3e Ă©d., 822 p. (ISBN 0683077414), p. 498 ["Marseilles, February 1941" lire en ligne].
- (en) Steven Meyer, « Introduction », Configurations (en), Johns Hopkins University Press, vol. 13, no 1,‎ , p. 12 (DOI 10.1353/con.2007.0010)
- (en) « WWII Frenchman Weeps », sur pictopia.com (version du 22 juillet 2011 sur Internet Archive), citant (en) Kelly Smith Tunney (dir.), Ann G. Bertini (dir.), Chuck Zoeller (dir.) et Eric Himmel (dir.) (préf. Bob Dole et Walter Cronkite), Memories of World War II : Photographs from the Archives of the Associated Press (exposition à Union Station à Wahsington à partir du , une semaine avant l'inauguration du National World War II Memorial sur le National Mall), New York, Abrams, , 175 p. (ISBN 0-8109-5013-8).
- (en) Jacob Stolworthy, « The Simpsons: Disturbing Milhouse moment had extremely dark inspiration, showrunner reveals », sur independent.co.uk, The Independent, .
Liens externes
- Lucien Gaillard, Marseille sous l'occupation, Rennes, Ouest-France, coll. « Le Grand souvenir / Sous l'Occupation », , 125 p. (ISBN 2-85882-541-6, lire en ligne), p. 11–13.
- David Coquille, « “L'homme qui pleurait”, enquête sur un “buzz” historique », sur davidlamars.blogspot.com, La Marseillaise, , p. 14–15.