Khaganat de la Rus'
La dĂ©signation khaganat de la Rusâ[1] est parfois utilisĂ©e par des historiens modernes pour dĂ©signer une entitĂ© politique supposĂ©e avoir existĂ© entre la fin du VIIIe siĂšcle et le dĂ©but ou le milieu du IXe siĂšcle, pĂ©riode assez mal documentĂ©e de lâEurope de lâEst[2]. Ce khaganat aurait constituĂ© une confĂ©dĂ©ration de villes-Ătats fondĂ©e par une population appelĂ©e « rusâ » et comprenant des Ă©lĂ©ments baltes, slaves, finnois, turcs, magyars et varĂšgues. Elle aurait prĂ©cĂ©dĂ© la dynastie des Riourikides et la « Russie kiĂ©vienne ». Bien que son Ă©tendue fasse lâobjet de dĂ©bats, les principaux regroupements auraient Ă©tĂ© les agglomĂ©rations de Holmgard, Aldeigha, Lyubsha, Alaborg, Sarskoye Gorodichte et Timerevo. Ce fut Ă cette pĂ©riode et dans cet espace que se serait dĂ©veloppĂ©e une « ethnicitĂ© » slave orientale distincte, appelĂ©e « rusâ », Ă lâorigine des Russes, BiĂ©lorusses, Russyns, RuthĂšnes et autres Ukrainiens dâaujourdâhui ; leurs chefs auraient portĂ© le titre de khagan[3] - [4]. Les premiĂšres sources datent de 830 et le titre de khagan pour dĂ©signer le souverain de Kiev ne se rencontre plus aprĂšs 922[5].
Đ ŃŃŃĐșĐžĐč ĐșĐ°ĐłĐ°ĐœĐ°Ń
VIIIe â IXe siĂšcle
Statut | Fédération de cités |
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Entités suivantes :
Le titre de Khagan dans les sources
Lâutilisation du titre de khagan pour dĂ©crire les chefs de certains groupes rusâ est attestĂ©e dans plusieurs sources historiques, la plupart dâentre elles Ă©trangĂšres, datant du IXe siĂšcle ainsi que dans trois sources slaves orientales datant du XIe et XIIe siĂšcle. La plus ancienne rĂ©fĂ©rence europĂ©enne concernant un peuple rusâ dirigĂ© par un khagan est tirĂ©e des Annales de saint Bertin qui font mention dâun groupe de Normands qui sâappelaient Rhos (qui se, ide est gentem suam, Rhos vocari dicebant) et qui visitĂšrent Constantinople vers 838[6]. Craignant de retourner chez eux en empruntant la steppe, lieu oĂč sĂ©vissaient les Magyars, ces Rusâ voyagĂšrent Ă travers lâempire germanique accompagnĂ©s dâambassadeurs byzantins au service de lâempereur ThĂ©ophile. En rĂ©ponse aux questions de lâempereur Louis le Pieux Ă Ingelheim, ils rĂ©pondirent que leur chef portait le titre de chacanus (qui pourrait ĂȘtre une dĂ©formation du mot latin pour khagan, ou celle dâun nom propre scandinave, HĂ„kan[7]), quâils vivaient loin au nord et quâils Ă©taient suĂ©dois (comperit eos gentis esse sueonum)[8].
Trente ans plus tard, au printemps 871, les empereurs dâOrient et dâOccident, Basile Ier et Louis II se disputĂšrent la souverainetĂ© de Bari qui avait Ă©tĂ© conquise sur les Arabes par leurs forces conjuguĂ©es. Lâempereur byzantin envoya Ă son collĂšgue une lettre dans laquelle il lui reprochait dâavoir usurpĂ© le titre dâempereur, arguant que les souverains germaniques nâavaient droit quâau titre de reges, le titre dâempereur ne sâappliquant quâau souverain suprĂȘme des Romains, câest-Ă -dire Ă lui-mĂȘme. Il faisait Ă©galement remarquer que chaque nation avait son propre titre pour dĂ©signer le chef suprĂȘme ; câest ainsi que le titre de chaganus Ă©tait utilisĂ© par les chefs suprĂȘmes des Avars, des Khazars (Gazari) et des hommes du Nord (Nortmano). Louis rĂ©pondit que sâil connaissait le khagan des Avars, il ignorait lâexistence dâun khagan chez les Khazars et les Normands[9] - [10]. La rĂ©ponse de Basile, maintenant perdue, peut cependant ĂȘtre reconstruite Ă partir de la rĂ©ponse de Louis, citĂ©e en entier dans la Chronique de Salerne ; elle affirme quâau moins un groupe scandinave Ă©tait dirigĂ© par un souverain portant le titre de khagan[11].
Ahmad ibn Rustah, un gĂ©ographe musulman perse du Xe siĂšcle Ă©crit que le khagan rusâ (khÄqÄn rus) vit sur une Ăźle au milieu dâun lac[12]. Constantin Zuckerman, dans un commentaire, souligne que Ibn Rustah, utilisant le texte dâun auteur anonyme de 870, avait portĂ© une attention particuliĂšre Ă la transcription aussi exacte que possible des titres de chaque souverain, ce qui donne une importance considĂ©rable Ă son texte[13]. Or, Ibn Rustah ne mentionne que deux khagans dans son traitĂ©, soit ceux des Khazars et des Rusâ.
On trouve une autre rĂ©fĂ©rence, presque contemporaine, aux Rusâ dans al-Yaqubi qui Ă©crit en 889 ou en 890 que les montagnards du Caucase, lorsquâassiĂ©gĂ©s par les Arabes en 854, firent appel aux souverains (sahib) de al-Rum (Byzance), des Khazars et de al-Saqaliba (Slaves)[14]. Selon Zuckerman, Ibn KhordÄdbeh et les autres auteurs arabes confondent souvent les termes Rusâ et Saqaliba lorsquâils dĂ©crivent les raids sur la mer Caspienne aux IXe et Xe siĂšcles. Toutefois, le Livre des chemins et des royaumes de Ibn KhordÄdbeh ne mentionne pas le titre de khagan en parlant des Rusâ[15].
Hudud al-Alam, un texte perse anonyme de gĂ©ographie Ă©crit Ă la fin du Xe siĂšcle se rĂ©fĂšre au roi des Rusâ comme au KhÄqÄn-i Rus[16]. Lâauteur anonyme de Hudud al-Alam se basant sur de nombreuses sources, incluant Ibn KhordÄbeh, il nâest pas impossible que sa rĂ©fĂ©rence au khagan rousâ ait Ă©tĂ© reprise de textes antĂ©rieurs, prĂ©-riourikides, qui ne reflĂ©taient pas la rĂ©alitĂ© politique du moment[17].
Enfin, le gĂ©ographe perse Abu Said Gardizi qui vĂ©cut au XIe siĂšcle mentionne un khÄqÄn-i-rus dans son ouvrage Zayn al-AkhbÄr. Comme dâautres gĂ©ographes musulmans, Gardizi sâappuie sur des traditions venant du IXe siĂšcle[18].
Datation
Les sources originales dont nous disposons rendent plausible que le titre de khagan ait Ă©tĂ© utilisĂ© pour dĂ©crire les dirigeants de la Rusâ pendant une courte pĂ©riode, soit entre leur ambassade Ă Constantinople (838) et la lettre de Basile Ier (871). Toutes les sources byzantines postĂ©rieures Ă Basile Ier utilisent le terme dâarchons (grec pour « dirigeant ») pour dĂ©crire les chefs rusâ.
Les dates exactes de lâexistence de ce khaganat ont fait lâobjet de dĂ©bats entre spĂ©cialistes et demeurent incertaines. Paul Robert Magocsi et Omeljan Pritsak datent la fondation du khaganat des annĂ©es 830[19]. Selon Magocsi, « A violent civil war took place during the 820s [...] The losers of the internal pollitical struggle, known as Kabars, fled northward to the Varangian Rusâ in the upper Volga region, near Rostov, and southward to the Magyars, who formerly had been loyal vassals of the Khazars. The presence of Kabar political refugees from Khazaria among the Varangian traders in Rostov helped to raise the latterâs prestige, with the consequence that by the 830s a new power center known as the Rusâ Kaganate had come into existence[20]. » Quel que soit le degrĂ© de certitude de tels estimĂ©s, aucune source primaire ne mentionne les Rusâ ou leurs khagans avant les annĂ©es 830[19].
La date de lâextinction du khaganat demeure tout aussi incertaine. Le titre de khagan nâest pas mentionnĂ© dans les traitĂ©s russo-byzantins de 907, 911 ou 944, pas plus que dans le De Ceremoniis, une description des cĂ©rĂ©monies utilisĂ©es Ă la cour, mentionnant minutieusement les titres des dirigeants Ă©trangers lors de la rĂ©ception accordĂ©e Ă la princesse Olga lorsquâelle rendit visite Ă Constantin VII en 945. De plus, ibn FadlĂąn, dans son rapport dĂ©taillĂ© sur les Rusâ en 922, appelle leur chef malik (roi). Peter Golden en dĂ©duit ex silencio, que le khaganat dut cesser dâexister Ă un moment quelconque entre 871 et 922[21]. Zuckerman pour sa part soutient que lâabsence du titre de khagan dans le premier traitĂ© russo-byzantin prouve que le khaganat avait disparu en 911[13].
Localisation géographique
La localisation gĂ©ographique de ce khaganat est un sujet de discussion depuis le dĂ©but du XXe siĂšcle. Selon une thĂ©orie trĂšs minoritaire, il aurait Ă©tĂ© situĂ© quelque part en Scandinavie, aussi loin Ă lâouest peut-ĂȘtre que Walcheren[22]. Ă lâopposĂ©, Georges Vernadsky soutient que ce khaganat aurait eu ses quartiers gĂ©nĂ©raux dans la partie est de la CrimĂ©e ou dans la pĂ©ninsule de Taman et que lâile dĂ©crite par ibn Rustah aurait vraisemblablement Ă©tĂ© situĂ©e dans lâestuaire du fleuve Kouban[23]. Ni lâune ni lâautre de ces thĂ©ories nâa beaucoup de tenants, les archĂ©ologues nâayant dĂ©couvert aucune trace dâimplantation slavo-normande dans la rĂ©gion de CrimĂ©e au IXe siĂšcle et aucune source normande ne mentionnant lâexistence de khagans en Scandinavie[24].
Lâhistoriographie soviĂ©tique, telle que reprĂ©sentĂ©e par Boris Rybakov et Lev Gumilev a soutenu que Kiev devait ĂȘtre la rĂ©sidence des khagans puisque Askold et Dir sont les seuls khagans nommĂ©ment dĂ©signĂ©s. Mikhail Artamonov a adhĂ©rĂ© Ă cette thĂ©orie quâil a dĂ©fendue dans les annĂ©es 1990[25]. Les historiens occidentaux cependant ne sây sont pas ralliĂ©s, car il nây a pas de preuve dâune prĂ©sence normande Ă Kiev avant le Xe siĂšcle[26]. On nâa pas trouvĂ© non plus ces grandes quantitĂ©s de piĂšces de monnaie qui prouveraient que la route commerciale du Dniepr, lâossature de la Rusâ kiĂ©vienne ultĂ©rieure, fonctionnait dĂ©jĂ au IXe siĂšcle[27]. AprĂšs Ă©tude des preuves archĂ©ologiques, Zuckerman en est venu Ă la conclusion que Kiev avait Ă©tĂ© fondĂ©e en tant que forteresse sur les frontiĂšres khazare et magyare et que ce nâest quâaprĂšs le dĂ©part des Magyars vers lâouest en 889 que le moyen Dniepr commença Ă devenir une zone commercialement prospĂšre[28].
Nombre dâhistoriens suivant Vasily Bartold, ont proposĂ© une position plus nordique pour le khaganat, mettant en valeur le fait que le rapport de ibn Rustahâs Ă©tait la seule source historique permettant de localiser le khaganat[29]. Les recherches archĂ©ologiques rĂ©centes conduites par Anatoly Kirpichnikov et Dmitry Machinsky ont soulevĂ© la possibilitĂ© que ce khaganat ait pu regrouper diverses implantations le long de la riviĂšre Volkhov, comprenant Ladoga, Lyubsha, Duboviki, Alaborg et Holmgard[30]. "La plupart de celles-ci ne furent Ă lâorigine rien dâautre que des stations permettant le rĂ©Ă©quipement ou lâapprovisionnement et offrant la possibilitĂ© dâĂ©changes et de redistribution de marchandises le long du fleuve et des routes caravaniĂšres[31]". Si lâon en croit le voyageur anonyme citĂ© par ibn Rustah, le Rusâ de la pĂ©riode du khaganat utilisait rĂ©guliĂšrement la route de la Volga pour faire commerce avec le Moyen-Orient, possiblement grĂące Ă des intermĂ©diaires khazars ou bulgares. Sa description de lâile des Rusâ porte Ă croire que leur centre Ă©tait Holmgard, ville qui prĂ©cĂ©da Novgorod et dont le nom, venant du vieux normand signifie « le chĂąteau de lâile sur la riviĂšre ». La PremiĂšre chronique de Novgorod dĂ©crit les troubles qui affligĂšrent Novgorod avant que Riourik ne soit invitĂ© Ă gĂ©rer la rĂ©gion en 860. Sur cette base, Johannes BrĂžndsted soutint que Holmgard-Novgorod fut la capitale du khaganat plusieurs dĂ©cennies avant lâarrivĂ©e de Riourik, y compris la pĂ©riode oĂč se dĂ©roula la premiĂšre ambassade Ă Constantinople en 839[32]. Machinsky est dâaccord avec cette thĂ©orie, mais fait remarquer que le principal centre Ă©conomique et politique de la rĂ©gion avant lâĂ©panouissement de Holmgard-Novgorod Ă©tait situĂ© Ă Aldeigha-Ladoga[33].
Origine
Les origines du khaganat de la Rusâ sont incertaines. Les premiers occupants normands de la rĂ©gion arrivĂšrent dans le bassin infĂ©rieur de la riviĂšre Volkov au milieu du VIIIe siĂšcle. La rĂ©gion comprenant aujourdâhui Saint-PĂ©tersbourg, Novgorod, Tver, Iaroslavl et Smolensk fut connue dans les anciennes sources normandes sous le nom de « GarĂ°arĂki », ou « terre des forts ». Aux environs de 860, un regroupement de Vikings, appelĂ©s Rusâ, venus peut-ĂȘtre de Roden en SuĂšde commencĂšrent Ă sâĂ©tablir dans la rĂ©gion sous la direction de leur chef, Riourik[34] - [35] - [36]. Graduellement, les guerriers normands connus par les peuples des steppes comme les « köls-beki » ou « princes des lacs », en vinrent Ă dominer les peuples finno-ougriens et slaves, en particulier le long de la route commerciale sur la Volga reliant la mer Baltique, la mer Caspienne et le Serkland [califat abassyde][37].
Omeljan Pritsak suppose quâun khagan khazar du nom de Khan-Tuvan Dyggvi, exilĂ© aprĂšs avoir perdu une guerre civile, sâĂ©tablit avec ses partisans dans la colonie normando-slave de Rostov oĂč il Ă©pousa quelquâun de la noblesse scandinave locale et fut lâancĂȘtre de la dynastie des khagans rusâ[38]. Zuckerman rejette cette thĂ©orie comme pure spĂ©culation[39]. De plus, on ne trouve nulle trace dans les sources de lâĂ©poque dâun khazan khazar en fuite se rĂ©fugiant chez les Rusâ[40]. Cependant, un lien possible entre les Khazars et les souverains russes pourrait ĂȘtre confirmĂ© par lâutilisation dâun tamga ou sceau stylisĂ© en forme de trident par des souverains rousâ postĂ©rieurs comme Sviatoslav Ier de Kiev. Des tamgas similaires trouvĂ©s dans les ruines attestent une origine khazare[41]. On ignore tout pour lâinstant dâun Ă©ventuel lien gĂ©nĂ©alogique entre les khagans rusâ et la famille des Riourikides[42].
La plupart des historiens sâaccordent pour dire que le titre de khagan fut empruntĂ© par les Rusâ aux Khazars, mais diffĂšrent dâopinion sur les circonstances de cet emprunt. Peter Benjamin Golden croit que le khaganat rusâ fut un Ătat croupion mis sur pied par les Khazars dans le bassin de la riviĂšre Oka pour servir de protection contre les attaques des Hongrois[43]. Toutefois, on ne trouve aucune trace Ă lâeffet que les Rusâ du IXe siĂšcle eussent Ă©tĂ© les sujets des Khazars. Pour les observateurs Ă©trangers (comme ibn Rustah), il nây avait pas de diffĂ©rence concrĂšte entre les titres des souverains rusâ et khazars[44]. Selon Anatoly Novoseltsev, lâadoption du titre de khagan par les Rusâ Ă©tait destinĂ© Ă affirmer leur Ă©galitĂ© avec les Khazars[45]. Thomas Noonan fait Ă©cho Ă cette thĂ©orie en affirmant quâil y avait certains liens entre les chefs rusâ sous lâĂ©gide dâun « Seigneur des mers » au IXe siĂšcle et que ce « Grand Roi » adopta le titre de khagan pour Ă©tablir sa lĂ©gitimitĂ© aux yeux de ses sujets et des Ătats voisins[46]. Selon cette thĂ©orie, ce titre Ă©tait le signe que son dĂ©tenteur rĂ©gnait de « droit divin »[47].
Gouvernement
En 922, ibn Fadlan Ă©crivait que le chef des Rusâ, comme le khagan des Khazars, nâavait que peu dâautoritĂ© rĂ©elle. Le vĂ©ritable pouvoir politique et militaire Ă©tait dĂ©tenu par un lieutenant « qui commandait les troupes, faisait la guerre aux ennemis (des dirigeants russes) et agissait comme son reprĂ©sentant devant ses sujets[48]. Le principal roi des Rusâ, pour sa part, nâa pas dâautre tĂąches que de faire lâamour avec ses esclaves, boire et sâadonner au plaisir[48]". Sa garde comprenait 400 hommes, « prĂȘts Ă donner leur vie pour lui [...] Ces 400 sont assis plus bas que le trĂŽne royal : une large plate-forme ornĂ©e de pierres prĂ©cieuses sur laquelle se tiennent Ă©galement les 40 filles-esclaves de son harem ». Ibn Fadlan Ă©crit Ă©galement que le chef des Rusâ ne quitte pratiquement jamais son trĂŽne et que mĂȘme « lorsquâil veut aller Ă cheval, celui-ci lui est amenĂ© et quâĂ son retour le cheval revient jusquâau trĂŽne[49]". Ibn Rustah, pour sa part, rapporte que le khagan Ă©tait lâautoritĂ© ultime pour rĂ©gler les conflits entre ses sujets. Ses dĂ©cisions, toutefois, nâĂ©taient pas contraignantes, si bien que si lâune des parties Ă la dispute nâĂ©tait pas dâaccord avec la dĂ©cision du khagan, la dispute Ă©tait rĂ©solue par une bataille qui se tenait « en prĂ©sence des parents des parties en prĂ©sence qui les entouraient, lâĂ©pĂ©e sortie ; et celui qui remportait le duel, Ă©tait Ă©galement vainqueur du sujet de la dispute[50] ».
Cette dichotomie entre lâimpuissance relative du chef en titre et lâautoritĂ© rĂ©elle de son assistant se retrouve dans la structure de gouvernement khazar, oĂč lâautoritĂ© sĂ©culiĂšre rĂ©side dans les mains du Khaga Bek qui nâest quâen thĂ©orie subordonnĂ© au khagan et reflĂšte le systĂšme germanique traditionnel oĂč on constate une division des pouvoirs entre le roi et le commandant militaire. Certains spĂ©cialistes ont notĂ© des similaritĂ©s entre cette royautĂ© dualiste et la relation existant entre Igor et Oleg de Kiev au dĂ©but du Xe siĂšcle[51]. Cette sĂ©paration entre le chef sacrĂ© et le commandant militaire peut ĂȘtre observĂ©e dans la relation entre Oleg et Igor mais il est impossible dâaffirmer que ceci soit un legs du khaganat rusâ Ă lâĂtat qui lâa suivi. Les premiĂšres principautĂ©s de la Rousâ kiĂ©vienne prĂ©sentaient certaines caractĂ©ristiques distinctives que lâon peut retrouver dans le gouvernement, lâorganisation militaire et la jurisprudence en application chez les Khazars et autres peuples des steppes ; certains historiens croient que ces caractĂ©ristiques ont Ă©tĂ© transmises des Khazars Ă la Rusâ kiĂ©vienne par les premiers khagans rusâ[52].
Coutumes et religion
Les influences scandinaves semblaient prĂ©dominer chez les Rusâ si lâon en juge dâaprĂšs les excavations conduites depuis 1820 Ă Ladoga et dans des sites similaires du nord de la Russie. Ces conclusions coĂŻncident avec les observations dâibn Rustah et dâibn Fadlan. Le premier donne une brĂšve description des funĂ©railles dâun noble rusâ qui fut dĂ©posĂ© « dans une tombe ressemblant Ă une grande maison », avec de la nourriture, des amulettes, des piĂšces de monnaie et autres objets en plus de son Ă©pouse principale. « La porte de la tombe est alors scellĂ©e et elle meurt lĂ [53]." Ibn Fadlan donne dâautres preuves des Rusâ construisant un monticule ou cĂ©notaphe, sur lequel ils mettent une piĂšce de bois sur laquelle ils inscrivent des caractĂšres runiques[54]. Le voyageur arabe nous a laissĂ© Ă©galement une description de la coutume rusâ de la crĂ©mation dâun notable dans un bateau incluant des sacrifices dâanimaux et dâhumains. Lorsquâun homme pauvre mourrait, on le dĂ©posait dans un petit bateau que lâon incinĂ©rait ; les funĂ©railles dâun noble Ă©taient beaucoup plus Ă©laborĂ©es. Ses possessions Ă©taient divisĂ©es en trois parties : la premiĂšre allait Ă sa famille, la deuxiĂšme servait Ă payer le costume des funĂ©railles et le troisiĂšme pour payer la biĂšre qui serait bue le jour de la crĂ©mation[55]. Lâune de ses esclaves fĂ©minines se portait alors volontaire pour ĂȘtre mise Ă mort et aller rejoindre son maitre au paradis. Le jour de la crĂ©mation, on dĂ©terrait le cadavre de la fosse, on le vĂȘtait de beaux vĂȘtements et on le dĂ©posait sur un bateau spĂ©cialement construit pour lâoccasion. Lâesclave Ă©tait alors mise Ă mort (aprĂšs que les parents du mort et ses amis aient eu des relations sexuelles avec elle) et dĂ©posĂ©e sur le bateau avec son maitre ; le parent le plus proche du dĂ©funt mettait alors le feu Ă ce bateau. Les funĂ©railles se terminaient par la construction dâun tumulus de forme ronde[56].
Lâesprit dâindĂ©pendance et dâentreprise inculquĂ© au jeune Rusâ dĂšs sa naissance a fortement impressionnĂ© les Ă©crivains du dĂ©but du Moyen-Ăąge[18]. Ibn Rustah Ă©crit : « Lorsque nait un garçon, le pĂšre de celui-ci va Ă lui, lâĂ©pĂ©e Ă la main. Jetant celle-ci devant lui il dit : âJe ne te laisse aucune propriĂ©tĂ© : tu nâauras que ce que pourras gagner avec cette armeâ[57] ». Al-Marwazi reprend cette description des instructions donnĂ©es au garçon et ajoute que si câest une fille, câest elle qui recevra lâhĂ©ritage. Ce mĂȘme sens dâun individualisme extrĂȘme se retrouvait dans le traitement des maladies. Selon ibn Fadlan, « lorsquâun Rusâ tombe malade, on le laisse seul dans une tente avec du pain et de lâeau. Personne ne lui rend visite, ni ne lui parle, surtout si câest un serf. Sâil sâen remet, il rejoint le groupe ; sâil meurt, on le brule sauf si câest un serf qui est alors jetĂ© en pĂąture pour les chiens et les vautours[58]. Les sources dĂ©crivent aussi les Rusâ comme trĂšs libĂ©raux en matiĂšre sexuelle. Ibn Fadlan note que le roi des Rusâ nâhĂ©sitait pas Ă avoir des relations sexuelles avec les esclaves de son harem en public. Lorsque les marchands rousâ arrivaient sur les rives de la Volga, ils faisaient lâamour avec les esclaves quâils avaient apportĂ©es pour la vente en prĂ©sence de leurs camarades, ce qui quelques fois se transformait en vĂ©ritable orgie[59].
Ă la fois ibn Fadlan et ibn Rustah dĂ©crivent les Rusâ comme des paĂŻens pieux. Ibn Rustah et, aprĂšs lui, Garizi rapportent que les shamans rusâ ou « hommes mĂ©decine » (attiba) avaient beaucoup dâemprise sur le peuple. Selon ibn Rustah, ces shamans « agissaient comme sâils possĂ©daient toutes choses ». Ils dĂ©cidaient des femmes, hommes ou animaux qui seraient offerts en sacrifice et il Ă©tait impossible dâen appeler de leurs dĂ©cisions. Un shaman prenait la victime dĂ©signĂ©e, humaine ou animale et la mettait au bout dâune perche jusquâĂ ce quâelle meure[60]. Ibn Fadlan nous a laissĂ© une description de marchands rusâ priant devant « un grand pieux de bois ayant une figure semblable Ă celle dâun ĂȘtre humain entourĂ© de plus petites figures, Ă lâintĂ©rieur dâun cercle de pieux fixĂ©s au sol ». Si les affaires nâĂ©taient pas bonnes, on faisait de nouvelles offrandes cette fois aux petites idoles. Lorsquâau contraire les affaires Ă©taient particuliĂšrement bonnes, les marchands faisaient des offrandes additionnelles de bĂ©tail et dâagneaux, certaines dâentre elles Ă©tant distribuĂ©es sous forme dâaumĂŽnes[61].
Le patriarche Photius de Constantinople, dans une lettre datant de 867, rapporte que les Rusâ sâĂ©taient convertis au christianisme et quâil avait jugĂ© bon de leur envoyer un Ă©vĂȘque[62]. En fait, il semble que cette premiĂšre conversion ait fait long feu et que ce nâest que vers la fin des annĂ©es 980 et la conversion du prince Vladimir que le pays ait vraiment optĂ© pour le christianisme. Constantin VII toutefois date la conversion du temps de son grand-pĂšre Basile Ier le MacĂ©donien et du patriarche Ignace. Constantin rapporte comment les Byzantins auraient conduit les Rousâ Ă se convertir par leur discours persuasifs et de riches prĂ©sents incluant de lâor, de lâargent et des Ă©toffes prĂ©cieuses. Il reprend Ă©galement la lĂ©gende selon laquelle les Rousâ auraient Ă©tĂ© particuliĂšrement impressionnĂ©s par le miracle dâune bible, laquelle jetĂ©e au feu, en serait sortie sans dommage[63]. Ibn Khordadbeh Ă©crit Ă la fin du IXe siĂšcle que les Rusâ parvenus dans les pays musulmans affirmĂšrent ĂȘtre chrĂ©tiens[18]. Les historiens modernes quant Ă eux sont divisĂ©s sur lâhistoricitĂ© et lâĂ©tendue de la christianisation du khaganat de la Rusâ.
Relations avec leurs voisins
En 838, le khaganat de la Rusâ envoya une ambassade Ă lâempire byzantin dont il est fait mention dans les Annales de Saint-Bertin. Le motif de cette ambassade reste un sujet de controverse entre historiens. Aleksey Shakhmatov soutint que lâambassade devait Ă©tablir des liens dâamitiĂ© avec Byzance afin dâouvrir une voie de communication avec la SuĂšde Ă travers lâEurope de lâOuest[64]. Pour Constantin Zuckerman, il sâagissait de nĂ©gocier un traitĂ© de paix aprĂšs lâexpĂ©dition paphlagonienne des annĂ©es 830[44]. George Vernadsky met en relation leur mission et la construction de la forteresse de Sarkel en 833. Cette ambassade nâapparait pas dans les sources byzantines et en 860, le patriarche Photius se rĂ©fĂšre aux Rusâ comme à « un peuple inconnu »[65].
Selon Vernadsky, les Khazars et les Grecs Ă©rigĂšrent Sarkel prĂšs du portage entre le Don et la Volga prĂ©cisĂ©ment afin de dĂ©fendre cet endroit stratĂ©gique contre les Rusâ[23]. Dâautres spĂ©cialistes cependant croient que la forteresse de Sarkel fut construite comme dĂ©fense contre les activitĂ©s des Magyars et autres peuples des steppes, et non contre les Rusâ[66] - [67]. Lâhistorien ukrainien Mykhailo Hrushevsky affirme quant Ă lui que les sources existantes ne permettent pas de trancher[68]. Parmi les sources, Jean SkylitzĂšs affirme que Sarkel Ă©tait « un rempart puissant contre les PetchĂ©nĂšgues », mais ne prĂ©cise pas pourquoi il fut construit[69].
En 860, les Rusâ assiĂ©gĂšrent Constantinople avec une flotte de 200 navires. LâarmĂ©e et la marine byzantine Ă©taient alors loin de la capitale, laissant celle-ci particuliĂšrement vulnĂ©rable. Le moment choisi pour cette expĂ©dition permet de croire que les Rusâ Ă©taient bien au courant de la situation intĂ©rieure de lâempire en raison des relations commerciales et autres Ă©tablies depuis lâambassade de 838. Les guerriers rusâ dĂ©vastĂšrent les environs de Constantinople avant de se retirer de façon soudaine le 4 aout[70].
Les premiers Rusâ firent un commerce extensif avec la Khazarie. Ibn KhordÄdbeh relate dans son Livre des routes et des royaumes quâ « ils voyagent par le fleuve slavique (le Don) vers Khamlidj, une ville des Khazars oĂč le souverain prĂ©lĂšve un dime »[71]. Certains commentateurs modernes infĂšrent des rĂ©cits arabes que la culture politique du khaganat rusâ Ă©tait profondĂ©ment influencĂ©e par ses contacts avec les Khazars[72]. Au dĂ©but de lâĂšre des Riourikides, câest-Ă -dire dans les premiĂšres dĂ©cennies du Xe siĂšcle, cependant les relations entre la Rusâ et les Khazars se dĂ©tĂ©riorĂšrent.
Déclin et héritage
Peu aprĂšs que le patriarche Photius eut informĂ© les autres Ă©vĂȘques orthodoxes de la christianisation de la Rusâ, tous les centres du khaganat dans le nord-ouest de la Rusâ furent dĂ©truits par le feu. Les archĂ©ologues ont trouvĂ© des preuves convaincantes que Holmgard, Aldeigja, Alaborg, Izborsk et dâautres centres furent rasĂ©s dans les annĂ©es 860 et 870. Certains dâentre eux furent simplement abandonnĂ©s aprĂšs la dĂ©flagration. La Chronique des temps passĂ©s dĂ©crit les soulĂšvements des Slaves et des Tchoudes (peuples finnois) paĂŻens contre les VarĂšgues qui durent se retirer au-delĂ de la mer en 862. La PremiĂšre Chronique de Novgorod, que Shakhmatov considĂšre comme plus fiable que la premiĂšre ne mentionne aucun soulĂšvement prĂ©-riourikide Ă une date spĂ©cifique. La Chronique de Nikon, du XVIe siĂšcle attribue le bannissement des VarĂšgues de leur pays Ă Vadim le Gros. Lâhistorien ukrainien Mykhailo Braichevsky qualifie la rĂ©bellion de Vadim comme une « rĂ©action paĂŻenne » devant la christianisation de la Rusâ[73]. Une pĂ©riode de troubles et dâanarchie sâensuivit que Zuckerman date des annĂ©es 875-900. Lâabsence dâaccumulation de piĂšces de monnaie pour les annĂ©es 880 et 890 suggĂšre que la route marchande de la Volga cessa de fonctionner, prĂ©cipitant ainsi « la premiĂšre crise de piĂšces dâargent en Europe »[74].
AprĂšs ces annĂ©es de dĂ©pression Ă©conomique et une pĂ©riode de troubles politiques, la rĂ©gion connut une nouvelle pĂ©riode de croissance aux environs de 900. Zuckerman relie cette renaissance Ă lâarrivĂ©e de Riourik et de ses hommes qui, pour des raisons incertaines, dĂ©laissĂšrent la Volga pour le Dniepr. Les implantations scandinaves de Ladoga et de Novgorod prirent un nouveau dĂ©part et se dĂ©veloppĂšrent rapidement. Au cours de la premiĂšre dĂ©cennie du Xe siĂšcle, un avant-poste marchand dâimportance grandit sur le Dniepr Ă Gnezdovo, prĂšs de lâactuelle Smolensk. Kiev devint Ă©galement un centre urbain dâimportance durant cette pĂ©riode[75] - [76].
Le sort du khaganat rusâ et le processus qui conduisit Ă son incorporation dans la Rusâ kiĂ©vienne de Riourik demeure incertain. Les KiĂ©viens ne semblent guĂšre avoir connu lâexistence du khaganat. Les sources slaves ne mentionnent ni la conversion de la Rusâ dans les annĂ©es 860, ni lâexpĂ©dition paphlagonienne des annĂ©es 830. Le compte-rendu de lâexpĂ©dition rusâ contre Constantinople des annĂ©es 860 fut empruntĂ© par les auteurs de la Chronique des temps passĂ©s Ă des sources grecques ce qui suggĂšre une absence de tradition Ă©crite vernaculaire[77].
Notes et références
Note
- (en) Cet article est partiellement ou en totalitĂ© issu de lâarticle de WikipĂ©dia en anglais intitulĂ© « Rusâ Khaganate » (voir la liste des auteurs).
Références
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