Matatias Carp
Matatias Carp (né le à Bucarest, Roumanie, et mort le à Ramat Gan, Israël) est un avocat roumain, témoin de la Shoah en Roumanie.
Contexte
En Roumanie comme ailleurs en Europe et aux Ătats-Unis Ă la mĂȘme Ă©poque, lâantisĂ©mitisme se manifestait sous diverses formes dont une prĂ©fĂ©rence donnĂ©e aux « citoyens de souche » (roumanophones, chrĂ©tiens et ayant servi dans lâarmĂ©e roumaine durant la PremiĂšre Guerre mondiale) au dĂ©triment des autres[1], mais des formes dâantifascisme et dâhumanisme existaient aussi et pas seulement Ă gauche[2], car la dictature « carliste » Ă©tait conservatrice et de droite mais nâen fit pas moins une guerre civile aux « lĂ©gionnaires » fascistes et antisĂ©mites menĂ©s par Corneliu Zelea Codreanu qui finit emprisonnĂ© et exĂ©cutĂ© comme beaucoup de ses fidĂšles[3]. Dans ce contexte, beaucoup de Juifs Ă©taient intĂ©grĂ©s et le pĂšre de Matatias, Horia Carp, Ă©tait une des grandes figures de la vie intellectuelle roumaine de lâentre-deux-guerres. Ainsi Matatias devient un avocat connu, doublĂ© dâun virtuose du piano[4]. Câest plus tard quâil sera exclu du barreau en raison de ses origines, lorsque la Roumanie, obligĂ©e par les pressions de lâAllemagne nazie de cĂ©der la Transylvanie Ă la Hongrie, la Bucovine du Nord et la Bessarabie Ă lâURSS et la Dobroudja mĂ©ridionale Ă la Bulgarie, est dĂ©membrĂ©e et que le mĂ©contentement populaire force le roi Carol II Ă abdiquer, permettant, en , au marĂ©chal Antonescu (auto-proclamĂ© « PĂ©tain roumain ») de sâemparer du pouvoir avec lâaide des « lĂ©gionnaires ». Ce rĂ©gime de type fasciste systĂ©matise les persĂ©cutions contre les Roms et les Juifs, sâallie Ă Hitler contre Staline, engage le pays dans la Seconde Guerre mondiale dans le camp de lâAxe et se livre, aux cĂŽtĂ©s des nazis, Ă des crimes antisĂ©mites[5].
Ćuvre
Matatias Carp dĂ©cide alors de devenir lâarchiviste des persĂ©cutions des Juifs en Roumanie. Sa position de prĂ©sident de lâUnion des juifs roumains lui permet de bĂ©nĂ©ficier de nombreux contacts dans tout le pays, de collecter de nombreux rapports et photos envoyĂ©s par ses correspondants juifs victimes de persĂ©cutions ou de massacres, et par des humanistes et des « justes ». Il rĂ©ussit aussi Ă soudoyer un officier allemand pour lui acheter des photos.
Matatias Carp consigne tout au fur et Ă mesure que les informations lui arrivent. Il a au ministĂšre de lâintĂ©rieur un ami humaniste ce qui lui permet de se rendre au ministĂšre, le dimanche, pour y recopier les archives. Il travaille en collaboration avec sa femme. Dans lâimmĂ©diat aprĂšs-guerre, Carp obtient, grĂące Ă des amis juristes qui instruisent les procĂšs de Bucarest intentĂ©s aux responsables du rĂ©gime Antonescu pour crimes contre lâhumanitĂ©, divers dossiers dâinstruction. De tous ces documents, il tire une sĂ©rie de rĂ©cits, publiĂ©e en trois volumes aprĂšs la guerre entre 1946 et 1948 Ă Bucarest, sous le titre Cartea NeagrÄ (le « Livre noir »). Le nombre dâexemplaires est modeste, car lâĂtat communiste stalinien mis en place le , bien quâantifasciste, combattait ce quâil cataloguait comme du « nationalisme bourgeois » ou du « cosmopolitisme » et se mĂ©fiait du sionisme, dĂšs avant la proclamation de lâĂtat dâIsraĂ«l : avoir Ă©tĂ© persĂ©cutĂ© comme prolĂ©taire ou communiste Ă©tait conforme Ă lâidĂ©ologie officielle, mais lâavoir Ă©tĂ© en raison de sa religion, de son ethnie, rappelait trop les persĂ©cutions des communistes eux-mĂȘmes[6] contre les religions et contre certains peuples.
Dâautres auteurs partagent le point de vue nationaliste de la Garde de fer en Ă©crivant : « le livre est mis trĂšs vite Ă lâindex par le parti communiste car il rĂ©vĂšle l'antisĂ©mitisme profond du peuple roumain »[7], une maniĂšre de prĂ©senter les choses que Neagu Djuvara analyse ainsi : « La position descriptive de Carp et Mircu est cathartique, car elle suscite lâhorreur chez les jeunes gĂ©nĂ©rations, et les incite Ă prendre des moyens pour que cela ne recommence pas, tandis que la thĂšse de lâ« antisĂ©mitisme comme partie intĂ©grante de lâidentitĂ© roumaine » est gĂ©nĂ©ratrice de nouvelles formes de xĂ©nophobie, car le jeune lecteur se trouve accusĂ© et culpabilisĂ© dâĂȘtre antisĂ©mite par le seul fait dâĂȘtre nĂ© roumain, ce qui ne lâincite pas Ă ressentir de lâempathie pour les victimes, et peut le pousser Ă adhĂ©rer aux fantasmes des bourreaux »[8].
Carp nâadopte justement pas un point de vue nationaliste, mais socio-politique : il nâĂ©crit pas « les Roumains » mais « le fascisme roumain » et dĂ©crit toute la tragĂ©die sans jamais accuser un peuple ou un pays entier dâen ĂȘtre collectivement coupable par son identitĂ© mĂȘme : au contraire, il analyse les crimes comme rendus possibles par lâeffondrement de lâĂtat de droit et de la dĂ©mocratie parlementaire (Ă partir de 1937), dĂ©litement qui a dĂ©chaĂźnĂ© les forces les plus bestiales du genre humain. Carp Ă©crit : « La Roumanie nâa abritĂ© sur son sol ni chambre Ă gaz ni fours crĂ©matoires, et elle nâa pas non plus procĂ©dĂ© Ă lâexploitation industrielle des dents, des cheveux ou de la graisse des victimes. Ayant adoptĂ© des mĂ©thodes de tueries « classiques », pratiquĂ©es depuis la nuit des temps, le fascisme roumain sâest cependant singularisĂ© dans lâextermination des Juifs par un certain nombre de techniques originales : des hommes battus Ă mort ou asphyxiĂ©s dans des wagons plombĂ©s, dâautres vendus au beau milieu des colonnes des marches de la mort pour ĂȘtre tuĂ©s et leurs vĂȘtements vendus au plus offrant ; dâautres littĂ©ralement coupĂ©s en morceaux et dont le sang servait Ă graisser les roues des charrettes ».
MalgrĂ© son point de vue rĂ©aliste et exempt de tout nationalisme, Matatias Carp est marginalisĂ© par lâĂtat communiste et Ă©migre en 1952 en IsraĂ«l oĂč il meurt lâannĂ©e suivante. Le livre, traduit et Ă©ditĂ© en France pour la premiĂšre fois en 2009, reste, avec Marius Mircu[9], Raoul Rubsel[10], Carol Iancu[11], Radu Ioanid[12] ou Matthieu Boisdron[13], lâune des principales sources dâinformation sur le sort des 756 930 Juifs roumains de 1938, dont 369 000 avaient encore la nationalitĂ© roumaine en 1940, et dont 47% soit 356 237 apparaissent au recensement de 1951. Lâextermination par le rĂ©gime Antonescu de plus de 265 000 Juifs roumains et soviĂ©tiques est le bilan de la Shoah mise en Ćuvre par le fascisme en Roumanie : cela reprĂ©sente une moyenne de 240 victimes par jour (-) et câest le plus lourd bilan aprĂšs la « Solution finale » des nazis.
Bibliographie
- Cartea neagrÄ, le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie, 1940-1944, DenoĂ«l, 2009 ; commentaire critique et traduction de Alexandra Laignel-Lavastine.
Notes et références
- Cartea neagrÄ, le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie, 1940-1944, DenoĂ«l, 2009 : commentaire critique et traduction de Alexandra Laignel-Lavastine.
- (en) LĂĄszlĂł GyĂ©mĂĄnt, « The Romanian Jewry - Historical destiny, tolerance, integration, marginalisation », SRI (Journal for the Study of Religions and Ideologies, no 3,â , p. 85-98 (lire en ligne).
- Catherine Durandin : Histoire des Roumains, Fayard, Paris, 1995. (ISBN 2-213-59425-2).
- (ro) Victor Eskenasy : Izvoare Èi mÄrturii referitoare la evreii din RomĂąnia (âSources et tĂ©moignages concernant les Juifs de Roumanieâ), vol. I, Ă©d. de la FĂ©dĂ©ration des communautĂ©s hĂ©braĂŻques de Roumanie, p. 141-144, 1986.
- C. Durandin : Op.cit., (ISBN 2-213-59425-2).
- Victor FrunzÄ, Histoire du communisme en Roumanie, ed. EVF, 588 p., Bucarest 1999, (ISBN 973 9120 05 9).
- Phrase de cet article à sa création : voir PdD.
- Conférence-débat à l'initiative de l'institut Erudio, le 11 novembre 2009, au Novotel Rive droite de Paris.
- Marius Mircu, Ce qui est arrivé aux juifs de Roumanie, Glob, Bat Yam et Papyrus, Holon 1996
- Raoul S. Rubsel (trad. Alain Combier), Messages de l'enfer, Ă©d. Fischbacher 1958
- Carol Iancu, La Shoah en Roumanie, Université de Montpellier, 2000
- Radu Ioanid, La Roumanie et la Shoah : destruction et survie des juifs et des tsiganes sous le régime Antonescu, 1940-1944, Maison des sciences de l'homme, 2003
- Matthieu Boisdron, « La Roumanie d'Antonescu dans la Shoah », in Histoire(s) de la derniÚre guerre, no 12, juillet-août 2011.