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1968 Ă  Caen

L'année 1968 à Caen a été marquée par trois événements : les grèves ouvrières et la nuit d'émeute du 26 et ; les mois de mai et juin dans le cadre des événements de mai 68 et enfin l'affaire du Théâtre-Maison de la Culture (TMC) au mois de décembre.

L'historiographie de Mai 68 a montré dans les années 1990 que la révolte étudiante avait eu lieu sur l'ensemble du territoire et pas seulement à Paris, dès le mois de février comme lors du Mai 68 à Nantes ou dans les résidences universitaires de nombreuses villes de province, pour constituer le plus important mouvement social de l'histoire de France du XXe siècle.

De la grève à la jacquerie ouvrière

Un ministre chahuté par les étudiants

Ă€ la rentrĂ©e 1967-1968, l'universitĂ© de Caen compte 10 000 Ă©tudiants[1]. Le , le ministre de l'Éducation, Alain Peyrefitte est attendu pour inaugurer le nouveau bâtiment des Lettres sur l'actuel campus 1. Les Ă©tudiants de l'AGEC-UNEF ont prĂ©vu de manifester notamment parce que le ministre leur a refusĂ© une entrevue[1]. Le ministre arrive en « catimini » protĂ©gĂ© par des gendarmes mobiles. Ă€ l'extĂ©rieur du bâtiment, 1 500 Ă©tudiants l'attendent sous la pluie. Après le discours d'un leader de l'UNEF, les Ă©tudiants se scindent en deux groupes : l'un va dĂ©filer en ville et l'autre reste sur le campus[1]. C'est avec ce second groupe que des Ă©chauffourĂ©es dĂ©butent avec la police. Un camion transportant du charbon passe devant le campus et des Ă©tudiants en profitent pour subtiliser des boulets de charbon[1]. Ils les lancent sur les forces de l'ordre qui rĂ©pondent par des gaz lacrymogènes. Finalement, le ministre dĂ©cide de recevoir une dĂ©lĂ©gation. Cette dernière ressort sans avoir eu l'impression d'ĂŞtre Ă©coutĂ©e[2].

Des grèves dans l'agglomération

Ă€ l'usine Saviem de Blainville-sur-Orne, les revendications sociales portent sur les salaires. Après avoir dĂ©posĂ© une pĂ©tition de 3 000 signatures Ă  leur direction demandant une augmentation de salaires de 6 %, la reconnaissance des droits syndicaux et la crĂ©ation d’un fonds de garantie de ressources en cas de rĂ©duction d’horaire, et devant le refus de celle-ci de nĂ©gocier, les organisations syndicales organisent un grand meeting le jeudi devant les portes de l’usine[2]. Près de 1 500 ouvriers prennent part au rassemblement et dĂ©cident Ă  une large majoritĂ© une grève illimitĂ©e Ă  partir du mardi suivant jusqu’à satisfaction des revendications exprimĂ©es dans la pĂ©tition.

Le vendredi , des débrayages ont lieu dans deux autres usines : Jaeger (600 ouvriers) et à la Sonormel (400 ouvriers). Dans le cas de Jaeger, il s’agit aussi d’une demande d’augmentation des salaires de 4 %. À la Sonormel, la direction n’accorde qu’une augmentation de 2 % alors qu’elle avait signé l’année précédente un accord qui donnait 3 % d’augmentation.

Le mardi , un meeting est organisĂ© Ă  8h du matin pour la mise en place effective de la grève votĂ©e le vendredi prĂ©cĂ©dent. Il est massif et les piquets de grève sont dressĂ©s aux portes de l’usine. Il est Ă©voquĂ© pour la première fois une marche sur Caen. Une manifestation rassemble 1 500 personnes qui vont porter les revendications Ă  la direction du travail. Le mercredi 24, aux alentours de 3h45 du matin, le prĂ©fet de rĂ©gion, Gaston Pontal, fait intervenir les gendarmes mobiles pour dĂ©gager les piquets de grève[1]. Les ouvriers arrivent peu Ă  peu Ă  partir de 7h, les nombreux grĂ©vistes apprennent ce qui s’est passĂ© quelques heures avant leur arrivĂ©e. ExcĂ©dĂ©s, ils dĂ©cident d’aller demander des comptes au prĂ©fet et de marcher sur Caen. Les autoritĂ©s prennent peur et un escadron de gendarmes mobiles est placĂ© au niveau de l’hĂ´pital Clemenceau sur la route de Ouistreham. Les plus jeunes grĂ©vistes, souvent des OS (ouvrier spĂ©cialisĂ©) venus des campagnes environnantes – Jean Lacouture utilisera d’ailleurs le terme de « jacquerie ouvrière » pour dĂ©crire ces Ă©vĂ©nements – sont en première ligne. Ils sortent des boulons de leurs poches et commencent Ă  les lancer sur les forces de l’ordre. Ces derniers rĂ©pliquent violemment, il y a une dizaine de blessĂ©s cĂ´tĂ© manifestants. Les grĂ©vistes sont très Ă©nervĂ©s contre l’autoritarisme du prĂ©fet mais aussi contre la direction de l’usine qui a fait la demande au prĂ©fet d’enlever les piquets de grève. Il y a vraiment un sentiment d’injustice chez les ouvriers car, quelques semaines auparavant, des agriculteurs avaient dĂ©filĂ© violemment dans Caen[note 1] sans que la police soit envoyĂ©e.

La manifestation du 26 janvier

Ă€ la suite de cette rĂ©pression, les syndicats et des partis de gauche appellent Ă  une manifestation le vendredi 26 pour dĂ©fendre la libertĂ© de manifester et protester contre la rĂ©pression. Le jour venu, plusieurs usines se mettent en grève (Jaeger et Sonormel), des dĂ©brayages ont lieu dans d'autres entreprises. Ă€ 18h30, près de 7 000 personnes se massent place Saint Pierre Ă  l’appel de la ConfĂ©dĂ©ration gĂ©nĂ©rale du travail (CGT), de la ConfĂ©dĂ©ration française dĂ©mocratique du travail (CFDT) et de ConfĂ©dĂ©ration gĂ©nĂ©rale du travail - Force ouvrière (FO) soutenues par la FĂ©dĂ©ration de l'Éducation nationale (FEN) et l’Union nationale des Ă©tudiants de France (UNEF)[3]. Toute la journĂ©e, le prĂ©fet a fait pression sur les organisateurs afin qu’aucun dĂ©bordement n’ait lieu. Des renforts de police sont arrivĂ©s sur Caen, la prĂ©fecture est barricadĂ©e par un système de barrières. Après les prises de parole, les manifestants dĂ©filent dans les rues de Caen au cri de « Oui au respect des droits syndicaux, oui Ă  l’augmentation des salaires ». Le dĂ©filĂ© se passe sans problème jusqu’aux abords de la prĂ©fecture.

La tête de cortège passe sans problème rue Lebret[note 2], mais cela se passe différemment pour la queue de cortège. Elle est essentiellement composée d’OS et de quelques étudiants. Malgré l’intervention, parfois énergique du service d’ordre syndical, ces jeunes ont envie d’en découdre avec les forces de l’ordre. Certains ont des barres de fer, la plupart ont les poches remplies de projectiles. Les barrières qui barrent la rue Auber[note 3] sont enlevées par des manifestants. La réaction préfectorale est immédiate : des grenades lacrymogènes sont envoyées en grand nombre sur les manifestants. L’air devient irrespirable autour de la préfecture, les spectateurs du théâtre municipal sont obligés de sortir car le système d’aération a été contaminé. Les affrontements sont violents entre jeunes grévistes et forces de l’ordre. Des renforts de compagnies républicaines de sécurité (CRS) arrivent vers 2h du matin, les affrontements reprennent de plus belle. Des vitrines, des poteaux de signalisations sont détruits, la chambre de commerce est attaquée. On signale un camion de pneus enflammé. Les derniers affrontements se terminent vers 5h du matin. On compte alors 36 hospitalisations côté manifestants (200 blessés au total), 85 interpellations. 13 manifestants sont jugés en procédure de flagrant délit et deux sont condamnés à deux mois de prison ferme[4]. Durant le week-end, la solidarité s’organise, de nombreuses quêtes sont effectuées, les étudiants y participent activement.

L'Ă©vacuation de l'usine SAVIEM

Dans la nuit du dimanche 28 au lundi , des CRS arrivent aux abords de l’usine Saviem. Il y a encore des grévistes qui tiennent les piquets de grève. Les voyant arriver, ils décident de ne pas réagir. De plus, ils sont en infériorité numérique. Les CRS démontent les piquets de grève pendant que certains grévistes jouent aux cartes sur un poteau de signalisation. À 1h du matin, le directeur de l’usine entre. À 1h40, 25 camions de CRS entrent à leur tour dans l’usine. Des gendarmes mobiles prennent position autour de l’usine[note 4]. Au petit matin, les ouvriers qui arrivent devant les portes sont surpris de ce déploiement de force. Les non-grévistes peuvent rentrer dans l’usine sous la protection de la police, la reprise n’est que très partielle. À 8h du matin, un meeting est organisé au stade de Colombelles pour faire le point sur la situation. En solidarité avec les ouvriers de la Saviem, une grève de 24h est déclenchée à la SMN pour le mardi 30. Des négociations sont toujours en cours entre direction et syndicat.

Le mardi 30, ils sont encore plusieurs milliers au meeting devant les portes de l’usine même si la tendance est quand même à la reprise du travail. De nouvelles grèves sont déclenchées dans l’agglomération : Radiotechnique, Moulinex[note 5]. Après le meeting, une marche sur Caen est organisée, afin de ne pas s’affronter directement avec les forces de l’ordre, les organisateurs décident de passer par des petits chemins. Arrivés à la Demi-Lune, les manifestants sont invités à prendre la route de Cabourg pour rejoindre la SMN. Quelques-uns veulent continuer en ville mais les responsables syndicaux les dissuadent. Le mercredi , une délégation de syndicalistes est reçue au siège de la Saviem à Suresnes en banlieue parisienne puis au ministère du travail. Ces négociations ne donnent rien. Celles engagées à Jaeger et la Sonormel sont un échec. Le meeting du jeudi matin ne rassemble que 500 personnes devant la Saviem. Le lendemain, ils sont guère plus d’un millier et votent la continuation du mouvement par 502 pour contre 272. Mais les organisations syndicales estiment que la participation est trop faible au vu du nombre de salariés de l’usine. Ils décident de suspendre le mouvement en appelant à utiliser d’autres formes pour faire aboutir les revendications. Le samedi , les négociations échouent une énième fois sur les salaires mais les syndicats obtiennent qu’aucune sanction soit prise envers les grévistes. Par contre, à Jaeger, les négociations aboutissent aux 4 % d’augmentation de salaires demandées. Le , un accord est trouvé entre syndicat et direction de la Sonormel, le travail reprend.

Malgré la fin de la grève à la SAVIEM, des débrayages ont souvent lieu dans l’usine. Ils sont souvent l’œuvre d’inorganisés, soutenus le plus souvent par la CFDT (les autres syndicats l’accusent d’en être l’initiatrice). Des défilés sont aussi organisés dans les ateliers. Après un nouvel échec des négociations, un piquet de grève est installé le mardi à l’initiative de la CFDT. Les grévistes sont les plus jeunes ouvriers. Ils s’opposent, parfois violemment, à l’entrée des non grévistes. Cette action brise le front syndical et entraîne, de fait, la fin du mouvement. D’autant plus que la semaine suivante, la direction met à pied une vingtaine des grévistes les plus en vue (dont 5 de la CFDT).

Le mai caennais

Les revendications Ă©tudiantes

Après les événements du mois de janvier[note 6], le mouvement de mai 68 débute à Caen grâce aux étudiants de sociologie. Ces derniers réclament un véritable second cycle pour leurs études car la réforme Fouchet - du nom du ministre de l'Éducation nationale - a limité l'enseignement de la sociologie au premier cycle. Après la licence, les étudiants sont obligés de changer d'université s'ils veulent prolonger leurs études. Après des pétitions et des motions qui ne donnent rien, ils décident, pour le lundi , d'occuper l'institut de sociologie située au 5e étage du bâtiment Lettres. Le directeur de l'institut, Claude Lefort, soutient le mouvement ainsi que l'AGEC-UNEF[note 7]. Parallèlement, l'AGEC-UNEF, en réaction aux événements parisiens du vendredi [note 8], se réunit à la hâte et organise un rassemblement de soutien pour le 6 en fin d'après-midi. Malgré la diffusion d'un tract dans les cités U et les graffitis inscrits sur le bâtiment Lettres[note 9], il n'y a guère plus de 500 personnes pour ce meeting de soutien. Après le rassemblement, les étudiants partent en cortège pour défiler en ville. On peut noter la présence d'une dizaine d'étudiants casqués et armés de manches de pioche… qui servent à porter de petites pancartes. Les principaux slogans scandés sont « non à la répression », « Roche [recteur de Paris] démission » ou bien le fameux « unité travailleurs étudiants ». Ce cortège fait un peu peur aux commerçants du centre ville qui s'empressent de baisser leurs rideaux au passage des étudiants ; la manif du est encore dans toutes les têtes. Quelques vitres sont néanmoins brisées au commissariat central et à la préfecture où une délégation de l'AGEC est reçue. Elle demande la libération des camarades parisiens et la création d'une maîtrise de sociologie. Le Syndicat national de l'enseignement supérieur (SNESUP), quant à lui, décide d'une grève pour protester contre les brutalités policières à Paris. L'AGEC-UNEF lance un mot d'ordre de grève pour le mardi .

Après la sociologie, le mouvement commence Ă  se dĂ©velopper dans d'autres instituts, le jeudi , une rĂ©union d'information en Sciences regroupe près de 300 personnes en amphi Fresnel. La grève se poursuit en sociologie et commence Ă  faire des Ă©mules dans les autres dĂ©partements du bâtiment Lettres. Le vendredi , la grève est totale en Lettres, les piquets de grève « explicatifs » sont remplacĂ©s par des piquets « impĂ©ratifs » interdisant la tenue des cours. Les sciences se mettent aussi en grève. Une grande banderole est posĂ©e sur les fenĂŞtres de l'institut de sociologie : « la fac aux Ă©tudiants ». Un meeting, Ă  l'appel de l'AGEC, rassemble près de 1 200 Ă©tudiants. Pour la première fois, des reprĂ©sentants des organisations syndicales ouvrières sont prĂ©sents. Ces derniers affirment leur soutien au mouvement Ă©tudiant. Après le meeting, les Ă©tudiants prennent la direction du centre ville pour dĂ©filer ; le nombre de participants est estimĂ© Ă  2 000. La police n'est pas prĂ©sente sur le parcours de la manifestation mais la tension est palpable. En passant devant la prĂ©fecture, qui n'est pas protĂ©gĂ©e par les forces de l'ordre, plusieurs Ă©tudiants profitent pour Ă©crire des slogans : « LibĂ©rez nos camarades », « CRS=SS », « De Gaulle assassin ». D'autres graffitis sont inscrits sur la chambre de commerce. Le samedi au matin, alors que les Ă©tudiants ont appris ce qui s'est passĂ© dans la nuit Ă  Paris[note 10], une assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale dĂ©cide l'occupation permanente de la facultĂ© de Lettres. Des Ă©tudiants sont d'ailleurs chargĂ©s de surveiller le bâtiment en permanence pour contrer toute tentative de commandos d'extrĂŞme droite ; ces derniers ont agressĂ©, la veille, le prĂ©sident de l'AGEC-UNEF, Daniel Grisel.

La solidarité interprofessionnelle

Tract du 13 mai

Après les incidents du Quartier latin du vendredi , l'AGEC-UNEF a contactĂ© les organisations syndicales locales pour prĂ©parer une riposte unitaire. Au niveau national, les centrales syndicales ont lancĂ© un mot d'ordre de grève pour le lundi . Ă€ l'Ă©chelon caennais, ce mot d'ordre est rĂ©percutĂ© et bien appliquĂ©. Le taux de grĂ©vistes est assez important : 96 % Ă  EDF, 90 % aux PTT et Ă  la Sonormel, 85 % chez Jaeger, 80 % Ă  la SNCF, 70 % Ă  la SMN. Quel que soit le secteur d'activitĂ©, la participation est active ; cela augure une manifestation importante. Sur les coups de 11h, les premiers manifestants arrivent place Saint-Pierre. La foule grossit Ă  vue d'Ĺ“il et bientĂ´t, entre 7 000 et 10 000 personnes sont prĂ©sentes. Outre la violence policière Ă  Paris, un grand nombre de prĂ©sents souhaitent aussi marquer le coup des 10 ans de pouvoir de de Gaulle. Le cortège s'Ă©branle en ville après les discours des responsables syndicaux ouvriers et Ă©tudiants. MalgrĂ© le monde, aucune force de police n'est visible sur le parcours. Quelques personnes tentent, sans succès, de s'attaquer Ă  la prĂ©fecture, mais le service d'ordre syndical les en dissuade. Ă€ l'issue de la manifestation, les Ă©tudiants remontent sur le campus et tiennent une AG dans le grand amphi de Lettres[note 11]. En tout Ă©tat de cause, cette première journĂ©e de grève est une rĂ©ussite et la manifestation montre bien la dĂ©termination des grĂ©vistes.

L'université s'autonomise

Mais c'est à l'université que le mouvement passe à une vitesse supérieure. En Lettres, le doyen a suspendu les cours. Des commissions sont mises en place, associant étudiants et enseignants, sur des thèmes en rapport avec l'université ou la société : fonction productive de l'université, luttes ouvrières et luttes étudiantes, nécessité d'une révolution pédagogique, examens, fonction idéologique de l'université et rôle de l'intellectuel dans la société. La faculté des Lettres va connaître une situation quasi inédite. Le , alors que le doyen a décidé de convoquer une assemblée générale, les étudiants de sociologie et l'une de ses représentants, Claude Salesse, proposent tout simplement la dissolution de l'assemblée de la faculté au profit d'une assemblée générale provisoire (A.G.P.) composée de délégués étudiants et enseignants. La proposition des étudiants de sociologie est approuvée par l'AG. L'assemblée « réglementaire » se retire alors pour délibérer. Et surprise, celle-ci décide, par 32 voix contre 2 et 1 bulletin blanc, de remettre ses pouvoirs à l'assemblée provisoire. Des élections pour les délégués étudiants sont fixées à la fin du mois de mai, le temps de les informer du nouveau fonctionnement de la faculté. Des étudiants en sciences tentent de mener la même expérience dans leur faculté, mais ils se heurtent au conservatisme de leurs enseignants, menés notamment par le mathématicien Roger Apéry. Après les déclarations de Georges Pompidou[note 12] à la radio le soir du , les étudiants se réunissent en Aula Magna pour une AG centrale. Ils décident de répondre aux propos du premier ministre en déclarant l'université de Caen « populaire et autonome ».

L'agglomération en grève

Du côté des salariés, les ouvriers de la Saviem sont les premiers à se lancer dans la grève illimitée. Le , l'ensemble des organisations syndicales de l'entreprise ont convoqué un meeting puis un vote à bulletin secret. Avec 34 bulletins d'avance, le principe de grève illimitée avec occupation est voté. Il prend effet immédiatement. Le 18, au petit matin, c'est au tour des cheminots de cesser le travail et de hisser le drapeau rouge sur la gare. Le théâtre maison de la culture (T.M.C.) est, quant à lui, déclaré ouvert à tous par son directeur, Jo Tréhard. Le lundi , c'est au tour de la SMN de se déclarer en grève illimitée à une large majorité (400 voix d'écart), puis de Jaeger (100 voix d'écart). Les grosses usines de l'agglomération caennaise sont en grève illimitée et l'université s'est déclarée autonome. Les Caennais ont bien répondu présent et en masse à cette première véritable semaine de mai 68.

Le lundi , d'autres usines caennaises se mettent en grève : la Radiotechnique, la Sonormel, Air Liquide, CitroĂ«n. De nouvelles administrations se mettent aussi en grève : la sĂ©curitĂ© sociale, EDF-GDF et le Théâtre Maison de la Culture. Du mai Ă©tudiant, le mouvement bascule vers ce que les historiens appellent le mai ouvrier car c'est dĂ©sormais les salariĂ©s qui vont tenir le haut du pavĂ©. NĂ©anmoins, les Ă©tudiants restent toujours prĂ©sents - c'est une des spĂ©cificitĂ©s caennaises - et participent activement, notamment par les collectes, Ă  la lutte des salariĂ©s. Au soir, du , on compte près de 21 usines en grève dans le Calvados. Cette vague de grèves et d'occupations fait effet boule de neige, et le , de nouvelles usines et administrations rentrent dans le mouvement : le port de Caen, Moulinex, quelques entreprises du bâtiment. Un vent de panique commence Ă  souffler sur la ville. Les vieux rĂ©flexes issus de l'occupation rĂ©apparaissent : on fait la queue devant certaines stations services, banques ou magasins. La Banque de France est elle-mĂŞme en grève, mais le directeur a demandĂ© aux grĂ©vistes de ne pas occuper les locaux et de se placer devant le bâtiment, on ne sait jamais ce qu'aurait pu faire les grĂ©vistes de l'argent stockĂ© dans les coffres. Au soir du , la CGT annonce 40 000 salariĂ©s du privĂ© en grève, du jamais vu dans l'histoire sociale du dĂ©partement. Le patronat se fait discret tout comme l'autoritĂ© prĂ©fectorale. On signalera seulement la protection du studio de la tĂ©lĂ© rĂ©gionale[note 13] par des militaires ainsi que l'Ă©metteur tĂ©lĂ© du Mont Pinçon.

À l'université, la faculté des Lettres s'autogère. Les discussions vont bon train. L’Assemblée Générale Provisoire (A.G.P.) décide le de créer une délégation permanente composée d'enseignants, étudiants et du personnel qui est chargée de gérer la faculté entre les sessions de l'A.G.P. Cette délégation permanente a le pouvoir de décision sur la faculté bien que légalement, le pouvoir est toujours entre les mains du doyen André Journaux. Mais ce dernier joue le jeu de la démocratie estudiantine et ne s'oppose pas aux décisions prises par l'A.G.P.

Le vendredi , la grève s'Ă©tend aux "grands magasins" : les galeries Lafayette, Monoprix, puis le Bon MarchĂ© ; les transports en commun s'y mettent aussi : les Courriers Normands[note 14] et la CTC[note 15]. Les Ă©tudiants reviennent dans la rue en organisant leur grande marche. Ils partent de la maison de l'A[note 16] pour aller Ă  la rencontre des ouvriers en grève des diffĂ©rentes usines de l'agglomĂ©ration caennaise. En tĂŞte de cortège, les Ă©tudiants ont dĂ©ployĂ© un drapeau rouge et une grande banderole "Ă€ bas la rĂ©pression" avec un dessin de SinĂ©. Le cortège prend la direction de la gare oĂą ils sont saluĂ©s par quelques cheminots. Ils continuent ensuite vers la Demi-Lune oĂą ils se posent afin de savoir vers quelle usine ils vont se diriger. Finalement, ils prennent la direction de Cormelles-le-Royal pour aller saluer les ouvriers de Moulinex et CitroĂ«n. La grande marche se termine devant ces usines car une manifestation de salariĂ©s est prĂ©vue Ă  17h30 devant la prĂ©fecture. Depuis la manifestation du , les grĂ©vistes n'Ă©taient plus descendus dans la rue. Le rassemblement devant la prĂ©fecture est un succès, bien qu'il y ait moins de monde que le 13, il y a près de 4 000 personnes qui dĂ©filent dans les rues de Caen au cri de « unitĂ© des travailleurs et des Ă©tudiants », « le pouvoir aux travailleurs ». NouveautĂ©, on entend des slogans Ă  caractère politique : « la chienlit, c'est de Gaulle », "la gauche au pouvoir". La manifestation se termine sans incident notoire contrairement Ă  ce qui se passe Ă  Paris, Strasbourg, Nantes ou Lyon.

Le référendum et les accords de Grenelle

Le au soir, de Gaulle annonce à la télé un référendum sur la participation dans les entreprises pour le mois de juin afin de calmer la contestation ouvrière. Malheureusement pour lui, cette annonce passe mal parmi les ouvriers ; les organisations syndicales dénoncent le plébiscite dissimulé car de Gaulle s'engage à quitter sa fonction si le non l'emporte. Le samedi , Georges Pompidou ouvre les négociations entre patronat et salariés au siège du ministère du travail, rue de Grenelle. Le week-end du 25 et est essentiellement consacré aux visites des familles des grévistes dans les usines occupées. L'ambiance est à la décontraction et la détermination des grévistes n'est pas sur le point de s'essouffler.

Le lundi marque un tournant dans le mouvement. Les discussions de Grenelle ont dĂ©butĂ© depuis le samedi 25 et ce lundi 27, les premières conclusions doivent ĂŞtre annoncĂ©es aux salariĂ©s. Surprise, aucun syndicat n'a, pour le moment, signĂ© le protocole d'accord qui prĂ©voit une augmentation des salaires de 10 % (en deux Ă©tapes), une augmentation du SMIG de 35 %. L'accueil dans les usines occupĂ©es est plutĂ´t frais. Pour beaucoup, ce n'est pas assez et l'ambiance est Ă  la poursuite du mouvement. Dans la matinĂ©e, de nouvelles entreprises se mettent en grève (13 en plus), ce qui reprĂ©sente près de 70 000 grĂ©vistes dans le secteur privĂ© sans compter les fonctionnaires. La tension est parfois palpable entre grĂ©vistes et non-grĂ©vistes. Ă€ la Radiotechnique, des non-grĂ©vistes tentent de rentrer dans l'usine occupĂ©e avec l'aide de membres de la direction. Les grĂ©vistes, avec l'aide de quelques Ă©tudiants, arrivent Ă  les en empĂŞcher. La direction dĂ©cide donc de maintenir la fermeture de l'usine.

À l'université, on sent aussi que le mouvement peut basculer dans un sens ou dans un autre. Le comité d'action[note 17] juge l'attitude de l'AGEC-UNEF trop molle et prône la jonction avec la classe ouvrière. Le comité d'action appelle à une manifestation devant le phénix à 10h30. Ils descendent le Gaillon au son de l'Internationale, le drapeau rouge bien en évidence. Place de la mare, ils rencontrent les ouvrières de la Radiotechnique qui étaient descendus en ville pour « fêter » la poursuite de l'occupation de leur usine. Ce groupe étudiants/ouvrières se dirige vers la chambre de commerce et d'industrie. Un étudiant grimpe sur le bâtiment et y accroche le drapeau rouge. Les étudiants se dirigent ensuite vers le siège de l'Union démocratique pour la Ve République. Arrivés devant, ils forcent la porte et mettent à sac le local. Les papiers sont jetés par terre puis incendiés. Les étudiants quittent les lieux alors que l'incendie commence à se propager.

Caen ville morte

Le mercredi , Caen connaît, pour la première fois de son histoire, un blocage total. Une intersyndicale CGT-CFDT-FEN-UNEF décide de bloquer l'accès à la ville via 8 points stratégiques (Demi-Lune, Cygne de Croix[note 18], viaduc de la Cavée, pont de Vendœuvre, carrefour de Venoix, rue de Bayeux, route de la Délivrande, route de Ouistreham). Bien entendu, le préfet interdit cette opération mais les ouvriers et étudiants passent outre sa décision. De 15h à 19h, aucun véhicule ne peut entrer ou sortir de Caen (mis à part les véhicules d'urgence). Le préfet, prévoyant des incidents, a fait venir des renforts de CRS et gendarmes mobiles, mais ces derniers sont restés le pied à terre car aucun incident sérieux n'a été à signaler. En ville, l'ambiance est surréaliste : peu d'animation, peu de circulation. Les Caennais, par peur, sont restés chez eux. Mais ce calme relatif cache la réaction des gaullistes.

Tract du CDR

Après l'incendie du siège de l'UD 5e, puis cette opĂ©ration Caen ville fermĂ©e, les partisans du pouvoir s'organisent. Un comitĂ© de dĂ©fense des libertĂ©s est mis en place alors que les accès de la ville sont bloquĂ©s par les grĂ©vistes. Une dĂ©lĂ©gation de ce comitĂ© se rend Ă  la prĂ©fecture pour signaler sa crĂ©ation. L'accueil du prĂ©fet est chaleureux. Celui-ci apprend Ă  la dĂ©lĂ©gation qu'une manifestation aura lieu le lendemain Ă  Paris pour soutenir de Gaulle. Le comitĂ© dĂ©cide donc de convoquer une manifestation pour le jeudi Ă  15h place Saint-Pierre. La manifestation est annoncĂ©e via des tracts distribuĂ©s durant la matinĂ©e et une escouade de voitures munies de haut-parleurs. Ă€ 15h, il y a dĂ©jĂ  plusieurs milliers de gaullistes mais, aussi, de leur propre initiative, des Ă©tudiants et des grĂ©vistes. La Marseillaise rĂ©pond Ă  l'Internationale et inversement. Les partisans de l'ordre sont environ 7 000. Ils dĂ©filent avec des banderoles demandant la libertĂ© de travailler mais aussi la libertĂ© d'expression. Les manifestants passent devant la prĂ©fecture oĂą le prĂ©fet Gaston Pontal reçoit une dĂ©lĂ©gation. Les manifestants poursuivent leur pĂ©riple en se dirigeant vers le monument aux morts de la place Foch. Les Ă©tudiants et les ouvriers veulent les empĂŞcher et forment une chaĂ®ne. Ils se font charger et sont obligĂ©s de cĂ©der face aux gaullistes qui entonnent une Marseillaise. Les partisans de l'ordre prennent ensuite la direction de la place de la RĂ©sistance pour se recueillir sur le monument aux dĂ©portĂ©s. La manifestation se termine devant la prĂ©fecture oĂą le prĂ©fet a fait installer des haut-parleurs pour diffuser l'allocution du gĂ©nĂ©ral de Gaulle.

Les organisations syndicales, loin d'ĂŞtre dĂ©couragĂ©es par cette dĂ©monstration gaulliste, convoquent une nouvelle manifestation pour le vendredi . C'est la seule en France Ă  rĂ©pondre aux manifestations gaullistes. Et c'est un succès. Près de 15 000 personnes rĂ©pondent Ă  l'appel des organisations syndicales, soit la plus importante manifestation du mai caennais. Le cours gĂ©nĂ©ral de Gaulle, qui borde la prairie, est rebaptisĂ© "boulevard de la grève". C'est une dĂ©monstration de force de la part des grĂ©vistes, mais cela masque mal l'amorce de la fin de la grève qui est en train de se dessiner. Ce vendredi 31, le prĂ©fet fait rouvrir les portes de la poste place Gambetta. Les Courriers Normands et la sĂ©curitĂ© sociale mettent fin Ă  leur grève. Les grands magasins font de mĂŞme. Le week-end de la PentecĂ´te s'annonce long et dĂ©cisif pour la poursuite ou non du mouvement.

La reprise du travail

Après les 3 jours intenses que vient de connaĂ®tre Caen (opĂ©ration ville fermĂ©e, manifestation gaulliste, contre manifestation), le dĂ©but du mois de juin est dĂ©cisif pour la poursuite du mouvement. Plusieurs leaders syndicaux ont peur que le protocole d'accords de Grenelle influence l'opinion des grĂ©vistes. Et, malheureusement pour eux, la tendance chez les grĂ©vistes est Ă  la reprise du travail après ce qui a Ă©tĂ© gagnĂ©. En effet, pour beaucoup de grĂ©vistes, en quelques semaines de grève, il a plus Ă©tĂ© gagnĂ© qu'en plusieurs annĂ©es. Le coĂ»t de la grève commence Ă  peser chez plusieurs grĂ©vistes malgrĂ© la mise en place de caisse de solidaritĂ©. De mĂŞme, le manque de dĂ©bouchĂ© politique a calmĂ© les ardeurs de nombreux grĂ©vistes. Le lundi , les ouvriers de la SMN votent largement la reprise du travail (1 899 pour, 421 contre), ils sont suivis le mardi par la Sonormel, les courriers normands, la Radiotechnique et Moulinex. Le mercredi 5, c'est au tour de CitroĂ«n, des dockers, des ciments français et de la SNCF. Le dernier bastion reste la Saviem. La direction de l'usine joue d'ailleurs avec les nerfs des ouvriers en jetant de l'huile sur le feu. Elle fait publier un communiquĂ© dans lequel elle affirme que si le travail reprend le , une prime exceptionnelle sera versĂ©e au mois de juillet. Le au matin, un meeting est organisĂ© par les grĂ©vistes sur la reconduite ou non de la grève. Les non-grĂ©vistes en profitent pour forcer les piquets de grève et rĂ©ussissent Ă  rentrer dans l'usine occupĂ©e. Les Ă©chauffourĂ©es sont assez sĂ©rieuses entre ouvriers. Ă€ l'intĂ©rieur, ils organisent un semblant de vote qui donne la majoritĂ© Ă  la reprise du travail. La CFDT et la CGT contestent le vote de la reprise du travail et obtiennent qu'un autre vote Ă  bulletin secret soit effectuĂ© le lendemain, en dehors de l'usine et sans que la question de la prime soit agitĂ©e. Le mercredi , la situation est encore plu tendue que la veille. Les non grĂ©vistes sont venus en nombre et, comme la veille, tentent par tous les moyens de pĂ©nĂ©trer dans l'usine. Les coups sont encore plus violents que la veille, des manches de pioche servent pour frapper. Après une heure de jeu du chat et de la souris et d'affrontements, les grĂ©vistes perdent l'usine. Le vote Ă  bulletin secret commence Ă  14h dans le gymnase. Le rĂ©sultat est connu le lendemain : 2 435 pour la reprise du travail, 1 486 contre. Le mouvement ouvrier de mai est donc bien terminĂ©.

La faculté des Lettres en autogestion

À l'université, les réflexions entamées en Lettres aboutissent à création de l'Assemblée Générale de la faculté de Lettres. Elle siège pour la première fois le mardi et proclame « qu'elle est la seule interlocutrice valable vis-à-vis du gouvernement et qu'elle est souveraine quant à toutes les décisions qui doivent être prises dans cette faculté ». Elle est composée de 247 membres (105 professeurs, 13 chargés d'enseignement, 120 étudiants et 7 personnels technique et administratif). Cette AG succède à l'Assemblée Générale Provisoire. L'AG gère, de fait, la faculté des Lettres ; le doyen se contentant d'appliquer les décisions prises par l'AG. Entre les séances de l'AG, une délégation permanente gère au quotidien la faculté. En sciences, ce système a échoué à cause de la résistance des professeurs qui ne voulaient pas partager le pouvoir avec les étudiants. Sur le campus, la vie continue de s'organiser, le , un Comité Révolutionnaire d'Action Culturelle (C.R.A.C.) est créé. Il débouche sur la création du T.R.U.C (Théâtre Révolutionnaire de l'Université de Caen). Mais la répression du mouvement commence à se faire sentir. Le , une perquisition a lieu chez un militant d'extrême-gauche. Il est écroué. Du coup, l'AGEC-UNEF et les comités d'action appellent à une manifestation en soutien aux derniers grévistes et contre la répression (à mettre en parallèle avec les affrontements à Sochaux et Flins). La manifestation du , essentiellement étudiante, est la dernière du mouvement. Malgré l'interdiction de manifestation décrétée par le gouvernement, les étudiants et quelques ouvriers se rassemblement place Saint-Pierre en fin d'après midi puis défilent dans les rues de Caen. Seule la CFDT a appelé à manifester.

La répression

À la tête de l’État, le ministre de l'Intérieur est changé. Il s'agit désormais de Raymond Marcellin, un dur, qui va s'efforcer de traquer toutes les organisations "gauchistes". Le , le nouveau ministre fait interdire la plupart des organisations d'extrême-gauche : Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, Parti communiste internationaliste, Fédération des étudiants révolutionnaires, Organisation communiste internationaliste, Parti communiste marxiste-léniniste de France, mouvement du 22-mars. Les conséquences sur le terrain sont rapides. Le dimanche au matin, des dizaines de policiers pénètrent dans les appartements de sept étudiants et d'un professeur (Claude Mabboux-Stromberg). Ils sont poursuivis pour « atteinte à la sûreté de l’État ». Les policiers n'hésitent pas à dévaster littéralement les appartements des inculpés, à la recherche de matériel suspect (la plupart du temps, des tracts). Chez le professeur Mabboux-Stromberg, les policiers sont bien plus précautionneux : ils remettent systématiquement en place les affaires qu'ils fouillent[5]. Un policier qui trouve des papiers compromettant sur la guerre d'Algérie est rabroué par son commissaire : « on est pas venu pour ça aujourd'hui »[5]. Leur garde à vue ne dure qu'une journée, mais met en émoi tout le milieu militant. Les membres de la JCR planquent « la ronéo et les documents compromettants »[5]. Une page est définitivement tournée le avec le retrait du drapeau rouge qui flottait depuis la mi-mai sur la galerie vitrée.

Les législatives anticipées

La dernière phase du mouvement concerne ce que les étudiants ont appelé « la farce électorale ». Le dimanche , la participation aux élections législatives est importante. Les gaullistes sont représentés par le député sortant, le docteur Buot. La gauche traditionnelle arrive difficilement à se mettre d'accord sur le nom d'un candidat unique. Il y a donc plusieurs candidats de gauche : Parti communiste français (PCF), Parti socialiste unifié, Fédération de la gauche démocrate et socialiste. Le docteur Buot frôle de peu la réélection au premier tour, le candidat du PCF arrive deuxième. Le , le docteur Buot est réélu au terme d'une triangulaire. Il faut noter que c'est la ville même de Caen qui a donné le plus de suffrages aux gaullistes (mis à part les quartiers populaires), alors que la petite ceinture rouge[note 19] a voté pour la gauche. Le mouvement de mai n'a pas trouvé dans les urnes le débouché que beaucoup de grévistes cherchaient à la fin du mois de mai.

L'affaire du TMC

Le , le maire Jean-Marie Louvel décide de reprendre en main le Théâtre-Maison de la culture (TMC) qui existait depuis 1963. Il reproche au directeur Jo Tréhard sa programmation tout autant que sa participation au mouvement de mai[2]. Afin de conserver son indépendance, Jo Tréhard démissionne de son poste et continue son aventure dans une salle paroissiale[note 20] - [2]. Au mois d'août, le ministère de la culture annonce son désengagement financier de la structure[6]. Au bout de deux mois, la structure ne peut plus fonctionner et l'association qui la gère prononce sa dissolution fin octobre[2]. Le TMC était fréquenté par les étudiants et ceux-ci s'organisent avec des élus de gauche dans une association appelée « les amis du TMC ». L'un des principales animateurs de l'association s'appelle Louis Mexandeau dont c'est la première incursion dans vie politique locale[2].

Le , l'association des amis du TMC appelle à une manifestation devant le théâtre. Un millier de personnes répondent à l'invitation[2]. Les étudiants sont présents avec une banderole « la confiture, c'est comme la culture, moins on en a, plus on l'étale ! »[2]. Après une déclaration, le cortège prend la direction de la mairie. Le maire Louvel est absent. Un étudiant en profite pour tagger « Pas de Louvel, bonne nouvelle » sur l'un des murs de l'édifice[2].

La nouvelle équipe du TMC commence sa saison en . Les étudiants partisans de Jo Tréhard entendent se faire remarquer. Lors de la représentation du roi se meurt d'Eugène Ionesco le , environ 200 étudiants empêchent les acteurs de jouer en lisant les répliques à l'avance[2]. La représentation est finalement annulée et les étudiants sortent du théâtre en chantant l'Internationale[2]. Le maire prend alors un arrêté interdisant les manifestations dans le théâtre. Le , pour la représentation de Cyrano de Bergerac, 150 étudiants sont accueillis dans le hall par des policiers. Après un face-à-face tendu, des étudiants sont interpellés. D'autres ont réussi à rentrer et perturbent la représentation avant d'être à leur tour embarqué. À l'extérieur, les policiers dispersent les manifestants à coup de lacrymogènes. Ces derniers reviennent quelques minutes plus tard armés de pierres, de briques et de planches[2]. Des mini-barricades sont érigées, mais les policiers reprennent le contrôle de la situation et procèdent à 40 interpellations[2]. Le reste des étudiants remonte sur le campus et occupe les locaux du rectorat[note 21]. Les étudiants exigent la libération de leurs camarades. Ils obtiennent en partie gain de cause car le préfet s'engage à ce que les personnes ne tombant sous le coup d'une inculpation soient relâchées[2]. Seules 6 personnes restent au commissariat pour « rébellion ou violences et voies de fait sur agents de la force publique »[2].

Le , les Ă©tudiants s'organisent pour faire libĂ©rer leurs camarades. Une AG se tient dans l'amphi Pierre Daure et vote le principe de la grève[2]. Le , les cours ne se dĂ©roulent pas en Lettres et peu en Sciences. 5 Ă©tudiants passent en dĂ©but d'après midi devant le tribunal, 4 sont condamnĂ©s Ă  un mois de prison avec sursis et une Ă  15 jours avec sursis[2]. Le soir, une manifestation rassemble 3 000 personnes[7]. Le dernier Ă©tudiant inculpĂ© passe en procès le . La veille, une manifestation de soutien rassemble 1 000 personnes dans les rues[2]. L'Ă©tudiant est condamnĂ© Ă  un mois de prison ferme. Le procès a un retentissement national avec le dĂ©placement du vice-prĂ©sident de l'UNEF Jacques Sauvageot. Il dĂ©clare lors de l'AG après le procès que « le pouvoir estime que la situation est mĂ»re pour frapper le mouvement Ă©tudiant. Ce qui s'est passĂ© ici a une signification nationale et aura une rĂ©percussion nationale. Il faut une rĂ©ponse coup pour coup et immĂ©diate Ă  chaque tentative de rĂ©pression »[2]. L'AG dĂ©cide d'occuper immĂ©diatement le bâtiment Lettres de l'universitĂ©. Près de 300 personnes l'investissent. Les responsables de l'universitĂ© leur demandent de quitter les lieux, ce qu'ils refusent. Des cars de police arrivent sur les lieux. Pour la première fois dans son histoire, des policiers en tenue entrent dans les bâtiments. Ils demandent aux Ă©tudiants de quitter les lieux en leur indiquant que ses hommes n'exerceront aucune violence[2]. Les derniers Ă©tudiants quittent les lieux vers 1h30. Le , l'Ă©tudiant, qui passe en appel, est condamnĂ© Ă  45 jours de prison avec sursis ; il est libĂ©rĂ© sur le champ[2].

Notes et références

Notes

  1. Des vitres de la préfecture avaient été brisées.
  2. La rue Georges Lebret relie la place de la Republique et le boulevard Marechal Leclerc. On y trouve la Poste et le tribunal d’instance.
  3. La rue Daniel Auber relie la place de la République à l'hôtel de préfecture du Calvados.
  4. On estime Ă  2 000 le nombre de CRS et gendarmes mobiles prĂ©sents dans et autour de l'usine ce jour-lĂ .
  5. Où aucune section syndicale n’existe.
  6. L'inauguration du bâtiment Lettres le 18 janvier 1968 avait donné lieu à des incidents sur le campus (actuel campus 1 de Caen).
  7. Association Générale des Étudiants de Caen, membre de l'UNEF.
  8. Évacuation de la Sorbonne par les forces de l'ordre puis violents affrontements au Quartier latin.
  9. "Soutien à Nanterre et à la Sorbonne", "Pas de flics à l'université".
  10. De violents affrontements dans le Quartier latin ont débouché sur la nuit des barricades.
  11. Maintenant appelé amphi Copernic.
  12. Le Premier ministre promet de rétablir l'ordre tout en évitant de parler des problèmes universitaires ou salariaux.
  13. AncĂŞtre de France 3.
  14. AncĂŞtre des Bus Verts.
  15. Compagnie de Transport de Caen (ancĂŞtre de Twisto).
  16. La maison des étudiants située place de la Mare, à la place de l'actuel Centre d'Information et d'Orientation.
  17. Le comité d'action est mené par des membres de la Jeunesse communiste révolutionnaire (trotskyste) et de l'Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (maoïste).
  18. À mi-hauteur de la route de Falaise.
  19. Surnom donné à Blainville-sur-Orne, Hérouville-Saint-Clair, Colombelles, Giberville, Mondeville, Fleury-sur-Orne en référence aux municipalités tenues par le PC en banlieue parisienne.
  20. Rue des cordes, qui devient plus tard le théâtre des Cordes.
  21. Ces locaux étaient localisés dans l'actuel bâtiment de la présidence de l'Université.

Références

  1. Alain Leménorel, 68 à Caen, Cahiers du Temps, 2008 (ISBN 978-2-35507-002-0)
  2. Jean Quellien et Serge David, Caen 68, Les Ă©ditions du bout du monde, 2008, (ISBN 2-9523961-6-7)
  3. Ouest-France, 27 janvier 1968
  4. Ouest-France, 29 janvier 1968
  5. Hors série Racailles, Chroniques du mai caennais,juin 2008
  6. Caen 7 jours, n°246, 1er au 7 août 1968
  7. Ouest-France, 25 janvier 1969

Voir aussi

Bibliographie

  • HervĂ© Hamon et Patrick Rotman, GĂ©nĂ©ration : Les annĂ©es de rĂŞve, Seuil, , « La fièvre »
  • Jean Quellien et Serge David, Caen 68 : un livre, Amfreville, Éditions du Bout du Monde, , 203 p. (ISBN 978-2-9523961-6-5 et 2-9523961-6-7)Document utilisĂ© pour la rĂ©daction de l’article
  • Alain LemĂ©norel, 68 Ă  Caen, Cabourg, Cahiers du Temps, , 176 p. (ISBN 978-2-35507-002-0)Document utilisĂ© pour la rĂ©daction de l’article
  • GĂ©rard Lange, « L'exemple caennais Â», dans MatĂ©riaux pour l'histoire de notre temps, 1988, vol. 11, no 11-13, pp. 205-213 [lire en ligne]

Articles connexes

Autres déclinaisons régionales de l'événement

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