Route neutre
La route neutre relie la commune espagnole de LlĂvia, enclavĂ©e en France, Ă celle de PuigcerdĂ , situĂ©e au bord de la composante connexe principale de l’Espagne. Une partie de son tracĂ© se situe donc en territoire français, Ă la limite entre les communes de Bourg-Madame et Ur. Sa longueur sur la partie française est de 1,8 km[1]. Elle y croise la « route d’Espagne », axe routier français reliant la vallĂ©e de l’Ariège (L'Hospitalet-près-l'Andorre et au nord, Toulouse et Paris), Ă Bourg-Madame, ville-frontière historique avec l’Espagne.
Du fait de sa situation particulière, elle appartient conjointement aux réseaux routiers de France et d’Espagne. Pour l’Espagne, elle a fait partie de la N-152 jusque dans les années 1990, puis de la N-154. Pour la France, elle a été classée dans le réseau national en tant que N20B, puis N20C, avant d’être déclassée en tant que D68 en 1973 ; depuis 2014, elle est pour partie reclassée dans le réseau national en tant que nationale 20, l’autre partie restant numérotée RD68.
Histoire
TraitĂ© de LlĂvia et naissance de la route neutre
L’actuelle route nationale N-154 est Ă l’origine un chemin royal reliant les villes de PuigcerdĂ et de LlĂvia en restant en territoire espagnol.
En 1659, le traitĂ© des PyrĂ©nĂ©es met fin Ă la guerre franco-espagnole et entĂ©rine une paix entre le royaume de France et le royaume d'Espagne. Son article 42 prĂ©voit la cession de trente-trois villages de Cerdagne Ă dĂ©finir par un traitĂ© ultĂ©rieur. Le traitĂ© de LlĂvia, signĂ© le pour l’application de cet article, aboutit au maintien de la ville de LlĂvia en Espagne, mais fait de celle-ci une enclave au sein du territoire français. Le traitĂ© prĂ©voit alors une libertĂ© de passage entre LlĂvia et la ville de PuigcerdĂ , dans les termes suivants
« Et parce que pour aller de Livia à Puyserda, ou de Puyserda à Livia ou pour aller d’un des Villages qui sont à sa Majesté Tres-Chrestienne[2] à l’un de ceux qui appartiennent à sa Majesté Catholique[3], il pourroit arriver qu’il faudroit passer par les limites de Livia ou de Puyserda, ou par les limites de quelques Villages de France. Nous […] declarons, que quelque genre de marchandises ou de denrées qui passeront par lesdites Limites allant par le chemin Royal de Livia à Puyserda ou de Puyserda à Livia, ou allant d’un Village d’Espagne, à un de ceux de France, ne payera aucun droit aux Officiers de France, ni à d’autres Doüaniers ou Fermiers, ou autres Receveurs quelconques, des droits des deux Royaumes[4] ; Declarant en outre que lesdits chemins royaux et passages qu’on pourroit prendre pour aller de Livia à Puyserda, ou de Puyserda à Livia, ou pour aller d’un Village de France à l’un de ceux d’Espagne, seront libres aux sujets de l’un et de l’autre Royaume, sans que lesdits Sujets puissent estre respectivement inquietez dans lesdits passages par les Ministres des deux Royaumes pour quelque cause que ce puisse estre[4]. N’entendant point que cette liberté de passage puisse servir à l’impunité des crimes qu’on pourroit commettre dans lesdits chemins et passages, d’autant que la capture et le chastiment des coupables appartiendra à ceux du Territoire desdits passages où les crimes auront esté commis. »
Le chemin royal de PuigcerdĂ Ă LlĂvia, qui traverse dĂ©sormais pour partie la France, devient une « route neutre » sur laquelle le passage est libre et affranchi de tout droit de douane ou impĂ´t français. Lors de la modernisation et de la numĂ©rotation du rĂ©seau routier espagnol, il est intĂ©grĂ© Ă la route N-152 (plan Peña de 1940). Le tronçon Puigcerda-Llivia est renumĂ©rotĂ© N-154 dans les annĂ©es 1990[5]. L’administration française classe la partie traversant le territoire français dans le rĂ©seau routier national en 1933 en tant que RN 20B, puis RN 20C. Elle est ensuite dĂ©classĂ©e le [1] comme route dĂ©partementale 68 des PyrĂ©nĂ©es-Orientales en application de la rĂ©forme de 1972. Elle apparaĂ®t sur les cartes routières de l’IGN sous le nom de « chemin neutre » et sous un figurĂ© particulier[6].
Guerre des stops et construction du pont de LlĂvia
La route croise, Ă proximitĂ© de la commune de Bourg-Madame, l’axe reliant Paris Ă la frontière espagnole via Toulouse (Ă l’époque numĂ©rotĂ© route nationale française 20), au trafic plus important. Pour des raisons de sĂ©curitĂ© routière, l’administration française des routes (Ă l’époque la direction dĂ©partementale de l'Équipement des PyrĂ©nĂ©es-Orientales) installe Ă partir de 1971[7] des panneaux stop, imposant aux automobilistes de la route neutre de marquer l’arrĂŞt au croisement de la RN20. Cette mĂŞme annĂ©e, un poste pour la douane française est construit par les services du ministère de l’équipement Ă ce carrefour[8]. Pendant la « guerre des stops », les panneaux sont rĂ©gulièrement dĂ©montĂ©s par les habitants de LlĂvia, qui voient en ceux-ci une entrave Ă leur libertĂ© de circulation vers l’Espagne et, ce faisant, une violation du traitĂ© de 1660[9].
Un passage à niveau se trouve par ailleurs au niveau de l’intersection entre la route neutre et la ligne de Cerdagne, immédiatement à l’ouest de la nationale 20. En outre, la route neutre croise un autre axe français nord-sud, la RD30 (Ur – Osséja), au trafic plus mineur, ce qui ne requiert donc pas d’aménagement particulier.
La « guerre des stops » prend fin en 1983 par la crĂ©ation du pont de LlĂvia, passage surĂ©levĂ© pour la route neutre au-dessus de la RN20 et de la ligne de Cerdagne. Une courte section de la route dĂ©tournĂ©e est renumĂ©rotĂ©e RD68A et transformĂ©e en une bretelle de secours rudimentaire, sans ouvrage destinĂ© Ă fluidifier le trafic (voie d’insertion ou rond-point) et avec une intersection dangereuse cĂ´tĂ© route neutre, Ă l’angle sud-est de l’intersection[10]. La section symĂ©trique, au sud-ouest du croisement, est dĂ©saffectĂ©e et le passage Ă niveau avec la ligne de Cerdagne supprimĂ©.
Ouverture des frontières
Le passage sur la route neutre est, en thĂ©orie, destinĂ© aux seules personnes se rendant de LlĂvia Ă PuigcerdĂ ou l’inverse, et se trouvant donc en territoire douanier espagnol, ce qui exclut en thĂ©orie le passage de la France Ă l’Espagne ou de l’Espagne Ă la France aux intersections avec la N20 (ou, après 1983, par la bretelle D68A) ou avec la D30. En pratique cependant, aucun poste de contrĂ´le n’est Ă©tabli Ă ces points de passage, ni aux frontières aux entrĂ©es et sorties de LlĂvia et PuigcerdĂ . Au croisement avec la D30, par exemple, cĂ´tĂ© français, de simples panneaux routiers interdisent de tourner Ă gauche ou Ă droite pour se rendre en Espagne. Il est possible cependant de reconnaĂ®tre la limite administrative par le changement de la qualitĂ© de revĂŞtement de la route de part et d'autre, ainsi que la prĂ©sence des bornes frontières en granit disposĂ©es autour de l'enclave.
La situation se modifie après l’adhésion de l'Espagne à la Communauté économique européenne en 1986 et dans le cadre du mouvement d’ouverture des frontières entre les États de l’Union européenne en construction. En 1995, l’entrée en vigueur de la convention de Schengen libère la circulation de part et d’autre de la frontière, sauf circonstances extraordinaires.
Ce faisant, les passages entre la route neutre et les routes qui l’intersectent (N20 et D30) deviennent de véritables carrefours internationaux, et sont réaménagés à cette fin. En 2001, un carrefour giratoire est installé au croisement avec la D30. Le barreau D68A est quant à lui utilisé comme un véritable demi-échangeur, permettant le passage entre la route neutre (dans les deux sens) et la nationale 20 (sens sud ⟶ nord uniquement), finalité pour laquelle il n’avait pas été conçu. Un projet d’aménagement de carrefours giratoires est donc également prévu dans les années 1990 entre la N20 et la route neutre pour remplacer cette bretelle inadaptée, mais il échoue en raison d’oppositions locales[11].
Réaménagement de 2014 et intégration partielle à la RN20
Ce projet est déclaré d’utilité publique en 2006[11], retardé, puis finalement mené à bien en 2014. Jusqu’à cette époque, la RN20, arrivant du nord, traversait le centre-ville de Bourg-Madame puis obliquait vers l’ouest pour rejoindre la frontière espagnole où elle devenait la N-152. Cependant, les 200 derniers mètres de cet itinéraire, traversant un centre-ville étroit, étaient inadaptés à un trafic international : le pont sur la frontière du Riu Rahur et la voirie y menant avaient été interdits aux poids lourds, obligés à utiliser la route neutre pour passer en Espagne, tandis que divers aménagements urbains (sens uniques, chicanes) rendaient cet itinéraire dissuasif. Les véhicules arrivant du nord ne pouvaient cependant pas emprunter le barreau D68A en raison d’une interdiction de tourner à gauche : ils devaient donc réaliser un demi-tour difficile à Bourg-Madame et emprunter la RN20 à rebours jusqu’à l’intersection avec le barreau D68A, pour rejoindre la route neutre et traverser la frontière.
Un nouveau barreau est donc construit entre la RN20 et la N-154 cĂ´tĂ© nord-est, avec Ă ses extrĂ©mitĂ©s deux ronds-points (nord sur la RN20 et est sur la N-154) permettant d’effectuer l’ensemble des trajets possibles. Ă€ cette occasion, les voies sont renumĂ©rotĂ©es : la RN20, qui auparavant se prolongeait jusqu’à Bourg-Madame, est dĂ©tournĂ©e pour emprunter le nouveau barreau et la section ouest de la route neutre entre le rond-point est et la frontière espagnole. L’ancienne section de la RN20 entre le rond-point nord et Bourg-Madame reste classĂ© dans le rĂ©seau national et intègre la RN116 (Bourg-Madame – Perpignan), tandis que les 200 mètres jusqu’à la frontière espagnole sont dĂ©classĂ©s dans le rĂ©seau communal. L’ancien barreau RD68A, construit en 1983 et dĂ©sormais inadaptĂ©, est dĂ©classĂ© dans la voirie communale, et la RD68 est limitĂ©e Ă la section entre LlĂvia et le rond-point est de l’amĂ©nagement[11].
Les travaux, d’un coût de 2,5 M€, sont entièrement financés par l’État français et réalisés par l’entreprise Colas entre juin et , sous la direction des services déconcentrés de l’État compétents (DREAL et DIR)[11]. L’ensemble est mis en service en et inauguré le . Les travaux permettent d’améliorer la desserte de l’hôpital transfrontalier de Cerdagne, également entré en service en 2014.
Impliquant que les vĂ©hicules qui effectuent le trajet Puigcerdà –LlĂvia ou LlĂvia-PuigcerdĂ cèdent le passage Ă des vĂ©hicules arrivant de France sur le carrefour giratoire, ce projet suscite Ă nouveau des contestations des habitants de LlĂvia liĂ©es au respect du traitĂ© de 1660 dans les annĂ©es prĂ©cĂ©dent son aboutissement[9]. En outre, l’ouverture d’un centre commercial international au carrefour des deux axes en 2020[12] laisse craindre le risque d’une disparition des commerces de proximitĂ© llĂviencs[9].
Notes et références
- Arrêté du du ministre de l’intérieur et du ministre de l’aménagement du territoire, de l’équipement, du logement et du tourisme. Journal officiel de la République française, , p. 2333 [lire en ligne]
- Le roi de France.
- Le roi d’Espagne.
- La graisse ne figure pas dans le texte d’origine.
- (es) MOPU, Direccion General de Carreteras, p.160/185, « Plan general de carreteras 1984/91 » [PDF], (consulté le )
- GĂ©oportail, carte IGN de 1950.
- Fuligni et LĂ©andri 2019.
- Mancebo 1999, p. 56
- Christian Goutorbe, « Llivia, l’enclave catalane qui empêche les ronds-points de tourner en rond », La Dépêche du Midi,‎ (lire en ligne)
- Géoportail, photographies aériennes 2000–2005.
- Création de la liaison routière entre la RN20 et la RD68 : dossier de presse, janvier 2015. [lire en ligne]
- Sébastien Berriot, France Bleu Roussillon, « Bientôt un nouveau centre commercial transfrontalier en Cerdagne française », sur francebleu.fr,
Voir aussi
Bibliographie
- François Mancebo, La Cerdagne et ses frontières : Conflits et identités transfrontalières, Perpignan, Trabucaire, , 211 p. (ISBN 978-2-912966-17-9)
- Olivier Marchon, Le mont Blanc n'est pas en France : Et autres bizarreries géographiques, Seuil, , 192 p. (ISBN 978-2-02-110696-1, lire en ligne)
- Bruno Fuligni et Bruno Léandri, Les guerres stupides de l’histoire : les 50 conflits les plus absurdes de l’Antiquité à nos jours, Paris, Les Arènes, , 270 p. (ISBN 978-2-7112-0023-8)