Projet Bluebird
BLUEBIRD est un ensemble de programmes de recherche sur la manipulation mentale mis en place par la Central Inteligence Agency (CIA) en 1949 et 1950, avant de changer de nom de code pour devenir ARTICHOKE le . Son existence est rĂ©vĂ©lĂ©e au dĂ©but des annĂ©es 1970 par les enquĂȘtes de plusieurs commissions parlementaires sur les activitĂ©s clandestines des services secrets amĂ©ricains.
Origines
La recherche amĂ©ricaine d'un agent chimique capable d'influencer le comportement humain est initiĂ©e par les dirigeants de l'Office of Strategic Service (OSS) au dĂ©but des annĂ©es 1940[1] - [2] - [3]. Plus tard, en 1949, le procĂšs du cardinal Mindszenty, et ses aveux face aux accusations du rĂ©gime communiste hongrois, alertent les hauts fonctionnaires de la CIA. Mis en scĂšne dans le but d'annihiler l'influence de lâĂglise catholique en Hongrie, cet Ă©vĂšnement a Ă©tĂ© prĂ©parĂ© et le cardinal droguĂ© Ă l'aide de plusieurs substances durant des jours. En consĂ©quence, le lancement d'un projet chargĂ© d'explorer les possibilitĂ©s dans ce domaine dĂ©bute[4] - [5] - [6] - [7].
Une Ă©quipe restreinte de chimistes est mobilisĂ©e Ă Fort Detrick, soutenue par la division des opĂ©rations spĂ©ciales (SOD) de l'U.S. Army Chemical Corps. MenĂ©es en parallĂšle du projet CHATTER, programme similaire de la marine des Ătats-Unis, les expĂ©rimentations de BLUEBIRD peuvent s'appuyer sur les donnĂ©es obtenues par la marine et l'OSS[3] - [6]. Des agents sont envoyĂ©s en Europe et en Asie pour collecter des informations sur les mĂ©thodes de « lavage de cerveau » communistes, interrogeant des prisonniers et des transfuges. Un an plus tard, le , le directeur de l'agence Roscoe H. Hillenkoetter approuve BLUEBIRD et autorise l'utilisation de fonds clandestins dĂ©diĂ©s au projet[7] - [8] - [9].
Généralités
Direction
Présidé par le colonel Sheffield Edwards, un comité de direction est chargé d'encadrer les expérimentations et la mise en place d'équipes opérationnelles. Il est composé de responsables issus de plusieurs sections de la CIA : l'Office of Special Operations (OSO), l'Office of Policy Coordination (OPC), l'Inspection and Security Office (I&SO), le Technical Service Staff (TSS) et l'Office of Medical Service (OMS)[1] - [10] - [11].
Objectifs
BLUEBIRD est le premier projet de la CIA en lien avec l'utilisation d'agents chimiques et biologiques. Centrée sur les méthodes d'interrogatoire, une grande partie des recherches sont consacrées à l'élaboration de procédures permettant de créer « une altération exploitable de la personnalité » chez des individus sélectionnés[9] - [10]. En 1976, le rapport de la commission Church liste quatre objectifs principaux[8], parmi lesquels :
- DĂ©couvrir des moyens de conditionner le personnel pour empĂȘcher l'extraction non autorisĂ©e d'informations par des moyens connus ;
- Ătudier la possibilitĂ© de contrĂŽler un individu par l'application de techniques d'interrogatoire spĂ©ciales.
En parallĂšle des nombreuses recherches rĂ©alisĂ©es dans des hĂŽpitaux et des universitĂ©s, la formation d'Ă©quipes d'interrogatoire prĂȘtes Ă intervenir sur demande d'un service opĂ©rationnel de l'agence est une autre prioritĂ©. Une note dĂ©classifiĂ©e indique un objectif d'au moins deux Ă©quipes prĂȘtes Ă intervenir sur la demande d'un service opĂ©rationnel[6] - [12] :
Moyens
En annexe de cette mĂȘme note, le budget prĂ©visionnel pour une annĂ©e est dĂ©taillĂ© et estimĂ© Ă 65 515 dollars. De nombreux financements supplĂ©mentaires sont obtenus, mais les donnĂ©es budgĂ©taires sont rares et difficiles Ă apprĂ©hender[11]. Pour les besoins du projet, des universitaires et des experts spĂ©cialisĂ©s en cognition, criminologie, mĂ©decine et psychiatrie sont recrutĂ©s comme consultants, tandis que plusieurs hĂŽpitaux, universitĂ©s, pĂ©nitenciers et bases militaires servent de laboratoires oĂč la plupart des sujets sont des personnes atteintes de troubles mentaux lĂ©gers ignorant leur rĂŽle de cobaye. Dans d'autres cas, des volontaires sont recrutĂ©s en Ă©change d'une rĂ©munĂ©ration[10] - [13]. Des canaux de communication indĂ©pendants des circuits officiels sont mis en place en raison de l'extrĂȘme sensibilitĂ© des activitĂ©s[14]. Un partenariat secret est conclu avec le laboratoire suisse Sandoz Pharmaceuticals pour fournir du LSD Ă tous les sites du projet abritant un programme expĂ©rimental. En Ă©change de la drogue, l'agence devait fournir au laboratoire un accĂšs total aux donnĂ©es de recherche, ce qu'elle ne fĂźt pas[15] - [16].
Activités
Sur le territoire des Ătats-Unis
Le premier transport d'une cargaison de LSD Ă destination des Ătats-Unis a lieu en 1949. La drogue est acheminĂ©e jusqu'Ă Boston oĂč le mĂ©decin qui en a fait la demande, le Dr Max Rinkel, mĂšne des expĂ©rimentations au Boston Psychopathic Hospital. Des volontaires, environ une centaine, sont recrutĂ©s pour tester les effets du psychotrope pendant une journĂ©e[15] - [16] - [17]. L'Ă©tude est prĂ©sentĂ©e lors de la confĂ©rence annuelle de l'Association amĂ©ricaine de psychiatrie en 1950, au cours de laquelle le Rinkel soutient que l'utilisation du LSD provoque une « agitation psychotique transitoire » proche de la schizophrĂ©nie. Son propos est repris par le Dr Paul Hoch, un autre psychiatre qui sera quelques annĂ©es plus tard l'instigateur d'un programme similaire Ă New York, causant la mort d'un homme[18] - [19].
Une collection de fichiers liĂ©s aux projets BLUEBIRD et ARTICHOKE sont retrouvĂ©s et examinĂ©s en 1977, indiquant un fort intĂ©rĂȘt des responsables du programme pour l'hypnose[1] - . Morse Allen, un ancien officier de la marine affectĂ© Ă l'Office of Security en 1950, se concentre sur des mĂ©thodes alternatives Ă l'utilisation d'agents chimiques. DĂšs son arrivĂ©e, il s'intĂ©resse aux Ă©tats transitoires qui rĂ©sultent d'un profond sommeil ou d'une sĂ©rie de chocs Ă©lectriques. En 1951, il s'entretient avec un psychiatre rĂ©putĂ©, consultant pour l'agence, afin de recueillir ses conclusions sur l'utilisation des Ă©lectrochocs. Peu de temps aprĂšs la remise du rapport de Allen, l'OSI recommande qu'une subvention de 100 000 $ soit versĂ©e Ă ce mĂȘme psychiatre pour dĂ©velopper ces techniques[6] - [10].
En Allemagne
AprĂšs la Seconde Guerre mondiale, l'armĂ©e des Ătats-Unis investit une ancienne base militaire notoirement utilisĂ©e comme centre d'interrogatoire par la Luftwaffe. Des Ă©quipes du projet BLUEBIRD y sont dĂ©ployĂ©es pour mener des expĂ©rimentations classĂ©es secrĂštes sur des prisonniers soviĂ©tiques, sous la supervision de Kurt Blome, ancien responsable du programme d'armement chimique du TroisiĂšme Reich[7] - [20] - [21]. Allen visite le site, rebaptisĂ© Camp King, pour y superviser plusieurs expĂ©rimentations, Ă l'instar des mĂ©decins de la marine affectĂ©s au projet CHATTER et Frank Olson, biochimiste du SOD. Il sera aussi utilisĂ© par les Ă©quipes du projet ARTICHOKE.
Ă quelques kilomĂštres de la base, prĂšs du village de Kronberg, une maison abrite une salle en sous-sol pour les interrogatoires les plus sensibles. ConsidĂ©rĂ© comme une des premiĂšres prisons secrĂštes de la CIA et surnommĂ© « villa Schuster », le lieu a aussi Ă©tĂ© visitĂ© par les mĂȘmes agents et scientifiques du renseignement amĂ©ricain[7] - [20] - [21].
En France
L'affaire de Pont-Saint-Esprit, en , serait la consĂ©quence d'une des applications du projet BLUEBIRD selon le journaliste indĂ©pendant Hank P. Albarelli. Auteur d'un livre publiĂ© en 2009[22], il dĂ©fend la thĂšse d'une vaporisation de LSD par voie aĂ©rienne dans le cadre d'un test menĂ© conjointement par la CIA et l'armĂ©e des Ătats-Unis[23] - [24] - [25]. Cependant, la version officielle entĂ©rinĂ©e par la justice française en 1965 fait Ă©tat d'une Ă©pidĂ©mie d'ergotisme due Ă une farine avariĂ©e[26]. Le LSD Ă©tant synthĂ©tisĂ© Ă partir de l'ergot de seigle, champignon Ă©galement Ă l'origine de l'ergotisme, aucune de ces versions n'a pu ĂȘtre prouvĂ©e.
Fin du projet
Le , quatre jours aprÚs le début des incidents de Pont-Saint-Esprit, le projet BLUEBIRD est renommé ARTICHOKE[1] - [8] - [27]. En 1953, ce projet est intégré à MK-ULTRA, vaste effort entrepris par la CIA pour réussir à contrÎler le comportement humain[5] - [28].
Notes et références
- (en) « Rapport sur le matériel BLUEBIRD/ARTICHOKE », CIA-RDP81-00261R000300050005-3 [PDF], sur cia.gov, déclassifié le 1 mai 2002
- (en) John M. Crewdson, Jo Thomas, « Files Show Tests For Truth Drug Began in O.S.S. », The New York Times,â (lire en ligne)
- Lee et Shlain 1985, p. 13-16.
- (en) « MindâControl Studies Had Origins in Trial of Mindszenty », The New York Times,â (lire en ligne)
- (en) George Lardner Jr. et John Jacobs, « Lengthy Mind-Control Research by CIA Is Detailed », The Washington Post,â (lire en ligne)
- Marks 1979, p. 18-22.
- Kinzer 2019, p. 35-48.
- Commission Church 1976, p. 387-389.
- (en) Alfred W. McCoy, A Question of Torture : CIA Interrogation, from the Cold War to the War on Terror, Metropolitan Books, , 290 p. (ISBN 0805080414), p. 26-30
- Lee et Shlain 1985, p. 17-19.
- (en) Colonel Sheffield Edwards, « Note du projet BLUEBIRD - 5 avril 1950 », CIA-RDP83-01042R000800010003-1 [PDF], sur cia.gov, déclassifiée le 27 août 2003
- Albarelli 2009, p. 379-385.
- (en) Nicholas M. Horrock, John M. Crewdson, Boyce Rensberger, Jo Thomas et Joseph B. Treaster, « PRIVATE INSTITUTIONS USED IN CAL EFFORT TO CONTROL BEHAVIOR », The New York Times,â (lire en ligne)
- (en) Colonel Sheffield Edwards, « Note du projet BLUEBIRD - 17 mars 1951 », CIA-RDP83-01042R000800010003-1 [PDF], sur cia.gov, déclassifiée le 27 août 2003
- Lee et Shlain 1985, p. 25-30.
- Marks 1979, p. 39-48.
- (en) Joseph B. Treaster, « Researchers Say That Students Were Among 200 Who Took LSD in Tests Financed by C.I.A. in Early '50's », The New York Times,â (lire en ligne)
- Lee et Shlain 1985, p. 37-38.
- (en) Joseph B. Treaster, « Army Discloses Man Died In Drug Test It Sponsored », The New York Times,â (lire en ligne)
- (en) Alfred W. McCoy, « Science in Dachau's shadow : Hebb, Beecher, and the development of CIA psychological torture and modern medical ethics », Journal of the History of the Behavioral Sciences, vol. 43 (4),â , p. 401-417 (lire en ligne)
- (en) Annie Jacobsen, « What Cold War CIA Interrogators Learned from the Nazis », The Daily Beast,â (lire en ligne)
- (en) Hank P. Albarelli Jr., A Terrible Mistake: The Murder of Frank Olson and the CIA's Secret Cold War, Trine Day, , 912 p. (ISBN 978-0977795376)
- Albarelli 2009, p. 275-276.
- Christophe Josset, « La CIA a-t-elle tentĂ© d'empoisonner le village de Pont-Saint-Esprit ? », France 24,â (lire en ligne)
- (en) Henry Samuel, « French bread spiked with LSD in CIA experiment », The Telegraph,â (lire en ligne)
- Cour de Cassation, Chambre civile 1, « N° de pourvoi : 61-10.952 », LĂ©gifrance,â (lire en ligne)
- (en) Jan Goldman, The Central Intelligence Agency : An Encyclopedia of Covert Ops, Intelligence Gathering, and Spies, ABC-CLIO, , 911 p. (ISBN 1610690915), p. 26
- (en) « Rapport de la commission Church sur les opérations des agences gouvernementales de renseignement », sur aarclibrary.org, U.S. Government Printing Office,
Annexes
Bibliographie
- (en) Commission Church - SĂ©nat des Ătats-Unis, Ninety-Fourth Congress, Second Session, Book I : Foreign and Military Intelligence, Washington, U.S. Government Printing Office, , 659 p. (lire en ligne)
- (en) John D. Marks, The Search for the Manchurian Candidate : The CIA and Mind Control, Times Books, , 162 p. (ISBN 0-8129-0773-6)
- (en) Martin A. Lee et Bruce Shlain, Acid Dreams : The Complete Social History of LSD: The CIA, The Sixties, and Beyond, Grove Press, , 268 p. (ISBN 0-802-13062-3)
- (en) Hank P. Albarelli, A Terrible Mistake : The Murder of Frank Olson and the CIA's Secret Cold War, Trine Day, , 912 p. (ISBN 0-9777953-7-3)
- (en) Stephen Kinzer, Poisoner In Chief : Sidney Gottlieb and the CIA Search for Mind Control, Henry Holt & Company, , 368 p. (ISBN 1250140439)